Chapitre 9 Ce que le Père fait est bien fait

Cette histoire, je l’ai entendue dans mon enfance. Chaque fois que j’y pense, je la trouve plus intéressante. Il en est des histoires comme de bien des gens : avec l’âge, ils attirent de plus en plus l’attention. Vous avez certainement été déjà à la campagne, et vous avez vu de vieilles maisons de paysans.

Sur le toit de chaume, il y a des mauvaises herbes, de la mousse et un nid de cigognes. Ce sont les cigognes surtout qui ne doivent pas manquer. Les murs penchent, les fenêtres sont basses et une seule peut s’ouvrir. Le four ressemble à un ventre rebondi, les branches d’un sureau tombent sur une haie, et le sureau se trouve à une mare où nagent des canards. Il y a encore là un chien à l’attache, qui aboie après tout le monde, sans distinction.

Dans une de ces maisons de paysans habitaient deux vieilles gens, un paysan et sa femme. Ils n’avaient presque rien, et pourtant ils se trouvaient avoir quelque chose de trop, un cheval, qu’ils laissaient paître dans le fossé près de la grand-route. Le paysan l’enfourchait pour aller à la ville, et de temps en temps le prêtait à des voisins qui, en retour, lui rendaient quelques services.

Mais les vieux pensaient qu’il serait meilleur pour eux de vendre le cheval ou de l’échanger contre quelque objet plus utile. Mais contre quoi ?

– Fais pour le mieux, mon vieux, disait la femme. Il y a une foire à la ville. Vas-y et vends le cheval, ou fais un échange ; ce que tu feras sera bien fait.

Là-dessus, elle lui fit un beau nœud au mouchoir qu’il avait autour du cou, bien mieux que lui-même n’eût su le faire. Puis elle lissa son chapeau avec la main pour que la poussière s’y attachât moins et l’embrassa. Le voilà parti sur son cheval, pour le vendre ou l’échanger.

– Oui, oui, le vieux s’y entend, murmurait la vieille mère.

Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Il y avait beaucoup de poussière sur la route, car il passait beaucoup de gens qui se rendaient au marché en voiture, à cheval ou à pied. Nulle ombre sur le chemin. Parmi ceux qui marchaient à pied, il y avait un homme qui poussait devant lui une vache. Le vieux pensait :

– Elle doit donner du bon lait ! Cheval contre vache, ce serait un bon échange.

– Écoute, l’homme à la vache. Je veux te proposer quelque chose. Un cheval est plus dur qu’une vache, n’est-ce pas ? Mais cela ne me fait rien, car une vache me serait plus utile. Veux-tu que nous troquions ?

– Avec plaisir, dit l’homme à la vache.

Et ils firent l’échange. Quand ce fut fait, le paysan eût pu revenir, puisqu’il avait obtenu ce qu’il voulait. Mais, comme il était parti pour aller au marché, il voulut s’y rendre, ne fût-ce que pour y jeter un coup d’œil. Il poussa donc sa vache devant lui. Il marchait très vite. Peu de temps après il vit un homme tenant un mouton par une corde. C’était un mouton bien gras.

– Il ferait rudement mon affaire, pensa notre homme. Nous aurions bien assez de nourriture pour lui sur le bord du fossé, et en hiver nous pourrions le garder dans notre chambre. Au fond, un mouton vaudrait mieux pour nous qu’une vache.

Veux-tu troquer avec moi ? demanda-t-il.

– Parfaitement, dit l’autre.

On troqua donc et notre paysan continua sa route avec son mouton. Tout à coup il vit, dans un petit sentier, un homme portant une grosse oie sous le bras.

– Diable ! voilà une fameuse oie ! S’écria-t-il. Elle a beaucoup de plumes et est bien grasse. Ça ferait bien l’affaire de la mère ! Elle pourrait lui donner nos restes, car elle dit souvent : « Tiens ! si nous avions une oie pour manger ça ! » Veux-tu changer ton oie pour mon mouton ?

L’autre ne demanda pas mieux. Notre paysan prit donc son oie.

Il était alors tout près de la ville. Il y avait foule sur la grand route. Le champ de foire était plein de gens et d’animaux ; on se pressait tellement que des gens passaient dans les champs de pommes de terre à côté.

Il y avait là une poule attachée par les pattes. Elle manquait d’être écrasée à chaque instant. C’était une très belle poule, avec des plumes très courtes sur la queue. Elle clignait des yeux et faisait : Glouk ! glouk ! Je ne puis vous dire ce qu’elle voulait dire par là, mais le paysan s’écria :

– Jamais je n’ai vu si belle poule. Elle est plus belle même que la poule du pharmacien ! Je serais heureux de l’avoir. Une poule trouve toujours à se nourrir sans qu’on s’occupe d’elle. Ce serait un bon échange.

– Voulez-vous changer votre poule pour mon oie ? demanda-t-il au receveur de l’octroi, à qui appartenait la poule.

– Comment donc ! dit l’autre. Le paysan prit la poule, et le receveur prit l’oie. Notre homme avait bien employé son temps. Il avait chaud et se sentait fatigué. Un verre d’eau-de-vie et un peu de pain lui étaient bien dus. Justement il était devant une auberge. Il entra.

Mais au même moment arriva un garçon portant un sac plein sur le dos.

– Qu’as-tu là-dedans ? demanda notre paysan.

– Des pommes gâtées, dit l’autre ; tout un sac, pour les cochons.

– Tout un sac plein de pommes ? Quelle richesse ! Voilà ce que je voudrais bien apporter à ma femme. L’an dernier, nous n’avons eu qu’une pomme sur notre vieux pommier ; nous l’avons laissée sur notre commode jusqu’à ce qu’elle pourrît. » Cela prouve qu’on est à son aise », disait la mère. Mais, cette fois, je pourrais lui montrer quelque chose de mieux.

– Que m’en donnerais-tu ? dit le garçon.

– Donne, dit le paysan. Je change ma poule pour ton sac.

L’échange fait, ils entrèrent à l’auberge. Là notre homme mit son sac près du four qui était brûlant. L’hôtesse n’y prit pas garde.

Dans la salle il y avait beaucoup de gens : des maquignons, des marchands de bœufs, pas mal de gens de la campagne, quelques ouvriers qui jouaient entre eux dans un coin et enfin à un bout de la table, deux Anglais moitié touristes, moitié marchands, et qui étaient venus à la ville pour voir si quelque occasion ne se présenterait pas de trouver une bonne affaire. N’ayant rien rencontré, ils étaient attablés et regardaient avec indifférence le reste de la salle. On sait que les Anglais sont presque toujours si riches que leurs poches sont bondées d’or. De plus ils aiment à parier, à propos de n’importe quoi, rien que pour se créer une émotion passagère qui les change un instant de leur froideur continuelle.

Or, voici ce qui arriva :

– Psiii, psiii ! entendirent-ils près du four.

– Qu’est-ce ? demandèrent-ils.

Le paysan leur conta l’histoire du cheval échangé contre une vache et ainsi de suite jusqu’aux pommes.

– Tu vas être battu à ton retour, dirent les Anglais. Tu peux t’y attendre.

– Battu ? Non, non ! J’aurai un baiser et l’on me dira : « Ce que le père fait est toujours bien fait. »

– Nous parierions bien un boisseau d’or que tu te trompes ; cent livres, si tu veux.

– Un boisseau me suffit, dit le paysan. Mais moi, je ne puis parier qu’un boisseau de pommes, et je l’emplirai jusqu’au bord.

– Allons, topons-là ! cent livres contre un boisseau de pommes.

Et le pari fut fait.

La carriole de l’aubergiste fut commandée, et tous les trois y montèrent avec le sac de pommes. Les voici arrivés.

– Bonsoir, la mère !

– Dieu te garde, mon vieux !

– L’échange est fait.

– Ah ! tu t’y entends, dit la paysanne pendant que son mari l’embrassait.

– Oui, j’ai troqué notre cheval contre une vache.

– Dieu soit loué ! dit la mère. Je pourrai désormais faire des laitages, du beurre, du fromage. Excellent échange !

– Oui, mais j’ai ensuite échangé la vache contre une brebis.

– C’est encore mieux. Nous avons juste assez de nourriture pour une brebis. Nous aurons du lait, du fromage, des bas de laine et des gilets. Une vache ne donne pas de laine. Comme tu penses à tout !

– Ensuite j’ai troqué le mouton contre une oie.

– Est-ce vrai ? Alors, nous pourrons manger de l’oie rôtie à Noël ! Tu penses à tout ce qui peut me faire plaisir, mon bon vieux. C’est bien à toi. Nous pourrons attacher notre oie dehors avec une ficelle pour qu’elle ait le temps d’engraisser.

– Oui, mais j’ai troqué mon oie contre une poule.

– Une poule ! Oh ! la bonne affaire. Elle nous donnera des œufs. Nous les ferons couver et nous aurons des poussins. J’ai toujours rêvé d’en avoir.

– Oui, oui, mais j’ai échangé la poule contre un sac de pommes pourries.

– Cette fois, il faut que je t’embrasse, dit la paysanne ravie. Je te remercie, mon cher homme. Et il faut que je te raconte tout de suite quelque chose. Après que tu as été parti ce matin, je me suis demandé ce que je pourrais te faire de bon pour ton retour. Des œufs au jambon, naturellement. J’avais des œufs mais il fallait bien aussi de la civette. J’allais donc chez le maître d’école en face. Je savais qu’il en avait. Mais sa femme est très riche, sans en avoir l’air. Je lui demandai de me prêter un peu de civette. » Prêter, me dit-elle. Il n’y a rien dans notre jardin, pas même une pomme pourrie ! » Maintenant, c’est moi qui pourrais lui en prêter, et tout un sac, même. Tu penses si j’en suis contente, mon petit père !

– Bravo ! dirent les deux anglais à la fois. La dégringolade ne lui a pas enlevé sa gaieté. Cela vaut bien l’argent.

Ils comptèrent au paysan l’or sur la table.

C’est ce qui prouve que la femme doit toujours trouver que son mari est le plus avisé de tous les hommes, et que ce qu’il fait est toujours parfait.

Voilà mon histoire. Je l’ai entendue dans mon enfance. Vous la connaissez à votre tour. Dites donc toujours que : CE QUE LE PÈRE FAIT EST BIEN FAIT.