IX
Trois jours durant, nous recommençâmes à battre le pavé parisien à la recherche d’un problématique emploi, ne rentrant dans ma chambre que pour prendre des repas de plus en plus maigres à base de pain et de soupe. Mais deux lueurs d’espoir étaient apparues à l’horizon. Primo, Boris guignait une place à prendre bientôt à l’hôtel X…, près de la place de la Concorde, et secundo, le patron du restaurant de la rue du Commerce avait fini par faire sa réapparition. Dans l’après-midi, nous nous mîmes en route pour aller le voir. Chemin faisant, Boris ne cessa de discourir sur les monceaux d’or qui nous attendaient si nous parvenions à nous faire embaucher là-bas, et sur l’importance capitale qu’il y avait à faire bonne impression sur le patron.
« Le paraître, mon ami, le paraître ! Tout est là. Donne-moi un complet neuf et d’ici ce soir j’aurai trouvé à emprunter mille francs. Ah, quel idiot j’ai été de ne pas acheter un faux col au moment où nous avions de l’argent ! J’ai retourné le mien ce matin, mais pour quel résultat : l’envers est aussi sale que l’endroit. Trouves-tu, mon ami, que j’ai l’air mal nourri ?
— Tu es un peu pâle.
— Sapristi, mais que veux-tu y faire quand tu vis de pain et de pommes de terre ! Il ne faut jamais avoir l’air affamé. Ça donne envie aux gens de te distribuer des coups de pied au derrière. Attends-moi. »
Il s’arrêta devant la devanture d’un bijoutier et se donna de vigoureuses claques sur les joues de manière à faire affluer le sang. Puis, avant que ses couleurs n’aient disparu, nous nous hâtâmes de pénétrer dans le restaurant, pour nous présenter au patron.
Le patron en question était un petit homme replet, à l’air très digne, pourvu de cheveux gris soigneusement ondulés. Il portait un complet à veste croisée, coupé dans une élégante flanelle, et une odeur de parfum émanait de toute sa personne. Boris me dit qu’il avait été, lui aussi, colonel dans l’armée russe. Sa femme était également présente : une grosse Française mafflue, qui faisait peur à voir avec son teint cadavérique sur lequel se détachaient des lèvres écarlates – je ne pus m’empêcher de penser à un plat de veau froid aux tomates. Le patron fit à Boris un accueil très chaleureux et les deux hommes entamèrent une grande conversation, en russe, qui se prolongea pendant plusieurs minutes. Je restais quant à moi un peu en retrait, repassant dans ma tête les bobards que j’allais débiter pour justifier de mes capacités de plongeur.
Enfin le patron voulut bien prendre conscience de ma présence. Je m’avançai d’un pas traînant, me faisant aussi servile que possible. Après tous les discours que m’avait tenus Boris sur la condition du plongeur, je m’attendais à voir le patron me traiter plus bas que terre. C’est pourquoi je fus plutôt surpris quand il me saisit la main pour la serrer chaleureusement.
« Ainsi donc, vous êtes Anglais ! s’exclama-t-il. Enchanté, sincèrement enchanté ! Inutile, je pense, de vous demander si vous jouez au golf ?
— Mais certainement, répondis-je, voyant bien que c’était la réponse qu’il attendait de moi.
— Toute ma vie j’ai souhaité savoir jouer au golf. Aurez-vous, cher monsieur, l’amabilité de me montrer quelques-uns des principaux coups ? »
Apparemment, c’était là la façon russe de traiter les affaires. Le patron m’écouta attentivement tandis que je lui expliquai la différence entre un driver et un iron, puis, sans transition, m’informa que c’était entendu : dès que le restaurant ouvrirait, Boris serait maître d’hôtel et moi plongeur, avec la perspective d’accéder au grade de préposé aux W.C., si les affaires marchaient bien. Je posai alors la question : quand se ferait l’ouverture ? « Très exactement d’aujourd’hui en quinze, me répondit-il (il avait une manière d’agiter la main, en faisant tomber d’un coup sec la cendre de la cigarette, qui faisait effectivement très grand seigneur). Oui, d’aujourd’hui en quinze très exactement, pour l’heure du déjeuner. » Puis, avec une fierté manifeste, il nous fit les honneurs de son établissement.
L’endroit était, à vrai dire, plutôt modeste : un bar, une salle de restaurant et une cuisine guère plus grande qu’une salle de bains ordinaire. Le patron avait en vue une décoration de style pseudo-pittoresque (style normand, se plaisait-il à souligner, en référence aux imitations de boiseries plaquées sur le crépi et autres trouvailles du même goût), et se proposait de baptiser le restaurant « Auberge de Jehan Cottard », afin de lui conférer un cachet indubitablement médiéval. Il avait fait imprimer un prospectus brodant de manière éhontée sur le passé historique du quartier et signalant même qu’il y avait eu jadis, au lieu et place du restaurant, une auberge que Charlemagne fréquentait. Le patron était visiblement ravi de cette dernière trouvaille. Le bar devait, quant à lui, être orné de scènes osées exécutées par un artiste du Salon. Pour clore l’entrevue, il nous offrit à chacun une cigarette de luxe et s’en retourna chez lui.
Quelque chose me disait, avec insistance, qu’il ne fallait pas fonder de trop grands espoirs sur l’Auberge de Jehan Cottard. Tout dans les allures du patron trahissait le faisan – un faisan doublé, pour la circonstance, d’un incapable. J’avais par ailleurs repéré, patientant à la porte de derrière, deux personnages qu’on pouvait, sans grand risque d’erreur, assimiler à des créanciers pressés de rentrer dans leurs fonds. Mais Boris, tout à ses rêves de maître d’hôtel, était bien au-delà de semblables détails.
« On peut dire que c’est dans la poche. Plus que quinze jours à tenir. Et qu’est-ce que quinze jours ? Manger ? Je m’en fous. Ce que je vois, c’est que d’ici trois semaines, je me serai trouvé une maîtresse ! Brune, blonde – comment savoir ? Enfin, ça m’est égal, pourvu qu’elle ne soit pas trop maigre. »
Suivirent deux jours assez pénibles. Avec les soixante centimes qui nous restaient, nous achetâmes une demi-livre de pain et une gousse d’ail. L’intérêt du pain frotté d’ail, c’est qu’on garde le goût de l’ail dans la bouche, et qu’ainsi on a toujours l’illusion de sortir de table. Nous passâmes la quasi-totalité de la première journée au Jardin des plantes. Boris s’essayait à lancer des pierres sur les pigeons apprivoisés, sans jamais parvenir à en toucher un. Ensuite, nous entreprîmes de composer des menus au dos de vieilles enveloppes. Nous étions vraiment trop obnubilés par la nourriture pour penser à autre chose. Je me souviens encore du menu imaginé par Boris. Pour commencer, une douzaine d’huîtres et une assiette de bortsch (ce potage douceâtre à base de betteraves rouges avec de la crème par-dessus). Ensuite, écrevisses, poulet de grain en casserole, bœuf aux pruneaux, pommes de terre nouvelles, salade, pudding et roquefort, avec une bouteille de bourgogne pour arroser le tout et un vieux cognac pour conclure dignement ces agapes. Boris avait des goût très cosmopolites en matière d’alimentation. Par la suite, alors que nous avions le porte-monnaie un peu mieux garni, je l’ai vu absorber sans difficulté des repas presque aussi copieux.
Quand il ne nous resta plus un sou en poche, je renonçai à chercher du travail, et ce fut une nouvelle journée de jeûne total. J’avais mentalement fait une croix sur l’Auberge de Jehan Cottard et je ne voyais pas d’autre solution se dessiner à l’horizon, mais je me sentais trop las pour faire autre chose que de rester allongé sur mon lit, à rêvasser. C’est alors que la chance tourna à nouveau. À la nuit tombée – il devait bien être dix heures – j’entendis des cris en provenance de la rue. Je me levai et allai à la fenêtre : Boris était en bas, qui agitait sa canne, l’air radieux. Avant même d’ouvrir la bouche pour parler, il tira de sa poche un pain tout aplati et me le lança.
« Mon ami, mon cher ami, nous sommes sauvés ! Devine un peu ce qui m’arrive !
— Tu ne vas pas me dire que tu as trouvé un travail ?
— Si, justement à l’hôtel X…, près de la place de la Concorde ! Cinq cents francs par mois et nourri. J’ai commencé aujourd’hui. Ah là là, si tu savais ! Nom de Dieu, je m’en suis mis jusque-là ! »
Après dix ou douze heures de travail, et avec sa patte folle, il n’avait eu de cesse de parcourir trois kilomètres à pied pour venir m’annoncer l’heureuse nouvelle ! Mieux, il me fixa rendez-vous pour le lendemain aux Tuileries, à l’heure de la pause de la mi-journée, pour le cas où il arriverait à sortir quelque chose des cuisines. À l’heure dite, je trouvai Boris installé sur un banc public. Il déboutonna son gilet et me présenta tin gros paquet enveloppé dans du papier journal. Je le défis et découvris, pêle-mêle, du hachis de veau, un coin de camembert, du pain et un éclair.
« Voilà ! fit-il. C’est tout ce que j’ai pu sortir. Ce cochon de portier a l’œil à tout. »
Ce n’est peut-être pas très distingué de manger dans un papier journal sur un banc public dans un endroit comme les Tuileries, qui est un lieu généralement peuplé de jolies filles, mais j’avais trop faim pour me laisser arrêter par de semblables considérations. Tandis que je calmais ma fringale, Boris m’expliqua qu’il travaillait à la caféterie de l’hôtel. Autant dire qu’il se trouvait vraiment tout au bas de l’échelle, et que ce n’était pas un emploi digne d’un ancien garçon – mais il saurait s’en contenter en attendant l’ouverture de l’Auberge de Jehan Cottard. D’ici là, je n’aurais qu’à l’attendre chaque jour à la même heure aux Tuileries, et il m’apporterait tout ce qu’il pourrait sortir en fraude des cuisines. Trois jours durant, Boris assura ainsi ma subsistance. Puis, ce fut la fin de tous mes ennuis, avec le départ d’un des plongeurs de l’hôtel X… Grâce à la recommandation de Boris, je pus prendre la place vacante.