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SUSAN GEEY GAEDAIT LES YEUX FIXÉS SUR SON NOM, écrit de la main familière de Bruce. Ses genoux tremblaient.
— Regarde l’autre côté, dit Jennifer d’une voix atone.
Susa retourna l’enveloppe :
À OUVRIR APRÈS MA MORT
Elle se laissa lourdement tomber sur le canapé, le regard rivé à l’enveloppe.
— Maman…
— Viens avec moi, Tommy, dit Jennifer en entraînant l’enfant. Allons dans la cuisine.
Une fois seule, Susan retourna encore l’enveloppe :
SUSAN
Son défunt mari avait écrit son nom en grandes lettres capitales. L’écriture familière lui déchira le cœur. Elle pouvait regarder des photos de Bruce, entendre sa voix sur une cassette, même le voir sur une vidéo. Mais l’écriture était quelque chose de si personnel, de si intime, qu’elle dut regarder un instant ailleurs.
Enfin, elle déchira l’enveloppe, sortit plusieurs feuilles de papier et se mit à lire.
Chère Susan,
Si tu lis cette lettre, c’est que mes soupçons étaient fondés. Au cours des dernières semaines, j’ai espéré être en train de devenir paranoïaque ou même fou. Tout plutôt qu’avoir raison. J’hésite d’ailleurs à t’envoyer cette lettre, parce qu’en le faisant je te mets en danger. Quelqu’un est prêt à tuer pour mettre la main sur ce qui se trouve dans cette enveloppe. Quelqu’un a déjà tué deux fois (trois fois, maintenant que je suis mort) à cause de ce qui se passe à la clinique.
J’aurais voulu pouvoir te donner des conseils sur ce que tu dois faire du contenu de ce paquet, mais je ne peux pas. J’aurais probablement dû aller voir le NIH ou alerter les médias, mais j’ai eu peur des conséquences. J’ai au pouvoir m’en occuper seul. Apparemment, j’ai eu tort. Mais si j’étais allé trouver la presse, j’aurais fait le jeu de nos ennemis, les extrémistes qui veulent supprimer tous les fonds alloués à la recherche contre le sida. À présent, c’est à toi de prendre la décision.
À quel moment les choses ont-elles déraillé ? Je ne sais pas. Quand ai-je conçu mes premiers soupçons ? Là encore, difficile à dire : peut-être après le premier meurtre, celui de Scott Trian, mais plus probablement après que Bill Whitherson a eu subi le même sort. Harvey et Eric avaient peur que quelqu’un s’en prenne à nos patients guéris. Autre chose me troublait cependant : la dégradation soudaine de l’état de santé de Trian et Whitherson. Nous avons tous considéré qu’ils subissaient les effets indésirables du SRI, mais si ce n’était pas le cas ? Si c’était lié au sida ?
À présent qu’ils étaient morts et enterrés, il n’y avait plus moyen de vérifier. J’ai abordé la question avec Harvey, qui m’a envoyé promener, ce qui ne lui ressemble pas. Plus j’insistais, plus il devenait hostile. « De quel bord es-tu ? me rétorquait-il. Si tu penses que le traitement ne marche pas, va refaire les analyses de Krutzer, Leander et Singer. »
C’est ce que j’ai fait. Et j’ai été soulagé de voir qu’ils étaient séronégatifs. Mais ils n’avaient pas été traités aussi longtemps que Trian et Whitherson. Ça me turlupinait. J’ai pensé en reparler avec Harvey, puis décidé qu’il valait mieux ne pas le faire. Il était dans tous ses états à cause des coupes budgétaires prévues. Les membres du comité allaient se jeter sur nous comme des vautours sur un animal blessé. La compétition pour obtenir des subventions est invraisemblable. On passe plus de temps à essayer de sauvegarder nos crédits qu’à soigner les malades – c’est une honte, mais c’est la vérité.
J’ai décidé de faire une prise de sang à Riccardo Martino, à l’insu d’Harvey, et de procéder à des analyses (voir le paquet joint). Quand j’ai eu les résultats du Western-Blot et du test Elisa, j’ai eu un choc. Martino était séropositif Il avait le sida. Paniqué, je me suis précipité vers le bureau d’Harvey pour lui annoncer la nouvelle. Puis quelque chose m’a retenu. J’avais toujours été intimidé par le dévouement total d’Harvey, mais pour la première fois j’avais littéralement peur de lui. Les autorités étaient sur le point de fermer le robinet financier, et je savais qu’Harvey aurait fait n’importe quoi pour que la clinique continue de fonctionner. Jusqu’où était-il capable d’aller ?
Je suis entré calmement dans son bureau et lui ai demandé quand il comptait procéder à de nouveaux tests sur Martino. Il m’a répondu que les résultats devraient être prêts le lendemain. Inutile de te dire que je n’ai pas dormi de la nuit. Dès que je me suis réveillé, j’ai foncé au labo, trouvé le numéro de code de Martino et regardé les prélèvements de sang. Imagine ma surprise quand j’ai découvert qu’aussi bien le Western-Blot que le test Elisa montraient Martino séronégatif.
Comment était-ce possible ? L’un des tests était-il faux ? Le SRI marchait-il finalement ? Était-ce une guérison définitive, ou seulement temporaire ? Et qu’en était-il des meurtres de Trian et Whitherson ? S’agissait-il d’un complot pour détruire la clinique ? D’une terrible coïncidence ? Ou y avait-il autre chose ?
D’un autre côté, j’avais fait moi-même des analyses sur Krutzer, Leander et Singer, et tous trois étaient guéris. Il n’y avait aucun doute là-dessus. De quoi soupçon-nais-je Harvey exactement ? D’avoir falsifié les données de certains patients et pas d’autres ? Ça n’avait pas de sens. De plus, c’était Winston O’Connor qui s’occupait de la plupart des tests. Parfois Eric. Harvey, lui, faisait très peu de travail de laboratoire.
Ça m’a pris un certain temps, mais j’ai fini par comprendre ce qu’il fabriquait. Les preuves des crimes d’Harvey sont dans le paquet joint.
Mon avion arrive à destination. Au risque de paraître mélodramatique, je ne sais pas ce qui va se passer une fois que j’aurai atterri. Je vais donc t’épargner les longues explications et te donner quelques instructions spécifiques. Dans l’enveloppe, tu trouveras mes notes personnelles sur chaque patient. J’ai récupéré des échantillons de sang dans notre entrepôt de Bangkok. Selon les règles de la clinique, tous les prélèvements, une fois analysés, sont conditionnés soit par Eric soit par O’Connor et envoyés là-bas. Tu verras qu’il y a deux échantillons par patient, étiquetés A et B. L’échantillon A a été prélevé à l’arrivée de chaque patient (donc séropositif). L’échantillon B a été prélevé après guérison (donc séronégatif). Tu dois trouver quelqu’un de confiance pour procéder à des tests ADN sur les deux échantillons. S’ils ne correspondent pas, l’évidence s’imposera.
L’avion a atterri. J’ignore si Harvey agit seul ou non. Je ne peux pas croire qu’il ait massacré Trian et Whitherson de ses propres mains, donc je suppose qu’il a des complices. Je suis sûr qu’il est après moi. Je vais me cacher ce soir. Demain, je le confronterai à la clinique, devant témoins, et je serai en sécurité. Si tu es en train de lire cette lettre, c’est que j’ai fait une erreur quelque part. Sache que je t’aime, Susan, et que je suis désolé du mal que je t’ai fait. Dis à Tommy que son père l’aime et qu’il sera toujours avec lui.
Adieu,
Susan, Bruce
Pendant un long moment, Susan resta là sans bouger.
— Jennifer ? appela-t-elle enfin.
Sa sœur la rejoignit dans le salon.
— Dans sa lettre, Bruce parle d’un paquet.
— Je l’ai envoyé à Harvey hier. Il pensait que ça pouvait être important.
Susan se leva d’un bond.
— Quelqu’un d’autre est au courant ?
— Uniquement Sara. Elle est avec Harvey en ce moment.
— Je suis vraiment désolé, Sara, dit Harvey, faisant passer le pistolet de sa main gauche à sa main droite. Je ne voulais pas te faire de mal.
Sara le contemplait avec un mélange d’incrédulité et de dégoût.
— Toi ? C’est toi qui as assassiné tes patients ?
— Non, pas assassinés. Sacrifiés. Je ne suis pas un monstre, Sara.
Elle désigna le corps derrière elle.
— Va dire ça à Eric.
Il sourit de son sourire las.
— Tu ne comprends pas.
Comme elle se taisait, il poursuivit :
— Dès le début, ça a été un combat impossible. Des gens puissants ont essayé de nous détruire. Tu n’imagines pas à quel point on a dû se battre pour obtenir les premiers financements.
La voix de Sara, quand elle finit par parler, était caverneuse.
— Tu as assassiné tes propres patients ?
— Ils étaient déjà en train de mourir.
— De quoi ?
— Du sida.
— Je croyais qu’ils étaient guéris.
— Non, dit-il avec un sourire triste. Je t’en prie, Sara, tu me connais depuis longtemps. Je ne suis pas mauvais. Je veux que tu comprennes avant…
— Avant quoi ?
— Désolé, j’aurais voulu que ça se passe autrement, mais je n’ai pas le choix. Dès que Jennifer t’a parlé du paquet de Bruce, ton sort était scellé. Je n’aurai pas de mal à la convaincre que l’enveloppe de Bruce n’a aucun rapport avec le Poignardeur de gays. Mais toi, tu aurais insisté pour faire les tests ADN.
— Tu vas me tuer.
Ce n’était pas une question.
— Tu devras être sacrifiée, oui.
— Et tu vas tuer notre bébé.
Il grimaça.
— J’aurais aimé ne pas y être obligé. Vois-tu, Sara, le sida est une maladie qui ne ressemble à aucune autre. Pendant une minute, le monde entier se concentre dessus ; la minute d’après, tout le monde s’en fout. J’ai dû trouver un moyen de maintenir l’intérêt.
— Le SRI ne marche pas, c’est ça ? Il n’a jamais marché. Tout ça n’était qu’un mensonge.
— Il a parfaitement marché au cours des tests sur les animaux. Même la FDA l’a admis. Le problème, c’est que nous n’avons pas encore réussi à le rendre efficace sur les humains. Mais c’est juste une question de temps avant…
— Donc, Michael est condamné ?
Il secoua la tête.
— Je suis si proche du but, Sara, si proche ! J’avais seulement besoin d’un tout petit peu plus de temps pour améliorer la formule. Mais notre subvention n’allait pas être renouvelée. Sanders et ses associés allaient y veiller. On allait nous supprimer nos financements. Je devais trouver un moyen pour les pérenniser.
— Donc, tu as prétendu avoir découvert un traitement.
— C’était facile, c’est moi qui ai fait les analyses sanguines de Trian, Whitherson et Martino. Il m’a suffi de remplacer leurs échantillons de sang par ceux de personnes séronégatives.
— Alors, quel besoin as-tu eu de les tuer ?
— Ils étaient en train de mourir. Grâce au SRI, ils ont connu une rémission temporaire, mais ensuite le traitement a accéléré leur dégradation. Pendant un temps, j’ai prétendu que ça faisait partie des effets indésirables du traitement. Puis il a fallu que je me débarrasse des preuves. De toute façon, le virus du sida les aurait tués en un mois ou deux.
— Donc, tu les as fait assassiner.
— J’ai seulement accéléré l’inévitable. Je l’ai fait pour eux, Sara, pas pour moi.
— Pour eux ? C’est pour eux que tu les as privés de leurs derniers mois de vie ?
— Je ne voulais pas qu’ils meurent en vain. Je voulais que leur mort ait un sens, qu’elle serve à la lutte contre le sida.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Les yeux d’Harvey étincelaient.
— La publicité, Sara. La presse ne s’intéresse pas longtemps aux avancées médicales, mais donne-leur un Poignardeur de gays et tu obtiens une couverture nationale. Regarde le reportage de News-Flash. Parker a consacré plus de temps aux meurtres qu’à la recherche contre le sida. Les meurtres ont remué les foules d’une manière dont aurait pu s’enorgueillir Sanders. Depuis l’émission, les dons n’ont cessé d’affluer, non seulement parce qu’on est près de trouver un traitement, mais parce que les gens sont scandalisés par ces assassinats.
Sara s’agrippa à sa canne.
— Tu es un grand malade !
— Non, Sara, je suis rationnel. Je raisonne en termes de coûts et de bénéfices. Trian, Whitherson et Martino allaient connaître une agonie atroce et douloureuse à cause du sida. Au lieu de quoi, ils sont morts sans douleur en concourant à la recherche d’un traitement.
— La torture et la mutilation, tu appelles ça une mort sans douleur ?
Le sourire d’Harvey s’évanouit.
— Ça n’aurait pas dû arriver. C’est la faute du tueur. Dès que je l’ai su, j’y ai mis un terme. C’était une erreur.
— Et Bruce et Janice étaient aussi des « erreurs » ?
— Je ne leur voulais aucun mal. Bruce a découvert la vérité. Il fallait le faire taire. Et George a été obligé de supprimer Janice quand elle l’a surpris près de la chambre de Michael. Il s’agit d’accidents. Je les regrette plus que quiconque. Je n’en dors plus la nuit. Mais je dois oublier ma douleur. Quand je pense à mon objectif, Sara, quand je pense à la possibilité de guérir le sida, la vie de quelques-uns ne compte pas. Il ne s’agit pas de sauver quelques centaines de vies. Il s’agit d’en sauver des milliers, voire des millions.
— Donc, ils sont négligeables ? La fin justifie les moyens ?
— Quand la fin est aussi cruciale qu’un remède contre le sida, bien sûr. Tu ne sacrifierais pas une personne pour en sauver un millier ? Si tu pouvais remonter le temps, est-ce que tu ne tuerais pas Hitler pour l’empêcher de tuer six millions de juifs ?
— Ne compare pas d’innocentes victimes à Hitler.
— Là n’est pas la question et tu le sais. Je parle de vie et de mort. Parfois, des innocents doivent souffrir, ça fait partie de la vie. Est-ce que toute personne généreuse ne voudrait pas se sacrifier pour sauver ses semblables par milliers ?
— Pourquoi as-tu éliminé Bradley Jenkins ? Il ne comptait pas au nombre de tes patients guéris.
— Mais sa santé se dégradait, et pour te dire la vérité, j’avais très peur de la réaction de son père s’il mourait alors qu’il suivait mon traitement. Ç’aurait été désastreux pour la clinique.
— C’est pourquoi tu l’as « sacrifié », lui aussi ?
— Pas seulement.
Harvey prit une profonde inspiration. Il tenta de sourire, mais son sourire n’atteignit pas ses yeux.
— Bradley a été la troisième victime du Poignardeur de gays. La presse avait plus ou moins ignoré les deux premières. Pourquoi ? Parce que Trian et Whitherson n’étaient que deux homosexuels anonymes dont tout le monde se fichait. Il aurait fallu en tuer dix comme eux avant d’attirer l’attention des médias. Mais lorsque le tueur s’en est pris au fils d’un sénateur, lorsque le corps mutilé de Bradley a été découvert derrière un bar gay, là, la presse s’est scandalisée. Tu es journaliste, Sara. Penses-y. Quand la presse a-t-elle commencé à s’intéresser à l’affaire ? Pas avant le meurtre de Bradley. À ce moment-là seulement, la vague de sympathie est née. Je n’ai plus eu qu’à révéler le lien avec la clinique.
— Et c’est là que tu t’es servi de moi.
— Tu m’as aidé à financer la clinique.
— Pourquoi avoir tué Eric ?
— À un moment, il est devenu soupçonneux. Pire, il a eu une preuve grâce au prélèvement de sang sur Michael. J’ai essayé de le raisonner. De lui expliquer pourquoi il fallait en arriver là. Mais il n’a pas voulu m’écouter. Il avait déjà essayé de contacter Markey et s’apprêtait à lui révéler la vérité. Je devais l’arrêter avant que le sous-secrétaire le rappelle.
— Quel rapport avec le sang de Michael ?
Harvey s’avança vers Sara, attrapa un tabouret et se laissa tomber dessus.
— C’est simple. Michael n’a pas le sida.
Le cœur de Sara se contracta dans sa poitrine. C’est à peine si elle put respirer.
— Quoi ?
— Inversion des rôles, Sara. Pour faire croire que Trian, Whitherson et Martino étaient guéris, j’ai interverti leur sang avec du sang sain. Dans le cas de Michael, j’ai fait l’inverse. Il a été diagnostiqué séropositif, mais il ne l’a jamais été.
— Et ses symptômes ? Les maux de ventre, la jaunisse ?
— Oh, Michael souffre bien d’une hépatite. Il n’y a rien de plus facile à inoculer. Il suffit de piquer avec une seringue contaminée. Tu te souviens du jour où il est venu me voir avec la grippe, il y a quelques mois ? Je l’ai infecté quand je lui ai fait une piqûre à ce moment-là.
— Espèce de salaud…
— Ensuite, j’ai attendu de voir apparaître les symptômes. La transfusion qu’il a eue aux Bahamas m’a donné une excuse pour lui faire passer un test du VIH.
Ses mots bombardaient Sara, mais elle n’avait aucun moyen de s’en protéger.
— Pourquoi…, commença-t-elle, avant que sa voix ne l’abandonne.
— Pourquoi j’ai fait croire que Michael avait le sida ? C’est évident. Pour qu’il l’annonce publiquement. Qu’il alerte des millions de gens qui ignoraient la menace en s’imaginant que c’était une maladie d’homosexuels. Une star du basket comme Michael, beau, populaire et en bonne santé, pouvait attirer l’attention du public. Il pouvait ouvrir les yeux du monde. Son nom seul aurait financé mes recherches pendant des années.
À mesure que sa rage montait, Sara serrait plus fort sa canne.
— Il était ton ami.
— Mais tu ne vois donc pas que j’avais raison ? Michael a accompli ce miracle. Le fait qu’il ait été hétérosexuel et marié à la belle et célèbre Sara Lowell n’y a pas été pour rien, même si Sanders a tenté de noircir sa réputation en manipulant son beau-père.
— Ordure ! s’écria-t-elle. Et ensuite ? Quand avais-tu l’intention de le « guérir » et d’apparaître comme un héros ?
— Pas moi. Jamais moi. Tout était pour la clinique. Pour la recherche d’un traitement contre le sida.
— Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Michael t’aimait !
Harvey lui lança un regard étrange.
— Moi aussi, je l’aimais. J’aurais fait n’importe quoi pour lui si je n’avais eu besoin de quelqu’un comme lui. Et réfléchis, Sara. Où est le mal ? Il n’a jamais eu le sida. L’hépatite, quand elle est soignée tout de suite, n’est pas très dangereuse. Sa vie n’a jamais été en danger. Certes, il aurait dû arrêter le basket pendant quelque temps, et après ? Il est à la fin de sa carrière. Et quand bien même, ç’aurait été un petit prix à payer pour un si grand bien.
— Tu es complètement fou.
— Tu ne m’écoutes pas.
— Je ne veux pas t’écouter. Ce que je veux, c’est t’arracher les yeux. Te fracasser le crâne avec ma canne.
Il pointa le pistolet.
— Sara…
— Mon père avait raison en ce qui te concerne. Tu es exactement comme lui – en pire. Aveuglé par ton obsession. Je ne veux plus entendre tes justifications, je veux juste savoir où est mon mari.
Le visage d’Harvey s’assombrit.
— Je n’avais pas prévu de faire enlever Michael. Je pensais le garder à la clinique un mois ou deux, puis l’envoyer en hôpital de jour pour qu’il puisse mener une vie relativement normale. Dans un an environ, quand le vaccin contre le sida aurait été au point, je lui aurais fait passer un test VIH et l’aurais déclaré guéri. Mais des gens se sont mis en travers de mon chemin.
— Qui ?
— Sanders et ses acolytes.
— Qu’est-ce qu’ils ont à voir avec Michael ?
— Après le reportage de News-Flash, tu te souviens que Markey est venu me voir à la clinique ? Les autorités voulaient des preuves de l’efficacité du SRI. Ils ont donc eu l’idée d’utiliser Michael comme cas clinique et de surveiller ses progrès depuis le début. J’ai hurlé que le gouvernement voulait ralentir mes recherches, mais en réalité…
— … tu craignais qu’ils se rendent compte de la supercherie.
— Il suffisait qu’ils fassent un test VIH sur Michael pour que tout mon travail soit détruit. Markey devait m’envoyer ses employés le lendemain. Je n’avais pas le choix. Je devais éloigner Michael. J’ai donc demandé à George de le kidnapper.
— Où est-il maintenant ?
Au lieu de répondre à la question, il baissa les yeux vers son pistolet.
— Je suis obligé de te tuer, Sara. Je suis désolé.
— C’est quoi, ton plan, cette fois ? Comment vas-tu expliquer ma mort et celle d’Eric ?
— Tout simplement. Eric t’a supprimée parce que tu as découvert la vérité le concernant. Puis il a fui. Disparu.
— Quelle vérité ?
— Qu’il était derrière l’affaire du Poignardeur de gays. D’abord, je révélerai l’existence de la conspiration de Sanders. Cassandra, qui sera dévastée par ta mort, s’empressera de collaborer. À partir de là, il ne sera pas difficile de convaincre la presse qu’Eric faisait partie du complot. Les médias vont adorer : Goliath contre David, le puissant gouvernement qui s’en prend à la petite clinique. L’argent va affluer.
Harvey arma le pistolet.
— La police cherchera Eric. Ils finiront peut-être même par le retrouver. Dans ce cas, ils s’imagineront que ses « associés » l’ont éliminé pour le faire taire. Les médias raffolent de ce genre d’affaires.
— Tu ne réussiras jamais à rattacher les conspirateurs aux meurtres.
— Inutile. Les soupçons suffiront.
— Max découvrira la vérité.
— Tu lui accordes trop de crédit, Sara. Toutes les preuves ont disparu. J’ai tué Martino avec une injection de cyanure. Les prélèvements de sang envoyés par Bruce ont été détruits. Il n’y a rien qui me relie aux meurtres… à part toi.
Un million de questions se bousculaient dans l’esprit de Sara, mais une seule importait vraiment :
— Où est Michael ?
— Quand j’ai compris que Bernstein était au courant pour George, j’ai demandé à ce dernier de détruire mes entrepôts à Bangkok.
— Qu’as-tu fait de Michael ?
— Il est mort, Sara. George l’a tué. Je l’ai supplié de ne pas le faire, mais il a raccroché et…
On frappa à la porte du labo.
— Docteur Riker ?
Une infirmière.
— Si tu cries, je la tue elle aussi, dit Harvey, les dents serrées.
Nouveau coup à la porte.
— Docteur Riker ?
— Je suis en plein milieu d’une expérience ! C’est important ?
— Oui, docteur.
— Une seconde.
Il se tourna vers Sara. Ses grands yeux verts ne trahissaient plus que sa peur et une haine sans nom.
— Entre dans la pièce réfrigérée, murmura-t-il.
— Tu as tué Michael.
— Ne m’oblige pas à tuer aussi l’infirmière.
Elle savait que ce n’était pas une menace en l’air.
— Pose ta canne par terre et fais ce que je t’ai dit. Tout de suite.
Sans le quitter des yeux, Sara laissa tomber sa canne et recula lentement. Son pied heurta quelque chose. Elle se rendit compte avec horreur qu’il s’agissait du corps d’Eric Blake.
— La pièce est insonorisée, donc inutile d’essayer de crier, dit Harvey.
Un grand froid enveloppa Sara quand Harvey referma la porte qu’il verrouilla avec un cadenas. Puis il traversa le labo et sortit.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à l’infirmière.
— C’est Michael Silverman, dit-elle. Il est ici.
— Quoi ?
— Il vient d’arriver de Bangkok.
La sirène hurlait.
— Plus vite, Willie !
— Bon sang, Tic, je ne peux pas pousser les voitures.
— Alors, montez sur les trottoirs !
— Tenez, dit Monticelli en lui tendant un stylo. Mâchez votre tétine et racontez-moi ce qui se passe.
— J’ai été idiot, voilà ce qui se passe.
Max jeta le stylo par terre.
— J’ai consacré tant de temps à essayer de trouver qui voulait détruire la clinique que je n’ai pas vu ce qui crevait les yeux.
— C’est-à-dire ?
— Que les meurtres favorisaient la clinique, au lieu de lui nuire.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ?
— Je viens d’avoir les résultats des analyses. Martino était séropositif ; Krutzer, Leander et Singer, séronégatifs.
— Je croyais que Martino avait été guéri par ce traitement miracle.
— Le SRI n’est pas un traitement miracle. Il ne marche pas. Harvey Riker a tout falsifié.
— Le patron de la clinique ?
Max hocha la tête.
— Au début, j’ai soupçonné son assistant, Eric Blake. Mais j’ai eu la preuve que non. Le soir de l’enlèvement de Michael, au moment de quitter la clinique, Sara a croisé Blake. Il remontait déposer quelque chose au labo. Sara lui a proposé de le faire à sa place. Si Eric Blake avait été impliqué dans l’enlèvement, il ne l’aurait jamais laissée remonter.
— Si je vous suis bien, ce Riker a fait croire à tout le monde qu’il avait trouvé un traitement ?
— Exact.
— Mais ce n’est pas lui qui réalisait les tests. Vous m’aviez dit que c’étaient les autres médecins qui s’en chargeaient.
— Oui, selon un système de rotation. Regardez. Les trois victimes des meurtres sont Trian, Whitherson et Martino. Tous les trois ont été admis par Bruce Grey. Grey a procédé à des analyses, conclu qu’ils avaient le sida et les a admis. Puis Riker a pris le relais. Il a effectué personnellement les prises de sang utilisées pour déterminer s’ils étaient guéris. Il a dû envoyer au labo des échantillons différents, appartenant à des gens qui n’ont jamais eu le sida. Évidemment, quand les résultats sont revenus du labo, ils étaient négatifs. Donc les patients étaient « guéris ». Un miracle.
— D’accord, mais Bruce Grey a effectué les deuxièmes analyses de certains patients, non ? Et vous m’avez bien dit que les trois types mis en lieu sûr ont été testés négatifs par le Dr Zry ?
Max sourit.
— Krutzer, Leander et Singer ne sont pas guéris, dit-il, pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais eu le sida.
— Quoi ?
— Tous les trois ont été admis par Harvey Riker. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il a falsifié les résultats dès le départ, en substituant leurs prélèvements sains par des échantillons de sang infectés par le virus.
— Bon sang de bois ! s’exclama Willie.
— Comme vous dites. Ensuite, Harvey les a probablement infectés avec le virus de la grippe pour qu’ils aient l’air vraiment malades. Quand, plus tard, Grey a refait des analyses, elles se sont révélées négatives. Conclusion : ils étaient « guéris ».
— Incroyable ! Quand avez-vous commencé à comprendre ?
— Quand George Camron s’est plaint d’avoir été payé en retard. Au début, je n’y ai pas prêté attention, puis ça m’est revenu. Pourquoi avait-il soudain été payé ? Comment le commanditaire avait-il soudain trouvé de l’argent ? Puis je me suis rappelé ma première question : À qui profite le crime ? Qui obtient le soutien des médias ? Qui met la pression sur ses ennemis pour garder ses subventions ?
— La clinique.
— Précisément. Tous les dons obtenus après le reportage de News-Flash sont allés directement à la clinique.
— Riker a utilisé cet argent pour payer le tueur ?
— Une partie. Camron m’a aussi dit qu’il n’avait pas tué Martino. Alors, qui ? Riker est le dernier à l’avoir vu vivant. Il a dû lui faire une piqûre de cyanure quelques minutes avant qu’O’Connor ne l’assomme.
— Et vous avez le mobile de tous ces crimes ?
Max réfléchit avant de répondre.
— Un mobile altruiste, quoique complètement tordu : Riker s’imaginait pouvoir guérir le sida. Il voulait absolument conserver les subventions pour sa clinique, mais au bout d’un an il a dû se rendre compte qu’il devait frapper un grand coup pour ne pas perdre son financement. C’est là qu’il a inventé cette histoire de traitement miracle. Mais il savait aussi que Trian, Whitherson et Martino finiraient tôt ou tard par mourir. Donc, il lui a fallu trouver des patients qui résisteraient aux examens. Et c’est à ce moment-là qu’il a admis Krutzer, Leander et Singer.
Willie dépassa une camionnette.
— Jolie théorie, Tic. Vous avez des preuves ?
— J’en aurai. Grâce à l’entrepôt de Bangkok. Tous les échantillons de sang y sont conservés. Il a demandé à Camron de le détruire.
— Sauf que vous avez arrêté Camron avant.
— Le colonel T et ses hommes surveillent l’entrepôt jour et nuit. Quand on analysera les échantillons entreposés là-bas, on se rendra compte que le sang prélevé lors de l’admission des patients n’est pas le même que celui testé plus tard, au moment de la guérison. C’est pour ça que Riker a choisi de les garder là-bas : c’est loin, et Markey et les autorités auraient eu du mal à mettre la main dessus.
— Affaire résolue, donc.
— Je l’espère.
— Vous pensez qu’Harvey se doute que vous l’avez démasqué ?
— Non, je ne crois pas.
— Alors, calmez-vous. On y est presque.
— Oui… mais Sara est toute seule avec lui.
Il faisait tellement froid.
Sara eut beau se recroqueviller, le froid lui traversait la peau pour se loger jusque dans ses os. Elle fut prise d’une quinte de toux. Le corps d’Eric était couché à ses pieds, en position fœtale. Il avait les yeux fermés et le cou transpercé par la balle. Elle se demanda comment Michael était mort. Avait-il été torturé, ou cela avait-il été rapide ? Elle ravala ses larmes et s’efforça de penser clairement. Pour leur enfant, elle devait trouver un moyen de sortir d’ici.
La porte était cadenassée. Rien à espérer de ce côté-là. Son corps tout entier fut secoué par une nouvelle toux. Elle sentait le froid s’installer dans ses poumons. Ses lèvres tremblaient. Son énergie la quittait. Recroquevillée par terre, elle fit des yeux le tour de la petite pièce. Les étagères étaient garnies de matériaux divers : des tubes à essai marqués 87m322, 98k003 ; des vases à bec étiquetés NaOH, S02, H2S04, H3P04, HCI et CHC13.
Posant la tête sur ses genoux, Sara songea à Michael et pleura. Jamais elle n’avait connu pareille solitude, pareil désespoir. Le froid devenait insupportable. Ses doigts s’engourdirent. Ses forces l’abandonnaient petit à petit. Elle essaya de se concentrer sur une chanson de Blue Oyster Cult pour se maintenir éveillée, mais se sentit glisser dans l’engourdissement.
Harvey n’allait pas tarder à revenir, et tout serait fini. Michael était mort.
Elle allait bientôt le rejoindre.
Ses paupières s’alourdirent.