8

 

 

LA SONNERIE DU TÉLÉPHONE TIRA GEORGE DU SOMMEIL. Aussitôt en alerte, il décrocha avant la deuxième sonnerie.

— Allô ?

— Vous avez lu les journaux du matin ?

George se redressa et consulta sa montre. La voix, à l’autre bout du fil, paraissait différente – toujours agitée et tendue, mais aussi chargée d’autre chose. De peur. Et peut-être de colère.

— Non, pourquoi ? J’aurais dû ?

— D’après le Herald, le Poignardeur de gays a torturé et castré Scott Trian avant de le tuer.

— Vous avez l’air contrarié.

— Ils étaient censés mourir instantanément, bon sang ! Je n’ai jamais parlé de torture ou de mutilation.

— Si vous n’êtes pas satisfait de mon travail…

— Pas satisfait ? Je croyais avoir affaire à un professionnel, mais vous n’êtes qu’un psychopathe !

— Je suivais vos ordres, dit George. La mutilation, c’était pour faire plus crédible. Vous avez aussi dû lire que tout s’est bien passé avec le meurtre de Jenkins. J’ai abandonné le corps à l’endroit demandé.

— L’avez-vous… l’avez-vous défiguré ?

— Il est mort du premier coup de couteau. Même chose pour Whitherson.

— Vous en êtes sûr ?

— Ne m’obligez pas à me répéter.

— Alors, jurez-moi que les autres ne souffriront pas.

George faillit sourire.

— Je ne suis que l’exécuteur, qui appuie sur la détente ou retire la goupille. Mais vous, vous êtes le juge et le jury. C’est vous qui ordonnez leur mort.

— Non. C’est faux.

Il y eut un autre silence, avant que la voix reprenne :

— Promettez-moi qu’aucun autre ne sera inutilement torturé.

— OK. Mais je vous assure que c’était pour le mieux.

Son correspondant lâcha une longue expiration.

— La situation a changé. Vous allez devoir faire plus attention. La police va commencer à surveiller.

— Surveiller quoi ? demanda George. Ils ne vont pas mettre un flic derrière chaque pédé de Manhattan… sauf s’il y a autre chose.

— Autre chose ? Je ne saisis pas.

— Je crois que si, dit George. Écoutez, je me fiche de qui vous êtes et de la raison pour laquelle vous voulez tuer ces types. Ce n’est pas mon affaire. En revanche, je dois savoir ce que pense la police. Je dois connaître le vrai lien entre les victimes afin de pouvoir me préparer correctement. Sinon, des erreurs risquent d’être commises.

Silence.

— J’ai raison de croire que ces hommes ont autre chose en commun que leur homosexualité ?

— Ils sont tous traités dans une clinique spécialisée dans la lutte contre le sida.

— Et le Dr Grey travaillait dans cette clinique ?

— Oui.

— Et les flics savent tout ça ?

— Presque tout. Quant au reste, ils ne tarderont pas à le savoir.

— Donc, il n’est pas impossible qu’ils enquêtent sur le suicide de Bruce Grey.

— Pas impossible, non.

George réfléchit un instant.

— J’ai une idée, mais ce sera coûteux pour vous.

— Je vous écoute.

— Je peux éliminer quelques pédés au hasard.

— Non !

— Écoutez-moi jusqu’au bout. Je tue deux pédés qui n’ont pas le sida ou qui ne sont pas traités dans cette clinique. J’embrouille les flics. Pour que ça ressemble vraiment à un acte de psychopathe homophobe.

— Non !

— Ou alors, je change de méthode pour les suivants. Je fais en sorte que ça ait l’air d’un accident ou, mieux encore, d’un suicide. Si ces types ont le sida et sont condamnés, un suicide ne fera pas l’objet d’une enquête trop poussée.

— Les policiers s’attendront à quelque chose comme ça. Vous ne vous en tireriez pas.

— Ça vaut le coup d’essayer.

— Non, je veux que vous vous en teniez à la même méthode, sauf avis contraire de ma part.

George haussa les épaules.

— OK, c’est vous qui payez.

— Et n’oubliez pas : seuls ceux que je désignerai doivent trouver la mort.

— Pas trouver la mort.

— Pardon ?

— Ils ne trouvent pas la mort, dit George. Ils sont assassinés.

 

— Tu déjeunes ici tous les midis ? demanda Sara.

— Non, répondit Eric Blake.

Ils poussèrent leurs plateaux sur la glissière du self-service de l’hôpital. La salle était pleine de médecins, d’infirmières et de techniciens de laboratoire, tous vêtus de blouses blanches ou de tabliers bleus ornés des mots « PROPRIÉTÉ DU COLUMBIA PRESBYTERIAN – NE PAS EMPORTER ». Les hommes n’étaient pas rasés, les femmes avaient des poches sous les yeux : tous paraissaient épuisés à force d’enchaîner des gardes de quarante heures.

Découvrant la pizza de l’hôpital, Sara plissa le nez.

— Eric, c’est normal que la mozzarella soit verte ?

— C’est un des meilleurs plats au menu.

— Je crois que je vais m’abstenir.

— Je peux nous faire livrer du chinois, si tu veux.

Elle secoua la tête.

— Michael me tuerait. Il n’a pas mangé chinois depuis deux jours et souffre déjà du manque.

Ils trouvèrent une table au calme dans le fond.

— Comment se sent-il ? demanda Eric. Je n’ai pas eu le temps de passer le voir aujourd’hui.

— À peu près pareil. En ce moment, il fait la sieste. Mais je ne sais pas… Je ne le trouve vraiment pas en forme.

— Il se remettra.

Eric ouvrit soigneusement sa brique de lait. Et alors que tout le monde, autour d’eux, buvait à la bouteille, le médecin remplit son verre et le porta à ses lèvres.

— Tu sais, ça me fait drôle de voir Michael ici. Comme une désagréable sensation de déjà-vu.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ça me rappelle notre enfance. À l’époque où le beau-père de Michael le battait.

Sara fit la grimace.

— Il n’en parle presque jamais.

— Je sais, et je le comprends. C’était une période sombre, qui gagne à être oubliée.

Sara hocha lentement la tête, imaginant Michael sous les traits d’un enfant sans défense sur un lit d’hôpital. Une vague d’angoisse et de colère monta en elle. En pensée, elle revint cinq ans en arrière, quand elle avait pour la première fois entendu parler du passé de Michael, quelques heures avant de faire sa connaissance.

— Je veux que tu fasses une interview de Michael Silverman, lui avait dit Larry Simmons, le directeur de la rédaction du New York Herald.

— Le joueur de basket ?

— Lui-même.

— Pourquoi ? Le basket n’est pas franchement ma spécialité.

— Ce n’est pas le basket qui m’intéresse, c’est l’homme. On est en plein dans les finales de la NBA et tout le monde parle des prouesses de Silverman sur le terrain. Mais d’où vient-il ? Comment ce petit juif du New Jersey est-il devenu cet athlète extraordinaire ?

— Le sujet n’a pas déjà été traité ?

— Tous ceux qui ont essayé se sont cassé les dents. Silverman refuse de parler de sa vie privée à la presse. Pose-lui des questions sur les tirs en suspension ou les paniers, et il sera aussi prolixe que Proust. Mais si tu l’interroges sur sa jeunesse, il se refermera comme une huître.

— Qu’attends-tu de moi, exactement ?

— Que tu le fasses parler. Que tu découvres qui il est. Sois honnête et franche avec lui. Si ça ne marche pas, sois retorse.

Elle avait ri.

— Et si aucune des deux méthodes ne marche, je lui tape sur la tête avec ma canne ?

— C’est toi qui l’as dit.

Une demi-heure plus tard, elle appelait Michael chez lui.

— Monsieur Silverman ?

— Oui ?

— Je m’appelle Sara Lowell. Je suis journaliste au New York Herald.

— Ah, oui, répondit Michael, j'ai déjà lu vos papiers, mademoiselle Lowell. J’ai bien aimé le dossier que vous avez consacré au commissaire au logement. Très intéressant.

— Merci.

— Maintenant, dites-moi, que puis-je faire pour vous ?

Sara n’en revenait pas. Elle s’était attendue à parler à un ogre, ou du moins à un homme méfiant à l’égard de la presse. Or il se révélait très poli, même aimable.

— J’aimerais beaucoup vous interviewer, au moment qui vous conviendra le mieux.

— Je vois. Vous êtes devenue journaliste sportive, mademoiselle Lowell ?

— Pas vraiment.

— Alors, quel genre d’article comptez-vous écrire ?

— Oh, je ne sais pas. Un article général sur Michael Silverman hors du terrain. Vos centres d’intérêt, vos passions. Afin que vos fans vous connaissent un peu mieux.

— Ça paraît assez ennuyeux.

— Au contraire. D’après ce que j’ai entendu dire, vous êtes une personnalité très intéressante.

— Donc, tout ce que vous voulez, c’est faire un article léger pour raconter que j’aime aller au théâtre, que je collectionne les lapins, que je jardine en caleçon, ce genre de choses ?

— À peu près, oui.

— Vous savez sûrement, mademoiselle Lowell, que je ne donne aucune interview sur ma vie privée ?

— Je l’ai entendu dire, oui.

— Vous ne me poserez donc pas de questions personnelles ? Rien sur ma vie amoureuse ou mon enfance ?

— Vous pourrez toujours me répondre : « Sans commentaire. »

Michael s’esclaffa.

— Vous oubliez, mademoiselle Lowell, que je lis vos articles. Vous ne faites pas dans le superficiel. Vous sondez, vous ferrez votre proie puis ne la lâchez plus.

— Monsieur Silverman, cet article ne sera pas…

— Expliquez-moi une chose, l’interrompit-il. Pourquoi vous, les journalistes, n’arrivez-vous pas à comprendre que ma vie privée ne regarde personne ? Pourquoi ne pas vous contenter de commenter ce qui se passe sur le terrain et me foutre la paix ?

— Le public veut en savoir davantage.

— Très franchement, je me contrefous de ce que veut le public. Comment se fait-il que la vie privée des journalistes ne s’étale jamais en couverture des magazines ? Comment se fait-il que je n’aie jamais lu d’article racontant comment vous avez perdu votre virginité, mademoiselle Lowell, ou relatant ce week-end de folie où vous vous êtes saoulée quand vous étiez étudiante ?

— Ma vie n’intéresse personne, monsieur Silverman.

— La mienne non plus, sauf si je marque des points au basket.

— C’est faux.

— Écoutez, je ne suis pas d’humeur à être le scoop de la semaine, OK ? Fichez-moi la paix. En plus, je n’apprécie pas du tout votre façon de tourner autour du pot. Pourquoi n’avez-vous pas eu l’honnêteté de me dire franchement ce que vous vouliez ?

Elle hésita avant de répondre :

— Parce que vous m’auriez sans doute raccroché au nez.

— Bonne déduction de votre part. Au revoir, mademoiselle Lowell.

Elle l’entendit raccrocher.

— Allez au diable, monsieur Silverman.

Pour un type sympathique et facile d’accès… Elle se leva et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ? l’interpella Larry Simmons.

— Chez Silverman.

— Il a accepté l’interview ?

— Non, il m’a raccroché au nez.

— Donc ?

— La méthode sournoise n’a pas marché. Je vais voir si le coup de canne sur la tête est plus persuasif.

— Avant de partir, dit Larry, il vaut peut-être mieux que tu lises son dossier.

Il lui tendit une enveloppe kraft.

Le dossier en question était court, puisqu’il tenait en une page, mais les informations qu’il contenait étaient lourdes.

— Incroyable, murmura Sara.

— Je me doutais que ça t’intriguerait.

Elle lut à voix haute :

— Né à l’hôpital Beth Israël de Newark dans le New Jersey. Son père, Samuel Silverman, est mort dans un accident de voiture quand il avait cinq ans. Sa mère, Estelle Silverman, s’est remariée un an plus tard à Martin Johnson. Entre six et neuf ans, Michael a été hospitalisé huit fois. Ses blessures, supposément le fait de mauvais traitements infligés par son beau-père, comptent plusieurs os brisés et trois commotions cérébrales. Quand il a dix ans, sa mère se tire une balle dans la tête. C’est Michael qui découvre le corps. Il n’a ni frère ni sœur. Son beau-père l’abandonne après le suicide. Pour seule famille, il ne lui reste que sa grand-mère paternelle, Sadie Silverman, qui s’occupe de lui jusqu’à sa mort, quand Michael a dix-neuf ans.

Elle leva les yeux.

— Bon sang, Larry, tu veux que je harcèle ce gars-là ?

— Rien de tout ça n’a jamais été publié parce que les détails sont trop parcellaires. Continue ta lecture.

— Michael a reçu une bourse complète pour aller à Stanford, avec une spécialisation en basket et en piano.

Elle marqua une pause.

— Il est pianiste ?

— Cette partie-là est assez connue, fit remarquer Larry.

— Il a fait partie de l’Academic All-American, distinguant les meilleurs étudiants athlètes, quatre années d’affilée… réputation de play-boy…

— C’est un euphémisme, commenta Larry. Ce gars-là change de petite amie comme d’autres de chaussettes.

Il sourit.

— J’espère que tu sauras résister.

— Un mec qui change de copine comme de chaussettes ? Très tentant, mais pas trop mon genre.

— Personne n’est ton genre.

— Ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire que tu ne sors jamais avec personne.

— J’ai trop de boulot.

— Un faux prétexte.

— Et personne ne m’intéresse en ce moment.

— Écoute, Sara, j’ai soixante-sept ans, sept petits-enfants, et je suis heureux en ménage depuis quarante-quatre ans.

— Donc ?

— Donc, tu vas devoir trouver quelqu’un d’autre. Je ne suis pas libre.

Elle sourit à son tour.

— Zut, tu m’as percée à jour.

— Et ne sois pas si prompte à juger Silverman, ajouta-t-il. Regarde son passé. Si tu avais eu une enfance comme la sienne, tu n’aurais peut-être pas non plus très envie de te lier à quiconque.

Elle reposa le dossier sur le bureau.

— Ce sujet risque de tomber dans le sensationnalisme de bas étage.

— Ça dépend de la façon dont tu le traiteras. Le fait est que Michael Silverman est une idole sportive. Nous, les juifs, nous l’adorons, parce qu’on est peu nombreux à réussir dans ce domaine. La dernière fois qu’il y a eu un athlète juif aussi célèbre remonte à… à Sandy Koufax.

— Où veux-tu en venir, Larry ?

— C’est une aventure humaine intéressante. Un homme qui a surmonté des épreuves incroyables pour devenir un des meilleurs joueurs de basket du monde. En plus, il ferait un modèle parfait pour les enfants victimes d’abus.

— Et s’il ne veut pas être un modèle ?

— C’est un sujet en or, Sara, crois-moi. Peut-être un peu sensationnel, et alors ? Tu es journaliste, et c’est de l’actu.

— D’accord, d’accord, je vois le tableau. J’y vais de ce pas.

— Sara ?

Elle leva les yeux, brusquement ramenée à la réalité.

— Excuse-moi, Eric.

— Tu n’as pas à t’excuser. Je sais que tu as beaucoup de choses en tête en ce moment, mais n’oublie pas ceci : les problèmes de Michael appartiennent au passé. Vous allez avoir un enfant ensemble, et Michael n’a jamais été aussi heureux de toute sa vie.

Sara voulut sourire, mais son sourire n’atteignit pas ses yeux. Elle avait l’intuition que Michael n’en avait pas fini avec ses malheurs d’autrefois, qu’ils avaient encore le pouvoir de l’atteindre et de le blesser…

— Vous permettez que je me joigne à vous ?

— Salut, Max, dit Sara. Tu connais Eric, n’est-ce pas ?

— Je crois qu’on s’est déjà rencontrés, répondit Bernstein. Comment allez-vous, docteur ?

— Très bien, merci.

Le biper à la ceinture d’Eric retentit à ce moment-là.

— Excusez-moi, tous les deux, il faut que je file.

— Une urgence ? demanda Max.

— Non, c’est seulement l’heure des visites.

Max se gratta vigoureusement le visage, comme s’il avait des puces.

— Puis-je vous poser une petite question, avant que vous partiez ?

— Bien sûr.

— Quand avez-vous vu le Dr Grey vivant pour la dernière fois ?

Eric réfléchit une seconde.

— Le jour de son départ pour Cancun.

— Est-ce qu’il était pareil que d’habitude ?

— Comment ça ?

— Est-ce qu’il avait encore les cheveux noirs et une barbe ?

— Bien sûr, répondit Eric sans hésitation. Pourquoi cette question ?

— Comme ça. Merci, Eric.

— Je vous en prie, inspecteur. À plus tard, Sara.

— Au revoir, Eric.

Eric Blake rangea soigneusement ses déchets sur le plateau avant de s’en aller.

Sara se tourna vers Max.

— Je t’ai appelé trois fois, aujourd’hui.

— Désolé, j’ai une journée chargée.

— Tu as eu beaucoup de réactions aux infos sur la castration ?

Tout le corps de Max parut se soulever alors qu’il haussait les épaules.

— Rien que je ne puisse maîtriser avec un lance-grenade et du gaz lacrymogène.

— J’imagine. Bon, alors qu’as-tu appris ?

Il se pencha en avant, le coude droit posé sur la table, le bras gauche flanqué derrière sa chaise.

— En premier lieu, que Bruce Grey était blond et ne portait pas de barbe quand il s’est soi-disant jeté par la fenêtre. Il avait aussi des verres de contact pour changer la couleur de ses yeux. J’ai vérifié auprès de ses amis et même du chauffeur de taxi qui l’a déposé à l’aéroport. Bruce était brun et barbu quand il a quitté New York.

— Intéressant, comme tu dirais.

— Pour le moins. Mais ce n’est pas tout.

Il lui rapporta rapidement le reste de sa conversation avec Hector Rodriguez au Days Inn.

Stupéfaite, Sara l’écouta sans un mot.

— Donc, Grey ne s’est pas suicidé, dit-elle quand Max eut terminé.

— Il a été assassiné, Sara. J’en ai la certitude.

— Et on a voulu faire passer sa mort pour un suicide.

— J’en ai l’impression.

— Tu crois que le meurtre de Bruce est lié aux trois autres ?

— Probablement.

— Mais alors, pourquoi le coupable a-t-il maquillé le meurtre de Bruce en suicide, mais n’a pas cherché à dissimuler le fait que les trois autres avaient été assassinés ?

— Je ne sais pas, dit Max.

Il se leva, fit le tour de la table sans raison apparente et se rassit.

— Max ?

— Oui ?

— Tu recommences à jouer avec tes cheveux.

Bernstein regarda l’annulaire de sa main droite, sur lequel étaient enroulées des mèches, comme sur un bigoudi. Il libéra son doigt et posa les mains sur la table.

— J’économise sur la permanente.

— Bon, et qu’as-tu appris d’autre ?

— Ce matin, j’ai examiné les affaires personnelles de Grey retrouvées dans la chambre d’hôtel. Tout était là : portefeuille, papiers d’identité, cartes de crédit, attaché-case, affaires de rechange, et même son passeport.

— Et ?

— Il n’y avait pas de tampon mexicain dessus.

— Rien d’extraordinaire à ça. On n’a pas besoin de passeport pour aller au Mexique.

— C’est vrai. Mais une des pages du passeport de Grey a été minutieusement découpée. Pas évident à remarquer si on n’y regarde pas de très près.

Sara contempla le plafond.

— Donc, le meurtrier ne veut pas qu’on sache ce qu’il y avait sur cette page. Bruce n’est peut-être jamais allé au Mexique. Il est peut-être allé ailleurs, et l’assassin ne veut pas qu’on l’apprenne.

— Exactement ce que j’ai pensé. Donc, j’ai appelé l’hôtel Oasis à Cancun.

— Il y est allé ?

— Oui.

Elle attendit qu’il poursuive, mais il resta assis là, souriant.

— Max, arrête de jouer à ces petits jeux avec moi. Que s’est-il passé ?

— J’ai appelé ton vieux contact au service de la douane et de l’immigration.

— Don Scharf ?

— Exact. Je sais que j’aurais dû te demander avant, mais le temps pressait. Heureusement, il se souvenait de moi, depuis l’affaire du violeur qui avait fui à Porto Rico.

— Qu’as-tu découvert ?

— Eh bien, ça n’a pas été sans mal, mais on a fini par retracer l’itinéraire de Bruce.

— Et ?

— Il est bien allé à Cancun d’abord. Mais il a repris l’avion le lendemain.

— Pour aller où ?

— À Bangkok.

 

— Il n’y a aucun doute possible, Eric, affirma Winston O’Connor, le technicien chef du laboratoire, de sa voix traînante.

O’Connor travaillait à la clinique depuis sa création et n’avait plus vécu dans l’Alabama depuis son entrée à Columbia University dix-huit ans plus tôt, mais les années n’étaient pas venues à bout de son fort accent du Sud.

— Regardez le Western-Blot. Le motif des bandelettes est indiscutable.

Eric tendit une main lasse. L’horloge murale, un de ces modèles bruyants qu’on trouvait dans les écoles, indiquait 17 : 10. Depuis combien de temps n’avait-il pas quitté la clinique ? Il fit un rapide calcul. Quarante heures.

Il contempla le film photographique et demeura silencieux un moment. Il avait beau savoir ce que le marquage signifiait, il ne pouvait en détacher les yeux, comme s’il avait le pouvoir de le modifier en se concentrant dessus.

— Montrez-moi le test Elisa.

Winston soupira.

— On l’a déjà examiné deux fois.

— Je veux le revoir. Vous êtes sûr d’avoir utilisé le bon échantillon ?

Winston lui lança un regard bizarre.

— Vous plaisantez ?

— Je voulais juste vérifier.

— Vous étiez là quand je l’ai fait, dit Winston. Je ne commets pas d’erreur de ce genre. Vous non plus.

Eric baissa la tête.

— Je sais. Désolé.

Winston traversa la pièce et alla ouvrir une porte semblable à celle d’un réfrigérateur. Il en sortit une plaque.

— Tenez. Et voici le résultat de la densité optique au spectrophotomètre.

— Donnez-moi aussi le comptage des lymphocytes T.

— Encore ?

Eric hocha la tête.

— Voici, dit Winston un instant plus tard. Mais qu’est-ce que vous cherchez, à la fin ?

Sans répondre, Eric étudia toutes les analyses et les résultats une bonne dizaine de fois. En fond sonore, il entendait Winston pester.

— Enfin, bon sang, combien de fois allez-vous regarder ces trucs ? Il n’y a pas d’erreur. Nous n’avons jamais fait d’erreur avec ce test. Jamais.

— Ce n’est pas possible, marmonna Eric.

— Des centaines de tests positifs au VIH sont passés par ce labo, poursuivit Winston. Pourquoi toutes ces vérifications sur celui-là ? J’ai refait deux fois le test Elisa et le Western-Blot. Il n’y a aucun doute quant aux résultats.

Eric se laissa tomber sur une chaise, comme s’il venait de recevoir un coup à la tête. Il décrocha lentement le téléphone et composa un numéro.

— Qui appelez-vous ? demanda Winston.

Sa voix lui parvenait de très loin.

— Harvey.

— Je vais ranger tout ça.

— Inutile. Harvey voudra voir les résultats.

— Mais nous avons tous deux déjà…

— Il ne nous croira pas, coupa Eric. Il voudra tout examiner par lui-même.