Chapitre 25 Grand Claus et petit Claus

Dans un village vivaient deux paysans qui portaient le même nom. Ils s’appelaient tous deux Claus, mais l’un avait quatre chevaux, l’autre n’en avait qu’un. Pour les distinguer l’un de l’autre, on avait nommé le premier grand Claus, bien qu’ils fussent de même taille, et le second, qui ne possédait qu’un cheval, petit Claus.

Écoutez bien maintenant ce qui leur arriva ; car c’est une histoire véritable, s’il en fut jamais.

Toute la semaine le petit Claus travaillait pour le grand à la charrue avec son unique cheval ; en retour, grand Claus venait l’aider avec ses quatre bêtes, mais une fois la semaine seulement, le dimanche. Houpa ! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet pour exciter ses cinq chevaux, car ce jour-là il les regardait tous comme siens.

Un dimanche qu’il faisait le plus beau soleil, les cloches sonnaient à toute volée, et une foule de gens, parés et endimanchés, leur livre de prières sous le bras, se rendaient à l’église ; lorsqu’ils passaient à côté du champ où petit Claus conduisait la charrue avec les cinq chevaux, dans sa joie et pour faire parade d’un si bel attelage, il faisait le plus de bruit qu’il pouvait avec son fouet et s’écriait à tue-tête :

– Hue ! en avant tous mes chevaux !

– Qu’est-ce que tu dis donc là ? interrompit grand Claus ; tu sais bien qu’un seul de ces chevaux t’appartient.

Lorsqu’il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s’écria de nouveau : « Hue ! en avant tous mes chevaux ! »

– Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t’arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l’assommerai. Alors tu n’auras plus de cheval du tout.

– Sois tranquille, cela ne m’arrivera plus, répondit petit Claus.

Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical ; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d’honneur que ce paysan pût croire qu’il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois :

– Hue donc ! en avant tous mes chevaux !

– Je t’apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.

Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.

– Ouh ! ouh ! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n’ai plus de cheval !

Mais bientôt il se dit qu’il ne fallait pas tout perdre ; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau ; il la mit dans un sac, qu’il hissa sur son dos, et il s’en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.

Il avait un long bout de chemin à parcourir ; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu’il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s’égara tout à fait. Lorsqu’il finit par retrouver la route, il était déjà très tard ; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.

Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme ; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes. »On m’accordera bien un gîte pour la nuit », pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.

Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir ; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu’il eût à passer son chemin, que son mari n’était pas là et qu’en son absence elle ne recevait pas d’étrangers.

– Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile ! dit petit Claus.

La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s’élevait un hangar couvert d’un toit plat de chaume. "Je m’en vais grimper là, se dit Claus ; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit ; mais j’espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai. "

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s’être tourné et retourné comme un chat, il s’y installa commodément pour la nuit. Voilà qu’il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l’endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.

Il y avait là une table couverte d’une belle nappe, sur laquelle se trouvaient un rôti, un superbe poisson et une bouteille de vin.

La paysanne et le sacristain du village étaient assis devant la table, personne d’autre ; l’hôtesse versait du vin au sacristain qui s’apprêtait à manger une tranche du poisson, un brochet, son mets favori.

Claus, qui n’avait pas soupé, tendait le cou et regardait avidement ces savoureuses victuailles. Et ne voilà-t-il pas qu’il aperçoit encore un magnifique gâteau tout doré qui était destiné au dessert. Quel régal cela faisait !

Tout à coup on entend le pas d’un cheval ; il s’arrête devant la maison : il ramenait le fermier, le mari de la paysanne.

C’était un excellent homme ; mais un jour, étant gamin, il avait été battu par un sacristain qui le croyait coupable d’avoir sonné les cloches à une heure indue. C’était un de ses camarades qui avait fait le tour. Depuis ce jour notre fermier avait juré une haine féroce à toute la gent des sacristains ; il lui suffisait d’en apercevoir un pour se mettre en fureur.

Si le sacristain était allé dire bonsoir à la fermière, c’est qu’il savait le maître de la maison absent ; la paysanne, qui ne partageait pas les préjugés de son mari, lui avait préparé ce beau festin.

Lorsqu’ils entendirent les pas du cheval et qu’ils reconnurent le fermier à travers les fentes du volet, ils furent très effrayés, et la paysanne supplia le sacristain de se cacher dans une grande caisse vide ; il le fit volontiers ; il savait que le brave fermier avait la faiblesse de ne pas supporter la vue d’un sacristain. Puis la femme cacha vite dans le four les mets, le gâteau et la bouteille de vin ; si le mari avait vu tous ces apprêts, il aurait demandé ce que cela signifiait ; il aurait fallu mentir, et peut-être se serait-elle troublée.

– Quel malheur ! s’écria petit Claus du haut se son toit, lorsqu’il vit disparaître des plats appétissants.

– Hé ? qui est donc là ? dit le fermier entendant cette exclamation.

Il leva la tête et aperçut petit Claus. Celui-ci raconta ce qui lui était arrivé et demanda la permission de rester sur le toit de chaume.

– Descends donc plutôt, répondit le fermier, tu dormiras dans la maison, et puis tu ne refuseras sans doute pas de souper avec moi.

La femme le reçut avec force sourires et démonstrations de joie ; elle remit la nappe sur la table et leur servit un grand plat rempli de soupe. Le fermier, qui avait très faim, se mit à manger de bon appétit ; petit Claus ne trouvait pas la soupe mauvaise, mais il pensait avec regret au succulent rôti, au poisson, au gâteau qu’il avait vu disparaître dans le four.

Il avait placé sous la table le sac avec la peau de cheval, et il avait ses pieds dessus. Dans son dépit de ne rien goûter de toutes ces bonnes choses, il eut un mouvement d’impatience et il appuya brusquement du pied sur le sac ; la peau fraîchement séchée craqua bruyamment.

– Pst ! pst ! dit petit Claus, comme s’il voulait faire taire quelqu’un.

Mais en même temps il donna un nouveau coup de pied au sac, et on entendit un craquement encore plus fort.

– Tiens, dit le paysan, qu’as-tu donc là dans ce sac ?

– C’est un magicien, répondit petit Claus. Il m’apprend, dans son langage, que nous devrions laisser la soupe, et manger le rôti, le poisson et le gâteau que par enchantement il a fait venir dans le four.

– N’est-ce pas une plaisanterie ? s’exclama le fermier.

Et il sauta sur la porte du four et resta les yeux écarquillés devant les mets friands et succulents que sa femme y avait cachés, mais qu’il crut apportés là par un magicien.

La fermière fit également l’étonnée et se garda bien de risquer une observation ; elle servit sur la table rôti, poisson et gâteau, et les deux hommes s’en régalèrent à cœur joie.

Voilà que Claus donna de nouveau en tapinois un coup de pied à son sac ; le même craquement se fit entendre.

– Que dit-il encore ? demanda le fermier.

– Il me conte, répondit le petit Claus, qu’il ne veut pas que nous ayons soif ; toujours par enchantement, il a fait arriver à travers les airs trois bouteilles d’excellent vin qui sont quelque part dans un coin, ici, dans la chambre.

Le fermier chercha et aperçut en effet les bouteilles, que la pauvre femme fut contrainte de déboucher et de placer sur la table. Les deux hommes s’en versèrent de copieuses rasades, et le fermier devint très joyeux.

– Dis donc, demanda-t-il, ton magicien peut-il aussi évoquer le diable ? En ce moment que je me sens si bien et de si bonne humeur, rien ne me divertirait mieux que de voir maître Belzébuth faire ses grimaces.

– Oh ! oui, répondit Claus, mon sorcier fait tout ce que je lui demande. N’est-il pas vrai ? continua-t-il, en heurtant son sac du pied. Tu entends, il dit oui. Mais il ajoute que le diable est si laid, que nous ferions mieux de ne pas demander à le voir.

– Oh ! je n’ai pas peur aujourd’hui, dit le fermier. À qui peut-il bien ressembler, Satan ?

– Il a tout à fait l’air d’un sacristain.

– Ah ! dit le paysan. Dans ce cas, il est affreux, en effet. Il faut que tu saches que j’ai les sacristains en horreur. Tant pis, cependant ; comme je suis prévenu que ce n’est pas un vrai sacristain, mais bien le diable en personne, sa vue ne me fera pas une impression trop désagréable. Vidons encore la dernière bouteille, pour nous donner du courage. Recommande toutefois qu’il ne m’approche pas de trop près.

– Voyons, es-tu bien décidé ? dit petit Claus ; alors je vais consulter mon magicien.

Il remua son sac et tint son oreille contre.

– Eh bien ? dit le paysan.

– Il dit que vous pouvez allez ouvrir le grand coffre qui est là-bas dans le coin ; vous y verrez le diable qui s’y tient blotti ; mais tenez bien le couvercle et ne le soulevez pas trop, pour que le malin ne s’échappe pas.

– En avant ! dit le fermier ; viens m’aider à tenir ferme le couvercle.

Ils allèrent vers la caisse où le pauvre sacristain était accroupi, tout tremblant de peur. Le paysan leva un peu le dessus et regarda.

– Oh ! s’écria-t-il en faisant un saut en arrière. Je l’ai donc vu, cet affreux Satan. En effet, c’est notre sacristain tout vif. Oh ! quelle horreur !

Pour se remettre de son émotion, le fermier voulut boire encore un coup ; comme les trois bouteilles étaient vides, il alla en chercher une à la cave. Ils restèrent longtemps ainsi à trinquer et à jaser.

– Ce magicien, dit enfin le paysan, il faut que tu me le vendes. Demande le prix que tu veux. Tiens, je te donnerai un boisseau plein d’écus.

– Non, je ne puis pas, répondit petit Claus. Pense donc quel profit je puis tirer de cet obligeant sorcier qui fait tout ce que je veux.

– Voyons, fais-moi cette amitié, dit le paysan. Si tu ne me le donnes pas, je me consumerai de regret.

– Allons, soit ! puisque tu as montré ton bon cœur en m’offrant un gîte pour la nuit, je ferai ce sacrifice. Mais tu sais, j’aurai un plein boisseau d’écus, et la bonne mesure ?

– C’est entendu, dit le paysan. Il faut aussi que tu emportes cette caisse là bas ; je ne veux plus l’avoir une minute à la maison. On ne sait pas, peut-être le diable y est-il resté logé.

Le marché conclu, petit Claus voulut absolument partir au milieu de la nuit, de peur que le paysan ne vînt à changer d’avis ; il livra sa marchandise, son sac avec la peau, et reçut tout un boisseau de beaux écus trébuchants ; pour qu’il pût emporter la caisse, le paysan lui donna en outre une petite charrette. Petit Claus y chargea son argent et le coffre contenant le sacristain ; après une cordiale poignée de main échangée avec le paysan, il s’en alla, reprenant le chemin de sa maison. Il traversa de nouveau la grande forêt et arriva sur les bords d’un fleuve large et profond, dont le courant était si rapide que les plus forts nageurs avaient bien de la peine à le remonter. On y avait construit tout nouvellement un pont. Petit Claus s’y engagea, poussant sa charrette ; au milieu il s’arrêta et dit tout haut, pour que le sacristain pût l’entendre :

– Ma foi, j’en ai assez de traîner cette sotte caisse ; elle est lourde comme si elle était pleine de pierres. Je m’en vais la jeter à l’eau ; si elle surnage, je la repêcherai bien quand elle passera devant ma maison ; si elle va au fond, la perte ne sera pas grande.

Et il empoigna le coffre, et commença à le soulever, comme s’il voulait le placer sur le parapet et le précipiter dans la rivière.

– Non ! non ! pitié ! s’écria le sacristain, laisse-moi sortir auparavant.

– Ouh ! ouh ! dit petit Claus, comme s’il avait bien peur. Le diable est resté enfermé dedans. C’est maintenant que je vais certainement le lancer à l’eau pour qu’il se noie et que le monde en soit débarrassé.

– Au nom du ciel, non, non ! hurla le sacristain. Je te donnerai un plein boisseau d’écus, si tu me laisses sortir.

– Cela, c’est une autre chanson, dit Claus.

Et il ouvrit la caisse. Le sacristain, bien que tout courbaturé, s’élança dehors, et saisissant le coffre il le jeta à la rivière, et poussa un profond soupir de soulagement. Puis il mena Claus dans sa maison et lui remit un boisseau rempli d’argent ; Claus le chargea sur sa charrette à côté de l’autre, puis il rentra chez lui. » Je n’aurais jamais rêvé que mon cheval me rapporterait une telle somme, se dit-il lorsqu’il eut mis en un tas par terre toutes les belles pièces qu’il avait gagnées. Comme grand Claus sera vexé quand il saura qu’au lieu de me faire du tort, c’est à lui que je dois d’être devenu riche ! Cependant je ne veux pas lui conter l’affaire directement ; prenons un biais pour la lui apprendre. »

Il envoya un gamin emprunter un boisseau chez grand Claus. "Que peut-il bien avoir à mesurer ? " se dit ce dernier, et il enduisit de poix le fond du boisseau, pour qu’il y restât attaché quelque parcelle de ce qu’on allait y mettre. Et en effet, lorsqu’on lui rapporta le boisseau, il trouva au fond trois shillings d’argent tout flambant neufs.

« Qu’est-ce cela ? » se dit grand Claus, et il courut aussitôt chez petit Claus.

– Comment, lui demanda-t-il, as-tu donc tant d’argent, que tu en remplisses un boisseau ?

– Oh, c’est ce qu’on m’a donné hier soir en ville pour ma peau de cheval ; les peaux ont haussé de prix comme cela ne s’est jamais vu.

– Quelle bonne affaire je t’ai fait faire ! dit grand Claus.

Et il retourna au plus vite chez lui, prit une hache et en abattit ses quatre chevaux. Il les écorcha proprement et s’en fut avec les peaux à la ville.

– Peaux, des peaux ! qui veut acheter des peaux ? criait-il à travers les rues.

Les tanneurs, les cordonniers arrivèrent et lui demandèrent son prix.

– Un boisseau plein d’écus pour chacune, répondit-il.

– Tu veux te moquer ou tu es fou ! s’écrièrent-ils. Crois-tu que nous donnions l’argent par boisseaux ?

Il s’en alla plus loin, beuglant toujours plus fort : « Peaux, des peaux ! qui en veut des peaux ? » Il arriva encore des gens pour les lui acheter ; à tous il demandait un boisseau rempli d’écus pour chaque peau. Bientôt il ne fut question dans toute la ville que de ce mauvais plaisant qui voulait autant d’une peau de cheval que d’une maison. » Il se moque de nous », dirent-ils tous. Les cordonniers prirent leurs tire-pieds, les tanneurs leurs tabliers, ils se jetèrent sur lui et le rossèrent de toutes leurs forces.

– Peaux, des peaux ! criaient-ils pour se moquer de lui à leur tour. Nous allons te tanner la peau et tu pourras la vendre avec les autres ; ce sera du beau maroquin écarlate !

Et en effet, le sang coulait sous les coups furieux qu’il recevait ; il s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes et, tout moulu, tout meurtri, s’échappa enfin de la ville.

« C’est bon, se dit-il, quand il fut de retour chez lui ; petit Claus me payera cela ; je m’en vais le tuer. »

Or, en ce même jour la grand-mère de petit Claus venait de trépasser. Elle n’avait guère été tendre pour lui, elle grondait toujours, mais il n’en était pas moins très affligé, et il prit le corps de la vieille femme et le plaça dans son propre lit qu’il avait préalablement bien chauffé à la bassinoire ; il pensait qu’elle n’était peut-être qu’engourdie, et que la chaleur la ranimerait. Il alluma un bon feu dans le poêle et il s’assit lui-même pour passer la nuit sur un fauteuil dans un coin.

Voilà qu’au milieu de la nuit la porte s’ouvre et grand Claus entre une hache à la main. Il savait où se trouvait le lit de petit Claus, il s’y dirige sur la pointe des pieds et frappe du côté de l’oreiller un terrible coup avec sa hache ; il fend la tête de la morte.

– Voilà qui est fait, dit-il, maintenant tu ne te railleras plus de moi.

Et il rentre tout gaiement chez lui.

« Quel mauvais caractère il a, ce grand Claus ! se dit le petit, qui n’avait pas bougé ni soufflé mot. Il voulait me tuer ; et si ma grand-mère n’avait pas été morte, c’est elle qu’il aurait assassinée ! »

Il rajusta avec art la tête de sa grand-mère, et cacha la blessure sous un bonnet à dentelles et à rubans. Il mit à la morte ses vêtements du dimanche. Puis il alla emprunter le cheval de son voisin et l’attela à sa carriole ; il y plaça au fond le corps de la vieille femme, monta sur le siège et partit pour la ville.

Au lever du soleil il y arriva et s’arrêta devant une grande auberge.

L’aubergiste était très riche et c’était un excellent homme ; mais il avait un terrible défaut : il était colère à l’excès ; à la moindre contrariété, il éclatait comme s’il n’avait été que poudre et salpêtre.

Il était déjà levé et debout sur le seuil de la porte.

– Bonjour, dit-il à petit Claus ; te voilà sorti de bien bonne heure !

– Oui, répondit l’autre. Je m’en viens à la ville avec ma grand-mère pour faire des emplettes. Mais elle ne veut pas descendre de la voiture ; elle est très entêtée. Cependant si vous voulez lui porter un verre de bon hydromel, je pense qu’elle le prendra volontiers. Mais il faut que vous lui parliez de votre voix la plus forte ; elle n’entend pas bien.

– Oh ! elle ne refusera pas mon hydromel, dit l’aubergiste.

Et tandis que petit Claus entrait dans la salle, il alla remplir un grand verre à son meilleur tonnelet et le porta à la vieille femme morte, qu’il voyait assise debout au fond de la carriole.

– Voilà un bon verre d’hydromel que vous envoie votre petit-fils, cria-t-il. Pas de réponse ; la morte ne bougea pas.

– N’entendez-vous pas ? répéta-t-il en élevant encore la voix, au point que les vitres en tremblèrent. Votre petit-fils vous envoie ce verre d’hydromel ; jamais vous n’en aurez bu de meilleur.

Et il recommença encore deux ou trois fois. À la fin la colère lui monta au cerveau en voyant dédaigner son hydromel, dont il était si fier ; il jeta, dans sa fureur, le verre à la tête de la vieille, qui sous le choc tomba sur le côté.

Petit Claus, qui était aux aguets derrière la fenêtre, se précipita dehors, et empoignant l’aubergiste au collet :

– Coquin, cria-t-il, tu as tué ma grand-mère ! Regarde le trou que tu lui as fait au front !

– Quel malheur ! dit l’aubergiste en se tordant les mains de désespoir. Voilà ce que c’est d’être emporté et violent. Écoute bien, cher petit Claus ; ne me dénonce pas et je te donnerai un boisseau plein d’argent, et je ferai enterrer ta grand-mère avec autant de pompe que si c’était la mienne. Mais jamais tu ne souffleras mot sur ce qui vient de se passer ; la justice me couperait le cou, et c’est tout ce qu’il y a de plus désagréable.

Petit Claus accepta le marché, reçut un boisseau plein de beaux écus neufs et sa grand-mère fut magnifiquement enterrée.

Lorsqu’il fut de retour chez lui avec son magot, il envoya de nouveau un gamin emprunter chez grand Claus un boisseau.

– Quelle est cette plaisanterie ? se dit grand Claus. Est-ce que je ne l’ai pas tué de ma propre main ? Je m’en vais aller voir moi-même ce que cela signifie.

Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu’il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.

– Cela t’étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus ; mais tu t’es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J’ai vendu son corps à un médecin qui m’en a donné plein un boisseau d’argent.

– C’est un fameux prix ! dit grand Claus.

Et il courut chez lui encore plus vite qu’il n’était venu, prit une hache et tua d’un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s’en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s’il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.

– Un cadavre ! s’écria l’apothicaire. D’ou le tenez-vous et comment avez-vous le droit de le vendre ?

– Oh ! il est bien à moi, répondit grand Claus. C’est le corps de ma grand-mère. Je viens de la tuer ; elle n’avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l’on m’en donnera un boisseau plein d’écus.

– Dieu de miséricorde ! dit l’autre, quelles abominables sornettes vous nous contez ! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.

Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s’ennuyer sur la terre, il n’en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l’apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d’effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s’en retourna chez lui au galop. L’apothicaire crut qu’il était simplement devenu fou et qu’il n’avait pas fait ce dont il s’était vanté ; il le laissa partir sans informer la justice.