XXIV
A dix-huit cents mètres, le clocher de Soledot fait rôtir son coq au soleil. Quatre heures et quart. Descends, mon bonhomme !
En remontant l'escalier, je croise Mme Rezeau, qui sourit de toutes ses dents, dont deux sont en or. Je m'efface pour la laisser passer avec une grâce si peu habituelle que ce sourire s'éteint.
Me voici dans ma chambre. Je ramasse le portefeuille qui, nul n'en pouvait douter, est venu se blottir sous la plinthe pendant mon absence. Six mille sept cents francs ! Folcoche ne se mouche pas de la main gauche ! Le risque, que l'avarice de ma mère accepte de courir, souligne bien l'importance de l'enjeu. Je mets le maroquin dans ma poche et, sans me presser, car j'ai une heure devant moi, je me dirige vers l'antichambre où Mme Rezeau, d'un œil soupçonneux, vérifie le blanchissage de Bertine. En passant, j'ai jeté un regard dans les chambres de mes frères, qui sont vides. Nous allons être parfaitement tranquilles.
— Maman, vous pouvez m'accorder une minute ? Folcoche, que, seul, Cropette appelle quelquefois maman, soulève une paupière et répond :
— Tu vois bien que je suis occupée, mon petit.
Politesse rendue. A toi de jouer. J'avance en roulant un peu des épaules.
— Je regrette, mais nous avons un petit compte à régler.
Au diable, les torchons ! Folcoche fait face. Comme il s'agit de choses graves, elle ne crie pas sa fureur, elle la siffle.
— Tu commences à m'agacer, mon garçon ! Je n'ai d'ordres à recevoir de personne, ici.
J'avance encore, mâchoire serrée. Je la desserre pour dire :
— Ma mère, tout à l'heure, pendant mon absence, vous avez... oublié ce portefeuille dans ma chambre. Je tiens à vous le rendre immédiatement. Je tiens aussi à vous dire que je m'y attendais. Lorsque vous êtes venue pour la première fois chez moi, je vous observais par un trou que j'ai pratiqué dans le mur ce la sacristie. J'ai vu ensuite le portefeuille dans votre main, quand vous êtes venue pour la seconde fois et avez été retardée par ma présence. Je vous ai vo-lon-tai-re-ment laissée opérer tandis que je faisais un petit tour. Je regrette, mais vous avez manqué votre coup.
Folcoche ne répond pas. Son silence est une Statue de sel que lèche vainement ma salive. Je précise.
— Cette affaire n'ira pas plus loin si, toutefois, nous tombons d'accord sur les suites qu'elle comporte.
En attendant, voici le portefeuille. Les six mille sept cents francs y sont.
Folcoche tend la main, récupère son bien, toujours sans mot dire, et recompte un par un les billets. Je glisse un commentaire :
— Vous me voulez décidément beaucoup de mal. Dans le même ordre d'idées, mais en sens inverse, les amoureux disent à leur maîtresse : " Comme t'es gentille ! " Cette banalité amène une moue sur les lèvres de Folcoche, qui se décide enfin à parler :
— Ainsi, il ne te suffit pas de m'avoir volée. Tu oses m'accuser, moi, ta mère, d'une sombre machination. Nous verrons ce qu'en pensera ton père tout à l'heure.
Dieu soit loué ! Elle choisit une position ridicule, intenable. Sans doute, ne peut-elle pas facilement trouver mieux. Mais, dans son cas, j'eusse carrément défendu mon geste. Allons ! ce n'est qu'une femme qui cherche à biaiser. J'éclate de rire.
— C'est ça, ma mère ! Je vous ai volée et, cinq minutes après, je vous ai remboursée. Papa va s'amuser. D'autant plus que mes frères se disputaient le plaisir de coller leur œil au mouchard lors de votre dernière incursion dans mon domaine. Éventuellement, ils ne manqueraient pas de rectifier votre version...
Je bluffe. Je n'ai pas besoin du témoignage de mes frères et je suis bien sûr que la fierté de Folcoche ne s'abaissera pas à leur demander ce qu'ils savent de l'histoire. Mais, en les compromettant, je force ma mère à se débarrasser de ces témoins gênants. Je gagne aux points. Pour bien montrer que je ne crains rien, je fais mine de m'en aller. A peine ai-je franchi la porte que Folcoche me réclame.
— Brasse-Bouillon !
Tel n’est pas mon nom. Je fais encore quelques pas dans le couloir.
— Eh bien, Jean ! Je t'appelle.
Je reviens, dédaigneux. Mais ne forçons pas trop la note. On songe à traiter.
— Assieds-toi.
J'y consens. Folcoche me tourne le dos, se remet à examiner ses torchons. En principe, je devrais tousser pour m'éclaircir la voix, avant de dire :
— Vous avez une proposition à me faire, ma mère ?
Mme Rezeau ne le nie pas.
— Oui... enfin, peut-être. Je ne comprends rien à cette histoire. Dieu sait par quelle mise en scène tu as pu abuser tes frères, qui ne valent d'ailleurs pas plus cher que toi. Je commence à comprendre ton jeu. Tu as voulu me mettre en difficulté. Mais dans quel but ? Que veux-tu ?
— Vous quitter, ma mère.
— Ah ! c'est donc ça !
Folcoche pouvait répondre tout de suite : " D'accord ! " Mais nous ne serons pas sincères. Le sac ne sera pas déballé. L'explication n'aura pas lieu. Nous jouons au plus fin, au plus fort. L'essentiel n'est plus d'entériner une décision que nous avons arrêtée chacun de notre côté et qui, pour une fois, se trouve être la même. Il s'agit de savoir qui de nous deux aura les honneurs de la guerre. Mme Rezeau entend m'imposer ce que j'exige d'elle.
— Mon garçon, tel est aussi mon désir. Je suis lasse de vos révoltes et, plus particulièrement, des tiennes. Les jésuites se chargeront de vous apprendre à respecter le divin principe d'autorité.
Je l'attends au dernier article du traité, le plus pénible à énoncer. Pour lui donner moins d'importance, Folcoche affecte de s'intéresser à quatre taches de rouille, qui simulent, sur une serviette, quatre taches de vieux sang. (Non, ce sang, qui a failli être versé, ne coulera pas.) Enfin elle se décide à tourner cette phrase, qui n'est rien d'autre qu'une requête :
— Il est inutile, tout compte fait, de jouer devant ton père la comédie que tu viens de me servir. J'y compte ?
Je ne lui laisserai pas le soin de lever la séance. Me voici debout. Ma réponse lui parviendra du couloir :
— Bon. Et, moi, je compte sur vous, ma mère, pour convaincre papa de la nécessité de notre départ.
— Oh ! ton père.., conclut brièvement Mme Rezeau. Affaire réglée. Cinq minutes après, je suis au pacage. Désormais, les précautions sont superflues. Dans quelques jours, je quitterai La Belle Angerie. Profitons de notre reste. Les colchiques, qui flanquent la diarrhée aux vaches, les colchiques mauves de l'automne s'entrouvrent maintenant comme des paupières fatiguées par l'abus du plaisir. Sous ces yeux de filles perdues et sous les yeux du chien de La Vergeraie, qui appartient à une race où l'on ne se gêne guère, je fais l'amour en rase campagne. Puis, sans préparation, j'annonce à la petite que je vais partir au collège. La scène n'est pas déchirante.
— Fallait que ça finisse comme ça, dit simplement Madeleine.
Décemment, elle s'essuie la caroncule, où ne perle aucune larme, du moins visible. Mais, comme son tablier a traîné dans quelque bouse, elle ne parvient qu'à se farder de brun la pommette. J'ai la cruauté de rire. Alors seulement la petite vachère éclate en vrais sanglots, tandis qu'au pas gymnastique, une, deux, une, deux, je rentre à la Belle Angerie.