XXXVI
Je voudrais consigner ici quelques remarques générales sur les chemineaux. Quand on y pense, ces hommes constituent une sorte de monstruosité qui mérite d’être étudiée de plus près. Il est assez monstrueux de voir une tribu forte de plusieurs dizaines de milliers d’individus contrainte de sillonner sans relâche l’Angleterre, du nord au sud et du sud au nord, comme autant de Juifs errants. Mais si le cas mérite de toute évidence examen, il faut, pour seulement aborder cet examen, se débarrasser d’un certain nombre de préjugés. Ces préjugés prennent leurs racines dans l’idée que tout chemineau est ipso facto une canaille. C’est une idée que l’on nous a inculquée dès l’enfance, si bien qu’il existe aujourd’hui dans notre esprit une sorte d’archétype mythique du vagabond : un être abominable et plutôt dangereux qui préférerait mourir plutôt que de travailler ou de se laver, et qui passe son temps à mendier, à boire et à voler des poules dans les basses-cours. Ce monstre n’entretient pas plus de rapport avec la réalité que le Chinois perfide des romans-feuilletons, mais c’est une image qu’il est difficile d’oublier. Le mot même de chemineau suffit à faire surgir cette image. Et le crédit qu’on y ajoute empêche de voir clairement les véritables problèmes du vagabondage.
Posons une question fondamentale : pourquoi, d’une manière générale, y a-t-il des vagabonds ? Curieusement, on s’aperçoit que bien peu de gens ont une idée des raisons qui poussent un vagabond à prendre la route. Et, conséquence logique du mythe de l’abominable trimardeur, les motifs les plus extravagants sont avancés. On dit, par exemple, que les chemineaux se lancent sur les routes pour ne pas avoir à travailler, pour mendier plus facilement, pour trouver des occasions de mauvais coups, voire – explication saugrenue entre toutes – parce que ça leur plaît de faire le trimard. J’ai même lu dans un traité de criminologie qu’il s’agissait là d’un atavisme, d’un retour au stade nomade de l’humanité. Alors qu’il y a au vagabondage des raisons évidentes, qui crèvent les yeux. Il est inepte d’affirmer que le vagabondage relève d’un atavisme nomade : à ce compte-là, on pourrait aussi bien prétendre qu’un voyageur de commerce se déplace en vertu d’un atavisme. Un vagabond vagabonde non parce que cela lui plaît, mais pour une raison identique à celle qui pousse l’automobiliste anglais à tenir sa gauche : parce qu’il y a une loi qui l’y contraint. Un indigent, s’il n’a pas le secours de l’assistance publique, ne peut compter que sur l’asile de nuit, et comme il ne peut passer qu’une nuit dans un même asile, il est bien obligé de se déplacer sans cesse. C’est un vagabond parce que, les lois étant ce qu’elles sont, c’est ça ou mourir de faim. Mais les gens ont été nourris de l’idée de l’abominable chemineau, et c’est pourquoi ils préfèrent croire que les vagabonds sont mus par des raisons plus ou moins inavouables.
En réalité, bien peu de ce qui constitue l’image de l’abominable chemineau résiste à l’examen. Prenez l’idée généralement reçue selon laquelle les vagabonds sont des individus dangereux. Avant toute expérience, on peut déjà déclarer que les vagabonds ne sont pas des menaces pour les honnêtes gens, car s’ils l’étaient on les traiterait en conséquence. Un asile de nuit accueille couramment une centaine de vagabonds par nuit, et il y a tout au plus trois personnes pour prendre en charge ces dangereux individus. Imagine-t-on une centaine de brigands confiés à la surveillance de trois hommes non armés ? En fait, quand on voit la manière dont les vagabonds se laissent rudoyer par le personnel de l’asile de nuit, on se rend compte que ce sont les créatures les plus dociles, les plus soumises qu’on puisse imaginer. Prenez cette autre idée reçue selon laquelle les vagabonds seraient des ivrognes : une idée parfaitement ridicule si l’on y réfléchit un tant soit peu. Il ne fait pas de doute que beaucoup de vagabonds boiraient si on leur en donnait l’occasion – mais voilà, ils n’en ont jamais l’occasion. Dans l’Angleterre d’aujourd’hui, le pâle et insipide liquide qu’on désigne sous le nom de bière se vend sept pence la pinte. Pour arriver à s’enivrer avec cette tisane, il faudrait au moins une demi-couronne, et un vagabond a rarement une telle somme à sa disposition. L’idée selon laquelle les vagabonds seraient d’impudents parasites de la société (les « mendiants professionnels ») n’est pas totalement dénuée de fondement, mais elle ne vaut que pour un faible pourcentage des cas à envisager. Le parasitisme cynique, délibéré, tel qu’on peut le découvrir dans les livres de Jack London sur les tramps américains, n’est pas inscrit dans le caractère anglais. Les Anglais forment une race à forte conscience du devoir, avec le sentiment très développé de ce que la pauvreté a de scandaleux. On ne saurait imaginer l’Anglais moyen se muant délibérément en parasite, et ce caractère national ne s’abolit pas pour la simple raison qu’un homme se trouve du jour au lendemain privé de travail. En fait, si l’on garde présent à l’esprit qu’un vagabond n’est pas autre chose qu’un Anglais sans travail contraint par les lois à mener une vie de vagabond, alors le spectre de l’abominable trimardeur s’évanouit. Je ne prétends pas, bien sûr, que les vagabonds soient tous des petits saints. Je dis simplement que ce sont des êtres humains comme vous et moi, et que s’ils ne sont pas tout à fait comme vous et moi, c’est le résultat et non la cause de leur mode de vie.
Il s’ensuit que l’attitude du « ils n’ont que ce qu’ils méritent » est aussi injuste que le serait semblable attitude dans le cas d’infirmes ou de malades. Quand on a admis cela, on peut commencer à se mettre dans la peau d’un vagabond et comprendre ce qu’est sa vie. C’est une vie extraordinairement vide, et extrêmement pénible. J’ai décrit en détail l’asile de nuit, qui borne l’horizon quotidien du vagabond, mais il est d’autres maux sur lesquels il faut insister. Le premier de ces maux, c’est la faim, lot commun de la quasi-totalité des vagabonds. L’asile de nuit leur octroie une ration qui n’a sans doute même pas la prétention d’être suffisante, et le complément ne peut être obtenu qu’en mendiant, c’est-à-dire en enfreignant la loi. Le résultat est que la plupart des chemineaux sont physiquement ravagés par la sous-alimentation. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la file des individus qui attendent à l’entrée de n’importe quel asile de nuit. La seconde calamité majeure qui accompagne la vie d’un vagabond – elle paraît, à première vue, beaucoup moins grave, mais mérite bien de figurer en second –, c’est qu’il se trouve totalement isolé du monde des femmes. Ici, quelques précisions s’imposent.
Les vagabonds ont peu ou pas de contacts avec les femmes, avant tout parce qu’il y a très peu de femmes dans le milieu social qui est le leur. On pourrait croire que parmi les indigents la répartition entre les sexes est la même que partout ailleurs. Mais ce n’est pas le cas. En fait, on peut dire qu’au-dessous d’un certain niveau, on a affaire à une population presque exclusivement masculine. Les chiffres suivants, publiés par le conseil municipal de Londres sur la base d’un recensement effectué dans la nuit du 13 février 1931, donnent une idée de la proportion d’hommes et de femmes parmi les indigents :
Passant la nuit dans la rue : 60 hommes, 18 femmes11.
Dans les refuges et abris n’ayant pas le statut de common lodging-house (avec dortoir) : 1 057 hommes, 137 femmes.
Dans la crypte de l’église Saint-Martin-in-the-Fields : 88 hommes, 12 femmes.
Dans les asiles de nuit londoniens : 674 hommes, 15 femmes.
Il ressort de ces chiffres que, s’agissant des individus vivant de la charité publique, la proportion est d’environ dix hommes pour une femme. La raison en est probablement que le chômage touche moins les femmes que les hommes, et aussi que toute femme tant soit peu présentable peut toujours, en dernier recours, s’attacher un homme. Pour un trimardeur, le résultat est qu’il se trouve condamné à tin perpétuel célibat. Car, cela va sans dire, s’il ne trouve pas de femme à son niveau social, celles qui se trouvent si peu que ce soit au-dessus de lui sont aussi inaccessibles que la lune. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir la question, mais il est avéré que jamais, ou presque jamais, une femme ne jette les yeux sur un homme beaucoup plus pauvre qu’elle. Ainsi, un chemineau est voué au célibat du moment où il se lance sur les routes. Il doit abandonner tout espoir de trouver un jour une épouse, une maitresse ou quelque genre de femme que ce soit, sauf, dans les rares occasions où il a quelques shillings à débourser, pour s’assurer les services d’une prostituée.
Il est clair que cette situation ne peut conduire qu’à l’homosexualité, ou, dans certains cas isolés, au viol. Mais, plus profondément, il faut considérer le sentiment de déchéance qui envahit un homme voyant bien qu’on ne le juge même plus apte à faire un mari. L’instinct sexuel, pour ne pas aller chercher plus loin, est un instinct fondamental et la privation en ce domaine peut être presque aussi démoralisante que la privation de nourriture. La misère n’est pas seulement insupportable par les souffrances qu’elle cause, mais aussi et surtout en ceci qu’elle pourrit un homme au physique comme au mental. Et il ne fait pas de doute que la privation sexuelle contribue à ce processus de pourrissement. Totalement coupé du monde des femmes, le vagabond se sent ravalé au rang d’un infirme ou d’un simple d’esprit. Aucune humiliation ne peut être aussi néfaste pour l’amour-propre d’un homme.
La troisième grande calamité liée à la condition de vagabond, c’est l’oisiveté forcée. Les dispositions légales sur le vagabondage font que, lorsqu’il n’est pas en train de marcher sur les routes, il se trouve enfermé dans une cellule, ou, dans les intervalles, couché par terre à attendre l’ouverture de l’asile de nuit. Il est évident que c’est là une vie sinistre et démoralisante, surtout pour quelqu’un qui n’a pas reçu d’instruction.
À côté de cela, on pourrait énumérer des dizaines de calamités mineures, à commencer, pour ne citer qu’un exemple, par l’absence de tout confort liée à la vie sur les routes. Il faut se souvenir que le vagabond moyen ne possède pas d’autres vêtements que les hardes qu’il a sur le dos, qu’il porte des chaussures qui ne sont pas toujours à son pied et qu’il reste des mois entiers sans pouvoir s’asseoir sur une véritable chaise. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que les souffrances endurées par le vagabond sont parfaitement inutiles. Il mène une vie extrêmement pénible, et cela pour rien. On ne pourrait en fait rien inventer de plus dérisoire que cette perpétuelle marche de prison en prison, en passant peut-être dix-huit heures par jour dans une cellule ou sur les routes. Il y a certainement plusieurs dizaines de milliers de trimardeurs en Angleterre. Chaque jour, ils dépensent une énergie incalculable – assez pour labourer des milliers d’hectares, construire des kilomètres de route, bâtir des douzaines de maisons – à simplement s’occuper de mettre un pied devant l’autre. Chaque jour, ils perdent à eux tous une dizaine d’années de leur temps de vie à fixer stupidement le mur d’une cellule. Chacun d’eux coûte au pays au moins une livre par semaine, sans rien lui donner en retour. Ils tournent en rond, en un interminable et ennuyeux carrousel n’ayant aucune justification et auquel, d’ailleurs, personne ne se soucie d’en donner. Les lois perpétuent cet état de choses et nous nous y sommes si bien habitués que nous ne nous en étonnons même plus. Tout cela est décidément inepte.
Une fois constatée l’inanité de la vie d’un vagabond, on est conduit à se demander s’il ne serait pas possible de faire quelque chose pour l’amender. On pourrait très bien, par exemple, rendre les asiles de nuit un peu plus habitables, et l’on fait actuellement certains efforts en ce sens. Au cours de l’année dernière, certains asiles ont été réaménagés au point de devenir méconnaissables, à en croire certains témoignages, et l’on parle de procéder de même pour tous les autres. Mais ceci laisse intact le cœur du problème. Ce dont il s’agit, c’est de transformer un vagabond à moitié mort d’ennui et de faim en un être humain qui puisse avoir le respect de lui-même. Un simple surcroît de confort ne saurait y suffire. Même si les asiles de nuit devenaient franchement luxueux (ce qui ne sera jamais le cas12), la vie d’un vagabond serait toujours une vie gaspillée en pure perte. Il serait toujours un miséreux à qui serait interdit tout espoir de mariage ou de vie de famille et représenterait toujours une perte sèche pour la société. Ce qu’il faut, c’est l’arracher à la pauvreté, et cela ne peut se faire qu’en lui offrant du travail, et non pas un travail pour le simple fait de travailler, mais un travail dont il puisse goûter les fruits. Actuellement, dans la plupart des asiles de nuit, les vagabonds n’effectuent absolument aucun travail. À une époque, on leur faisait casser des cailloux pour payer leur nourriture, mais l’expérience fut arrêtée quand on s’aperçut qu’ils avaient cassé assez de pierres pour des années, en mettant au chômage les véritables casseurs de pierres. Aujourd’hui, on ne leur donne rien à faire, parce qu’il n’y a apparemment rien qu’on puisse leur donner à faire. Pourtant, il existe un moyen assez évident de les rendre utiles, qui est le suivant : chaque asile pourrait être flanqué d’une petite ferme, ou à tout le moins d’un jardin maraîcher, et tous les vagabonds valides qui se présenteraient pourraient effectuer une journée de travail utile. Les produits de la ferme ou du jardin serviraient à nourrir les vagabonds et, en mettant les choses au pire, ce serait très certainement préférable à l’infâme trilogie pain-thé-margarine. Naturellement, les asiles ne pourraient jamais vivre en totale autarcie, mais ils pourraient à coup sûr faire de grands pas dans cette direction et, à long terme, les impôts en bénéficieraient probablement. Il faut se souvenir que dans le système actuel les vagabonds représentent pour le pays une colossale perte sèche car, outre qu’ils ne travaillent pas, ils mènent une vie qui mine inexorablement leur santé : le système perd donc, en même temps que de l’argent, des vies humaines. Un plan visant à les nourrir convenablement et à leur faire produire au moins une part de leur nourriture mériterait bien d’être essayé.
On peut objecter qu’une ferme ou même un jardin exploité uniquement avec de la main-d’œuvre de passage ne serait pas viable. Mais il n’y a aucune raison véritable pour que les vagabonds ne puissent passer qu’une nuit dans chaque asile : ils pourraient y rester un mois, voire un an, si on avait du travail à leur offrir. La perpétuelle migration des trimardeurs est un phénomène tout à fait artificiel. En ce moment, un vagabond représente une charge pour les finances locales, si bien que chaque hospice a pour premier souci de l’expédier en direction du voisin. De là le règlement stipulant qu’on ne peut passer plus d’une nuit dans un même établissement. Celui qui se présente à nouveau avant qu’un délai d’un mois ne se soit écoulé est puni d’une semaine de consigne ; comme cela ressemble à s’y méprendre à un séjour en prison, le vagabond préfère naturellement circuler. Mais s’il représentait pour l’asile de nuit une source de main-d’œuvre, et si l’asile représentait pour lui la possibilité de manger à sa faim, il en irait tout autrement. Ces établissements pourraient alors vivre en semi-autarcie et les vagabonds, se fixant ici ou là en fonction des besoins, cesseraient d’être des vagabonds. Ils accompliraient une tâche relativement utile, absorberaient une nourriture équilibrée et mèneraient une vie à peu près réglée. Progressivement, dans l’hypothèse où ce schéma fonctionnerait bien, ils pourraient cesser d’être considérés comme des indigents, se marier et retrouver une place honorable dans la société.
Ce n’est qu’une idée ébauchée à gros traits et les objections qu’on pourrait présenter à son encontre ne manquent pas. Il y aurait néanmoins là un moyen d’améliorer la condition des vagabonds, sans accroître encore les dépenses de l’Assistance publique. Et la solution ne peut, de toute façon, être trouvée que dans un projet de ce type. Car si l’on pose la question : que faire d’hommes oisifs et mal nourris ? la réponse qui vient tout naturellement est : leur permettre d’assurer eux-mêmes leur subsistance.