XXIII
Madeleine n'était pas vierge et n'a d'ailleurs aucunement cherché à me le faire croire. J'ai pourtant annoncé à Frédie que je lui avais pris son pucelage. Entre nous, j'ai bien tardé à enfoncer une porte ouverte, et ma victime a dû, depuis trois mois, me trouver assez godiche. Raison de plus pour affirmer que je l'ai trouvée telle qu'elle n'était plus.
Mon frère exulte. Ce garçon-là est fait pour se réjouir des conquêtes d'autrui. Quant à moi, je m'étonne de ne pas être plus satisfait. L'opération n'est pas désagréable, j'en conviens. Mais, quand cette fille s'est relevée et m'a dit, défroissant soigneusement sa robe : " Vous v'là content, pas vrai ? ", eh bien, je me souviens d'avoir eu envie de la gifler. J'aurais voulu la voir pleurer, cette essoufflée ! Je me suis retenu, car je tiens à me la conserver quelque temps, faute de mieux. Mais qu'elle se surveille ! Je ne veux plus l'entendre murmurer, comme elle l'a fait en me quittant, presque tendre et les nichons écrasés contre ma poitrine :
— Faut croire que j'ai bien de l'amitié pour toi, tu sais !
Ça, non, je ne le supporterai pas d'elle. Ni d'une autre. Mais d'elle surtout ! De quel droit me tutoyer ? D'elle à moi, rien de changé, nulle distance raccourcie, nulle familiarité permise, nul ridicule autorisé. On a fait l'amour, et puis voilà. On refera l'amour, et c'est tout. Un point. Et, quand je l'estimerai nécessaire, un point final.
Ne faisons tout de même pas le difficile. Premier dans la résistance, premier dans l'évasion, premier à m'offrir une fille, j'ai de quoi maintenant monter au taxaudier avec allégresse, de quoi dominer les autres indigènes de La Belle Angerie. A quel âge M. Rezeau a-t-il couché pour la première fois avec une femme ? Tel que je le connais, il est bien capable de n'en avoir essayé aucune avant la sienne. Ne parlons pas de mes frères, ces solitaires... Telle est la source de mon assurance. Je ne suis pas le petit jeune homme qui se touche. J'ai une fille à ma disposition, moi. Cette idée commence à m'échauffer. Frédie me flanque une grande tape dans le dos.
— Sacré Brasse-Bouillon, va !
Folcoche ne s'y est pas trompée. Elle est à cent lieues de soupçonner la vérité, mais ses antennes l'ont renseignée. Ce n'est plus un enfant qui se campe devant elle, qui la regarde droit dans les yeux, non pour une vaine pistolétade, comme jadis, mais pour une brève et méprisante pression de la prunelle. Il est temps, il est grand temps de se débarrasser de ce mâle, de ce gaillard qui ose crier à son frère aîné :
— Laisse ton sarcloir. On va faire un tour.
Se plaindre à cet empaleur de mouches, qui époussète ses boîtes dans un grenier qui pue le sulfure de carbone ? A quoi bon ! Employer la force ? Mais Brasse-Bouillon montre ses muscles avec complaisance, et il n’est pas douteux qu'il ne soit disposé à s'en servir. Tout plutôt que d'essuyer la cuisante défaite du siège marqué et de l'escapade pardonnée. Il faut le laisser s'endormir, et même le laisser s'enhardir, jusqu’a ce qu'il commette une faute impardonnable qui permettra son envoi en maison de correction. Alors seulement, le trouble-fête éliminé, on pourra mater les autres et régner sur une Belle Angerie redevenue ce qu'elle était jadis : un royaume pour une reine d'abeilles.
Mais si ma mère a des antennes, j'en ai aussi. Quels sont du reste les qualités et surtout les défauts que je ne tienne pas d'elle ? Nous partageons tout, hormis le privilège de la virilité, que le ciel lui a refusé par inadvertance et qu'elle usurpe allégrement. Il n'est aucun sentiment, aucun trait de mon caractère ou de mon visage que je ne puisse retrouver en elle. Mes trop grandes oreilles, mes cheveux secs, ma galoche de menton, le mépris des faibles, la méfiance envers la bonté, l'horreur du mièvre, l'esprit de contradiction, le goût de la bagarre, de la viande, des fruits et des phrases acides, l'opiniâtreté, l'avarice, le culte de ma force et la force de mon culte... Salut, Folcoche ! Je suis bien ton fils si je ne suis pas ton enfant.
C'est pourquoi, Folcoche ! tant que nous vivrons l'un près de l'autre, tu ne pourras rien faire que je ne soupçonne très vite. Ce que tu penses, je l'eusse pensé à ta place. Ce que tu tentes, je l'aurais tenté, s'il m'avait fallu, comme toi, me défendre désespérément contre une jeunesse qui te quitte alors qu'elle me parvient.
C'est pourquoi je me doute que tu me prépares un mauvais coup. Ton silence et cette condescendance provisoire où tu t'enfermes me mettent sur mes gardes. Par prudence, je ne cours plus chaque jour au pacage. A quoi bon, d'ailleurs, débiter des fadaises sous le parapluie, puisque, chaque dimanche, il me suffit d'être sous le cèdre où Madeleine vient chercher sa ration hebdomadaire de feuilles à l'envers ? Je te surveille. Je surveille ta surveillance. Nous sourneillons l'un autour de l'autre. M. Rezeau, qui, lui, n'a pas les antennes du longicorne, se félicite du calme intervenu. Aucune période de ma jeunesse, cependant, n'a fait subir à mes nerfs une telle tension. Mes frères, plus perspicaces, attendent la dernière grande scène, qui ne saurait tarder. Ils s'y préparent, chacun selon leur tempérament. Cropette s'isole, s'enferme dans sa chambre et dans sa neutralité, n'en sort que pour des randonnées solitaires sur sa fidèle Wonder. Frédie, toujours très toutou, jappe de loin, espionne Folcoche pour mon compte, me rabat les nouvelles, comme le chien de Madeleine ramène les veaux.
— Fais attention ! Dès que tu as le dos tourné, Folcoche en profite pour entrer dans ta chambre. Je ne sais pas ce qu'elle peut y faire, mais voilà au moins six fois depuis le début de la semaine que je la vois refermer ta porte.
Fine, elle-même, la vieille Fine, me confirme le fait. Simulacre d'enfoncer une alliance (madame), rotation rapide de l'index autour du menton (souvent), la main dessine un carré (chambre), l'index me touche le Sternum (vous). Elle n'ose pas ajouter cette avancée de bouche en forme de cul de poule, qui signifie : attention ! Même en finnois, il y a des sous-entendus.
Je ferai attention. Folcoche doit chercher ma planque. Mes planques, plutôt. I, cloison. II, carreau descellé. Par analogie, elle a dû trouver la première. C'est exactement la réplique de celle de Frédie. Je ne crois pas qu'elle ait trouvé la seconde. D'ailleurs, peu importe, elles sont toutes les deux absolument vides. Le nouveau décor est caché dans une vieille bouillotte de caoutchouc et ladite bouillotte dans un nid de pie, au sommet du chêne de Saint-Joseph. Folcoche, qui l'ignore, doit passer régulièrement dans l'espoir de trouver un de ces jours un dépôt litigieux.
Par bravade, je dépose dans la planque numéro un, celle de la cloison, un bout de papier qui porte la mention : désaffectée. J'en fais autant pour la planque numéro deux. Enfin, pour me donner le plaisir d'observer la fouilleuse, je répète dans la sacristie (qui est contiguë à ma chambre) l'opération qui a déjà été faite du côté de chez Frédie : je perce le mur entre deux briques.
J'aurai vraiment, par chance, la joie d'assister à la crise de rage de Folcoche. Cette dernière a dû m'entendre crier à la cantonade, tandis que je dégringolais l'escalier de droite : — Je vais à la Bertonnière chercher le beurre de papa. Mais elle ignore que je suis remonté par l'escalier de gauche, à pas de loup, et que je me suis dissimulé dans le placard aux ornements sacerdotaux, où aboutit le mouchard que j'ai percé. Elle se croit donc tranquille pour effectuer sa perquisition quotidienne. J'entends sonner ses talons : elle n'a même pas pris la précaution de se munir de pantoufles.
La voici dans mon champ. Elle vient — détail comique — de se laver ses rares cheveux et porte une serviette autour de la tête, roulée comme un turban. Elle n'hésite pas une seconde, va droit à la première cachette, déplace la plinthe qui en masque l'orifice, braque sa lampe électrique, lit... Rugissement ! Je la vois bondir, trépigner, déchirer le bout de papier. Mais le sang-froid lui revient vite. Elle ramasse les débris, les met dans la poche de sa robe de chambre. Pourquoi s'inquiéter d'une autre planque ? Je dois avoir pris mes précautions. Assise sur le bord de mon lit, elle médite, elle s'absorbe. Un mauvais sourire point sur son visage, se développe comme une glaciale aurore de décembre, l'éclaire tout à fait... Attention ! Mme Rezeau vient de trouver la réponse du berger à la bergère. Que va-t-il se passer ?
Folcoche sort de chez moi, court vers sa chambre. Et voilà sa très grande faute. Il ne fallait pas courir. Elle a couru, donc il y a presse, donc elle va revenir. Si elle revient, c'est qu'il lui manque quelque chose, sinon elle serait restée sur place. Mais cet objet qu'elle va rapporter, de quelle nature est-il, quel danger représente-t-il pour moi ? Il n'y a pas besoin d'être grand clerc pour le deviner. La vacherie est si simple que je m'étonne maintenant de ne pas en avoir été plus tôt la victime. Se voler à elle-même cet objet, qu'elle choisira précieux, le fourrer dans ma cachette et, aussitôt, porter plainte, réclamer de mon père une fouille générale en sa présence, découvrir devant lui le faux pot aux roses... tel est son plan, j'en jurerais.
Parons au plus pressé. Je ne peux pas la laisser faire. Je veux savoir ce qu'elle me destine. Comme les couloirs sont longs, je suis dans ma chambre avant même que Folcoche ne soit ressortie de la sienne. Je m'installe devant ma table, tournant le dos à la porte, mais ma glace de poche disposée en rétroviseur contre l'encrier. Talons : elle revient. Ma porte s'ouvre. J'entends une exclamation étouffée, puis cette phrase anodine :
— Tiens ! Tu es déjà rentré ?
— Je ne suis pas allé à La Bertonnière. Frédie s'en est chargé.
Ne nous retournons pas. Folcoche ne doit se douter de rien.
— Tu as bien tort de t'enfermer par un temps pareil. Sur ces mots, cette charogne referme doucement la porte. Pour elle, ce n'est que partie remise. Pour moi, il s'agit de jouer serré. Car, avant qu'elle ne l'escamote derrière son dos, j'ai vu le portefeuille. Oui, le portefeuille, pas moins que ça, son portefeuille, dont elle a résolu de m'imputer le vol. Une affaire de cette importance peut très bien légitimer mon envoi en maison de correction.
Et maintenant je me creuse la tête. Comment éliminer cette menace suspendue par Folcoche, comme le fameux poignard au bout de l'un de ses vilains cheveux ? Je ne peux tout de même rester en permanence calfeutré dans ma chambre. Prévenir papa ? Mais il me demandera des preuves et, si je ne lui en fournis pas, il s'indignera de la perversité de mon imagination. Relater les événements sous pli cacheté que j'enverrai en poste restante ? Qui veut trop prouver ne prouve rien. Folcoche dira que j'avais tout prévu, même un échec. La prendre sur le fait ? C'est encore le plus simple, bien que cette méthode sente le roman policier. Il est sans doute relativement facile de confondre ma mère maintenant que je sais ce qu'elle mijote, mais il ne faut pas oublier que jamais papa ne tolérera que sa femme soit officiellement confondue par un de ses enfants. Si je monte au taxaudier pour faire le point, Folcoche ne va-t-elle pas utiliser mon absence ? Il ne lui faut pas plus de deux minutes pour opérer.
C'est ridicule, je peux tout aussi bien faire le point ici, durs cette pièce où me cloue la méfiance. Je peux, certes : mes idées sont aussi lucides dans ma mansarde que sur la branche balancée à dix mètres du sol par l'éternel vent d'ouest. Mais je ne veux pas. Je ne prends pas de décisions sous la contrainte. Sous la contrainte de ce toit refermé sur moi comme l'accent circonflexe du mot: chaîne. Et je comprends soudain tout ce que représente pour moi le taxaudier, cet arbre fétiche, le symbole de mon indépendance, planté, fiché tout droit dans cette glaise craonnaise qui le nourrit, mais lancé aussi, lancé en flèche vers un ciel où courent librement les nuages, venus d'ailleurs et repartant ailleurs. Taxaudier, je ferai ce que ton élan immobile ne peut qu'esquisser. Je partirai. Je dois partir. Je vais partir.
Une escapade nouvelle, non. Mais Folcoche elle-même désire mon éviction. Il m'est désagréable de lui accorder cette satisfaction, mais il devient nécessaire de traiter. Après tout, traiter sur pied d'égalité avec elle, n'est-ce pas une victoire ? Elle aussi, voyant que j'abonde dans son sens, trouvera moins de plaisir à mon départ. Une cote mal taillée, en somme, voilà ce qu'il nous faut. Je ne pourrais pas dire : " Je l'ai contrainte à m'ouvrir la porte. " Mais elle ne pourra pas non plus prétendre : " Je l'ai chassé. " Et, si j'entraîne mes frères avec moi, dans ce match où ni l'un ni l'autre n'avons pu gagner par knock-out, j'aurai tout de même gagné aux points.
Pas de mise en scène. Pas de brillant second. Nulle aide. Je n'ai besoin que de la tenir devant moi, cette Folcoche, de la tenir cinq minutes. Elle n'est point femme à se dérober. Nous viderons notre sac. Nous nous expliquerons une fois pour toutes.
Entends-tu, Folcoche ? Le ciel est avec moi. Entends-tu ce bruit de moteur ? M. Rezeau, qui ne saura jamais rien, vient de partir pour Segré. Intéressant répit. J'ouvre et je ferme bruyamment ma porte. Je descends bruyamment l'escalier. Tu peux y aller, ma mère ! Prends, le portefeuille et file dans ma chambre. Moi, tranquillement, je monte au taxaudier.