Project Gutenberg's La fille des indiens rouges, by Émile Chevalier

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Title: La fille des indiens rouges

Author: Émile Chevalier

Release Date: April 26, 2006 [EBook #18263]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FILLE DES INDIENS ROUGES ***

Produced by Rénald Lévesque

LA FILLE DES INDIENS ROUGES

H. EMILE CHEVALIER

PARIS CALMANN-LÉVI, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

A MON AMI

CH. DUBOIS DE GENNES

Te souviens-tu, Charles, de nos débuts littéraires? t'en souviens-tu, dis-moi? C'est à Maubeuge. Nous étions simples dragons, après avoir aspiré, à Saint-Cyr, à l'épaulette d'or. Grand désenchantement! Mais à cette époque d'espérances, d'illusions, que nous importait une corvée de litière! N'avions-nous pas dans notre giberne plusieurs bâtons de maréchal? Ah! mon ami, le bon, le beau temps! Cependant, toi tu t'en allais cultivant la Muse, entre une garde de police et une garde d'écurie, et moi j'osais,—ô Mars, l'eussiez-vous cru?—ruminer un roman à l'école de peloton ou à l'exercice à cheval! T'en souviens-tu, Charles? dis-moi, t'en souviens-tu? Oui, c'était à Maubeuge. Certain matin, après la soupe, supérieurement brossés, astiqués, cirés à l'ail, en veste et pantalon de petite tenue, nous montâmes les marches de l'escalier d'un journaliste. Comme nous tremblions! T'en souviens-tu, Charles? Ne s'appelait-il pas Meurs, ce brave homme? Il nous reçut gracieusement, et cependant nous avions la chair de poule. Timidement tu lui tendis tes vers, moi ma prose. T'en souviens-tu, ami? t'en souviens-tu? Puis avec quelle anxiété nous attendîmes l'apparition de la petite feuille de Maubeuge! N'est-ce pas que la perspective de nos premiers galons ne nous causa point fièvre plus brûlante!

Où sont-ils ces jours, cher ami? Notre coeur s'est ridé depuis. Nous avons blanchi, laissé bien des joies, bien des amours, bien des caresses aux épines de la vie! Et pourtant aujourd'hui, après vingt ans de séparation, nous nous retrouvons au même point; une plume à la main. Laisse-moi donc me rappeler avec bonheur la matinée de Maubeuge, en te dédiant ce livre, qui le prouvera une fois de plus que l'homme n'échappe guère à sa vocation.

H.-E. CHEVALIER.

Paris, 7 février 1865.

LA FILLE DES INDIENS ROUGES

I

L'INSURRECTION

—Je vous répète, maître, que les hommes sont mécontents. Ils menacent de se révolter.

—Est-ce pour cela que tu es venu me troubler?

—Mais…

—Mais… qu'on donne la cale sèche aux plus mutins et qu'on fasse courir la bouline aux autres! Par Notre-Dame de Bon-Secours, c'est moi qui commande à bord, et je veux être obéi, entends-tu, Louison?

—Sans doute, sans doute, maître. Cependant, si j'osais…

—Quoi?

—Vous êtes plus savant que moi, maître, plus savant que nous tous, oh! nous le savons bien!…

—Au but!

—C'est, répondit timidement Louison, que les vivres commencent à manquer sur le Saint-Rémi. L'eau est à moitié gâtée, et encore ai-je été obligé de diminuer les rations ce matin.

Puis, s'enhardissant, il ajouta d'un ton plus décidé:

—Nos gens crient, voyez-vous, maître Guillaume. Ils disent, comme ça, que depuis trop longtemps nous tenons la mer; que ce n'était point pour un voyage de découvertes, mais bien pour faire la pêche des molues qu'ils se sont embarqués; qu'il n'existe aucune terre dans ces parages; que, s'ils cèdent davantage à votre obstination, une mort affreuse les attend au milieu des glaces qui nous environnent, et…

—Et tu partages leurs appréhensions! interrompit maître Guillaume en haussant les épaules.

—Oh! essaya Louison avec un air de dignité blessée.

—Ne nie point, par Notre-Dame de Bon-Secours, ne nie point; je te connais, mon gars, tu es aussi couard que le dernier de nos novices. Mais, sois tranquille, je ferai, à mon retour à Dieppe, un bon rapport de ta conduite!

—Je ne croyais pas, maître, avoir manqué à mes devoirs, repartit Louison avec une humilité feinte, car il accompagna ces paroles d'un regard haineux, quoique habilement dissimulé sous la paupière.

—Assez sur ce sujet! s'écria Guillaume en frappant du pied. Comment nommes-tu les rebelles?

—Il y a d'abord: Cabochard, Brûlé-Tout, Gignoux Loup-de-Mer, puis…

—Ce sont les meneurs, ceux-là, n'est-ce point?

—Je le présume, maître.

—Alors, qu'on leur inflige la grand'cale!

—J'avais pensé que la cale sèche…

—J'ai dit la grand'cale, et sur-le-champ. Cet exemple assouplira les autres. Sinon, je brûle la cervelle au premier qui grogne! Par Notre-Dame de Bon-Secours, un pareil ramas de coquins me dicter des lois! Ignorent-ils qui je suis, après trois mois de navigation ensemble! Ignorent-ils que le capitaine Guillaume Dubreuil a servi sur les vaisseaux du roi, avant de commander cette coquille de noix, et qu'il n'est pas homme à se laisser imposer par des pleutres de leur espèce!

—Et s'ils se révoltaient? hasarda Louison.

—S'ils se révoltaient! répéta, avec un accent plein de mépris, le patron du Saint-Rémi, en mettant la main sur la crosse d'un pistolet pendu à sa ceinture.

—Ils en parlent! insista l'autre.

—Allons, va! et la route toujours au nord-ouest, dit Guillaume d'une voix souriante, comme si la frayeur n'avait aucune prise sur son âme.

C'est qu'il n'avait pas une nature vulgaire, Guillaume Dubreuil, patron du bateau pêcheur le Saint-Remi. Né, en 1465, d'une famille bourgeoise, habitant la petite ville de Dieppe, il avait été voué à la cléricature. Ses progrès dans les sciences et l'étude des langues anciennes et modernes furent rapides. Et, quoiqu'il témoignât plus de goût pour l'histoire et la géographie que pour la scholastique religieuse, on espérait que le jeune élève deviendrait une des gloires de l'ordre de saint Benoît, auquel ses parents l'avaient destiné. Mais s'il était intelligent, studieux, âpre au travail, Guillaume n'avait pas l'humeur facile. De brûlantes passions fermentaient dans son coeur: passions en opposition complète avec les réserves, les austérités et les mortifications du cloître.

Un jour, le frère gardien du monastère où il aurait dû s'apprêter à recevoir les ordres vint, tout benoît, tout contrit, annoncer au père Dubreuil que son fils avait pris la clef des champs, après avoir escaladé les murs de la sainte retraite.

Je vous laisse à penser le courroux et le chagrin qu'éprouva le bon bourgeois. Vainement fit-il courir après son fugitif, vainement promit-il une forte récompense à quiconque lui en donnerait des nouvelles. Durant plusieurs années, on n'en entendit plus parler.

Cependant, après avoir jeté le froc aux orties, le jeune Guillaume s'était engagé dans un régiment au service d'Anne de France, dame de Beaujeu, alors en hostilités avec les ducs d'Orléans, de Bourbon et divers grands seigneurs qui lui disputaient la régence de Charles VIII.

Notre échappé du couvent se signala dans plusieurs occasions, notamment à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, en 1488, où il contribua à la capture du duc d'Orléans, depuis Louis XII.

A cette époque, Guillaume Dubreuil avait vingt-trois ans. Du rang de piquier à pique simple, par lequel il avait débuté dans l'armée, il était parvenu au grade d'enseigne, après avoir passé tour à tour par ceux de piquier à pique sèche, piquier à corselet, arquebusier, mousquetaire, lampassade, caporal et sergent. Mais pour le récompenser de sa valeur dans l'affaire de Saint-Aubin-du-Cormier, Anne lui fit donner le commandement d'une bande.

Décidément, la fortune présentait elle-même au jeune officier sa main si recherchée. Il n'avait qu'à se laisser conduire, et bientôt on le verrait mestre-de-camp d'un régiment, puis colonel-général, et pourquoi pas maréchal plus tard? En ces temps de troubles, de ligues, de révolutions, un homme de coeur ne pouvait-il viser aux plus hautes dignités? Il ne s'était guère écoulé plus d'un siècle depuis la mort de Bertrand Du Guesclin. La mémoire de ses brillants succès enflammait encore l'esprit chevaleresque du siècle.

Mais déjà Guillaume était fatigué de l'état militaire, qui n'offrait plus d'émotions à son âme ardente, avide de nouveauté. La paix, qui suivit le traité de Sablé, acheva de le dégoûter d'une carrière où l'avait jeté le hasard, bien plutôt qu'une vocation sérieuse.

La profession de marin, les combats en mer, les tempêtes, les expéditions lointaines, avaient été, dans le jeune âge, l'objet de ses rêves. Il résolut de réaliser enfin des aspirations si souvent, si chaudement caressées. Grâce à la protection du sire de La Trémoille, qui s'était intéressé à lui depuis la glorieuse journée de Saint-Aubin, Dubreuil obtint de passer comme officier sur un des navires du roi. Il y apprit rapidement l'art nautique, et, dès 1494 il pouvait espérer d'arriver promptement au commandement d'une galéasse, quand le bruit des merveilleuses découvertes de Christophe Colomb vint allumer de nouveaux désirs dans sa fougueuse imagination.

Dubreuil demanda à la cour l'autorisation d'aller tenter les mers. Il prétendait trouver, par le nord-ouest, un passage au Cathay (la Chine), assurant que cette voie, infiniment plus courte que celle de la mer Rouge ou du cap de Bonne-Espérance,—tout dernièrement reconnu par les Portugais,—serait pour la France une source de richesses incalculables. Sa requête fut appuyée par La Trémoille. Mais Charles VIII, qui venait de s'affranchir de la tutelle de sa soeur, et qui, stimulé par Louis d'Orléans, briguait le royaume de Naples, Charles VIII se souciait plus du tournois militaires que de commerce, de victoires éclatantes sous le doux ciel de l'Italie que de problématiques conquêtes maritimes.

«Patientez, écrivit La Trémoille à son protégé, jusqu'à ce que le roy, nostre sire, ait terminé la guerre, et il vous octroyera cette faveur que sollicitez.»

Patienter! Est-ce que la poudre attend pour faire explosion, après que l'étincelle a été mise en contact avec elle?

Guillaume Dubreuil n'était pas homme à ajourner l'exécution d'une idée, quand une fois elle avait jailli dans son cerveau. Rétif à la contradiction, son caractère ne savait supporter les retards. Ce qu'il voulait, il le voulait tout de suite, et il se serait fait briser plutôt que de ployer, lorsqu'il s'était mis en tête d'accomplir une chose, bonne ou mauvaise.

Aussi donna-t-il immédiatement sa démission; puis il revint à Dieppe, où ses parents l'accueillirent comme l'Enfant Prodigue; et, sans perdre un instant, se fit nommer capitaine ou patron d'un des bateaux qui, depuis de nombreuses années, allaient faire la pêche de la morue et du hareng sur les bancs que nous nommons aujourd'hui bancs de Terre-Neuve.

D'où lui était venue cette résolution? Pourquoi, à la fleur de l'âge, avait-il échangé un poste magnifique contre l'emploi assez peu considéré de pêcheur? Le père Dubreuil, ses amis, ses compères n'y comprenaient rien. Pour eux, il était fou, possédé du diable, il finirait certainement mal. Le vulgaire est ainsi fait: ce qu'il ne conçoit pas, il l'interprète toujours de méchante façon. Mais que ces braves gens eussent encore jugé bien plus sévèrement le pauvre Guillaume, s'ils eussent connu ses desseins!

Inutile de rapporter toutes les tentatives mises en oeuvre pour l'empêcher de partir. Par bonheur, il avait affaire à des armateurs intelligents et discrets, à qui il avait communiqué son plan et qui l'approuvaient.

Pour lui, ils affrétèrent le Saint-Remi, joli brick de cent vingt tonneaux, monté par trente hommes d'équipage et pourvu de provisions pour un an.

Guillaume leva l'ancre au commencement de mars de l'année 1494, et, après une pénible traversée de plus de trois mois, atteignit le 55° de latitude nord et le 40° de longitude ouest, sans avoir aperçu aucune terre.

Malheureusement, les vivres étant de mauvaise qualité, on avait dû en jeter la plus grande partie par-dessus bord, et une voie d'eau s'étant déclarée dans la cale, plusieurs barriques avaient été avariées. De là, murmures parmi l'équipage, ignorant que bientôt les montagnes de glace lui fourniraient de l'eau douce à discrétion, et qui eût préféré la pêche à un voyage dont il ne voyait pas la fin et dont le but l'intéressait médiocrement. Si la diminution forcée des rations avait donné lieu à ces murmures, les rigueurs de la température, au point où était parvenu le navire, ne tendaient pas à les faire cesser.

La mer était continuellement houleuse, couverte de montagnes de glace énormes, entre lesquelles le vaisseau avait souvent peine à se frayer passage; le vent soufflait avec une âpreté qui gelait les doigts des matelots employés à la manoeuvre, et le ciel, toujours voilé, toujours sombre, ou bien roulait d'épais nuages noirs, précurseurs de tempêtes effroyables, menaçant à chaque minute d'engloutir le misérable brick, ou bien il s'ouvrait pour laisser échapper des tourbillons de neige, si pressés que l'air en devenait compact, si aveuglants que les plus intrépides gabiers hésitaient à monter alors dans les hunes.

Encore, si le commandant du Saint-Remi eût été un de ces patrons doux et familiers, comme le sont habituellement ceux des bateaux-pêcheurs! Lui doux! Jour de Dieu! jamais une punition n'était assez dure, jamais la moindre infraction à la discipline n'était pardonnée! Lui familier! Il ne parlait qu'a son second, Louison, surnommé le Borgne, parce qu'il avait perdu l'oeil droit dans une rixe, et il ne lui parlait que pour les affaires du service. Aussi, Louison détestait-il Guillaume.

Accoutumé à traiter en égaux les patrons des navires où il était employé, le second n'avait pu se faire à la fierté du capitaine. Sans instruction, il jalousait celle de son supérieur; sans tenue vis-à-vis de ses subalternes, il ne s'expliquait pas la hauteur de Dubreuil, bien qu'elle l'irritât et le portât à des hostilités contre lui.

Sourdes d'abord, ces hostilités prirent un caractère moins secret quelques jours avant l'époque de notre récit. Dubreuil était trop occupé ou trop altier pour y prêter attention. Sa négligence ou son orgueil lui fut funeste, car Louison, exaspéré contre ce despotisme tout à fait inusité sur les bateaux-pêcheurs, attisa, au lieu de les réprimer, les dispositions des matelots à la révolte.

Les plaintes dont il se faisait l'écho officieux étaient autant les siennes que celles de l'équipage; et en sortant de la cabine de Dubreuil, après la conversation rapportée plus haut, furieux du mépris qui avait accueilli ses déclarations, il jura de tirer, sans plus tarder, de son capitaine une vengeance terrible.

Les têtes étaient montées, le complot prêt, rien de plus facile que de le faire éclater.

Louison le Borgne ordonna au clairon du bord de sonner l'appel.

Bientôt, les matelots furent alignés sur le pont. Ce matin-là, le temps était assez clair; mais le froid avait doublé d'intensité, et les pauvres marins, exposés à cette atmosphère glaciale, sentirent le sang se figer dans leurs veines. Ils grelottaient et avaient peine à conserver l'immobilité réglementaire. Quelques récriminations furent chuchotées.

Louison feignit de ne pas entendre.

Après avoir lentement fait l'appel, il cria:

—Le Cabochard, quittez les rangs!

Un gros gaillard, au visage renfrogné, sournois, s'avança vers le second.

—Par ordre du patron, continua celui-ci, vous êtes condamné à la grand'cale.

—A la grand'cale! fit le matelot frissonnant de terreur.

—Oui, poursuivit impitoyablement Louison, vous êtes condamné à la grand'cale par ordre, du patron.

Et il appuya avec force sur ces derniers mots.

—Mais il veut donc me faire mourir, le capitaine! A la grand'cale par une froidure pareille! Et qu'est-ce que j'ai fait, dites-moi?

—Ah! répondit Louison, avec une apparente commisération, tu as désobéi, tu as clabaudé, dit le capitaine. Allons, déshabille-toi.

Cabochard tourna les yeux sur ses camarades comme pour leur demander conseil.

—Non non! crièrent à la fois plusieurs d'entre eux; non, non! ne te déshabille pas. C'est une monstruosité de vouloir plonger maintenant un homme dans l'eau. Nous ne le souffrirons pas. A bas le patron! à bas!

Un imperceptible sourire de satisfaction plissa les lèvres de Louison.

—Le fait est, insinua-t-il à mi-voix, que c'est un rude châtiment. Le capitaine n'aura pas réfléchi. Je vais, si vous le voulez, intercéder auprès de lui pour que la cale sèche soit substituée…

—Point de cale, point de punition! hurlèrent les matelots.

—Silence dans les rangs! enjoignit Louison.

Puis il ajouta:

—Brûlé-Tout, Gignoux, Loup-de-Mer, recevront la même peine, par ordre spécial du capitaine.

Mais un concert d'imprécations formidables couvrit aussitôt ces paroles.

On eût dit que l'équipage n'attendait que cet instant pour exprimer ouvertement, violemment, sa haine contre Guillaume Dubreuil. Les rangs furent rompus, et les matelots furieux, vociférant, rugissant comme des bêtes féroces qui viennent de briser les barreaux de leur cage, se précipitèrent en tumulte vers la poupe du navire.

C'est que, s'il est cruel dans toutes les saisons et sous tous les climats, le supplice de la grand'cale est particulièrement affreux dans les mers boréales, car on sait qu'il consiste à hisser le patient, par une corde, à l'extrémité de la grand'vergue, puis à le laisser tomber dans l'eau, du côté droit du navire, par exemple, et à le ramener à gauche du bâtiment, en le passant par-dessous la quille.

Sans doute, en prononçant cette terrible sentence contre les mutins, Dubreuil avait oublié la latitude sous laquelle il naviguait. Sa sévérité n'allait pas jusqu'à l'inhumanité, son amour-propre jusqu'à la tyrannie. Mais, lassés de ses procédés, s'exagérant à l'envi la rigueur de ses intentions, les hommes du Saint-Remi profitèrent avidement d'une circonstance qui semblait justifier, en quelque sorte, la conjuration qu'ils avaient ourdie contre lui.

L'hypocrite Louison fit mine de vouloir les arrêter. Dans le fond, il était enchanté de la réussite de ses intrigues.

—Qu'allez-vous faire, camarades! qu'allez-vous faire? disait-il de sa voix mielleuse, en se plantant devant le capot d'échelle.

—A mort! à mort! à mort le patron! beuglaient les forcenés.

Et, écartant Louison, qui n'opposa aucune résistance, ils se précipitèrent dans la cabine du capitaine.

Assis devant une table chargée de manuscrits, de cartes et d'instruments de mathématiques, Dubreuil était si absorbé par son travail que les clameurs de la révolte n'étaient point arrivées à ses oreilles. Il avait les yeux fixés sur une mappemonde de parchemin, écrite en lettres rouges et enluminée de riches couleurs, suivant la mode du temps. Conformément à l'opinion reçue, dans cette carte, Jérusalem se trouvait placée au centre de la terre. En haut de la feuille on lisait le mot; Orient, au bas, celui d'Occident; à droite, Midi, à Gauche, Septentrion. Entre deux lignes, se coupant à angles droits au point désigné pour représenter Jérusalem, les profils des trois parties du monde connu, Europe, Asie, Afrique, étaient dessinés assez exactement. Mais les limites des régions n'offraient que des lignes droites ou légèrement courbées, sans angles saillants et rentrants. De petites enceintes figuraient les montagnes. Les îles se montraient sous la forme d'un o, et deux lignes parallèles, d'une inexorable rigidité, annonçaient les fleuves. Sur la gauche, un pointillage, fraîchement exécuté, indiquait les terres découvertes depuis peu par Christophe Colomb.

—Sans nul doute, pensait Dubreuil, le passage que je cherche existe; sans nul doute, il se doit trouver, là-haut, vers le 70° de latitude, aux confins de quelque vaste continent. Si la raison, si les connaissances modernes ne nous en donnaient la certitude, les historiens, les géographes, et jusqu'aux poètes de l'antiquité, surgiraient de leurs tombes pour nous l'apprendre. Hérodote parle d'une mer qui se glace par la rigueur du froid, Onomacrite n'affirme-t-il pas que, pour revenir dans leur patrie, les Argonautes ont franchi l'Océan de Saturne? Qu'est-ce que l'Océan de Saturne? Qu'est-ce, sinon la mer du Septentrion? Plus tard, trois siècles après, Antoine Diogène ne compose-t-il pas un roman dont les héros voyagent aussi sous le cercle arctique? Pline le Naturaliste raconte que le célèbre Pythoeas de Marseille, qui vivait en 338 avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, a abordé à Thulé, c'est-à-dire en Islande, puisque pendant vingt-quatre heures il a vu le soleil sur l'horizon. Et, ajouta-t-il à voix haute, en plaçant la main sur un manuscrit ouvert devant lui, voici Sénèque qui, dans sa Médée lance une prédiction dont un insensé seul oserait contester la valeur:

….. Venient annis Sæcula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Tiphysque novos Detegat orbes, née sit terris Ultima Thule.[1]

[Note 1: Luc, ANN. SENEC. Trag., p. 159.]

Cette Thulé signifie-t-elle autre chose que les régions polaires? On rapporte que, dès le IXe siècle, les Norwégiens se sont élevés jusqu'au 68° de latitude, qu'ils y ont colonisé une île placée sous le 65°, et qu'un de leurs navigateurs, Oshu, envoyé par Alfred le Grand, tenta, en 873, de traverser le pôle. Ne peut-on, par cette voie, se rendre dans le puissant et luxueux empire du Cathay, dont le livre de Marco Polo, que voilà là sur ma table, fait de si féeriques récits? Oh! trouver ce passage! le trouver! Quelle gloire! Mais je le trouverai, je le veux, et rien ne saurait ébranler ma volonté. Plutôt périr que d'abandonner mon entreprise!…

En achevant ces mots, Guillaume s'était levé le visage rayonnant des feux du génie. Il allait monter sur le pont pour prendre le méridien, quand, soudain, une douzaine de matelots frénétiques envahirent sa cabine, fondirent sur lui et le désarmèrent avant qu'il eût pu faire un mouvement pour se défendre.

Des accusations sauvages, des menaces plus sauvages encore lui étaient jetées à la face. Mais Dubreuil avait trop de superbe pour essayer de se justifier, ou implorer la compassion des rebelles. L'expression de «misérables!» fut la seule qui lui échappa. Aussitôt qu'il eut compris l'impossibilité de faire rentrer les mutins dans le devoir, il se retrancha dans une hautaine impassibilité.

On le garrotta, puis on le transporta sur le tillac, on il fut attaché solidement au pied du grand mât.

Les insurgés délibérèrent ensuite sur son sort. Les uns demandaient sa mort immédiate, d'autres se bornaient à désirer son emprisonnement dans la fosse aux lions. Pour concilier les deux partis, Louison le Borgne, qui s'était alors tout à fait rangé du côté des perturbateurs, proposa de descendre le patron avec une chaloupe à la mer, et de l'y abandonner. Cet avis réunit à l'instant tous les suffrages.

Bientôt un canot flotte à l'arrière du Saint-Remi. On y dépose quelques morceaux de biscuit, quelques livres de lard, et on y jette le malheureux Dubreuil, après avoir tranché ses entraves.

Alors, pour la première fois, il daigne ouvrir la bouche.

—Donnez-moi au moins une carte marine, un compas, une boussole, dit-il.

—Non, brigand, tu n'auras rien, répond Cabochard, en lui montrant le poing du haut de la dunette.

Et d'un coup de hache, il largue la corde qui amarrait la chaloupe au vaisseau.

Au même moment, Guillaume vit son second, qui, monté sur le gaillard d'arrière, avait déjà pris le commandement et ordonnait d'une voix retentissante!

—Pare à virer!

II

LES SAUVAGES

Qui,—au sein d'un rêve charmant, où la gloire et la fortune s'unissaient pour lui faire cortège,—n'a été réveillé en sursaut par le ricanement amer de la fatalité. Combien plus lourdement alors pèsent sur les épaules les afflictions qui suivent, qui assaillent le pauvre mortel dans sa pénible marche à travers la vie! combien plus vivement les pointes acérées de l'incertitude pénètrent ses chairs! combien alors aussi, quand son âme n'est pas bardée du triple airain dont parle le poète, le désespoir y a facile accès!

En moins d'une heure, Guillaume Dubreuil avait dû tomber du pinacle des plus brillantes espérances dans un état voisin de la misère la plus complète, la plus irrémédiable. Quel homme n'aurait perdu la tête, ne se serait abandonné à l'abattement!

Voyez-vous ce mince canot, ce fragile esquif délaissé au milieu d'un océan courroucé, dont les vagues vert-sombre ne montrent à l'oeil qu'un gouffre sans fond, et rugissent, comme des tigresses déchaînées, contre les montagnes de glaces, aux tranchantes arêtes, qu'elles bercent avec une amoureuse fureur, en les couvrant de baisers dévorants!

La voyez-vous danser à la pointe des lames, la frêle embarcation! Ne tremblez-vous pas qu'elle soit, tout à l'heure, brisée comme verre ou engloutie dans les flots inexorables!

Et cet homme, ce malheureux, il va périr aussi! Qui le pourrait sauver? Qui pourrait l'arracher aux fatals embrassements de l'abîme jaloux de sa proie? Car loin, loin s'en est allé le navire où naguère commandait en souverain maître cette victime des passions humaines. De son canot il ne distingue plus, hélas! que les perroquets du vaillant Saint-Remi, si ferme à la mer, si docile à la brise, si propre à captiver les tendresses d'un vrai marin.

Encore quelques moments, elle hardi vaisseau disparaîtra tout à fait, Guillaume Dubreuil restera seul, seul avec sa pensée en face de l'immensité, de l'éternité.

Rassurez-vous pourtant. Notre capitaine n'a pas été pétri de la même argile que le commun des hommes. Ainsi que sa charpente physique, son moral est un composé de bronze et d'acier, et le sang qui coule dans ses artères a les propriétés du vif-argent.

Dès que l'amarre qui retenait le canot au Saint-Remi eut été coupée, Guillaume arrima rapidement ses provisions, puis il fixa dans la carlingue un petit mât oublié au fond de l'esquif, avec une voile, et envergua cette voile, qu'il déploya, après avoir reconnu l'aire de vent.

Il soufflait grand frais du nord-est.

Guillaume savait qu'il ne devait pas être éloigné de plus île deux degrés de la côte du Groënland, où les Danois avaient autrefois formé un établissement. Ce fut vers ce point qu'il essaya de diriger sa course.

Heureusement, il était chaudement couvert; car il faisait un froid des plus vifs. Mais, sans boussole, sans instruments propres à déterminer exactement sa position, l'infortuné ne pouvait compter que sur un hasard bien douteux pour arriver à un port de salut.

La journée fut triste, la nuit plus triste encore. Cependant le courage du capitaine demeurait indomptable, quoique dans la soirée précédente, il eût remarqué qu'il n'avait pas une goutte d'eau abord. Pour remédier autant que possible à ce mal, il s'était approché d'une banquise, y avait assujetti son canot, et, grimpant sur le banc de glace, avait détaché les congélations supérieures, qui, formées par les pluies et les neiges fondues, produisent, on le sait, une eau assez potable.[2]

[Note 2: Les expériences chimiques ont démontré aujourd'hui que la congélation de l'eau a des effets assez analogues à ceux de son ébullition. Le résultat est presque le même. Par exemple, l'eau de mer bouillie se dépouille presque entièrement, par évaporation, des sels qu'elle tient en combinaison. Si l'on condense la vapeur ainsi élevée, la quantité d'eau dégagée de sel égalera environ les deux tiers du tout. Or, ceux qui ont eu l'occasion de s'assurer du fait savent qu'indépendamment des parties qui reçoivent les neiges et la pluie du ciel, la substance des icebergs se composa de deux tiers d'eau pure. Cela est si vrai que les baleiniers, destinés à la pêche dans le détroit de Davis ou sur les côtes du Groënland, n'emportent qu'une faible provision d'eau, certains qu'ils sont d'en trouver en abondance dans les icebergs, ou les îles de glace, comme ils les appellent. Beaucoup de glaçons, de dimensions relativement médiocres, sont même traversés par des veines bleues, remplies d'eau de neige congelée, très-potable.]

Ayant étanché sa soif et recueilli une certaine quantité de ces glaçons pour les besoins à venir, il reprit sa périlleuse navigation.

Le lendemain et jours suivants n'apportèrent aucun changement à la terrible situation du capitaine, sinon que le temps s'adoucit et devint peu à peu supportable. Rappelons-nous, au surplus, qu'on touchait à la fin de juin. Alors, même à une grande élévation dans la mer polaire, l'atmosphère arrive souvent à un degré de chaleur extrême, sans que les glaces qui obstruent l'Océan septentrional subissent d'altérations sensibles.

Quoique Guillaume ménageât ses minces provisions, autant qu'il pouvait sans épuiser ses forces, elles diminuèrent trop vite. Bientôt, il entrevit l'heure où elles lui feraient entièrement défaut. Parfois, ses yeux avides interrogeaient l'espace, cherchant à discerner un cap, une voile à l'horizon. Et rien! rien que des icebergs ou montagnes de glaces bleuâtres, une mer également bleue, un ciel gris d'une désolante monotonie. Parfois aussi un mirage décevant lui faisait prendre pour la terre une de ces masses cristallisées; mais, peu après, la réalité cruelle lui montrait son erreur.

La faim commençait à le tourmenter. Sans succès il avait essayé de pêcher avec une ligne faite des fils de sa chemise et d'un morceau de fer pour hameçon; sans succès il avait essayé d'attraper un de ces goélands qui voletaient fréquemment autour de son esquif et par leurs cris perçants semblaient insulter à sa détresse.

Pour comble de misère, l'eau douce allait lui manquer aussi, car l'Océan se dégageait, et les collines flottantes où Dubreuil allait la chercher se faisaient plus rares.

Un matin, après un jeûne de vingt-quatre heures, il s'éveilla aux torturantes injonctions de son estomac, qui réclamait impérieusement de la nourriture. Sa langue était sèche, ses lèvres eu feu. Pour apaiser la soif ardente dont il était consumé, Dubreuil se mit à laper le givre que la fraîcheur de la nuit, jointe à la chaleur de son corps, avait fait éclore, en blanches étoiles, sur ses vêtements.

Pauvre et insuffisante ressource!

A midi, il se sentait épuisé, lorsqu'une forte brise chassa son canot vers un immense champ de glace qui s'étendait à perte de vue à tribord. On eût dit la côte d'une vaste terre. A mesure qu'il en approcha, Guillaume éprouva une indicible sensation de plaisir. Était-ce une île? était-ce le rivage qu'il demandait à Dieu avec tant d'instance?

Pour la première fois, depuis une semaine, le soleil s'était levé. En éclatant sur la ligne de glace, ses rayons lui imprimaient les couleurs les plus chatoyantes, les formes les plus fantastiques, les plus variées. C'étaient des pics sveltes comme des campaniles, des tours aussi majestueuses que celles de nos basiliques, les unes rondes, d'autres carrées, celles-ci coiffées d'un chapiteau gothique, celles-là munies de créneaux et mâchicoulis. Ailleurs, on remarquait une voûte, une arche de pont; ailleurs une ville avec ses remparts, ses églises, ses monuments publics. Dominant le tout, sur une hauteur, se dressait le royal palais, avec «ses murailles de granit, sa colonnade, sa terrasse italienne, et le soleil qui la colorait la rendait éblouissante, comme un de ces temples d'or où demeuraient les dieux Scandinaves.»

Spectacle enchanteur, unique, que l'on admire dans cette partie du monde seulement, comme si la nature eût voulu la consoler, par des magnificences sans rivales, des duretés si grandes qu'elle a eues, d'ailleurs, pour elle, à tous autres égards!

Malgré sa faiblesse, malgré les besoins pressants qui le tenaillaient, Dubreuil contemplait, ébloui, ravi, du fond de son esquif, le magique panorama déroulé sous ses regards.

Mais il fallait songer à aborder; car, en supposant que ce ne fût pas la rive d'une terre, cette barrière de glace devait procurer au capitaine l'eau qui lui était si nécessaire et peut-être quelque chose à manger!

L'opération présentait de grandes difficultés, notre marin étant fort débile; il n'avait à sa disposition d'autre outil qu'un croc à lance, trouvé dans le canot, et la muraille se dressait perpendiculairement à des hauteurs extraordinaires.

Mais elles étaient déchiquetées en anses, baies, fiords; et Guillaume espéra trouver une entrée où son canot serait à l'abri des coups de mer et où lui-même pourrait débarquer.

Cette fois, son attente ne fut pas trompée.

Dans un goulet profond, creusé entre deux promontoires de glace, dont le sommet surplombait à plus de trois cents pieds d'élévation, il découvrit une sorte d'escalier naturel, conduisant, par une pente douce, à la crête de ces falaises.

La brise le poussait droit dans le goulet. Il n'eut donc besoin de se servir du croc que pour empêcher le canot de heurter trop violemment, quand il loucha au rivage.

Après l'avoir amarré à une saillie de glace, Dubreuil, s'appuyant au fût de son croc, descendit sur la plage et se mit à genoux, pour remercier Dieu de l'assistance inespérée qu'il venait de lui accorder.

Il n'y a point d'athées dans les grandes infortunes. Jamais l'Être
Suprême ne manque de se révéler à elles avec sa sublime éloquence.

Pour courte qu'elle eut été, la prière de Guillaume n'en fut pas moins fervente.

Montant ensuite quelques marches de l'escalier, il but à longs traits, avec cette volupté inexprimable que seuls connaissent ceux qui ont souffert les atroces brûlements de la soif, il but l'eau fraîche qui, sous l'ardeur du soleil, coulait par des rigoles du faite de la banquise.

L'apaisement de ce premier besoin lui rendit une partie de ses forces. Pour surcroît de bonheur, au bout de cinq minutes, et en arrivant à la cime de l'iceberg, il aperçut, dans une crevasse, un nid d'oiseau aquatique, contenant cinq oeufs gros comme ceux du canard. Je laisse à penser si cet aliment sain et nourrissant fut vite avalé!

Un peu restauré, le capitaine examina alors le lieu où il était parvenu.

C'était une plaine de glace sans bornes,—glace à droite, glace à gauche, glace en avant,—qui allait se fondre dans un incalculable lointain, avec la dégradation progressive de l'azur céleste. Pourtant, ça et là, des monticules étincelant au soleil, et, à une longue distance, quelques vapeurs légères, se tordant en spirales dans l'espace, rompaient l'uniformité de ce champ d'albâtre.

Les vapeurs étaient-elles produites par la fumée d'un feu ou par l'un de ces vastes lacs qui, en été, se forment fréquemment au-dessus des banquises? Question bien intéressante pour notre marin! Il tâchait de la résoudre, quand un grondement sourd et caverneux attira son attention d'un autre côté.

Guillaume se tourne avec vivacité et voit, à cinquante pas de lui, un monstre qui s'ébat amoureusement sur la glace.

De couleur grisâtre moucheté de brun, monté sur deux pattes fort courtes, qu'on jugerait incapables de porter le poids de son corps, l'animal avait vingt pieds de longueur, autant de grosseur et la figure générale d'un poisson, sauf la tête, ovale; garnie aux coins de la gueule de soies piquantes et armée de deux défenses, comme celles d'un éléphant».

Son mufle hideux était éclairé par des yeux rouge-vif, qui lui donnaient un air de cruauté sanglante.

C'était une vache marine, morse, walrus ou hippopotame septentrional.

Dubreuil n'en avait pas encore vu; mais il avait lu assez de descriptions de ce gigantesque amphibie pour le reconnaître, il savait aussi que, inoffensif si on le laisse en repos, le morse devient terrible lorsqu'il est attaqué, surtout en mer, où, plus d'une fois, il a renversé et fait chavirer, avec ses redoutables dents crochues, des embarcations chargées d'hommes.

Sans être un mets délicat, sa chair est mangeable. Plusieurs tribus sauvages en font leurs délices, et les pêcheurs européens ne la dédaignent pas.

Guillaume savait encore cela, et il avait faim!

C'est la pire des conseillères que la faim! Mais aussi elle donne de la vigueur à l'impotent, du courage au poltron, de l'habileté au niais. Que ne fait-elle-pas pour celui qui possède naturellement ces qualités! Dubreuil les possédait, les deux dernières du moins, à un degré supérieur:—avec celles-là, on supplée aisément à la première, quand elle ne fait pas absolument défaut.

Mais, pour se risquer à demander sa nourriture à une pareille bête, pesant deux à trois mille livres, il faut avoir des armes, être-en nombre; Dubreuil était seul, il n'avait pas d'armes. Devait-il imposer silence à son appétit? devait-il fermer impitoyablement l'oreille aux gémissements de son estomac? devait-il détourner les yeux de cette masse, de graisse luisante; fascinatrice, j'allais dire parfumée, qui l'entretiendrait dans l'abondance durant des mois entiers! car près du pôle les ménagères ont un avantage très-appréciable: les vivres ne craignent guère la corruption; ils s'y conservent indéfiniment. J'en appelle au mammouth trouvé, vers 1806, à l'embouchure de la Lena, dans une masse de glace où il gisait depuis… le déluge… et avant peut-être!—sans que ses chairs se fussent gâtées, puisque les chiens du XIXe siècle en dévorèrent une bonne partie!

Oui, en y réfléchissant bien, il eût été dur, trop dur d'abandonner semblable magasin de comestibles sans tenter de s'en emparer. Le moyen? Dubreuil fît sonner sur la glace la hampe de son croc à lance, et, vaillamment, prudemment, il marcha droit au morse.

L'animal le vit venir sans trop s'émouvoir, il paraissait plus surpris qu'intimidé.

Dubreuil s'en put approcher assez près pour tenter de lui porter un coup. Tenant ferme la lance par le milieu, il l'éleva à la hauteur de sa tête et la darda de toute sa force contre l'énorme amphibie. Il s'imaginait que le fer allait disparaître tout entier dans son flanc. Point. L'arme rebondit, sans avoir entamé l'épaisse carapace.

Cependant l'hippopotame pousse un grognement de colère. Ses prunelles enflammées flamboient; il dresse son mufle affreux, et, s'affermissant sur la queue, il s'élance, fond contre l'ennemi avec un effroyable fracas. Guillaume a prévu ce mouvement; il est sur ses gardes. Comme le colosse ne se peut mouvoir que tout d'une pièce, Guillaume s'est jeté de côté, et le walrus retombe lourdement, en soufflant comme un boeuf.

De nouveau, le harpon de l'homme est prêt; de nouveau il siffle dans l'air et frappe l'animal. Cette fois il l'atteint à la poitrine, au moment où le morse tournait la tête pour se rejeter sur son agresseur, en conséquence la peau, tendue comme celle d'un tambour, est facile à percer. La lance y plonge jusqu'au crochet. Mais là elle s'arrête; les efforts de Dubreuil ne réussissent pas à la faire pénétrer plus avant.

Le morse se débat; il halète; il rugit. Sous ses griffes la glace vole en mille éclats, et sa queue la fait sonner comme le marteau sur une enclume. Bientôt, néanmoins, par un brusque soubresaut, il s'est débarrassé du fer, et Dubreuil, pris à l'improviste, s'en va rouler à quelques pas, son croc dans la main.

Avant qu'il ait eu le temps de se relever, l'animal a couru sur lui. De ses pieds pesants il lui écrase les jambes. Guillaume sent la bouillante baleine du monstre passer sur-son visage, et ses tranchantes canines lui labourer la cuisse. La mort est là, livide, décharnée, affreuse. Elle réclame une victime. Quelques secondes encore, et c'en sera fait. Du malheureux aventurier il ne restera rien, plus rien que quelques lambeaux de chairs informes. Pas une voix n'ira conter à ses amis son épouvantable destin!

Mais, à cet instant critique, Dubreuil n'a perdu ni son sang-froid, ni la sûreté de son regard.

Étendu sur la glace, le buste à demi redressé, la lance en arrêt, il recueille et thésaurise, pour ainsi dire, dans son oeil et son bras droit, tout ce qui lui reste de vitalité; il vise à la tête et enfonce profondément son arme dans la gueule béante du morse.

Des flots de sang s'échappent, avec un rauque mugissement, de la blessure. Le mammifère recule, par bonds et par sauts, en battant, comme avec un fléau, la glace, du manche du croc demeuré dans la plaie.

Aveuglé, étourdi, mais fou de douleur, fou de rage, il cherche son adversaire, il respire la vengeance.

Dubreuil s'est remis sur pied, réfugié derrière un glaçon, et il essaie de le soulever pour en broyer le corps de l'animal, qui, dans ses convulsions, vient de casser en deux la hampe de la lance.

Malgré sa bravoure, malgré son flegme, le jeune homme frémit en songeant au danger qu'il a couru. Ses mains tremblantes se refusent à le servir, et tout péril n'a point cessé pour lui, lorsque des cris étranges partent derrière, à sa droite.

Guillaume tourna la tête et aperçut une douzaine de bipèdes, si grotesques d'apparence, qu'il se demanda aussitôt si c'étaient des singes ou des êtres humains. Ils n'étaient que poil des talons à la tête, et, de leur visage, on distinguait seulement les yeux, les traits étant masqués par une pelleterie ou par un cuir naturellement et très-épaissement velu.

Hommes ou animaux, ces créatures criaient et gesticulaient à l'envi.

Guillaume aurait été fort embarrassé de se prononcer sur leur espèce, quand l'un de ces individus banda tout à coup un arc qu'il tenait à la main, comme un bâton, y plaça une flèche et la décocha à la vache marine.

Touchée au coeur, elle expira presque immédiatement.

Sa mort fut signalée par un redoublement de clameurs.

Cependant, les sauvages avaient découvert l'homme blanc, et ils s'étaient arrêtés, ne sachant s'ils devaient avancer ou reculer.

La délibération fut courte.

Ils étaient en nombre: plus que suffisant pour avoir peu du chose à craindre de cet étranger.

Celui d'entre eux, qui avait achevé le morse, fit quatre ou cinq pas vers Dubreuil, et, par des signes, l'invita à les joindre.

Il n'y avait pas à hésiter. Le capitaine se rendit à l'invitation.

S'étant approché, il remarqua, tout d'abord, que c'étaient des hommes comme lui, mais un peu moins grands, un peu plus trapus et couverts, de peaux de bête. Ils portaient des arcs, des flèches, des lances, des harpons, le tout paraissant fait avec de la corne ou des fanons de baleine.

L'un de ces indigènes,—une femme probablement,—avait, derrière le cou, un capuchon dans lequel s'agitait un enfant en bas âge.

Ils répétaient fréquemment le mot:

—Uskimé! Uskimé!

Leur langue était d'une douceur particulière, quoique gutturale.

Si Dubreuil était étonné, de la rencontre, ils ne l'étaient pas moins. Timides au début, ils s'enhardirent promptement et se mirent à palper le capitaine, comme s'il eût été un objet curieux dont ils ignoraient le mécanisme ou la structure. Cependant leurs intentions ne semblaient pas mal veillantes.

Observant que les boutons de cuivre de son habit faisaient principalement leur admiration, Guillaume arracha six de ces boutons et les distribua à la bande, dont la joie se manifesta par des vociférations, des transports inimaginables.

—Angekkok! Angekkok (sorcier! sorcier!) criaient-ils sur tous les tons, en dansant autour du marin, qui, s'il ne comprenait pas la signification de ce terme, devinait néanmoins qu'il s'appliquait à un être ou une chose tenue en profond respect par ces gens.

Mais ces témoignages d'amitié et de vénération ne rassasiaient pas Dubreuil. Portant les doigts à sa bouche, il leur fit entendre qu'il avait faim. Toute la troupe se précipita sur le cadavre du morse et le dépeça avec rapidité.

Le sang, l'huile et la graisse coulèrent à torrents. La langue de l'animal fut solennellement offerte au capitaine. Comme elle était crue, il exprima par gestes le désir d'avoir du feu.

Ce désir excita la surprise et les rires des sauvages. Et, pour montrer qu'ils n'en avaient pas ou s'en passaient volontiers, ils s'accroupirent devant les débris de la vache marine et commencèrent à les dévorer, tout pantelants, avec une prodigieuse gloutonnerie, après avoir enlevé le masque de fourrure qui leur cachait le visage.

Ils ne mâchaient pas, ils engloutissaient les morceaux. Que dis-je? empoignant à deux mains un quartier de viande pesant cinq ou six livres, ils le portaient à leur bouche et semblaient l'avaler par aspiration. L'opération ne leur demandait pas plus de quelques minutes, et, dès qu'un quartier avait ainsi disparu, un autre reprenait sa place.

Quel que fût son appétit, Dubreuil ne pouvait se résigner à manger la langue qu'on lui avait donnée. Son coeur se soulevait dès qu'il l'approchait de ses lèvres.

La femme qui accompagnait les Indiens et qui se repaissait à l'écart, s'en aperçut. Lâchant d'une main un cuissot auquel elle était énergiquement attelée, mais le retenant avec les dents, elle tira de dessous son vêtement un poisson fumé, et le présenta à l'étranger.

Le poisson n'était guère plus ragoûtant que la langue; mais, ventre affamé…

Dubreuil ferma les yeux, pour ne point voir la trace sanglante dont les doigts de la charitable dame avaient marqué le cadeau, et il accorda enfin satisfaction à son estomac, en dépit des éloquentes protestations de son palais.

Leur repas fini, les sauvages se partagèrent la carcasse du morse; chacun chargea sur son dos la portion qui lui revenait et ils engagèrent le capitaine à les suivre. Guillaume y consentit volontiers. Mais, avant de s'éloigner, il voulut s'assurer que son canot était solidement amarré au rivage.

C'est pourquoi, en indiquant qu'il allait les rejoindre, il se prit à descendre rapidement les degrés qui menaient au bas de la falaise.

Arrivé au pied, Dubreuil entra dans l'embarcation pour ferler la voile et abattre le mât.

Il y était à peine, qu'un bruit assourdissant, comme la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranle l'air, le sol et les ondes. De toutes parts des échos répercutent longuement ce son formidable, et l'un des promontoires de glace qui dominaient le canot de Dubreuil, s'effondre dans l'Océan, au milieu d'un déluge d'eau et d'un tourbillon de neige et de glace pulvérisée.

III

LE GROËNLAND

Comment, enveloppé et entraîné par le cataclysme, Guillaume Dubreuil ne fut pas haché en morceaux, comment il ne, périt pas au fond des ondes, et comment il se trouva subitement transporté de son canot sur un glaçon à l'entrée du goulet, telles sont les questions que, souvent depuis, le capitaine se posa sans les pouvoir résoudre d'une façon satisfaisante. N'étant pas mieux renseigné que lui, nous nous bornons à constater qu'il était alors mouillé jusqu'aux os et épuisé de fatigue.

Probablement, dans la catastrophe, il avait été renversé à l'eau; puis, étourdi, il avait, poussé par l'instinct de la conservation, nagé, s'était accroché à ce glaçon flottant sur lequel il se tenait tout transi, et était parvenu à s'établir au sommet.

Qu'il en soit ou non ainsi, le remous des vagues, après l'accident, charriait le fragment de glace vers la haute mer. La chaloupe avait été submergée: on n'en voyait plus aucun vestige.

S'il n'eût été épuisé, Dubreuil se serait remis à la nage pour gagner la rive. Mais ses forces l'avaient abandonné.

Le glaçon fuyait toujours.

Guillaume éleva les bras vers les sauvages, groupés à la pointe du promontoire faisant face à celui qui venait de s'ébouler. Mais, de la hauteur où ils se trouvaient, à peine pouvait-on distinguer ses signes. L'un des Indiens, cependant, saisit une lance et mira le glaçon. Dubreuil, qui guettait tous leurs mouvements, crut d'abord qu'ils en voulaient à sa vie. Il se roula dans une crevasse, pour se dérober à la visée du sauvage, et l'arme tomba à quelques pieds de lui.

Il s'attendait à recevoir une grêle de traits. Mais remarquant que les Indiens restaient maintenant immobiles, il comprit leur intention. La lance lui avait été envoyée comme un instrument capable de l'aider dans sa périlleuse situation.

En effet, quand il se releva pour la ramasser, les indigènes manifestèrent, par une pantomime expressive leur joie d'avoir été devinés. Longue de douze pieds, cette lance se composait d'une dent de narval fixée à un manche de frêne.

Le capitaine s'en servit tantôt comme d'une gaffe, tantôt comme d'une rame, pour empêcher son radeau de dériver davantage, puis pour le ramener dans la petite anse. Sa lassitude et le retrait de la marée rendaient la besogne ardue. Heureusement, deux sauvages descendirent la côte et vinrent lui prêter leur assistance, en se jetant à la mer et en remorquant le glaçon jusqu'au rivage.

Dubreuil grelottait; quant à ses libérateurs, ils paraissaient aussi à l'aise, dans leurs vêtements ruisselants d'eau, que si de chaudes et sèches fourrures les eussent enveloppés.

Tous trois remontèrent la côte, et la petite troupe se mit en marche, après avoir témoigné le plaisir qu'elle avait de revoir l'homme blanc.

Ces gens étaient d'une taille au-dessous de la moyenne; ils avaient les yeux noirs, petits, perçants, inclinés comme ceux des Tartares; les pommettes des joues saillantes, le teint cuivré; point de barbe. Les traits de la femme différaient peu de ceux des hommes, mais ils étaient moins rudes; elle portait les cheveux relevés et retombant en arrière.

Son costume et celui de ses compagnons avaient une grande ressemblance, à l'exception d'un pan descendant de sa pelisse sur les talons, comme les basques d'un habit, et du capuchon, qui était beaucoup plus ample, car, ainsi que nous l'avons dit, il servait de berceau à un nourrisson.

Ce costume était une jaquette en double peau de renne ou de phoque, poil en dedans, poil en dehors, garni, comme le froc d'un moine, d'un capuce, pour couvrir la tête et les épaules. Le vêtement descend jusqu'aux genoux. Les culottes, de même matière, sont très-courtes. Elles ne montent pas au-dessus des reins, afin de ne point gêner la liberté des mouvements.

Sur leur jaquette, ils portaient une chemise fabriquée avec des intestins de phoque, et, sur le tout, quelques-uns avaient une camisole de peau tannée. De grandes bottes fourrées sans talons, avec plis devant et derrière, également en peau de renne ou de veau marin, complétaient l'habillement, cousu avec des boyaux de poisson, artistement taillé et orné de bandelettes de pelleteries de couleurs variées.

Les couteaux, arcs, flèches, lances dont ils étaient armés, avaient été tirés des ossements de la baleine, des dents du morse ou du narval et des branches du pin ou du frêne.

Tout en marchant péniblement, Dubreuil faisait ces observations, au bout d'une heure, ses yeux, irrités par la constante réflexion des glaces, purent enfin se reposer sur un paysage moins monotone et plus animé, bien propre à réjouir le coeur du capitaine, après les épreuves qu'il venait de subir.

C'était une plaine ou plutôt un vallon verdoyant, enfermé dans de hautes montagnes, plaquées de neiges éternelles. Dépeindre les richesses relatives de ce vallon serait impossible. Je ne saurais le comparer qu'à une oasis dans le désert africain: au fait, n'était-ce pas une des oasis du désert hyperboréen? On n'y voyait pas de majestueux palmiers, sans doute, pas de cocotiers gigantesques, aucun des monarques du règne végétal; mais les bouquets de saules nains aux feuilles d'émeraude, les quinconces de pins, les massifs de petits frênes tremblotant et murmurant à la brise, charmaient le regard déjà séduit par les fleurs chatoyantes qui émaillaient le sol:—l'angélique avec ses ombelles chargées d'or, le romarin, étalant des gueules d'un pâle azur, la cochléaria, penchée sous ses grappes d'albâtre, le thym aux appétissants parfums, et la tormentille, et l'herbe jaune dont la racine a l'odeur des roses, et cent autres plantes communes avec les contrées plus méridionales ou particulières à ce climat.

La scène enchantait Dubreuil, quoique ce fût une faible miniature des riches paysages européens, et comme le dernier effort de la féconde nature expirante. Mais ce qui flattait surtout notre homme, c'était la vue d'une dizaine de cabanes, dans l'une desquelles il espérait pouvoir bientôt reposer ses membres harassés par les labeurs de la journée.

Ces huttes étaient de deux sortes: celles-ci avaient la forme d'un four, celles-là d'un pain de sucre. Les premières paraissaient des demeures stables. Un mur de trois pieds d'élévation, recouvert avec des peaux et des mottes de terre, en composait l'enceinte. On y pénétrait par un trou étroit semi-circulaire. Les secondes ressemblaient à des tentes: pour charpente, elles avaient de longues perches, réunies au sommet comme les branches d'un compas, pour revêtement, des peaux de phoque ou de renne, huilées afin de les rendre imperméables à la pluie.

Le capitaine fut introduit, dans une des loges en pierre.

Comme elle était assez bien éclairée par des fenêtres garnies de boyaux de veau marin en guise de vitres, d'un seul coup d'oeil il embrassa l'intérieur.

La demeure était à moitié creusée dans le sol. Elle pouvait avoir vingt pieds de long, quinze de large. Deux rangées de poteaux, plantés à distance égale les uns des autres, en soutenaient la toiture. Plusieurs familles occupaient cette habitation. Les poteaux indiquaient leur place respective. Au bas de chacun brûlait, sur un trépied, une grande lampe de pierre ollaire ovale, avec une mèche en mousse. Chaque lampe était disposée de façon à s'alimenter elle-même. A cet effet, une branche mince et longue de graisse de baleine ou de phoque était placée près de la flamme, dont la chaleur faisait tomber l'huile goutte à goutte dans le vase. Au-dessus de la lampe pendait encore une espèce de chaudière, aussi en pierre, destinée à cuire les vivres; au-dessus enfin s'étendait un échafaud avec un filet nommé muctat, où séchaient des vêtements. Des bancs ou des claies tapissés de peaux, et posés entre les poteaux, à deux pieds du sol, tenaient à la fois lieu de lits et de sièges.

Au moment où Dubreuil entra dans la loge, quelques femmes causaient et caquetaient à une extrémité de ces lits; des hommes, tournant le dos aux femmes, fabriquaient des armes, à l'autre extrémité.

Dans la hutte, la chaleur était extrême, mais, malgré la grande quantité de lampes, il n'y avait pas le plus léger nuage de fumée. En revanche, une puanteur écoeurante de graisse, d'huile, d'immondices de toute nature provoquait, chez l'étranger, d'insurmontables nausées, et lui faisait maudire la délicatesse de ses nerfs olfactifs.

Quoique le capitaine fût plus habitué aux fétides exhalaisons d'un bateau-pêcheur qu'aux parfums d'un boudoir, il ne put s'empêcher de reculer.

On lui fit signe de se déshabiller. Il pensait que c'était pour sécher ses vêtements; mais c'était pour lui faire honneur, car telle est la coutume de ces peuples. Ancien mousquetaire, marin d'aventure, Dubreuil ne comptait pas la chasteté parmi ses qualités cardinales; cependant il éprouvait une certaine répugnance à se montrer dans l'état adamique devant ces femmes, dont quelques-unes n'étaient vraiment pas laides du tout.

Ses hôtes, qui ne comprenaient rien à son hésitation, crurent lui rendre service en se constituant ses valets de chambre. Eux-mêmes s'étaient déjà mis dans le plus primitif appareil. Il n'eut bientôt rien à leur envier à cet égard.

On lui offrit à manger; mais Dubreuil avait plus sommeil que faim; et il se jeta sur un lit, où sa pudeur offensée put enfin calmer ses alarmes sous une soyeuse peau de renne.

Le lendemain, Guillaume, convenablement reposé et remis de ses fatigues, commença à étudier la langue et les moeurs des gens au milieu desquels la destinée l'avait envoyé.

Dès qu'il connut le mot kina, signifiant qu'est-ce que cela? il apprit le nom de tous les objets qui se présentaient à ses sens, et l'écrivit, avec un os pointu pour plume et du sang de phoque pour encre, sur une peau de cet animal passée à la pierre ponce.

Tout d'abord, il remarqua que beaucoup de termes ont une analogie frappante avec le latin, comme kunà, femme, kutte, goutte, igneh, feu, asqua (prononcez esqué), eau, et, en peu de temps, il entendit les indigènes et sut s'en faire entendre.

Alors, Dubreuil apprit qu'il se trouvait à la pointe orientale du Groënland, pays plus proprement nommé par les naturels Succanunga ou Terre du Soleil, et plus tard par les Celtes Grianland, Terre d'Apollon ou du Soleil, ce qui était conforme au nom indigène et au bon sens, car appeler, comme le firent ensuite les navigateurs danois, Groënland ou Terre Verte, une région relativement aussi dépourvue de produits végétaux, est une dérision, une absurdité qu'explique toutefois, jusqu'à un certain point, la similitude qu'il y a entre l'expression celtique Grianland et l'expression danoise Groënland. Terre du Soleil est bien plus admissible, puisque, pendant les deux mois d'été, la réflexion de cet astre sur les glaciers rend, à certaines heures, la chaleur insupportable et donne à la contrée l'aspect d'une vaste fournaise chauffée à blanc.

Dubreuil apprit aussi que les aborigènes étaient des Uskimé: par abréviation, Uski, baptisés par nous Esquimaux, Mangeurs-de-viande-crue, suivant le père Charlevoix. Cette traduction, adoptée avec trop de facilité, est erronée: Uskimé, corruption d'esqué, plus l'adjonctif , se doit rendre par Gens-des-Eaux.

Quoi qu'il en soit, les Groënlandais traitaient parfaitement notre ami, qui s'accoutumait peu à peu à leur genre de vie, sauf pourtant à l'abominable malpropreté dont ils se font une gloire; car, pour exprimer leur odeur de prédilection, ils disent,—le vocable n'est pas plus barbare que l'idée qu'il comporte,—«niviarsiarsuanerks», «cela sent un parfum de vierge». Or, qu'est-ce, pour eux, qu'un parfum du vierge?—Chaste muse, viens à mon secours, inspire-moi une périphrase assez voilée pour ne point blesser les oreilles trop pudiques.—Le parfum des vierges esquimaues, c'est le parfum de l'eau que toutes les femmes,—voire les hommes,—sauvages ou civilisées, blanches ou rouges, noires ou jaunes, distillent naturellement, quand un prosaïque besoin se fait sentir, et dont les élégantes du Groënland se lavent le visage et s'oignent les cheveux, comme nous ferions avec de l'huile antique ou de l'eau de Cologne[3]. Mais ne nous moquons pas trop de ces simplesses. Le temps n'est pas loin où nos grands-pères faisaient à peu près de même, et, à la campagne comme à la ville, plus d'un contemporain formaliste pratique encore sans s'en flatter des usages d'un goût aussi équivoque.

[Note 3: Le missionnaire danois Hans Egède, qui est resté vingt-cinq années au Groënland, et qui confirme ce curieux détail de moeurs, ajoute:

«Ainsi lavées, elles s'exposent à l'air froid, et laissent geler leur chevelure mouillée, pour en montrer la longueur.»]

Guillaume Dubreuil essaya, par des remontrances, de corriger les Uskimé de leur saleté sordide; tous rirent au nez de l'Innuit-Ili, l'Homme-Blanc, comme ils l'appelaient, tous, excepté sa charmante institutrice, la douce Toutou-Mak, la Biche-Agile, fille de son hôte, Tri-u-ni-ak, le Renard.

C'était elle qui lui donnait obligeamment des leçons dans l'idiome succanunga; c'était pour elle qu'il avait le plus de penchant; et, certes, son affection était largement payée de retour.

Afin de lui plaire, Toutou-Mak avait renoncé à beaucoup des modes de son pays. L'eau de neige fondue servait maintenant à ses ablutions journalières; elle rinçait les vases où elle mangeait, et s'abstenait—devant le capitaine au moins—de cette friandise animale qu'on trouve d'ordinaire près du cuir chevelu, et dont tous les Indiens sont si gourmands! Elle avait encore apporté d'autres modifications notables dans ses manières et sa toilette. Aussi, par moquerie, ses compagnes l'avaient-elles sobriquetisée Innuit-iliounà, la femme de l'Homme-Blanc.

Sa femme! oh! elle eût bien voulu l'être! Mais Dubreuil était loin alors de songer au mariage. Sa tendresse pour la jeune fille n'allait point jusque-là. Il ne soupçonnait même pas l'amour qu'il avait allumé dans le coeur de Toutou-Mak.

Un jour, il la surprit pleurant derrière un épais buisson de genièvre.

—Qu'a donc ma petite soeur? dit-il en s'asseyant près d'elle.

La Biche-Agile rougit, cacha sa tête dans ses mains, et répondit par une explosion de sanglots.

Guillaume reprit doucement avec intérêt:

—Toutou-Mak ne veut-elle se confier à son ami? Peut-être trouvera-t-il en son coeur des consolations pour elle. Toutou-Mak sait que l'Homme-Blanc connaît beaucoup de secrets ignorés des Uski.

—Ah! murmura-t-elle, je suis bien malheureuse!

—Pourquoi, malheureuse! A-t-on fait de la peine à ma soeur? S'il est en mon pouvoir de la soulager, je la soulagerai, dit-il en écartant les mains que l'Indienne tenait encore sur ses yeux.

Elle était vraiment gracieuse, la jeune Toutou-Mak, malgré les larmes qui coulaient en ruisseaux le long de ses joues, et malgré un matachiage[4] figurant deux menues lignes noires au-dessus des sourcils, et trois ou quatre semblables à chaque coin de la bouche, comme les barbes d'un chat.

[Note 4: Sorte de peinture usitée parmi les Américains du Nord.]

Elle avait l'oeil bleu, brillant, bien fendu, le nez légèrement aquilin, les lèvres petites, d'un aimable contour, le teint clair, presque rose, et une merveilleuse chevelure aussi noire que des fanons de baleine, qui, déployée, tombait sur ses talons.

Le tatouage lui donnait une physionomie féline, nullement messeyante.

Cette jolie tête était encadrée par de magnifiques rogigla, tresses de cheveux flottant de chaque côté et attachées par des lanières de peau de daim roulées en spirale; elle reposait sur de larges épaules nouées à un buste svelte, dont une casaque de peau de renne, bordée de duvet de cygne et étroitement serrée à la naissance de la taille, faisait admirablement ressortir la cambrure. Le pantalon était en cuir d'élan, couleur chamois, brodé aux coutures et agrémenté avec des bandes de vison. Des bottes, doublées en peau de lièvre aussi blanche que la neige, emprisonnaient son pied mignon.

A ses oreilles pendaient deux de ces grosses perles qu'on trouve en abondance dans les criques de la côte groënlandaise.

—Ah! jamais mon frère n'y pourra rien, dit-elle en détournant le visage pour essuyer ses pleurs.

—Toutou-Mak doute-t-elle de mon pouvoir?

Nème! nème (non, non)! Je sais qu'Innuit-Ili est puissant, bien puissant, que sa force et son adresse dépassent celles des Uski; mais il ne peut rien pour la pauvre Toutou-Mak.

Après ces mots, les gémissements recommencèrent.

—Toutou-Mak ne connaît pas encore son frère, dit avec fierté le capitaine qui, par diverses preuves de sa science, surtout en astronomie, avait déjà conquis un grand ascendant sur les Groënlandais.

Ep! ep (oui, oui)! je les connais, répondit avec vivacité la jeune fille; mais rien ne résiste à Pumè.

—A Pumè! répéta Dubreuil, haussant les épaules.

—Oh! Pumè jette la maladie et la mort où il lui plaît, continua la
Biche-Agile d'un ton terrifié.

—Ma soeur le croit-elle?

Et Dubreuil se mit à rire de bon coeur.

—J'en suis sûre, dit gravement Toutou-Mak.

—Ma soeur l'a vu?

—Oui, je l'ai vu.

Le capitaine fit un geste d'incrédulité.

—La langue de Toutou-Mak ne ment pas, dit-elle. Pumè a voulu que ma mère mourût, parce qu'elle refusait de lui laisser épouser sa fille, ma soeur, et elle est morte.

—Et la soeur de Toutou-Mak a épousé alors le meurtrier de sa mère?

—Oui.

—Elle l'aimait donc bien!

—Non, elle ne l'aimait point.

—Je ne comprends pas, dit Guillaume tout surpris.

—Ma soeur était forcée de devenir la femme de Pumè; sans cela, il l'aurait fait périr avec mon père et moi.

—Mais comment?

—Par ses charmes.

—Ses charmes! On ne punit donc pas les assassins, au Succanunga?

—Punir un angekkok (sorcier)! mon frère y songe-t-il? Mais si c'était sa volonté, Pumè engloutirait notre tribu entière sous les glaces de ces montagnes! s'écria-t-elle avec une profonde épouvante, en désignant du doigt la chaîne de glaciers qui les entourait.

—Alors, reprit Dubreuil, après un instant de silence, c'est ce mariage qui afflige Toutou-Mak.

—Ce mariage? oh! non! fut-il répondu avec ingénuité. Ce qui m'afflige, ajouta-t-elle d'une voix altérée, c'est que…

—Eh bien?

—Ma soeur n'a pas d'enfants.

—Toutou-Mak désirerait avoir des neveux ou des nièces? dit Dubreuil en souriant.

—Oh! oui.

—Si elle aime tant les enfants, que ne se marie-t-elle à son tour? Toutou-Mak a la beauté de l'aurore naissante, l'agilité du renne, l'industrie du castor, il ne lui serait pas difficile de trouver un époux.

Pendant qu'il prononçait ces paroles, l'indienne rougissait et pâlissait.

Tout à coup, elle se leva, comme pour s'enfuir.

Le capitaine l'arrêta par la manche de son vêtement.

—D'où vient, dit-il, que ma soeur me quitte?

—Ah! mon coeur est gros. Innuit-Ili, laisse-moi.

—Quand Toutou-Mak m'aura appris le motif de sa douleur, dit-il en la faisant rasseoir.

—Le motif de ma douleur…

—Oui, parle… Aimerais-tu quelqu'un?

La Biche-Agile tressaillit, lança à son interlocuteur un regard de reproche, puis tristement baissa les yeux.

Ce regard, il avait passé inaperçu. Dubreuil avait l'esprit ailleurs. Il lui avait semblé ouïr un léger bruit près d'eux.

—Je me suis trompé, ce n'est rien, murmura-t-il, tandis que la
Groënlandaise disait:

—Oui, j'aime quelqu'un, mais ce n'est pas Pumè…

—Assurément s'il a provoqué la mort de ta mère…

Toutou-Mak l'interrompit avec violence:

—Oh! non, je ne l'aime pas, je le déteste!… il me fait horreur!

—Mais, tu disais, ma soeur, que tu aimais quelqu'un? fit Guillaume en caressant la main de la jeune fille dans la sienne.

La Biche-Agile devint pourpre à cette question, et Dubreuil sentit ses doigts frémir.

—C'est donc un secret? insinua-t-il tendrement.

—C'est le secret de mon coeur.

—Oh! s'écria Guillaume, le sourire aux lèvres, je n'exige pas une confession de ma soeur. Ce que je désire savoir, c'est la cause de son chagrin, afin de l'adoucir s'il est possible.

—La cause de mon chagrin, je te l'ai dite, mon frère, repartit la sauvagesse avec un profond soupir.

—Tu me l'as dite? je ne me rappelle pas…

—Ma soeur n'a pas d'enfants.

—N'est-ce que cela?

—Tu es cruel, Innuit-Ili!

—Cruel! moi! s'écria-t-il, en se penchant pour lui donner un chaste baiser, qui répandit de voluptueux, frissons dans les veines de la jeune fille.

Un froissement de branchages se fit entendre.

Dubreuil se leva et regarda autour de lui.

Mais il ne vit d'autres personnes que cinq ou six indigènes, causant devant les cabanes, à une centaine de pas de distance.

—Enfin, dit-il, après s'être replacé à côté de Toutou-Mak, explique-moi pourquoi je te parais cruel.

—Parce que tu te railles de moi. Je t'ai dit que je haïssais Pumè et que sa femme, ma soeur n'avait pas d'enfants, et tu as répondu: Qu'est-ce que cela fait?

—Je le répondrais encore, répliqua Dubreuil fort étonné.

—Ignores-tu donc, mon frère, que les hommes ont coutume chez nous de répudier une femme stérile?

—Je l'ignorais en effet. Je conçois ta tristesse…

—Ce n'est pas tout, hélas! proféra-t-elle avec l'accent du désespoir.

—Pas tout?

—Quand la femme répudiée a une soeur, poursuivit la Groënlandaise d'une voix tremblante, le mari a droit de prendre cette soeur pour épouse.

En achevant, elle se remit à sangloter amèrement.

—Alors, Pumè…

—Pumè veut que je l'épouse!

—Quoi! ce misérable jongleur! ce vieux barbon à cheveux blancs! cet invalide décrépit, épouser une créature aussi fraîche, aussi ravissante! Les glaces de l'hiver prétendre étouffer les fleurs du printemps! oh! cela ne sera pas, pensa le capitaine.

Et, tout haut, il dit:

—Rassure-toi, ma soeur. Pumè, l'odieux Pumè, ne flétrira point tes charmes. Je parlerai à ton père. Il m'écoutera…

La Biche-Agile secoua mélancoliquement la tête, d'un air négatif, en disant:

—Il n'écoutera pas Innuit-Ili. Pumè peut ce qu'il veut. Toutou-Mak mourra ou sera sa femme.

—Jamais! s'écria Dubreuil, saisissant la jeune fille entre ses bras et la serrant contre sa poitrine.

—Ce soir, elle sera l'épouse aimée de Pumè, dit à ce moment derrière eux une voix chevrotante et moqueuse.

IV

L'ANGEKKOK-POGLIT

Disséminés sur le littoral des mers polaires, les Esquimaux ont été divisés en cinq groupes: les Aléoutes, dans les îles de ce nom, entre l'Amérique septentrionale et l'Asie, les Tchoutches, aux limites des deux continents; les Grands-Esquimaux, depuis la rivière Mac-Kenzie jusque et y compris l'archipel Baffin; les Petits-Esquimaux ou Labradoriens; les Groënlandais, qui s'étendent du 59° de latitude nord au 70°.

Vers le quinzième siècle, ils comptaient plus de cent mille individus.
Aujourd'hui, on aurait de la peine à en trouver dix mille.

Toutes ces tribus ont assurément une origine tartare. Les traits de leur visage, leurs habitudes méfiantes, réservées, et surtout leur invincible disposition à la vie nomade, prouvent la véracité de cette assertion. Il est présumable que les uns se sont avancés à l'ouest, et se sont jetés sur la Laponie, où l'on trouve des canots semblables, par leur construction, à ceux des Groënlandais et des Esquimaux de la baie d'Hudson. Les autres, se portant au nord et à l'est, peuplèrent le pays des Samoièdes, puis, par accident ou intentionnellement, se risquèrent à travers le détroit de Behring, atterrirent en Amérique, d'où ils se répandirent jusqu'à l'embouchure du golfe Saint-Laurent. Ils tentèrent même d'envahir l'île de Terre-Neuve; mais ils furent constamment repoussés par les Mic-Macs et les Indiens Rouges, comme nous le verrons dans le cours de ce récit.

Les belliqueux indigènes méridionaux n'aimaient pas ces gens du nord, timides, tristes, à qui ils attribuaient leurs insuccès à la chasse. De là des rivalités terribles qui n'ont pas encore cessé. Il en devait être ainsi: l'extérieur de l'Uski, vêtu de ses peaux adipeuses, la tête encapuchonnée, le corps déprimé, contrastait d'une façon trop remarquable avec la taille élevée, gracieuse, et l'air martial de l'homme rouge, rompu à la guerre et furieux des tendances usurpatrices des nouveaux venus.

Les Esquimaux, d'humeur douce, craintive, superstitieuse, se reléguèrent sur les parties les moins favorisées du continent. Le nord, ses glaces et ses froids noirs furent pour eux,—l'ouest avec ses splendides prairies, ses forêts giboyeuses, pour leurs adversaires.

Les Uski n'ont point de gouvernement, point de chefs politiques; mais il s subissent le joug du despotisme religieux, représenté par le corps des angekkut ou jongleurs.

Ces Angekkut ont pour auxiliaires subalternes de vieilles femmes, appelées illirsut, et sont commandés, dans chaque tribu, par un Angekkok-poglit, jongleur en chef, premier vicaire, de Torngarsuk, l'Être-Suprême.

Or Torngarsuk a naturellement sa cour. Parmi les divinités de second ordre qui lui font cortège, je citerai Innerterrirsok, le Modérateur, parce qu'il ordonne, par la voix des Angekkut, de s'abstenir de certains actes ou de les commettre; Erloersortuk, littéralement le Videur parce qu'il vide les cadavres et se nourrit des intestins, les Innuoe, ou habitants des mers; les Ingnersoits qui cabanent sur les rochers, les Tunnersoits, esprits du feu: les Innuarolits, pygmées vivant sur la côte orientale du Groënland, les Erkiglits, géants, par opposition, qui résident aux mêmes lieux, Sillagiksortok, génie du temps, il demeure au faîte des montagnes; Nerrim Innua, préposé aux règles du jeûne; enfin les Tornguk, sortes d'anges gardiens chargés d'inspirer les Angekkut et de les protéger.

Chaque Angekkok a le sien qui accourt à son appel, après des invocations dans les ténèbres, lui enseigne l'art de guérir les affligés, de rendre fécondes les femmes stériles, de faire des conjurations; des excursions au Ciel, etc.

N'entre pas qui veut dans la corporation redoutable des Angekkut. Le clergé de tous les pays a établi autour de lui un inviolable rempart. Si quelque Uski aspire à la dignité d'Angekkok, s'il veut être initié aux saints mystères, il lui faut d'abord faire une retraite, s'éloigner de ses compagnons. (Toujours et partout la même pratique.)

Une fois en solitude, il cherche une grosse pierre, et, quand il l'a trouvée, s'assied auprès, et prie Torngarsuk de lui être propice. Le dieu apparaît aussitôt. Effrayé à sa vue, le néophyte s'évanouit et meurt. Mort il demeure trois jours entiers; après quoi il ressuscite, et revient, animé d'une ardeur nouvelle, à sa cabane.

Le voilà reçu Angekkok. Les pouvoirs ne lui manquent pas. Cure des maladies, communications avec Torngarsuk; prévision de l'avenir; soin des affaires de la tribu; connaissance des époques favorables pour chasser ou pêcher; ascension au Ciel: il est apte à tout, même à descendre, comme feu Orphée: aux Enfers, c'est-à-dire aux plus profondes régions de la Terre, où le farouche Torngarsuk tient sa cour. Un jeune Angekkok ne doit cependant entreprendre le voyage qu'en automne, par la raison qu'alors le Ciel le plus bas,—l'arc-en-ciel, d'après les Esquimaux,—est plus près de la Terre.

Le voyage n'est pas aussi périlleux qu'il paraît tout d'abord.

Par une nuit bien sombre, on s'assemble dans une hutte; on s'assied; l'Angekkok arrive; il se fait attacher la tête entre les jambes, les mains derrière le dos. A côté de lui, un tambourin est placé. Les fenêtres, les portes sont hermétiquement fermées, toutes les lumières éteintes. L'assemblée entonne un chant traditionnel. Ensuite, le jongleur se met à faire des incantations: il prie, crie, se démène. Une voix formidable ne tarde pas à lui répondre. C'est celle de Torngarsuk, ou plutôt celle de notre sorcier, ventriloque de première force. Les assistants n'en sont pas moins frappés de stupeur. Nul n'oserait douter que Torngarsuk ne converse avec l'angekkok. Mettant les moments à profit, ce dernier se débarrasse des liens, monte à travers le toit de la cabane, et franchit les airs, jusqu'à ce qu'il parvienne au plus élevé des Cieux, où résident les âmes des bienheureux angekkut-poglit, qui s'empressent de lui donner les avis dont il a besoin. Une minute suffit à toutes ces opérations. N'êtes-vous pas convaincu, allez vous en assurer!

C'est là le premier degré de l'angekkokisme; mais, pour atteindre au rang d'angekkok-poglit, il est nécessaire de traverser plus d'un grade inférieur, de subir de nombreuses et dures épreuves.

Le candidat à ce haut office est garrotté, comme nous venons de dire, dans une loge ténébreuse. Le silence se fait. Soudain part un cri déchirant, puis des gémissements mêlés à des grondements féroces, un râle d'agonie, enfin, une exclamation de triomphe.

Bravo, ami angekkok!

On rallume les lampes, et le sorcier, libre de ses entraves, raconte à l'auditoire émerveillé qu'un ours blanc est entré dans la pièce, qu'il l'a saisi par le grand orteil avec ses dents, traîné au bord de la mer, où il s'est précipité avec lui. Là, un morse les a reçus, attrapés par une partie dont on tait le nom chez les civilisés, et dévorés en deux bouchées, ni plus, ni moins. Un à un, ses ossements sont revenus dans la hutte, son âme s'est alors levée du sol, et a de nouveau insufflé le feu de vie dans son corps.

Dès que le brave jongleur a fini son discours, les assistants battent des mains, frappent des pieds, poussent des ouah! assourdissants, et notre homme est passé Angekkok-poglit de la tribu, ou Grand-Maître de l'ordre sacro-saint des Angekkut, tyran en chef de cette fortunée tribu, par la grâce indéniable de Torngarsuk.

Le principe du droit divin reconnu au Groënland!

Or, c'était un honorable angekkok-poglit que Pumè, la Baleine, qui avait daigné abaisser ses regards sur la charmante Toutou-Mak.

Jugez si les répugnances de la jeune fille étaient supportables! Et c'était ce même angekkok-poglit, Pumè, la Baleine, qui, tapi dans le buisson de genévrier,—l'espionnage n'est pas du tout de mauvais ton, là-bas, au Succanunga—avait écouté l'édifiante conversation de sa future femme avec Innuit-Ili, l'Homme-Blanc! Jugez de son courroux!

Cet Homme-Blanc, Pumè ne l'aimait guère; disons mieux, il l'abhorrait. En pouvait-il être autrement? Dubreuil ne partageait pas le respect général pour sa révérende personne, il tournait ses mômeries en ridicule; il affichait des connaissances que Pumè n'avait pas, lui le docte des doctes, il poussait l'audace jusqu'à nier positivement l'omnipotence de Torngarsuk! O malheur! ô calamité! l'inquisition était chose encore ignorée au Groënland! Cependant, avec quelle suave volupté l'angekkok-poglit eût assouvi sa soif de vengeance! Pourquoi les Esquimaux sont-ils des sauvages bénins et hospitaliers? Que ne sont-ils plutôt initiés aux raffinements de la civilisation! Leurs prêtres sauraient comment on traite les irréligieux, les mécréants! Et la gloire du vrai Dieu y trouverait à s'exalter!

Au défaut de torture physique, Pumè essaya bien la torture morale contre le misérable étranger. Il fit circuler parmi les Illirsut le bruit que l'Homme-Blanc avait été envoyé au Succanunga par l'Esprit du mal, en ajoutant qu'il fallait le chasser pour préserver la contrée d'une ruine totale. Fidèles au mot d'ordre, les sorcières se firent les échos de l'angekkok.

Mais leurs clabauderies, leurs intrigues n'eurent aucun effet.

Dubreuil s'était conquis la sympathie générale. Il rendait aux Esquimaux une foule de petits services. Il leur enseignait à fabriquer des instruments nouveaux, à simplifier, à perfectionner les anciens, il était adroit, gai, fort comme dix Uski. On l'admirait autant qu'on le chérissait.

Ne réussissant pas à le renvoyer, Pumè se vit obligé de le tolérer, jusqu'à ce que se présentât une occasion de le faire disparaître.

—Ce soir, répéta-t-il, en sortant brusquement de sa cachette, ce soir
Toutou-Mak sera l'épouse de l'angekkok-poglit.

—Et moi, je dis que non! s'écria Dubreuil furieux en faisant un mouvement pour se jeter sur le vieillard.

—Tais-toi! tais-toi, mon frère! il te tuerait par ses enchantements! intervint la Biche-Agile, remplie d'effroi, et qui s'était cramponnée au jeune homme afin de l'arrêter.

—Oui, nasilla pour la troisième fois, de sa voix éraillée, Pumè, en s'éloignant, oui, ce soir, Toutou-Mak partagera ma couche.

—Oh! mais, je jure bien que tu ne l'auras pas, vilain imposteur! repartit Dubreuil en français, oubliant dans son indignation que l'angekkok ne pouvait l'entendre.

—Laisse-le aller, mon frère, dit Toutou-Mak.

—Oui, qu'il aille au diable! s'écria le capitaine, toujours dans sa langue maternelle.

—Que dis-tu donc, Innuit-Ili?

—Je dis, répliqua le capitaine en groënlandais, que tu n'épouseras point ce vieux scélérat.

L'Indienne secoua désespérément la tête.

—Il le faut, murmura-t-elle.

—Il le faut? Qui peut t'y forcer?

—Lui!

—Pumè?

—Oui, Pumè.

—Allons donc!

—Mon frère, ses charmes sont infaillibles.

—Ses charmes! une duperie!

Et Dubreuil haussa les épaules.

—Je t'ai dit, reprit sérieusement la Biche-Agile, que sa puissance était surhumaine.

—Je n'y crois pas.

—Il a déjà tué ma pauvre mère.

—Alors, ma soeur, tu es disposée à te soumettre au caprice de cet insigne mystificateur!

—Puis-je faire autrement? soupira la jeune fille.

—Cela ne me paraît pas difficile.

—Mon frère se trompe. Il n'est point du la moine race que les Uski, il ne comprend pas que leurs angekkut-poglit ont reçu de Torngarsuk un pouvoir illimité sur eux.

—Peuh! proféra le capitaine du bout des lèvres.

Puis, après un moment de réflexion, il ajouta:

—Mais ne m'as-tu pas confié que tu aimes quelqu'un?

L'Indienne tressaillit, pencha la tête, et de l'extrémité de sa botte tracassa le gazon.

—Ne dois-je plus rappeler ce souvenir? demanda Guillaume en la regardant avec une curiosité malicieuse.

Toutou-Mak releva son visage. Il était baigné de larmes.

—Ah! ma soeur, ma bonne soeur, je t'ai fait de la peine, pardonne-moi! s'exclama le jeune homme d'un ton attendri.

—Non, mon frère, dit-elle, tes paroles n'ont pas fait de peine à la fille de Triuniak. Elle aime quelqu'un.

—Qui l'aime bien aussi, assurément, se hâta d'avancer Dubreuil.

Il y eut une pause, pendant laquelle l'Indienne, à son tour, fixa les yeux sur son interlocuteur.

Sans savoir pourquoi, celui-ci se sentit troublé.

—Eh bien, reprit-il avec vivacité, s'il t'aime, pourquoi ne pas fuir avec lui?

—Fuir! la vengeance de Pumè retomberait sur mon père et ma famille.
Toutou-Mak, n'est point lâche.

Le capitaine admirait ce singulier mélange de superstition aveugle et de noblesse de caractère.

—Si, dit-il, je connaissais celui que tu aimes, je saurais bien l'engager à te déterminer.

—Tu le connais! tu le connais, Innuit-Ili! mais jamais ni lui ni d'autres ne me décideront à sacrifier mes parents à mon amour, s'écria-t-elle, en se précipitant vers Dubreuil avec une expression et un geste qui éclairèrent enfin celui-ci sur la nature des sentiments qu'il avait inspirés à la Groënlandaise.

Son coeur battit violemment, il l'attira contre son sein, et lui dit d'une voix vibrante d'émotion:

—Si c'est moi que tu aimes, Toutou-Mak, ah! si c'est moi que tu aimes, je te sauverai, ou je périrai avec toi!

Et en prononçant ces mots, il déposa un baiser passionné, sur les lèvres de la jeune fille.

L'aimait-il d'amour? Oui, il l'aimait ainsi, dans ce moment. Quel homme, jeune, impressionnable et vigoureux, peut résister au doux aveu de tendresse d'une jeune, fraîche et belle jeune fille?

Dubreuil était sincère ou croyait l'être. Certainement rien alors, pas même sa vie, ne lui eût coûté pour arracher Toutou-Mak au sort que semblaient lui réserver ses terreurs religieuses.

—Fuyons! s'écria-t-il, fuyons!… il y a, dans un lieu que je sais… près de la côte, un canot… viens! nous gagnerons quelque île voisine…

—Jamais, mon frère, je te le répète…

—Folle!

—Non, poursuivit-elle résolument, je n'abandonnerai pas mon père au courroux de l'angekkok.

Dubreuil voulut l'enlever, l'entraîner. Mais elle glissa entre ses bras et courut de toute sa vitesse vers les cabanes.

Notre aventurier la suivit à petits pas, en réfléchissant à cette scène bizarre.

Le soleil s'était couché derrière les glaciers, et le crépuscule jetait sur le vallon son voile de gaze légère.

Guillaume rentra dans la cabane de Triuniak. Mais il n'y trouva ni celle qu'il cherchait, ni son père. Il sortit de nouveau. On roulement de tambourin l'attira près de la loge habitée par l'angekkok-poglit. Les Esquimaux s'y introduisaient en foule. Il les imita, pensant que Toutou-Mak pouvait être à l'intérieur.

Mais là tout était ténèbres.

La voix de Pumè se faisait, entendre. Il annonçait avec emphase qu'il venait de soustraire à Leorugolu son aglerutit, lequel lui avait ordonné de prendre pour femme Toutou-Mak, seconde fille de Triuniak.

Vous plaît-il de savoir ce que c'est que Leorugolu, cette nouvelle, divinité de la mythologie, esquimaue?

Oyez:

Le haut et puissant seigneur Torngarsuk est marié comme un simple mortel. Il a épousé Leorugolu, dame fameuse, du cap Farewell au détroit de Behring, par sa prodigieuse hideur. Les dieux n'ont, paraît-il, pas le même goût que nous. L'empire du couple divin est fixé au centre de la Terre. Leorugolu règne sur tous les animaux marins, comme les narvals, les morses, phoques, baleines, etc. Un chien monstrueux garde l'entrée de sa demeure. Souvenez-vous du Cerbère antique! Un angekkok se présente-t-il à la porte, le molosse annonce le visiteur par des aboiements qui mettent les mers en furie. Voilà tout le secret des tempêtes. Si l'on veut pénétrer dans le palais, il faut attendre le moment où le mâtin s'endort. Son sommeil ne dure qu'un instant, seul un angekkok-poglit connaît cet instant. A force de patience et de ruse, il réussit à tromper la vigilance du terrible portier, et voici notre angekkok parvenu en une salle immense, où l'on remarque, avec Leorugolu, et placé sous une lampe, dont l'huile dégoutte par-dessus les bords, un vaste bassin, dans lequel nagent et s'ébattent toutes sortes d'oiseaux aquatiques.

Vraiment l'optimiste le plus enragé fermerait les yeux devant la maîtresse de céans. Elle a, déclarent ceux qui l'ont vue, la main grosse comme la queue d'une baleine, et les Esquimaux affirment qu'elle assomme un homme d'une chiquenaude. Je m'en rapporte volontiers à eux. Mais le lecteur me saura gré de ne pas pousser-plus loin la description.

A toute grandeur, tout honneur. Aussi comprendra-t-on aisément que l'abord de cette forte femme soit difficile. Nul angekkok n'obtient cette rarissime faveur sans l'intercession de son Tornguk.

Le voyage aussi est long et pénible.

D'abord, on passe par le pays des âmes des défunts, qui ont, dit la chronique, bien meilleure mine que dans ce bas-monde et ne manquent de rien. Heureuse contrée! De là,—je suppose que vous ayez l'avantage d'être angekkok-poglit,—vous arrivez à un affreux tourbillon d'eau qu'il faut franchir, sur une grande roue de glace tournant avec une vélocité vertigineuse. Cette roue et ce tourbillon n'ont rien de très-rassurant. Mais n'ayez peur; avec l'aide de votre inséparable Tornguk, vous passerez, sans vous mouiller même la cheville du pied. Après cet exploit, on aperçoit une grande chaudière où mijotent des phoques,—destinés sans doute à la bouche auguste de Torngarsuk et de damoiselle son épouse. Après, c'est la niche du cerbère, dont nous avons parlé plus haut; après, la chambre de Leorugolu. Elle vous fait un accueil détestable, s'arrache les cheveux, saisit une aile d'oiseau tout humide, la fait flamber et vous la promène sous le nez.

Il est dans le cérémonial alors d'avoir une syncope, provoquée peut-être, mais bien justifiée, du reste, par la puanteur de l'épreuve. Leorugolu profite de la pâmoison de son visiteur pour le faire prisonnier. Décidément, elle a une étrange façon d'interpréter les lois de l'hospitalité.

Par bonheur le Tornguk est là, à son poste, toujours fidèle, toujours prêt à tirer son protégé d'un mauvais pas. Empoignant, sans le moindre respect, la femme de Torngarsuk par les cheveux, il la roue de coups, la bat comme plâtre, jusqu'à ce qu'elle tombe épuisée. Ce n'est peut-être pas d'une délicatesse achevée, mais entre divinités! Enfin, Leorugolu a cédé à corps défendant. Les deux compères lui dérobent son aglerutit,—objet féminin que l'on ne nomme pas dans notre langue, en pudique compagnie,—avec lequel elle attire dans son domaine tous les poissons et habitants des eaux, et qui, de plus, jouit de l'inestimable propriété de donner à son possesseur les meilleurs conseils pour se diriger dans la vie et le moyen d'imposer ses volontés. Précieux talisman! que vous en semble? Une fois privée dudit aglerutit, tous les animaux marins abandonnent en bande Leorugolu, qui les avait transportés, les ingrats! de la froide mer en son beau paradis, et retournent à leurs baies accoutumées, où les groënlandais les prennent et les croquent à bouche que veux-tu.

Leur glorieuse prouesse accomplie, l'angekkok-poglit et son Tornguk rentrent joyeux et fiers chez eux, par la route la plus douce et la plus agréable qui se puisse imaginer.[5]

[Note 5: Pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir forgé cette fable à plaisir, nous renvoyons aux nombreuses descriptions du Groënland, et entre autres à celle de Hans Egède.]

Il y a des esprits sceptiques qui douteront que l'angekkok-poglit Pumè eût pu exécuter cette brillante expédition et en revenir en trois minutes; mais les Esquimaux sont des simples de coeur. Ils ajoutèrent une foi absolue aux paroles de Pumè, qui avait ramené à foison la gent poissonnière dans les pêcheries, sans même demander à voir le magique aglerutit; bonnes gens! aussi ne connaissent-ils ni enfer, ni purgatoire après cette vie!

—L'angekkok-poglit épousera Toutou-Mak, se mirent-ils à crier sur tous les tons de la gamme.

Ensuite, chacun courut chez soi pour y quérir son meilleur morceau de phoque, baleine ou caribou, afin de contribuer au festin nuptial.

La viande, la graisse, le poisson, l'huile arrivèrent profusément chez
Pumè.

Les lampes furent rallumées, non pour éclairer la loge, car, dans ces contrées, la nuit est presque aussi claire que le jour, mais pour cuire les aliments.

Le repas fut bientôt servi. Il était splendide et se composait, indépendamment des mets habituels, de racines, appelées tugloronit, bouillies dans le spermaceti de baleine, salades faites avec de la bouse de renne tirée des intestins; entrailles de perdrix, gâteaux, confectionnés avec des raclures de peaux de veau marin; estomacs de caribous, tués avant qu'ils aient digéré leur pâture[6]; le plat par excellence: un couple de foetus de daim, rôtis, aussitôt après avoir été arrachés du ventre de la mère, et enfin un dessert de mûres de ronces nageant dans l'huile de baleine, comme dernier service[7]; le tout arrosé d'eau à la glace, car les Esquimaux-Groënlandais ne boivent pas l'huile, comme on le croit trop généralement.

[Note 6: Les sauvages du Mississipi, et en général, la plupart des
Indiens de l'Amérique Septentrionale ont un goût très-vif pour ce genre
de mets.—Voir, entre autres, le voyage du prince Maximilien de
Wied Neuwied dans l'Amérique du Nord,—Je renverrai également aux
Chippiouais, sixième volume des BRAMES DE L'AMÉRIQUE DU NORD.]

[Note 7: «Ce ventre de renne et la fiente de perdrix, préparés dans l'huile fraîche de baleine, sont pour ce peuple ce que sont parmi nous la bécasse et le coq de bruyère,» dit avec raison M. L.-E. Haton, dans son Histoire pittoresque des voyages.]

Il y avait de quoi faire fête complète.

Quand le banquet fut près de sa fin, deux illirsut, dépêchées par Pumè, se rendirent à la loge de Triuniak et enjoignirent à Toutou-Mak de les suivre.

Elle refusa, moins pour se conformer à la coutume du pays que poussée par son insurmontable aversion pour l'angekkok-poglit. Sans faire attention à ses refus, les deux sorcières se jetèrent sur elle, afin de la soumettre à leur désir.

Témoin de cette violence, Guillaume Dubreuil voulut la faire cesser, quoiqu'il connût bien l'usage groënlandais de procéder ainsi au mariage.

—Que mon frère demeure tranquille, dit Triuniak en le retenant.

—Mais ta fille déteste ce vieillard!

—La volonté de l'angekkok-poglit est la volonté de Torngarsuk, répondit tristement Triuniak, qui n'approuvait pas cette union, mais l'acceptait avec le stoïcisme indien, parce qu'il n'estimait pas qu'il y eût au monde une puissance capable de l'empêcher.

Les illirsut emportèrent la Biche-Agile, hurlant de douleur, se tordant en convulsions et faisant des efforts inouïs pour leur échapper.

Malgré sa résistance, ses cris, ses morsures, elles la déposèrent dans la cabane de Pumè, alors débarrassée de ses convives.

L'horrible petit vieux sourit d'un sourire diabolique à l'arrivée de la victime.

—Qu'on la mette là, dit-il en indiquant un lit aux sorcières, qui se retirèrent aussitôt.

Puis, bouillant de satisfaction et de luxure, il se précipita sur la jeune fille.

Chez les Esquimaux la décence exige qu'une nouvelle mariée ne se rende à son époux que contrainte par la force physique. Toutou-Mak usa largement du privilège pour repousser et frapper l'odieux angekkok. Il en résulta une lutte furieuse des deux côtés,—ignoble de l'un, pitoyable de l'autre,—sur laquelle je demande la permission de tirer le rideau.

Tout à coup, Pumè, qui était debout sur le lit, où il s'épuisait à étreindre la jeune fille, tomba lourdement à la renverse, en lâchant une exclamation de douleur.

Sa tête avait porté contre un des poteaux de la hutte, et il s'était fracassé le crâne.

V

KOUGIB

La nouvelle de la mort de Pumè se répandit de proche en proche jusqu'à la cabane de Triuniak. Elle y arriva grossie de force commentaires. Les mauvaises langues,—où n'y en a-t-il pas?—insinuaient que Toutou-Mak avait fait périr son mari, au moyen de sortilèges dont Innuit-Ili lui avait communiqué le secret. Le cas était grave. Les parents de l'angekkok pouvaient exiger une réparation sanglante. Triuniak, père de la Biche-Agile, courut à la loge du jongleur pour prendre des informations sur ce grave événement.

Dubreuil avait voulu l'accompagner, dans l'espérance de voir Toutou-Mak, mais il s'y était opposé, craignant avec raison que les Uski, irrités par les bruits qui circulaient sur la mort subite de leur angekkok-poglit, ne se livrassent à des violences contre l'étranger.

L'accident avait heureusement eu des témoins, deux premières femmes de
Pumè, qui s'empressèrent de proclamer l'innocence de Toutou-Mak.

Triuniak revint à sa cabane doublement satisfait, car sa fille était dégagée d'une alliance à laquelle il s'était soumis contre son gré et il caressait, dans son esprit, l'idée de la marier, après son deuil, à Innuit-Ili, que depuis longtemps il souhaitait d'avoir pour gendre.

Celui-ci ne se possédait pas de joie. Sa nature mobile, ardente, s'était enflammée comme la poudre à l'étincelle jetée sur ses sentiments par la déclaration de Toutou-Mak. Et, plus d'une fois, tandis que les illirsut enlevaient la jeune fille, il tenta de s'échapper de la hutte de son hôte, sans but bien défini peut-être, mais en proie à une fièvre de colore qui aurait pu le pousser au crime.

Sa nuit, cependant, fut bercée par des rêves charmants.

Le lendemain, il suivit Triuniak aux funérailles de Pumè.

Tous les membres de la tribu, réunis autour de la cabane de l'angekkok-poglit, dans leurs vêtements les plus sales, faisaient entendre des cris lugubres, s'arrachaient; les cheveux et déchiraient leurs habits, en signe de douleur. Cette scène, moins attendrissante que grotesque, dura environ une heure.

Alors, par une fenêtre de la hutte, sortit un parent de Pumè, portant sur son dos le cadavre du jongleur, enveloppé et cousu dans sa plus belle pelisse.

Il fut suivi de l'une des veuves du défunt, si hermétiquement encapuchonnée qu'on ne pouvait distinguer ses traits. Mais par sa taille et sa démarche, Dubreuil jugea que ce n'était point la fille de Triuniak.

Cette femme tenait à la main un morceau de bois allumé. Elle fit le tour de la loge, en disant:

—Piklesrukpok (il n'y a plus rien à faire ici pour toi)!

Ensuite, les assistants recommencèrent leurs gémissements et se mirent en marche derrière le corps.

Au bout d'un quart d'heure, le cortège arriva dans un petit vallon jonché de tertres et d'amas de pierres. C'était le cimetière des Groënlandais. Une fosse de deux pieds de profondeur et de vingt de longueur était creusée dans le sol à peine dégelé à la surface, éternellement glacé au-dessous. Le cadavre y fut descendu et posé sur une couche de mousse, les jambes ployées sous le dos. A ses côtés on plaça, son canot, ses flèches, ses ustensiles et ses instruments de pêche et de chasse: non parce que les Uskimé croient que le trépassé aura besoin de tout cela dans le pays des âmes, mais afin que la vue des objets dont il se servait ne renouvelle plus leur chagrin, car ils disent que, s'ils pleuraient trop un mort, celui-ci pâtirait cruellement du froid dans le Ciel.

Cette cérémonie terminée, l'angekkok qui se proposait de succéder à Pumè dans son office, prit la parole, en dansant autour de la tombe et en frappant, avec un bâton, sur un tambourin fait; d'une côte de baleine tournée en cerceau, et recouverte d'une peau amincie.

—L'ami chéri de Torngarsuk s'en est allé, dit-il, sur le territoire des âmes, où il jouit d'un grand bonheur, j'en ai eu la révélation. Le soleil brille sans cesse d'un pur éclat dans le pays qu'il habite. Les rennes, les poissons de toutes sortes, les phoques et les morses abondent. La chasse et la pêche y sont faciles et agréables. Jamais les aliments ne manquent. Des chaudières, toujours bouillantes et toutes remplies de chair et de viande, sont constamment à la disposition de ceux qui ont faim, et les femmes les plus belles y préparent la couche de ceux qui veulent dormir.

»C'est dans cette délicieuse contrée qu'a été transporté Pumè; c'est là qu'iront aussi les Uski qui se montreront laborieux, adroits, dociles et surtout obéissants aux ordres des angekkut, ministres de Torngarsuk!»

Ayant dit, le jongleur donna, par un hurlement, le signal d'une nouvelle explosion de sanglots.

Le corps fut ensuite couvert d'une peau, avec un peu de gazon, sur lequel on entassa de grosses pierres, pour le préserver des oiseaux de proie et de bêtes fauves.

L'inhumation étant finie, les Uskimé reprirent le chemin de la loge du défunt, où les attendait le banquet des funérailles.

En entrant, les veuves de l'angekkok-poglit, voilées de leur capuce, les accueillirent par ces mots:

—Pumè que vous cherchez n'y est plus, hélas! il est allé trop loin!

Dans celle qui prononça à son oreille la formule de rigueur, Dubreuil crut reconnaître Toutou-Mak.

Il étendit le bras pour lui prendre la main; mais soit qu'il se fût trompé, soit que la jeune femme craignît de manquer à son devoir, les avances du capitaine restèrent sans réponse.

Tous les effets ayant appartenu à Pumè avaient été enlevés de la hutte comme impurs et déposés sur une pelouse voisine. Pour le repas, les convives se servirent de plats de bois et de chaudières de pierre ou d'argile empruntés ça et là. Cependant, comme on allait se mettre à table, c'est-à-dire s'accroupir à terre, Dubreuil remarqua, pendu au mur, un couteau de fabrique européenne, et qui était apparemment resté inaperçu dans le déménagement.

Après l'avoir examiné de près, il ne douta pas que ce ne fût son couteau perdu ou dérobé depuis quelque temps.

Sans plus de réflexion, il le décrocha, déclara que c'était sa propriété et le mit dans sa poche.

Cet acte souleva un moment d'horreur. Tous les assistants s'éloignèrent aussitôt de lui, comme d'un pestiféré.

Et l'angekkok, qui avait présidé aux obsèques, se levant, dit d'un ton prophétique:

—Innuit-Ili, tu as touché à un instrument souillé; va te purifier, ou tu mourras avant que douze lunes soient écoulées.

Pour ne pas froisser les sauvages par une violation publique de leurs coutumes, Dubreuil sortit de la cabane, mais non, on le pense bien, avec l'intention d'aller se déshabiller et se rouler nu sur les glaçons, considérés par les Groënlandais comme eau lustrale.

Il se posta derrière la hutte, et tâcha de voir, par quelque crevasse du mur, ce que faisait Toutou-Mak à l'intérieur.

Les désirs du jeune homme furent exaucés, car il découvrit la Biche-Agile près du lit d'une des veuves de feu Pumè. Cette femme venait d'accoucher. Près d'elle on découvrait encore certain vase qu'on a coutume de poser sur la tête des Esquimaues en mal d'enfant, pour faciliter leur délivrance.

La jeune mère saisit et coupa avec ses dents l'ombilic; puis elle plongea ses doigts dans un pot d'eau, que lui présenta Toutou-Mak, et les frotta sur les lèvres du marmot, en disant:

Imekautet (tu as bu beaucoup).

Après cela, on lui offrit du poisson à manger. Elle le prit, y goûta, en barbouilla la bouche de son nourrisson, et lui secouant légèrement la main:

Aiparpotet (tu as mangé en ma compagnie), prononça-t-elle.

Au bout de peu d'instants, elle se leva, s'habilla et vaqua à ses travaux, comme si rien d'insolite ne lui fût arrivé.

Dubreuil ne s'occupait plus d'elle, car Toutou-Mak avait passé dans une autre partie de la pièce. Bientôt, elle s'avança, capuchonnée de nouveau, vers la porte de la loge qu'elle quitta seule.

Guillaume sentit son coeur bondir de joie. Le soleil était couché depuis quelques instants. Il n'y avait personne aux environs. Le capitaine courut à la rencontre de Toutou-Mak.

D'un mot, elle l'arrêta et glaça son enthousiasme.

—As-tu fait la purification, mon frère?

Dubreuil ne voulut pas mentir.

—Pas encore; mais à quoi bon ces cérémonies vaines autant que ridicules? répondit-il en faisant un pas vers elle.

—Non, non, dit la jeune fille épouvantée, retire-toi, mon frère, si tu m'aimes, retire-toi, et garde-toi d'approcher créature humaine vivante avant d'avoir accompli le rite obligé!

—Où va ma soeur? dit-il pour changer la conversation.

—Toutou-Mak, repartit l'Indienne, va chercher ses ustensiles.

Et elle indiqua le mobilier du défunt.

—Qu'en veut-elle faire?

—Le rapporter dans la loge de l'angekkok-poglit, où il ne saurait nuire maintenant que l'odeur du mort est dissipée.

—Ma soeur souhaite-t-elle que je l'aide?

—Oh! non; Innuit-Ili, va te purifier, je t'en conjure.

—Je voudrais causer avec toi, Toutou-Mak, ma bien-aimée, dit Guillaume avec une chaleur communicative.

—Eh! s'écria-t-elle, la fille de Triuniak a le coeur gros aussi de ce désir…

—Eh bien! ce soir…

Elle secoua la tête avec mélancolie.

—Pourquoi pas ce soir?

—Innuit-Ili, cela est défendu.

—Défendu!

—Oui. Toutou-Mak ne doit point quitter avant trois lunes la loge de celui qui l'avait épousée. En parlant à un homme autre que son père, pendant son deuil, elle s'expose…

—Elle ne s'expose à rien. Tes jongleurs sont des misérables!

Et, du pied, le capitaine frappa le sol avec impatience.

—Elle s'expose au courroux de Torngarsuk, continua gravement la
Groënlandaise.

—Ah! je me moque de ce…

—Mon frère! mon frère, va te purifier!

—Plus tard. Un mot encore.

—Je n'écoute plus.

—Un seul mot, un seul, ma belle, ma bonne Toutou-Mak? supplia Dubreuil.

—On vient, voici quelqu'un. Va te purifier, Innuit-Ili!

Et la Biche-Agile, qui avait ramassé à la hâte quelques pelleteries et ustensiles étendus sur le gazon, rentra brusquement dans la loge.

Le capitaine était dépité,—dépité contre le fanatisme de la jeune femme, dépité contre l'inconcevable timidité dont il avait fait preuve en cette circonstance.

—Lui avoir obéi comme un enfant! murmurait-il. Être resté là, immobile, à cinq pas d'elle, parce qu'elle me l'avait ordonné, au lieu de l'enlacer dans mes bras… Par Notre-Dame de Bon-Secours, suis-je un fou, un imbécile, un idiot, ou le capitaine Guillaume Dubreuil?… Est-ce que par hasard…

Une flèche sifflant à son oreille interrompit ce monologue.

Guillaume, qui, à ce moment, avait, par bonheur, fait un mouvement, se retourna et vit un homme fondant sur lui.

Cet individu brandissait une massue. Le capitaine n'avait pas d'arme.
Pour lutter contre l'agresseur, il fallait recourir à toute son adresse.
Avec la rapidité de l'éclair, le Français se fit cette réflexion, et, au
lieu d'attendre son adversaire, se jeta, tête basse, dans ses jambes.

L'Uskimé ne prévoyait pas cette attaque, aussi soudainement exécutée que conçue. Il chancela et tomba tout de son long, en laissant échapper son casse-tête.

Guillaume le ramassa en un clin d'oeil, se précipita sur l'assaillant, et le menaçant du tomahawk:

—Pourquoi voulais-tu m'assassiner?

Le sauvage ne répondit point.

—Si tu ne parles, je t'assomme, reprit Dubreuil.

Même silence.

—Pour la dernière fois, je te préviens!

L'Uskimé poussa un sifflement aigu.

Aussitôt les gens rassemblés dans la loge de Pumè sortirent en désordre.

Dubreuil lâcha alors le sauvage, en disant:

—Ce misérable a voulu m'égorger!…

Les Esquimaux se mirent à ricaner, et l'antagoniste du capitaine s'esquiva.

—T'es-tu purifié, mon fils? lui demanda Triuniak.

—Oui, répondit-il, aussi irrité par cette question importune que par l'attentat dont il venait d'être l'objet.

—C'est bon; alors suis-moi.

—On allons-nous?

—Au logis. Mais laisse cette massue.

—C'est celle du vil meurtrier…

—Justement, mon fils; elle est impure.

—Encore!

Et le capitaine, malgré son exaspération, ne put s'empêcher de rire.

—Oui, elle est impure, repartit tranquillement Triuniak, car c'est la hache de Kougib.

—Kougib, le parent de Pumè?

—Lui. Et sa hache est impure comme toute sa personne, parce qu'il a ce matin porté un cadavre humain sur ses épaules.

—Je croyais cependant être son ami? fit Dubreuil en manière de réflexion.

—Si tu étais le sien, il n'est plus le tien, mon fils.

—Quel mal lui ai-je fait?

—Ah! il t'accuse d'avoir comploté avec Toutou-Mak la mort de Pumè.

—La mort de Pumè! nous! Tu m'avais pourtant dit que cette absurde calomnie était retombée sur ceux qui s'en étaient faits les fauteurs.

—Tu as des ennemis, mon fils, qui n'en a pas? dit sentencieusement
Triuniak.

Puis il ajouta d'un ton méditatif:

—Ceux-là t'accusent encore. La preuve, Kougib te l'a donnée. Il veut sans doute venger l'angekkok-poglit, comme son plus proche parent. Il faut, mon fils, te mettre à l'abri de ses coups. Demain, nous partirons pour la chasse.

—Penses-tu, Triuniak, que je fuirai devant une inculpation aussi lâche que celui qui l'a faite? répondit fièrement le capitaine.

—Quand s'abat l'orage, il vaut mieux l'éviter, si on le peut, que de l'affronter. Innuit-Ili, demain, nous irons chasser le phoque.

—Mais Toutou-Mak? interrogea Dubreuil.

—Toutou-Mak n'a rien à craindre tant que durera son deuil, car elle est sous la protection de Leorugolu.

Tout en causant, ils étaient revenus à leur hutte.

Guillaume se coucha, assez mal impressionné par les événements de la journée.

Depuis quatre mois qu'il vivait au milieu des Esquimaux, l'idée de retourner dans son paya natal lui avait souvent fatigué l'esprit. Mais le moyen? Suivant toute probabilité, le malheureux jeune homme était condamné à végéter désormais et à rendre le dernier soupir dans ces glaciales contrées, véritable tombeau pour un Européen, parmi des sauvages d'une bienveillance équivoque, d'une brutalité très-franche, menant à l'excès, et toujours prêts à rendre l'étranger responsable de leurs mécomptes.

Dubreuil dormit peu. L'avenir lui apparut sous de noires couleurs. La pensée de Toutou-Mak, la certitude d'être aimé de cet être charmant, de la posséder bientôt tout entière, ne put même lui procurer un songe agréable.

A la pointe du jour, il se leva pour aider Triuniak à préparer ses kaiaks.

Le kaiak est le canot ordinaire des Esquimaux mâles; les femmes ont aussi le leur, appelé ommiah. L'un et l'autre sont faits de peaux d'animaux marins tendues sur des côtes de bois ou de baleine, comme les anciens vitilia navigia des Bretons. Je ne saurais mieux, comparer le kaiak qu'à une navette de tisserand, mais à une navette longue de dix à douze pieds, large de deux et demi à trois. Légère comme une écorce de liège, et glissant sur l'eau comme un patin sur la glace, cette embarcation est toute couverte, à l'exception d'un trou rond au milieu. L'Uskimé s'assied dedans par cette ouverture, les pieds tendus vers l'un ou l'autre bout. Avec le bas de sa camisole, sanglée au rebord du trou, de manière que l'eau n'y peut pénétrer, avec ses manches étroitement serrées au poignet, sa jaquette autour du col, embéguiné dans sa coiffe, il s'identifie tout entier avec la machine. «Ce n'est plus un batelier ordinaire, ce n'est plus le pêcheur dans sa barque, c'est l'homme avec des nageoires, l'homme devenu poisson.»

La casaque de mer du Groënlandais,—celle dont il se sert pour la pêche à la baleine,—complète d'ailleurs la transformation. C'est une espèce de chemise où l'habit, les culottes, les chaussures, ne constituent qu'une seule pièce. Elle est en peau de phoque cousue à points si serrés que l'eau n'y peut pénétrer. Sur la poitrine on remarque un petit tube en os, par lequel on fait pénétrer, en soufflant, autant d'air qu'il est jugé à propos pour que l'homme se soutienne sans aller au fond. Ce trou est ensuite bouché avec une cheville. A mesure que la quantité d'air est augmentée ou diminuée à l'intérieur du vêtement, l'on peut descendre ou remonter à volonté. Vêtu de ce scaphandre, l'Esquimau devient ainsi un vrai ballon qui court impunément sur l'eau sans y enfoncer.

Que la tempête gronde, il la brave! Que la mer furieuse renverse le frêle canot, il reviendra à la surface d'un seul coup de son aviron, plat aux deux bouts comme une spatule, qu'il tient par le milieu, et avec lequel il exécute dextrement les évolutions les plus rapides, les mouvements les plus étranges.

Dubreuil avait déjà appris à manoeuvrer un kaiak. Grâce à son adresse naturelle, il était devenu à cet exercice aussi habile qu'un Esquimau.

Triuniak et lui, munis de javelots et de harpons, mirent chacun un canot sur leurs têtes et s'acheminèrent vers l'Océan.

Le temps était lourd, brumeux. On touchait au mois d'octobre, le froid se faisait déjà sentir avec vivacité, et, pour une journée sereine, on en avait trois ou quatre que les brouillards, la gelée et la neige rendaient insupportables.

En arrivant à la côte, ils se débarrassèrent de leur kaiaks et cherchèrent une baie abordable pour les lancer à l'eau.

Tandis qu'ils rôdaient sur les hautes banquises, Triuniak aperçut, au fond d'un fiord, un pin de forte dimension que les vagues roulaient sur la grève.

Grande fut la joie de l'Esquimau, car il n'y avait pas d'arbres de cette taille au Groënland, lequel ne produit, on le sait, que des arbustes rabougris.

Tout le bois de consommation est ainsi apporté de lointaines contrées aux habitants par les tempêtes.

—Mon fils, dit Triuniak à Dubreuil, attends-moi ici. A nous deux, nous ne serions pas assez robustes pour traîner cet arbre au village, je vais y courir et je ramènerai nos chiens. Pendant mon absence, tu iras à la crique de l'ours, nous en sommes tout près. Je suis sûr que tu y trouveras les pusi[8].

[Note 8: Phoque, veau marin.]

—Ne t'inquiète pas, mon père, j'en aurai une provision à ton retour, cria le capitaine à l'Uskimé, qui rebroussait chemin à grands pas.

Après avoir lutté longtemps avec des chances diverses de victoire ou de défaite, le soleil perçait enfin le voile de brume qui le cachait dans la matinée.

L'éblouissement causé par sa réfraction sur l'immense plaine de glace qui entourait Dubreuil, le fit songer à ajuster ses yeux à neige, sortes de besicles faites avec un morceau d'ivoire, dont les Esquimaux se servent pour tempérer la lumière intense réfléchie par leurs blanches campagnes, et se préserver ainsi de cette horrible affection que les Canadiens Français appellent aveuglement de neige.

L'ivoire ou le bois employé à leur confection est évidé intérieurement, pour recevoir le revers du nez et la partie saillante du globe des yeux. Vis-à-vis de chaque oeil s'étend une fente transversale, très-étroite, longue d'environ un pouce et demi. En dehors, l'instrument est évasé sur les deux côtés, à angle oblique, en haut se trouve un petit rebord horizontal, qui se projette d'environ un pouce.

On assujettit ces lunettes par derrière, avec une lanière de peau de veau marin: les Uskimé en font encore usage, comme nous du télescope, pour voir à de grandes distances.

Aide de cet appareil, Dubreuil distingua, à un mille de lui, une troupe de phoques qui s'ébattaient gaiement à la tiède chaleur de l'astre diurne.

Le capitaine replaça son canot sur sa tête et se glissa, avec précaution, vers la crique à l'Ours, lieu où étaient rassemblés les veaux marins.

Quand il n'en fut plus éloigné que d'une centaine de pas, il descendit la côte, mit son kaiak à flot et nagea avec une vitesse incroyable, mais sans faire le plus léger bruit.

Il allait dans un tel silence qu'il passa inobservé par une troupe de lourds cormorans, occupés à pêcher dans une anse.

Arrivé à la hauteur de la crique, Dubreuil donna deux vigoureux coups de pagaie pour en doubler la pointe, saisit un reineinek ou grand harpon auquel était fixée une longue ligne, et darda la pointe de l'arme dans le flanc d'un gros phoque qui venait de s'éveiller, au bruyant désordre de ses compagnons, frappés de panique par l'apparition du kaiak bien connu.[9]

[Note 9: Les pêcheurs, eu plutôt chasseurs de phoques, savent que cet amphibie est doué d'une certaine intelligence, et que, quand un troupeau a été chassé quelquefois par le même homme, il reconnaît cet homme et s'en défie plus que des autres chasseurs.]

Percé d'outre en outre, l'animal ne s'en roula pas moins dans l'eau et plongea.

Dubreuil laissa filer la ligne, attachée par l'autre extrémité à une peau de veau marin remplie d'air, destinée à servir de bouée pour suivre les traces du blessé.

Le phoque fuyant vers la haute mer, Guillaume lança son kaiak hors de la crique, pour lui donner la chasse, mais, en débouquant, une pierre décochée avec force l'atteignit au visage, il perdit l'équilibre et capota.

VI

DISPARITION

Dans la matinée de ce jour-là, en allant puiser de l'eau à la source commune, Toutou-Mak remarqua que Kougib et le futur angekkok-poglit passaient et repassaient fréquemment devant la cabane de son père. Ils la regardaient avec un air et des gestes qui inspirèrent des soupçons à la jeune fille. Évidemment, ils tramaient quelque perfidie. Toutou-Mak les suivit en cachette.

Les deux hommes prirent la route d'un petit bois de cormiers, distant de cinq ou six portées de flèche du village uskimè. Le chemin qui y conduisait était encaissé entre des rochers et tortueux. Bien de plus facile que de s'y glisser sans être aperçu. La jeune fille marcha sur leurs pas.

Arrivés dans le bois, ils s'arrêtèrent.

Toutou-Mak se coula derrière un buisson et écouta.

—Oui, disait Kougib, ils ont assassiné Pumè. J'en suis sûr. Comment expliquer autrement sa mort?

—Tu as bien raison, mon frère, répondit l'angekkok.

—Aussi, je vengerai la mort de Pumè.

—Torngarsuk l'ordonne. Ton empressement à devancer ses désirs lui sera agréable.

—Ah! si je n'avais pas manqué mon coup, hier! Il faut que ce blanc ait un charme pour détourner les traits.

—Sans doute, il connaît des choses que tu ne connais pas. Mais celui que dirige la main toute-puissante de Torngarsuk saura bien triompher de son ennemi. J'approuve ton dessein.

—Depuis longtemps on aurait dû en purger le pays.

—C'était aussi l'avis de Pumè.

—Ah! je le sais bien, répliqua Kougib. Sans Triuniak qui le protège, pour Le malheur de la tribu, il n'aurait pas fait long séjour parmi nous.

—On dit qu'il aime sa fille, fit l'angekkok insidieusement.

—Crois-tu, mon frère? demanda l'autre avec une expression haineuse.

—Et qu'elle l'aime aussi, ajouta le jongleur d'un ton négligent, mais qui cachait l'intention d'irriter son compagnon.

En effet, celui-ci avait été un des prétendants à la main de Toutou-Mak, et l'angekkok le savait fort bien.

—Tu dis qu'elle l'aime! s'écria. Kougib en fronçant les sourcils.

—Cela doit être. Pumè me l'a dit. Et, d'ailleurs, ne les a-t-on pas vus souvent ensemble? Qu'est-ce qu'ils allaient faire seuls, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, dis? On en a assez causé, dans la tribu.

Chaque parole du sorcier tombait comme une goutte d'huile bouillante sur le coeur de Kougib.

Il poussa un rugissement sourd et brisa dans ses mains un os de baleine qui lui servait de bâton.

—Et puis, ajouta l'angekkok, n'est-ce pas à ce misérable amour qu'il faut attribuer le meurtre de Pumè?

—Tu dis juste, trop juste, mon frère!

—Oh! continua le premier, enfonçant à plaisir le poignard dans la blessure, Toutou-Mak n'attendra pas la fin de son deuil pour épouser Innuit-Ili.

—Ne prononce plus son nom! il m'exaspère!

—Triuniak est décidé à la lui donner en mariage.

—Jamais! exclama Kougib.

—Si tu veux, certainement.

—Je le tuerai! fut-il répondu d'une voix rauque.

—Tous les angekkut te loueront de cet acte nécessaire, car Innuit-Ili est leur ennemi juré. Seulement, frappe bien et fort. Voici un oriosi[10] qui doublera la précision de ton oeil, la vigueur de ton bras.

[Note 10: Sorte de talisman.]

—Je remercie mon frère de sa bonté pour moi, dit Kougib en recevant du jongleur un sachet en peau, qu'il fourra dans sa botte.

—Tu dois te presser, dit le sorcier.

—Si je savais où il est, j'irais immédiatement.

—Torngarsuk m'a révélé qu'il était parti, ce matin, avec Triuniak, pour chasser.

—Où? dis-le moi.

—A la crique à l'Ours.

—Il y est avec Triuniak, fit Kougib en réfléchissant

—Est-ce que déjà mon frère aurait peur?

—Non, non, je n'ai pas peur. Mais ce Triuniak le défendra.

—Tant mieux!

Kougib fixa sur l'angekkok un regard inquisiteur.

—Mon frère a dit tant mieux; je ne comprends pas. Mon frère prétendrait-il me tromper?

—Les ministres de Torngarsuk ne trompent point, répondit sévèrement l'angekkok. Triuniak chasse avec Innuit-Ili. J'ai dit: tant mieux! parce que je pensais que Kougib avait la vue longue.

—Kougib n'a pas la vue longue, dit l'Esquimau en branlant la tête. Que mon frère ouvre donc encore son coeur.

L'angekkok jeta autour d'eux un regard rapide, et, croyant qu'ils étaient seuls, il reprit à voix basse, tandis que Toutou-Mak redoublait d'attention:

—Si Kougib attaque Innuit-Ili, Triuniak courra au secours de son ami, et Kougib les tuera tous les deux.

La Biche-Agile arrêta sur ses lèvres un cri d'horreur.

—Kougib comprend-il? poursuivit le jongleur.

—Pourquoi tuer aussi Triuniak?

—O l'aveugle! le sourd! proféra l'angekkok en levant les épaules. Mais tu ne vois donc pas que Triuniak mort, sa fille est à toi?

Kougib bondit d'admiration.

—Mon frère est grand, dit-il. Son oeil distingue dans le ciel, son oreille entend du fond de la terre.

—Va donc! et fie-toi toujours au serviteur de Torngarsuk! fit superbement le sorcier, dont la vanité avait été flattée par cet éloge naïf.

—Je pars tout de suite, mon frère.

—As-tu des armes?

—J'ai ma fronde et mon couteau. Mon arc a déçu mon attente. Je l'ai brisé.

—Songe que Torngarsuk veille sur toi!

L'angekkok, après ces mots, quitta son complice, qui prit aussitôt la direction de la crique à l'Ours.

Toutou-Mak sortit de son nid, dès qu'ils eurent disparu. Que d'agitation, que de trouble dans sa jeune âme! Son père et celui qu'elle aimait exposés à une mort qu'elle ne pouvait prévenir que par un acte condamné d'une manière absolue par les règles religieuses de son pays. Car les Esquimaux s'imaginent qu'une veuve qui, à partir du lendemain du décès de son mari, entre, durant les trois premiers mois de son deuil, en communication quelconque avec un homme, est destinée à périr dans le courant de l'année, ainsi que celui ou ceux à qui elle a parlé.

Si courte que fût la lutte des terreurs superstitieuses de la jeune femme avec ses tendresses, elle fut affreuse, de celles qui laissent sur le coeur des cicatrices indélébiles.

L'amour l'emporta.

Toutou-Mak s'élança sur la trace de Kougib. Puis craignant d'être surprise, elle prit une autre piste, qui devait la mener également à la crique à l'Ours.

Elle volait plutôt qu'elle ne courait sur la glace et sur la neige. Il fallait devancer l'assassin. Par malheur, dans son trouble, l'Indienne s'égara un peu. Elle perdit un temps précieux, et, quand elle atteignit le sommet d'un cap qui d'un côté dominait la crique, elle découvrit Kougib faisant déjà tourner une fronde autour de sa tête.

A cette vue, Toutou-Mak voulut crier, avertir son amant, dont elle n'était plus éloignée que de quelques pas. Ses organes refusèrent de la servir.

Elle s'affaissa, hors d'haleine, derrière un amas de congélations.

Ni Kougib, ni Dubreuil ne l'avait aperçue.

Après avoir lance sa pierre, constaté qu'elle avait frappé le but, et que le kaiak chaviré ne se redressait pas, le meurtrier détala au plus vite. Quoique blessé légèrement, Guillaume risquait de se noyer, car, étourdi par le coup, il ne faisait aucun effort pour remonter à la surface de l'eau.

Mais la faiblesse de Toutou-Mak ne fut que passagère.

Elle se relève, franchit la courte distance qui la sépare de la crique, se jette à la nage, et remorque le kaiak à la rive.

Peindre ses émotions dans ce moment serait impossible. Innuit-Ili vivait-il encore? avait-il succombé?

Aussitôt qu'elle a pu prendre pied, la Groënlandaise plonge sous le canot; elle le retient d'une main, et de l'autre défait le noeud qui lie la jaquette du batelier à la couverture de l'embarcation. Saisissant alors l'homme par les cheveux, elle l'arrache du kaiak et le traîne sur la grève.

Dubreuil n'était qu'évanoui. Il revint bien vite à lui, et grande fut sa surprise en voyant Toutou-Mak agenouillée, penchée sur son visage, qu'elle séchait sous ses baisers.

—Est-ce un rêve? Ah! puisse-t-il se prolonger! durer toujours! murmura-t-il.

Mais elle:

—Il est sauvé! il est sauvé!

Puis, elle s'éloigne vivement, et reparaît au bout de quelques minutes avec un habillement sec complet.

—Change tes vêtements mouillés contre ceux-ci, mon frère, dit-elle.

—Et toi, ma soeur?'

—Il y a dans la cache de notre père un autre accoutrement. Je vais aller le mettre. Dois-je t'aider?

—Non, je mie sens assez fort. Retire-toi, ma bonne soeur, car tu frissonnes.

Toutou-Mak retourna à une petite grotte naturelle, formée par les glaçons, dans laquelle Triuniak avait l'habitude de serrer des provisions et de chaudes fourrures pour parer aux accidents, assez nombreux, qui arrivent à la chasse des amphibies.

Sa toilette était terminée lorsque Dubreuil la rejoignit dans la grotte.
Il avait à la tête une blessure large, mais nullement dangereuse.

Toutou-Mak y appliqua une espèce de charpie, faite avec l'amiante[11], afin que l'impression de l'eau froide ne l'envenimât point, et, s'asseyant près du jeune homme qui l'interroge avec les yeux plus encore qu'avec les lèvres, elle lui conte l'incident du matin.

[Note 11: «Plusieurs montagnes (du Groënland) sont remplies d'amiante, ou pierre de lin incombustible, semblable à des éclats de bois. Lorsque l'amiante est battue, amollie dans l'eau chaude, on la peigne comme de la laine. Sa qualité singulière est que le feu, lui tenant lieu de savon et de lessive, blanchit ce linge, loin de le consumer. Les Groënlandais en font des allumettes pour leurs lampes. Tant qu'elles sont imbibées d'huile, elles brûlent sans se consumer comme le coton.»—Collection abrégée des Voyages, par Bancarel.]

En entendant le récit de cet infâme complot, Dubreuil avait peine à modérer sa colère.

—Oh! dit-il, en la pressant avec transport dans ses bras, que ne puis-je fuir avec toi, ma bien-aimée, joie de mon âme, soleil de ma vie! Que ne puis-je t'emporter dans ma belle patrie!

—Oui, soupira la Groënlandaise, tu songes à partir, à me quitter!

—Te quitter! oh! non, je le jure! Non, jamais je ne t'abandonnerai! j'en prends à témoin tes dieux et le mien!

—Vrai, tu m'aimes ainsi? fit-elle avec une candeur charmante, en cachant sa tête dans le sein de Guillaume.

Ils étaient profondément émus l'un et l'autre. Dubreuil sentait son cerveau s'enflammer, son coeur battre à rompre sa poitrine, ses doigts frémissants se nouèrent à la taille souple de la jeune femme, dont les douces caresses l'avaient embrasé d'un feu irrésistible.

Mais elle comprit le péril de la situation, se rejeta soudain en arrière, et s'écria d'une voix vibrante, qui calma l'impétuosité du capitaine:

—Mon père! malheureux, nous oublions Triuniak!

—Triuniak! je t'ai dit, ma soeur, qu'il était allé au village chercher des chiens.

—Kougib le rencontrera!

—Je te devine, Toutou-Mak!

—Oh! cours à sa défense.

—Tu m'accompagneras.

—Non, non, cela ne se peut. J'ai enfreint la loi du Succanunga, pour toi…

—Quelle loi? que veux-tu dire?

—Rien, mon frère, rien, répliqua-t-elle en pâlissant, vole au secours de Triuniak! mais promets-moi de lui cacher l'entrevue que tu as eue avec sa fille.

—Comment?

—Je t'expliquerai cela… plus tard… Sois prompt, ô mon bien-aimé!

En renouvelant cette recommandation, Toutou-Mak chargeait sur sa tête le costume déjà glacé dont elle s'était dépouillée, et quittait la grotte par le sentier qui l'avait amenée.

Dubreuil prit l'autre piste.

A moitié route du village esquimau, il rencontra Triuniak arrivant avec un attelage de chiens aux oreilles courtes et droites, au poil rude comme celui des loups.

—Quel motif t'a donc fait abandonner la chasse, mon frère? Tu es tout essoufflé! Du sang sur ton visage!

—Ce n'est rien, une égratignure. Mon père ne s'est-il pas croisé avec
Kougib?

—Non. C'est lui qui t'a mis dans cet état?

—Je le crains.

—Tu ne l'as donc pas vu Innuit-Ili? fit Triuniak avec quelque surprise.

—Je ne l'ai pas vu, mais j'ai lieu de supposer que c'est lui qui m'a lancé une pierre, tandis que je harponnais un phoque.

—Nul autre ne l'aurait osé, dit l'Uskimé d'un air rêveur.

—Enfin, je suis heureux que le scélérat n'ait pas attaqué aussi mon père.

—Pourquoi m'aurait-il attaqué?

—Je ne sais, je ne sais, balbutia le capitaine… Un pressentiment…
Mais allons chercher l'arbre!

—La blessure n'est pas profonde? demanda Triuniak avec intérêt.

—Oh! non, une simple écorchure.

—Mon fils, reprit l'Esquimau avec gravité, il est nécessaire que tu t'éloignes de la tribu, pendant quelques lunes. Sans cela, ta vie courrait les plus grands risques.

—Mais où veux-tu que j'aille, père?

—Je réfléchirai. En attendant, comme voici notre arbre, aide-moi à le tirer de l'eau.

Aussitôt, ils attachèrent le pin avec des cordes de peau, et, s'attelant à ces cordes en même temps que les chiens, ils le halèrent sur la berge.

Là, Triuniak en abattit les branches avec une hache de silex, aussi tranchante que l'acier, et, après l'avoir élagué du faîte à la racine, il enfouit précieusement les rameaux sous des glaçons.

De nouveau, les mâtins furent attelés à l'arbre. Le Groënlandais les siffla d'une façon particulière, et ils partirent au galop, en traînant derrière eux l'énorme pièce de bois.

Le convoi rentra au village sur le tard. Les deux hommes n'avaient échangé que de rares paroles; l'un et l'autre étaient préoccupés par d'absorbantes réflexions.

Le jour suivant, Dubreuil, en se levant, trouva Triuniak en train de mettre en ordre son traîneau d'expédition, charpente en os de baleine, que recouvrait un léger, mais solide plancher de frêne.

—Nous allons chasser le caribou, lui dit son hôte. Fais un paquet de tes vêtements et prends toute les armes, car nous demeurerons plusieurs jours dehors.

Sur le traîneau, on chargea une tente, du poisson fumé, un pot d'huile, des effets de campement, et Triuniak donna le signal du départ.

Ce voyage précipité contrariait fort Dubreuil. Malgré l'assurance que lui avait réitérée l'Uski que Toutou-Mak n'aurait rien à redouter pendant leur absence, il se sentait le coeur lourd, oppressé, comme à la veille de quelque événement sinistre. Que deviendrait-elle? qui serait là pour la protéger, si, méprisant la loi du deuil, Kougib tentait de lui faire violence? Qui la soignerait si une maladie imprévue fondait sur elle? La quitter! la quitter sans la voir, sans lui presser la main! Cette idée seule ne suffisait-elle pas à bouleverser l'esprit du capitaine? Prier Triuniak de retarder, d'ajourner son entreprise, eût été inutile. Jamais le sauvage ne revenait sur un plan arrêté. Long à se déterminer, prudent dans ses actes, il était inébranlable quand il avait une fois pris une résolution.

Dubreuil avait bien la ressource d'une indisposition feinte. Mais outre que le mensonge prémédité lui répugnait, il tenait à prouver à son misérable agresseur qu'il avait encore manqué son coup.

C'était peut-être le meilleur moyen de l'empêcher de recommencer ses entreprises homicides, car notre Français savait parfaitement que la superstition agissait plus sur les Uskimé que la morale ou la raison. En le voyant sain et dispos, Kougib se figurerait qu'il était invulnérable.

Sous l'empire de ces considérations, le capitaine s'abstint donc de toute observation et suivit Triuniak qui se dirigeait vers l'ouest.

Le pays qu'ils parcoururent ce jour-là était montueux, semé à de longs intervalles de petits bouquets de peupliers et de saules nains, jonché de cailloux de jaspe et de marcassites jaunes comme l'or. La solitude était grande: elle effrayait par son silence mortel. A peine, parfois, un lièvre blanc déboulant d'un genévrier, ou un faucon gris traversant les airs à tire d'ailes, donnait-il une courte animation au paysage. Au reste, partout une affreuse désolation, des rocs noirs et nus, des abîmes insondables, des ravins lacérant le sol, des glaciers déchirant la nue.

Au soleil couché, les voyageurs campèrent sur le bord d'une source et allumèrent du feu avec deux morceaux de bois sec vigoureusement frottés l'un contre l'autre.

Après leur repas, Triuniak, qui s'était montré taciturne dans la journée, dit brusquement à Dubreuil:

—Innuit-Ili, ton coeur ne s'est-il pas attendri pour celui de
Toutou-Mak? Réponds-moi ouvertement.

Étonné de cette question soudaine, Guillaume eut un moment d'hésitation.

—Si je me suis trompé, reprit l'Esquimau, réponds toujours, ce qui a été dit n'aura pas été dit.

—Tu me parles comme un père, Triuniak, je te parlerai comme un fils, dit le capitaine en regardant franchement son hôte à la lueur de leur lampe.

—Mes oreilles sont prêtes à t'entendre, Innuit-Ili.

—Eh bien, oui, j'aime ta fille, je la désire pour épouse.

L'Esquimau s'inclina vers lui et lui lécha le visage, marque de la plus vive affection ou considération chez les Uski.

—Ton désir sera satisfait, car, moi aussi, je t'aime, dit Triuniak; mais avant de t'engager, écoute mon discours.

—Laisse couler les paroles de ta bouche, mon père; ce sont celles d'un sage, leur son est doux comme le murmure du ruisseau, leur sens est fort et pénétrant comme la lance du narval.

—Apprends, dit gravement Triuniak, que Toutou-Mak n'est pas la fille de mon sang. C'est l'enfant d'une race dégénérée, ennemie de la nôtre, qui habite, dans une île, là-bas vers le soleil levant. Toute jeune, elle fut prise dans une guerre et je l'adoptai pour lui sauver la vie mais Toutou-Mak a été engendrée par une nation maudite, les Indiens-Rouges. J'ai dit.

—Mon père, s'écria Dubreuil, j'aime Toutou-Mak telle qu'elle est. L'épouser sera pour moi un bonheur, car elle est bonne autant que belle, et je lui dois…

Il allait ajouter «la vie.» Mais le souvenir de la défense qui lui avait était faite fit expirer le mot au bord de ses lèvres.

Heureusement Triuniak n'insiste point. Ils causèrent encore un instant, et, roulés dans des peaux de morse, ils s'endormirent d'un profond sommeil.

Le lendemain, ils continuèrent leur route sans apercevoir de gibier. Mais le troisième jour, les chiens lancèrent tout à coup un renne d'une taille superbe. Il avait au moins cinq pieds de la sole au garrot, et ses magnifiques andouillers, à large empaumure, dépassaient le sommet des plus grands arbres.

Aussitôt, les deux chasseurs se mirent à sa poursuite: à la furie muette des chiens, car dans l'Amérique du Nord ces animaux n'aboient pas, le renne répondit d'abord par un cri de défi. Leste sur ses jarrets d'aciers, il bondissait avec une merveilleuse agilité, faisait deux ou trois cents pas, puis s'arrêtait, se retournait fièrement et avait l'air de provoquer la meute. Mais, au bout d'une heure de ce manège, comme les molosses ne quittaient pas ses brisées, il se décida à prendre un grand parti.

En ce moment, la chasse parcourait les rampes d'une montagne escarpée qui s'élevait par gradins à pic.

Triuniak, monté sur un des degrés supérieurs, tâchait de devancer le renne pour le tirer du haut d'une pointe de rocher, tandis que Guillaume Dubreuil suivait et appuyait les chiens.

Ce qu'avait prévu l'Uski arriva. La bête vint se heurter contre un mur de granit. Il fallait ou sauter plus bas, ou faire tête à la meute. Le renne se retourna pour juger de la force de ses ennemis, et pendant qu'il calculait ses chances d'évasion, en fouillant avec fureur la terre de son sabot, Triuniak lui décocha un flèche qui le perça au défaut de l'épaule.

Le noble quadrupède tomba, et les chiens se ruèrent sur lui comme des loups affamés.

—Prends garde à toi, mon frère, il n'est pas encore mort, cria le
Groënlandais à Dubreuil, accourant à toutes jambes.

Mais, déjà, il était trop tard; le renne s'était relevé, comme mu par un ressort, et s'était jeté, en poussant une plainte déchirante, sur le capitaine, qu'il renversa d'un coup de sa terrible ramure.

Triuniak s'élança vers le jeune homme qui gisait horriblement mutilé près du corps expirant du monarque des montagnes groënlandaises.

Tant bien que mal il pansa ses blessures, l'installa sur son traîneau et revint à marches forcées au village.

En y arrivant, le pauvre père apprit que Toutou-Mak, sa fille chérie, avait disparu depuis la nuit de son départ.

VII

LA FUITE

L'hiver était venu, le long, le terrible, hiver des régions boréales, avec ses froids épouvantables qui font fendre les arbres, éclater les rochers, avec ses épais brouillards, ses vapeurs de glace fumantes[12], qui brûlent, enlèvent la peau de quiconque s'expose à leur contact, avec ses tourmentes de neige, qui répandent la désolation et la mort partout où elles traînent leur livide linceul.

[Note 12: Les Canadiens-Français leur ont donné le nom de fumée de glace. Ce sont des vapeurs qui jaillissent des crevasses de la glace marine ou de la surface des lacs, et qui, formant dans l'air un réseau transparent et solide, sont souvent poussées par le vent, rasent le sol, dévastent tout devant elles, et tuent parfois les hommes et les animaux qu'elles atteignent.]

Alors se lamentent les êtres vivants: l'homme murmure dans sa hutte souterraine, le renard glapit aigrement à la recherche d'une maigre proie, l'ours grogne en sa tanière, les lourds cétacés mugissent dans les antres marins, et les corbeaux croassent d'un ton lugubre sous un ciel de plomb.

Le capitaine Guillaume Dubreuil n'avait pas quitté son lit de souffrances depuis trois mois. Cependant l'état du malade s'améliorait, au grand contentement du pauvre Triuniak, car son protégé avait bien failli succomber aux affreuses blessures que lui avait faites le renne. Et, plus d'une fois, le patient s'était rappelé le proverbe français: Au cerf la bière, au sanglier le mière. Accablé par les douleurs physiques et morales, il souhaitait presque de mourir.

Que lui importait la vie! quel charme offrait-elle maintenant à son esprit abattu, à son coeur flétri! Toutou-Mak n'avait pas été retrouvée, malgré les minutieuses recherches de Triuniak. Il n'était pas probable qu'elle reparût au village. N'était-il même pas préférable qu'elle n'y revint jamais, si elle existait encore? Kougib, l'infâme Kougib l'avait enlevée. On n'en pouvait plus douter, puisque sa loge était vide depuis la nuit où l'on avait cessé de voir Toutou-Mak!

Cependant, à mesure qu'il renaissait à la santé, Dubreuil reprenait quelque goût aux choses de ce monde. Il achevait de se perfectionner dans la langue esquimaue, et recueillait soigneusement toutes les informations qu'il pouvait obtenir sur la topographie du pays et des contrées avoisinantes.

C'est ainsi qu'il apprit que la partie du Succanunga où il se trouvait était séparée au nord-ouest d'une terre moins aride et plus chaude, par un bras de mer que les Uskimé avaient traversé jadis en une demi-lune pour aller s'établir au sud, sur une île très-rapprochée de cette terre, et où la nuit était égale au jour.

—C'est là, lui dit un vieillard qui lui donnait ces indications, c'est là qu'Ajut a reconnu son frère Anningait dans son amant.

Guillaume savait que les Groënlandais appellent de ces noms le soleil et la lune. Mais, pour eux, la lune est un jeune homme (Anningait), le soleil est une jolie femme (Ajut).

—Comment cela? demanda-t-il.

—Je vais te le dire, mon frère.

Un soir, Ajut et Anningait étaient réunis avec plusieurs amis, dans une loge de cette île où ils se régalaient de chair d'ours et de graisse de phoque. On avait allumé des lampes, quoique ce fût en été, car, là-bas, ce n'est pas comme chez nous, il fait sombre la nuit. Anningait avait une passion pour sa soeur à l'insu de celle-ci. Après le banquet, il voulut lui faire des caresses sans être vu, et par conséquent il éteignit les lumières. Mais elle, très-curieuse comme la plupart des femmes, n'aimait pas ces caresses dérobées. Alors, elle noircit ses mains avec de la suie, afin d'en marquer les mains, la face et les vêtements de l'amant inconnu qui s'adressait à elle. Telle est la raison des taches qu'on distingue sur Anningait; car, portant, en cette circonstance, un costume de peau de daim blanche, il fut tout maculé de suie. Ajut sortit ensuite pour allumer une mèche de mousse. Anningait en fit autant. Mais la flamme de sa mousse fut éteinte. C'est pourquoi Anningait (la lune) ressemble à un charbon ardent et ne brille pas comme Ajut (le soleil). Tous deux rentrèrent dans la maison, Anningait se mit à poursuivre Ajut, qui s'enfuit dans les airs, l'autre courant sur ses pas. C'est ainsi qu'ils continuent de se donner la chasse, quoique la carrière d'Ajut soit bien plus élevée que celle d'Anningait.

—Revenons à ce que tu me disais, mon père, reprit Dubreuil, après cette explication. Cette île est située au sud?

—Oui, mon fils, au sud de la terre ferme.

—Son climat est moins rigoureux que celui-ci?

—Beaucoup moins. On y voit de grandes forêts d'arbres comme celui que tu as ramené de la côte avec Triuniak. Le gibier abonde. Les lacs et les rivières ne restent gelés que pendant cinq lunes, et la mer, tout autour, est poissonneuse.

—L'île est-elle habitée?

—Elle est peuplée par des hommes rouges, appelés Boethics.

—Ah! ce sont les Indiens-Rouges! s'écria Dubreuil, se rappelant que
Triuniak lui avait dit que Toutou-Mak était originaire de cette tribu.

Les paroles du vieillard l'intéressaient vivement, car, si elles étaient exactes, cette île devait émerger de l'Océan atlantique, sur la route de France, vers la mer polaire, par les 47° de latitude nord environ. Mais, en apprenant qu'elle avait été la patrie de l'infortunée Toutou-Mak, l'intérêt du capitaine augmenta encore, sans qu'il sût vraiment pourquoi.

—Ce sont des hommes rouges, ennemis des hommes cuivrés, répondit son interlocuteur.

—Tu les as vus, mon père?

—Je les ai vus, il y a bien, bien des lunes, quand les Uski sont allés vers l'Orient, pour y établir leur résidence. Nous comptions alors une foule d'hommes braves et déterminés. Mais la maladie, le scorbut, les a fait tomber comme tombe la neige dans un tourbillon, et les gens de l'île nous ont repoussés.

—Je croyais que vous aviez été les plus forts!

—Les plus forts! Si nous l'eussions été, mon fils, est-ce que nous habiterions le Succanunga? est-ce que nous aurions quitté cette île après l'avoir conquise? Penses-tu que les Uski n'aimeraient pas mieux résider sous un ciel doux où l'hiver ne dure que sept mois, où l'été fait mûrir toute sorte de fruits savoureux, où les cours d'eau sont obstrués par le saumon, les bois encombrés par les rennes, que d'arracher une maigre subsistance à cette ingrate et détestable contrée! De mon temps les jeunes gens étaient plus courageux! Ah! ils ne se seraient pas laissé ainsi endormir dans la misère et le dénuement, tandis qu'à quelques journées d'eux règnent l'abondance et la fertilité!

Et le vieil Esquimau secoua douloureusement sa tête blanchie par les ans.

—Cette île, mon père en connaît-il le nom?

—Les Boethics l'appellent Baccaléos.[13]

[Note 13: C'est à cette île qu'on donne à présent le nom de
Terre-Neuve.]

—Baccaléos! fit Dubreuil tressaillant et passant les mains sur son front, comme pour évoquer des souvenirs; j'ai déjà entendu prononcer ce nom… oui… par des pêcheurs normands, ajouta-t-il en aparté.

—Les hommes rouges, dit le vieillard, m'ont rapporté avoir vu des hommes blancs comme toi, avec qui ils avaient échangé du poisson contre des ustensiles de même matière que les boutons de l'habit que tu avais en arrivant chez nous. Des hommes blancs étaient, disaient-ils, montés sur des konè[14] aussi hauts qu'une montagne de glace et aussi grands qu'une baleine.

[Note 14: Le plus grand canot des Esquimaux. Ils s'en servent pour la pêche de la baleine.]

—Mais baccaléos n'est-il pas le nom d'un poisson? s'enquit le capitaine Guillaume, prêtant une attention de plus en plus vive à ces renseignements.

—Oui, c'est le nom d'un poisson long comme une flèche, à grosse tête, couvert d'écailles grises sur le dos, blanches sous le ventre, avec des taches jaunes. Il fraie quelquefois dans nos baies, mais rarement.

—La molue[15] pensa Dubreuil, la description est parfaite.

[Note 15: Nom donné autrefois à la morue.]

—On le prend sur le bord de la mer, en quantités si considérables qu'une seule pêche suffirait pour nourrir tout notre village pendant une saison.

—Mais l'île est-elle vaste?

—Ah! mon fils, je ne sais pas quelle est son étendue. Je me rappelle, cependant, avoir entendu dire qu'il fallait une lune à un kaiak pour en faire le tour.

—Mon père y est demeuré longtemps?

—Deux ans, mon fils. Fait prisonnier par les hommes rouges, je suis resté en captivité jusqu'à ce que j'aie pu m'échapper.

—As-tu connu les parents de Toutou-Mak? interrogea Dubreuil d'un ton mélancolique.

—Non, je n'ai pas connu les parents de la fille adoptée par Triuniak. Je sais seulement que son père commandait les hommes rouges. Elle tomba entre les mains des Uski le jour de notre débarquement dans l'île. Mais comme je fus pris moi-même ce jour-là, je ne savais pas ce qu'elle était devenue, quand, à mon retour, je la retrouvai ici.

—Mon frère pourrait-il me dire quel est le caractère de ces Indiens?

—Je les déteste et je les méprise. Ce sont les enfants d'une chienne et d'un loup, s'écria le vieillard avec autant de dédain que de dégoût.

Vainement Dubreuil essaya-t-il de le questionner davantage sur ce sujet, il n'en put tirer une réponse satisfaisante.

Avec les données et les notions qu'il avait acquises, le capitaine dressa, sur une peau de renne bien passée, une carte des côtes du pays où il supposait être, avec le bras de mer désigné par le vieillard, et l'île de Baccaléos, par rapport à leur position présumée sur le globe.

Tout grossièrement esquissée qu'elle fût, cette carte ne manquait pas d'exactitude.

Sa confection, loin de décourager Guillaume par la vue de la grande distance où il était de sa patrie, lui releva le moral. Il se dit qu'avec un bateau de quelques tonneaux on pourrait franchir l'Océan, ou tout au moins le détroit dont lui avait parié le Groënlandais, de là gagner Baccaléos, et pourquoi pas ensuite les rives de France? Peut-être que, tandis qu'on serait sur l'île, un vaisseau européen y viendrait faire la traite!

Au pis aller, mieux valait cent fois mourir d'une prompte mort au fond de la mer que de périr lentement sur les glaces du Succanunga.

Mais le bateau, où le trouver? Partir en kaiak eût été un suicide? L'ommiah ou le konè n'offrent guère plus de chance! quoique l'un et l'autre soient une embarcation assez spacieuse, où les Esquimaux logent leurs femmes, leurs enfants et leurs effets, quand ils entreprennent quelque lointaine expédition, et quoique ce fût assurément sur ces bateaux qu'ils avaient dû passer à Baccaléos. Mais ils connaissaient la route, étaient en nombre, et rompus à ce genre de navigation.

Dubreuil, pourtant, avait fini par se décider à fuir, à tout hasard, sur un konè, dès que l'hiver serait fini, quand il lui vint une idée.

Il appela Triuniak;

—Mon père, lui dit-il, voudrait-il me faire un présent?

—Tout ce que j'ai est à toi, Innuit-Ili, répondit cordialement l'Esquimau.

—Je désire avoir l'arbre que nous avons trouvé près de la crique à l'Ours.

—Le pin? dit Triuniak:, presque fâché d'avoir engagé sa parole.

—Ce pin?

—Que veut en faire mon fils?

—Je veux faire un grand canot.

—Le Groënlandais se mit à rire.

—Innuit-Ili se moque de Triuniak, dit-il gaiement.

—Tu verras que non, mon père.

La torche de l'espérance était rallumée dans son cerveau. Le capitaine recouvra promptement ses forces, son activité, son intelligence. Donnez un but noble aux passions de l'homme, elles le conduiront bien, elles feront son bonheur, mais, pour Dieu, gardez-vous de les supprimer, car vous ne feriez plus de lui qu'un être faible, mou, sans utilité pour les autres, à charge à lui-même. La passion, c'est le mobile et l'expression de la vitalité.

Que vos efforts tendent donc toujours à lui imprimer une direction utile, jamais à l'étouffer.

Dès qu'il se put lever, Guillaume Dubreuil alla visiter son arbre, enseveli sous six pieds de neige, devant la cabane de Triuniak. Il le fit exhumer. C'était un pin de la grande espèce, dont le tronc mesurait dix toises en longueur et quatre de circonférence.

Sur son emplacement même, le capitaine bâtit une cabane voûtée, avec des moellons taillés dans un banc de neige durcie, sur lesquels on répandit de l'eau chaude pour cimenter la maçonnerie par la gelée. Des disques de glace, placés de distance en distance, éclairaient l'intérieur de la hutte.

Enfermé chaudement dans son chantier, avec une hache de pierre et une bisaiguë en dent de narval, il équarrit le gigantesque pin, lui donna la forme d'un vaisseau; avec le feu et une herminette dont il avait emprunté le tranchant à une défense de morse, il le creusa, l'évida et obtint ainsi une embarcation longue de cinquante pieds, profonde de cinq.

Les Uskimé étaient dans l'admiration. Jamais ils n'avaient vu pareil navire.

Leur surprise ne devait pas en rester là.

Guillaume fit abattre tous les plus gros arbres qu'on put trouver aux environs. Malgré l'imperfection de ses instruments et la mauvaise qualité du bois, il réussit à fabriquer des planches, dont il fit une quille, des bordages et des préceintes pour son vaisseau. Le tout fut recouvert de peaux, afin de le rendre étanche autant que pour le consolider.

Avec ses oeuvres mortes, le bâtiment eut alors sept pieds d'élévation, et une largeur de cinq.

Enchanté d'une construction dont il espérait tant, Guillaume songea à la ponter sur toute son étendue. Mais le bois lui manquait. Il fallut se contenter d'élever deux demi-ponts à la proue et à la poupe, avec une passerelle au-dessus du maître-bau, passerelle destinée à soutenir le mât principal du bâtiment.

On pense bien que, dans ces travaux, Dubreuil fut aidé par Triuniak et plusieurs Uskimé, tous ignorant le but du capitaine, beaucoup comptant toutefois que le navire leur servirait un jour pour opérer une descente sur l'île des Indiens-Rouges.

Seul, Triuniak soupçonnait peut-être les intentions de son hôte. Mais il était trop prudent pour laisser percer ses conjectures.

La coque du bateau terminée, Guillaume s'occupa du gréement. Il eut grand'peine à se procurer l'arbre nécessaire pour son mât principal. Quant aux voiles, aux cordages, les phoques, morses et rennes en firent les frais. Il manquait encore une ancre. L'ingéniosité du capitaine y suppléa. Dans une lourde pierre, façonnée en croissant, il ficha solidement des défenses de walrus: ce furent les pattes, une corne de narval, plantée au milieu du caillou, fut la verge; un fanon et un os de baleine, les jas et l'arganeau.

A la fin de mai, l'oeuvre était terminée: mais Dubreuil avait plus d'une fois besogné sans relâche pendant quinze heures.

Restait une opération d'exécution difficile: le lancement, car on était à plus d'une lieue de la côte.

Tous les traîneaux du village sont rassemblés. Le bâtiment est assujetti sur les uns. Sur les autres, on place ses mâts, ses agrès.

Cinquante chiens sont attelés à la pesante machine, qui s'ébranle et suit bientôt un chenan de glace uni, disposé à cet effet.

On arrive à la côte.

Là, Dubreuil, qui songe à tout, qui veille à tout, a préparé un plan incliné, et un bâti latéral de glaçons, avec un bassin d'eau entièrement libre au-dessous.

Par le moyen de leviers et de rouleaux, le navire est poussé dans le coulisseau, des Uskimé placés derrière, avec des câbles fixés à la poupe, l'empêchent de plonger trop précipitamment dans les flots.

Le capitaine donne un signal convenu, ses hommes filent leurs lignes, et la Toutou-Mak (ainsi Guillaume avait-il baptisé le bateau) glisse doucement et arrive sans accident à la mer, où elle se balance avec grâce, aux acclamations de tous les spectateurs.

Le coeur de Dubreuil était trop plein. Oubliant la compagnie qui l'entourait, il tomba à genoux, éleva ses mains vers le ciel, et remercia celui qui avait inspiré son entreprise et lui avait prêté le courage et l'adresse pour la mener à bien.

Ensuite, il établit le gouvernail, le mat de beaupré et le grand mât au sommet duquel furent arborées les couleurs de France, sous forme d'un pavillon blanc, en duvet de cygne, tissé, hélas! pour un autre usage, par la pauvre Toutou-Mak.

La journée ne pouvait se terminer sans une fête.

Elle eut lieu dans le chantier, Triuniak présida aux préparatifs; tous ceux qui avaient concouru à la construction de la Toutou-Mak y assistèrent avec leurs femmes.

Ce fut, comme toujours, une colossale goinfrerie, aux dépens des troupeaux amphibies de la côte.

Des chants, des danses au son du tambourin, vinrent ensuite seconder le travail de la digestion, et, pour bouquet, les Uskimé se livrèrent fort amicalement à l'échange de leurs huileuses cunè. Un simple rideau de pelleterie tendu dans le fond de la loge voilait seul les doux mystères des Groënlandais, qui, à tour de rôle, allaient s'ébattre dans la voluptueuse retraite.

De bonne heure, Dubreuil avait quitté ses convives et il s'était retiré à bord de son navire; car, craignant que la malveillance de quelque ennemi ne détruisît, par l'eau ou par le feu, l'ouvrage qui lui avait coûté tant de patience, il avait résolu d'en faire sa demeure, jusqu'au jour de son départ.

Le brave capitaine, réfléchissant à ce départ, le désirait et l'appréhendait en même temps. Il lui semblait dur de se sauver comme un criminel, de délaisser Triuniak qui le traitait en fils, et auquel il s'était sincèrement attaché. Si l'Esquimau eût voulu l'accompagner, avec quelle satisfaction il l'aurait associé à sa fortune! Mais Triuniak aimait trop, sans doute, la terre qui l'avait vu naître pour se risquer dans un voyage d'aventure. Le prévenir de ce voyage? Non. Il chercherait à arrêter Dubreuil par telle ou telle considération. Peut-être son dépit de n'être pas écouté le pousserait-il à anéantir le vaisseau!

—Non, non, s'écria Guillaume, je dois mettre à la voile brusquement, sans souffler mot de mon projet, et à la grâce de Dieu!

Cette exclamation venait de lui échapper, le lendemain matin, alors qu'il arrimait différents objets dans sa cabine, quand un kaiak se présenta à la poupe de la Toutou-Mak.

Ce canot amenait Triuniak.

Le Groënlandais monta lestement à bord. Son visage était soucieux. Dubreuil le remarqua, mais il attendit que l'Uski lui fit volontairement part du motif de sa gravité inaccoutumée.

—Mon fils, dit-il, après s'être accroupi sur le plancher, tu ne m'as jamais dit dans quelles intentions tu bâtissais ce grand kuné. J'ai respecté ton secret, je le respecterai encore. Mais, promets-moi, au nom de ce Dieu des blancs, dont tu m'as si souvent entretenu, que tu ne te proposes pas de me quitter.

La question était faite carrément. Impossible de s'y soustraire. Le capitaine prit un parti décisif. Le mensonge lui était odieux. Il répondit donc nettement:

—Je ne te cacherai pas davantage, mon père, que le souvenir de ma patrie me tourmente cruellement. Ni ta bonté, ni ta sollicitude incessante pour moi n'ont pu triompher du sentiment qui m'agite, en songeant à mes chers parents. Ah! ajouta-t-il d'une voix altérée, si ta fille, si Toutou-Mak fût devenue mon épouse, je me serais fixé à jamais dans le pays qu'elle habitait. Mais, depuis qu'elle a disparu, la vue des lieux où elle passa sa jeunesse afflige mon âme. J'ai résolu; de m'en éloigner, de regagner la France, ou de périr dans l'abîme.

—Triuniak le savait, dit l'Uskimé; il comprend, tes chagrins, Innuit-Ili; il n'est point irrité contre toi. Mais pourquoi as-tu douté de sa tendresse?

—O mon père, je n'en ai jamais douté, le ciel m'est témoin! s'écria
Dubreuil.

—Tu t'abuses toi-même, car ce dessein grossissait ton coeur, et tes lèvres étaient muettes.

Le capitaine baissa la tête, et l'Uski continua;

—Si tu réussis, reviendras-tu nous voir?

—Oh! oui, je reviendrai avec des bateaux deux fois plus grands que celui-ci, et des instruments, des provisions pour récompenser les Groënlandais de leur généreuse hospitalité.

—Tu reviendras! répéta Triuniak, d'un air songeur.

—Je te le jure, mon père.

—Si je t'accompagnais, tu me ramènerais avec toi?

Et l'Indien plongea ses yeux perçants dans ceux du jeune homme.

—Quoi! s'exclama-t-il, tu m'accorderais ce bonheur!

—Innuit-Ili, j'ai perdu l'enfant que je chérissais. J'éprouve peu d'affection pour sa soeur. Toutou-Mak n'étant plus, toutes mes tendresses se sont portées sur toi. Je ne puis te laisser partir seul. Dans un rêve, Torngarsuk m'a conseillé d'unir ma destinée à la tienne, si tu t'obstinais à quitter le Succanunga, mais à une condition, c'est de ne point laisser mes ossements sur une terre étrangère!

Le capitaine leva la main en disant:

—Au nom du Dieu des chrétiens, moi Guillaume Dubreuil, naufragé sur cette côte, je prend» l'engageaient solennel, si tu me suis dans ma patrie, Triuniak, de t'y faire respecter et soigner, comme tu m'as fait respecter et soigner ici, et de te reconduire ou faire reconduire au Succanunga dès que tu en manifesteras la volonté.

—Bien, mon fils, j'ai foi en ta parole, dit l'Esquimau en l'embrassant. A présent, nous devons nous hâter de faire nos apprêts, car je crains que l'angekkok-poglit ne fasse incendier ton bâtiment, qu'il prétend être une invention du diable.

—Si nous avions des provisions en abondance, dans deux jours nous voguerions vers la France. Ah! je te remercie de te joindre à moi. Si tu savais, Triuniak, comme mon coeur saignait à la pensée de me séparer de toi.

—Des provisions, dit l'Uskimé! j'ai tout le train de derrière d'un renne, plus de cinquante poissons secs, dix pots d'huile, trois carcasses de morse, et les cinq phoques tués avant hier; n'est-ce pas suffisant?

—Oui, ce serait suffisant, dit Dubreuil, mais l'eau douce! tu n'as pas de vases assez grands pour en mettre la quantité indispensable! voilà ce qui m'inquiète.

—Pas de vases, mon fils! tu oublies les outres dont nous nous servons comme de…

—Ah? tu as raison! tu as raison! je n'y pensais plus! s'écria le capitaine en frappant joyeusement ses mains l'une contre l'autre.

Le soir même, les vivres et l'eau étaient à bord de la Toutou-Mak. Durant la journée suivante Dubreuil et Triuniak y embarquaient leurs armes, leur mobilier, tout ce qu'ils possédaient, ainsi que deux kaiaks et un ommiah, pour servir de chaloupe.

Et le lendemain, après avoir remorqué le navire hors de l'anse où il était mouillé, les deux hardis aventuriers déployaient leurs voiles à une bonne brise nord-est, et quittaient les rives du Groënland, escortés par les sinistres prédictions des habitants du village, que la nouvelle de leur départ avait attirés sur la côte.