SIX
Uriel appuya sa tête contre la paroi interne du cuirassé, les mains jointes en prière alors que le Thunderhawk effectuait son approche finale sur Brandonsgatt, la capitale de Pavonis.
Tous ses subordonnés se tenaient assis en silence, et ses pensées étaient centrées sur la figure glorieuse de l’Empereur. Tout au bout de l’habitacle, l’adepte Ario Barzano se tenait assis, entouré d’une véritable armée de valets. Uriel secoua lentement la tête, se demandant pourquoi un homme pouvait avoir besoin de laquais.
Toutes ses années d’entraînement à la caserne d’Agiselus lui avaient appris la discipline et l’indépendance, aussi lui était-il étrange d’observer un homme avec quelqu’un à ses ordres pour accomplir la moindre corvée à sa place. Dès leur plus jeune âge, les enfants d’Ultramar apprenaient à vivre simplement et à ne compter que sur eux-mêmes.
Barzano écoutait attentivement Lortuen Perjed, et acquiesçait vigoureusement à tout ce que lui disait le vieil homme. L’adepte Perjed agitait le doigt directement sous son nez comme s’il lui administrait une sévère réprimande et, l’espace d’un instant, Uriel se demandait qui donnait vraiment les ordres.
Il chassa l’adepte de ses pensées et regarda par le hublot à côté de son siège alors que les derniers nuages disparaissaient et que la masse du continent principal de Pavonis lui apparut.
Sa première impression fut que cette planète était une terre de contrastes.
Séparés par des étendues sauvages et verdoyantes, de nombreux complexes industriels couvraient une surface de plusieurs dizaines de kilomètres carrés chacun, garnis d’entrepôts, de zones d’expédition et de voies de communication les reliant entre eux. D’énormes grues et d’imposants engins de levage peints en jaune évoluaient au sein de ce paysage industriel et se glissaient comme d’étranges prédateurs entre des cuves chargées de carburant et de matières premières pour les manufactures affamées. La bouche évasée de larges tours de refroidissement crachait dans l’air d’immenses panaches de vapeur d’eau et un smog jaunâtre semblait s’agripper au sol pour lentement étouffer les édifices dans son étreinte ocre.
Mais devant eux, loin de ce cauchemar industriel, sise entre une vaste forêt et un massif montagneux, Uriel vit également une propriété magnifique composée de plusieurs grandes maisons blanches à l’architecture exquise, et il en déduisit qu’elle devait appartenir aux dirigeants d’un des cartels qui avaient la mainmise sur l’économie locale. Le Thunderhawk survola le domaine, non sans effrayer un troupeau d’animaux à cornes et au corps svelte, à si basse altitude qu’Uriel put distinguer les colonnes qui ornaient l’entrée du plus vaste édifice.
La propriété disparut bientôt de son champ de vision tandis que l’appareil suivait le cours d’un fleuve. Lorsqu’il eût contourné une falaise, Uriel aperçut pour la première fois la ville de Brandonsgatt qui se découpait sur l’horizon. Le cuirassé prit de l’altitude, ce qui lui permit d’observer à loisir la cité en forme d’étoile qui se déployait sous leurs yeux. Blottis contre ses bastions défensifs en pointes de flèche, des banlieues ouvrières grouillaient d’activité sous la chaleur tandis que la ville intérieure profitait avec davantage d’indolence du soleil de midi qui rendait encore plus éclatant les édifices de marbre blanc.
L’architecture de la
ville était un mélange hétéroclite d’ancien et de
nouveau : des structures vieilles sans doute de plusieurs
millénaires cohabitaient avec des dômes de verre et d’acier ou des
tours de cristal. Les rues étaient pavées et décorées de statues et
de grands arbres.
Au centre de
l’agglomération de marbre et de verre trônait le palais du
gouverneur planétaire. Une grande place pavée, délimitée par
d’autres statues, s’étendait devant les grilles du palais. Ce
dernier, bâti selon le style gothique supérieur si populaire jadis,
était doté de chemins de ronde et de tours
s’élevant loin au-dessus de la rue. Des poutres d’airain
supportaient un beffroi massif surmonté d’un toit conique recouvert
d’or et de pierres précieuses.
Uriel se rendit compte à son mouvement que la cloche du beffroi sonnait, mais il ne pouvait pas l’entendre à l’intérieur de la cabine pressurisée du Thunderhawk.
Les nombreux bâtiments qui constituaient le palais impérial recouvraient une large surface, qui comprenait également un parc, un gymnase et un petit lac. Les dirigeants de Pavonis aimaient vivre confortablement. Uriel se demanda ce qu’ils étaient prêts à sacrifier pour maintenir leur train de vie, et ce qu’ils avaient déjà sacrifié pour y parvenir.
Outre les qualités esthétiques du complexe, l’œil exercé d’Uriel décela les emplacements d’artillerie ingénieusement intégrés à la structure des bâtiments, ainsi que les aires de lancement camouflées. Le palais, comme la totalité de la ville intérieure, ferait un bastion inexpugnable en cas d’insurrection ou de guerre.
Le Thunderhawk ralentit
pour entamer sa descente vers la plate-forme
d’atterrissage entourée d’arbres qui se tenait juste en dehors des
murs du palais. Une petite tour de contrôle et un réservoir de
carburant, protégés par des murs panneaux blindés, attendaient non
loin.
Uriel défit le harnais de son siège juste avant l’atterrissage et s’empara de son bolter. Ses hommes l’imitèrent.
Pasanius et Learchus parcoururent l’allée centrale du compartiment passager alors qu’un voyant vert clignotait pour signaler qu’ils pouvaient débarquer.
— Tout le monde debout ! Préparez-vous à débarquer et à sécuriser le périmètre.
Tandis que ses sergents préparaient leurs hommes à l’atterrissage, Uriel s’agenouilla devant le petit autel installé dans l’alcôve à côté de son fauteuil, puis inclina la tête pour entonner la prière de bataille et le catéchisme du guerrier. Il prit son épée et se plaça devant la rampe de débarquement.
Cette dernière s’abaissa rapidement, accompagnée par le chuintement de décompression de la cabine et le bruit des pistons hydrauliques. Avant même qu’elle ne soit complètement abaissée, les deux escouades d’Ultramarines établirent un périmètre de défense autour du cuirassé, leurs bolters en joue et leurs têtes casquées regardant de droite et de gauche pour parer à toute menace.
— Eh bien, ils sont
impressionnants, n’est-ce pas ? s’exclama Barzano
tandis que la plainte des moteurs du Thunderhawk faiblissait.
Pasanius soupesa son lance-flammes. Uriel se contenta de lever les yeux au ciel et descendit la rampe derrière Barzano.
Alors que les panneaux blindés de la plate-forme se rabaissaient, un homme bouffi au visage rougeaud et vêtu de la robe noire des adeptes sortit de la tour de contrôle, une plaque d’identification génétique à la main.
Instantanément, dix bolters furent pointés sur l’homme, qui glapit avant de lever les mains.
— Non, ne tirez pas ! Je suis ici pour accueillir l’adepte Barzano !
Ce dernier, accompagné de Perjed et d’Uriel, s’avança sur la plate-forme comme deux Space Marines entreprirent d’escorter l’homme jusqu’à leur capitaine. L’adepte était en nage et paraissait complètement ridicule à côté des géants qui l’entouraient.
Barzano fit un pas en avant pour saluer l’homme visiblement désemparé, et lui plaça la main sur l’épaule pour le rassurer.
— Vous devez être l’adepte Ballion Varle. Bonjour, monsieur. Vous me connaissez déjà, Ario Barzano, inutile de nous étendre sur le sujet, mais ces gentilshommes sont des Ultramarines. Barzano guida Varle vers Uriel, à qui il fit un signe amical de la main. Voici le capitaine Uriel Ventris, qui commande ces hommes. Ils sont venus pour s’assurer que tout se déroule sans souci, mais aussi pour dérouiller les fauteurs de troubles qui vous ennuient, pas vrai ?
Varle hocha la tête d’un air absent, incapable de quitter du regard les casques inexpressifs des Space Marines. Uriel était certain qu’il ne comprenait pas la moitié de ce que lui racontait Barzano.
Cependant, celui-ci lâcha l’épaule de l’adepte et appuya son pouce sur la géno-clé qu’il transportait. La machine cliqueta un moment avant d’émettre un tintement. Varle parvint à quitter le Space Marine du regard pour jeter un œil aux résultats de l’analyse.
— Bien ! Au moins vous savez que je ne suis pas un imposteur, sourit Barzano. Vous avez reçu mon message, alors ?
— En effet, adepte, même si, pour être honnête, son contenu m’a troublé.
— Cela ne vous a tout de même pas trop inquiété, j’espère ! Tout va rapidement s’éclaircir, je vous le promets.
— Oui, mais si le gouverneur apprend que je ne l’ai pas prévenue de votre arrivée, elle… Varle s’interrompit.
— Elle ? poursuivit Barzano.
— Eh bien, elle ne sera pas contente.
— Excellent. Comme cela, nous partons du bon pied.
— Je crains de ne pas comprendre, adepte Barzano, protesta Varle.
— Pas besoin de vous excuser, vous n’avez pas à comprendre. Des intrigues dans l’intrigue, mon vieux.
Lortuen Perjed toussa bruyamment en tapant le bout de sa canne sur la rampe de métal et jeta un regard noir à Barzano, qui fit un geste dédaigneux de la main.
— Ne faites pas attention à ce que je raconte, mon ami, je divague. Cela m’arrive souvent lorsque je rencontre quelqu’un pour la première fois. Mais revenons à nos affaires. Je crois que nous allons commencer par visiter le palais impérial, qu’est-ce que vous en dites ?
— C’est que, je pense que le gouverneur ne vous attendait pas si tôt.
— Et pourtant… commença Barzano en pointant une route pavée conduisant à la cité. Uriel vit un attelage découvert tiré par quatre chevaux qui cheminait en direction de l’aire d’atterrissage.
— L’attelage était porté par des moteurs antigrav similaires à la technologie qui faisait voler les Land Speeders du chapitre et ses flancs laqués étaient décorés d’un blason représentant un obus ouvragé.
Uriel savait qu’une telle technologie était onéreuse. Cette voiture avait dû coûter une petite fortune.
Les chevaux, sans doute les vestiges d’une ancienne tradition, s’arrêtèrent en soulevant un nuage de poussière. Un homme de grande taille à la mine séduisante descendit de la voiture. Il portait un costume noir, une pelisse de velours bleu et était coiffé d’un bicorne très élaboré garni de plumes. Il marcha vers le Thunderhawk, affichant un sourire éclatant.
Lortuen Perjed se plaça aux côtés de Barzano et d’Uriel, son corps émacié paraissant encore plus squelettique comparé au capitaine Space Marine.
— Vendare Taloun, souffla Perjed. Son cartel produit des obus pour l’artillerie de la Garde Impériale. Le gouverneur Shonai lui a ravi le pouvoir il y a dix ans et il dirige depuis lors l’opposition au sénat de Pavonis. La rumeur veut qu’il ait fait tuer son frère pour prendre sa place comme patriarche de la famille.
— On a des preuves de cela ? murmura rapidement Barzano avant que Taloun n’arrive jusqu’à eux.
— Non, rien jusqu’à présent.
Barzano remercia son scribe d’un hochement de tête et s’avança pour saluer le nouveau venu. Uriel remarqua que Varle avait l’air terrifié et il se plaça à côté de Barzano, la main sur la poignée de son épée.
Vendare exécuta une courbette élaborée devant Barzano et Uriel, enlevant son chapeau et le plaçant derrière lui. Lorsqu’il se redressa enfin, Barzano lui prit la main et la secoua vigoureusement.
— Seigneur Taloun, c’est un plaisir. Vraiment, un plaisir. Je m’appelle Ario Barzano, mais bien sûr vous le saviez déjà. Venez, prenons votre magnifique voiture pour gagner la ville, d’accord ?
Taloun fut momentanément déconcerté par les manières de l’adepte, mais il retrouva vite ses esprits.
— Mais, certainement, adepte, sourit-il en indiquant de la main son attelage. Vos compagnons se joindront-ils à nous ? Je pense que nous pouvons encore faire monter une ou deux personnes.
— Uriel et Lortuen vont
se joindre à nous, je pense. Adepte Ballion,
pourriez-vous avoir la gentillesse d’apporter de la nourriture et
des boissons pour ces hommes ? Parfait.
Tandis que Barzano et Taloun se dirigeaient vers l’attelage, Lortuen Perjed s’adressa à Uriel sur le ton de la confidence.
— Au moins, nous savons que l’on ne peut pas faire confiance à Ballion.
— Que voulez-vous dire ? demanda Uriel en jetant un regard à l’adepte empâté qui retournait péniblement vers la tour de contrôle.
— Comment croyez-vous que Taloun a appris notre arrivée ?
Uriel considéra la question avant de répondre.
— Vous pensiez qu’il n’était pas fiable mais vous lui avez quand même dit à quel moment nous arrivions ?
— L’adepte Barzano pensait que le représentant local de l’Adeptus Administratum était à la solde d’une des huiles locales. Maintenant au moins nous savons de qui il s’agit. En voyant la surprise affichée par Uriel, Perjed se fendit d’un sourire. C’est assez courant sur les mondes de la bordure orientale, où il peut se passer plusieurs décennies avant qu’une planète ait des nouvelles de l’Administratum.
— Pas sur Ultramar, affirma Uriel d’un ton brusque.
— Sans doute pas, concéda Perjed, mais nous ne sommes plus dans le système d’Ultramar.
Jenna Sharben écrasa son bouclier contre le visage jaunâtre de l’homme et le renvoya au milieu de la foule. Les compartiments de détention à l’arrière des Rhinos étaient déjà pleins à craquer. D’autres étaient en route mais pour le moment, tout ce que les juges divisés en deux cordons pouvaient faire, c’était tenir fermement leurs boucliers antiémeute et empêcher la foule de bloquer la route qui menait au palais.
Pas loin de cinq cents personnes s’étaient rassemblées depuis que la cloche avait commencé à sonner, et ce n’était pas près de s’arrêter. Elle maudit l’imbécile qui avait fait tinter cette saleté. Certes, elle avait servi à l’aube de l’histoire de Pavonis pour convoquer les sénateurs, mais il ne s’agissait plus que d’une vieille tradition.
Et sacrément stupide, avec ça, se dit Sharben en repoussant un nouveau mouvement de foule de son bouclier. Maintenant, les sénateurs étaient contactés directement et cette foutue cloche ne faisait que signaler à tous les ouvriers en grève que les cibles de leur mécontentement allaient arriver.
— Maintenez ces gens à distance, cria le sergent Collix depuis l’arrière du cordon.
Qu’est-ce qu’il croit qu’on fait ? se demanda Jenna, qu’on taille une bavette à des ouvriers en colère ? Elle avait entendu parler au Q.G. du massacre que le sergent avait causé sur la place de la libération, et qu’il ne s’était arrêté que quand Virgil Ortega avait donné l’ordre aux juges de cesser le feu et de se replier. Quelles gaffes allait-il encore commettre ? Et qui en paierait le prix cette fois ?
Elle se rendit compte
qu’il était dangereux de penser ainsi et essaya
d’oublier ces idées alors même qu’un autre homme essayait
d’attraper son bouclier par le haut. Elle l’abattit sur son nez et
l’homme se recroquevilla au sol en criant.
La clameur de la foule se fit plus forte, aussi risqua-t-elle un regard par-dessus l’épaule. Elle vit qu’un attelage arrivait. Les gens poussèrent en avant et elle grogna sous l’effort pour les contenir.
Elle raffermit son appui au sol et commença à pousser dans la direction opposée.
Solana Vergen se renfonça dans la banquette en cuir de son attelage antigrav pour vérifier à l’aide d’un miroir de poche que ses yeux ressemblaient bien à ceux d’une jeune fille en deuil. Satisfaite de voir qu’elle avait l’air suffisamment marquée par le chagrin, à la fois belle et vulnérable, elle passa une brosse en ivoire dans ses cheveux blonds comme le miel. Ce faisant, elle se tourna vers la vitre de son attelage et tira le rideau de velours pour contempler la place de la libération.
Elle bailla en constatant qu’il y avait encore plus de ces ouvriers pénibles le long de la route, occupés à huer sa voiture alors qu’elle se dirigeait vers les grilles du palais. Vraiment, que pensaient-ils bien obtenir ? Puis elle remarqua que nombre d’entre eux portaient la combinaison jaune et vert du cartel Vergen. Pourquoi n’étaient-ils pas en train de travailler dans les manufactoria ? Ils ne comprenaient donc pas que c’était elle qui les dirigeait maintenant ?
Ce n’est pas parce que son père s’était fait bêtement tuer la semaine précédente que ses employés pouvaient quitter leurs postes à leur guise. Elle prit mentalement note de contacter le contremaître local pour relever les noms de tous ceux qui s’étaient absentés aujourd’hui afin de les licencier. Elle s’occuperait ensuite de virer le contremaître qui les avait laissé faire.
Ainsi, tous
comprendraient qu’elle n’était pas aussi délicate que son
prédécesseur.
Elle fit la moue en repensant aux larmes de crocodile versées par Taloun suite à l’émeute qui avait coûté la vie à son père. Est-ce qu’il pensait vraiment que son mariage avec son benêt de fils était autre chose qu’une affaire politique ? Il voulait sans doute faire de lui sa marionnette à la tête du cartel Vergen, mais Solana ne l’entendait pas de cette oreille.
Elle avait déjà des contacts dans les autres cartels qui seraient ravis d’entendre ce que son fiancé lui avait confié après qu’elle ait accepté de satisfaire ses répugnants désirs.
Les conseillers de son père avaient été horrifiés à l’idée qu’elle puisse prendre les rênes de la production, mais elle ne comprenait vraiment pas pourquoi. Le chef du cartel Shonai était une femme et elle était gouverneur planétaire par-dessus le marché. Elle ajusta sa pelisse et posa une main gantée de soie sur l’accoudoir de sa voiture alors qu’elle considérait son avenir.
Oui, le cartel Vergen allait bel et bien connaître des changements drastiques.
Taryn Honan tapotait nerveusement ses doigts boudinés et couverts de bagues contre la vitre de son attelage, gêné par les vibrations incessantes de la voiture, qui mettaient à mal son massif arrière-train.
Il maudit le fait qu’il n’ait pas été autorisé à investir l’argent de son propre cartel dans un attelage antigrav. Car c’était bel et bien un investissement, n’en déplaise au comité. Quelle humiliation pour lui d’arriver au palais dans une berline brinquebalante au lieu d’un véhicule aussi élégant que ceux des cartels Taloun ou de Valtos.
Il espérait un jour connaître le même succès qu’eux et gagner le respect et l’admiration des cartels plus modestes. Il décida de bien les observer lors de cette session. Ainsi, il irait dans la même direction que Taloun et de Valtos, quelle qu’elle soit. S’il soutenait toutes leurs actions, ils finiraient bien par le traiter en égal. Du moins il l’espérait, car ils pouvaient tout aussi bien penser qu’il n’était qu’un lèche-bottes avide de s’attirer leurs faveurs. Taryn Honan se mordit la lèvre inférieure en se demandant ce que le comité ferait à sa place.
Mais il imagina soudain les membres de son comité de direction assis derrière leur table en chêne, en train de secouer la tête alors qu’ils refusaient une de ses audacieuses propositions d’entreprise.
Il était si injuste qu’il soit le seul leader de cartel forcé d’en répondre à un comité. Il savait que tous les autres se moquaient de lui à ce propos, même les moins puissants, qui ne comptaient qu’un seul manufactorium et qui pouvaient à peine s’offrir un siège au sénat.
D’accord, il avait commis quelques erreurs. Mais qui n’en faisait jamais, dans le monde des affaires ?
Oui c’est vrai, quelques accords commerciaux ne s’étaient pas déroulés aussi bien que prévu, et certes il y avait eu l’histoire malheureuse de ce giton qui avait eu accès à ses comptes pour en retirer des sommes faramineuses avant de fuir Pavonis à bord d’un cargo. Mais était-ce une raison suffisante pour lui retirer tout pouvoir exécutif au profit du comité ?
Honan espérait de tout cœur que le jeune prostitué s’était retrouvé sur un des vaisseaux attaqués par les pirates eldars et avait été torturé de la plus sordide des façons. Ses traits flasques se déformèrent en un sourire mauvais alors qu’il imaginait le garçon subir les pires dégradations aux mains des eldars.
Il resserra sa prise sur sa canne d’ivoire.
Kasimir de Valtos bailla et toussa immédiatement alors que le smog lui brûla les poumons. Il ferma les yeux tandis que son attelage antigrav l’amenait en douceur vers le palais. Il se demanda brièvement ce que cette garce de Shonai pouvait bien vouloir, mais après tout il n’en avait pas grand-chose à faire. Car qui se souciait encore d’elle désormais ? Il sourit en se demandant si c’était pour annoncer sa proposition absurde de chasse aux eldars. Pensait-elle vraiment que son cartel pouvait être acheté si aisément, ou encore que le cartel Taloun ne verrait pas tout de suite où elle voulait en venir avec une manœuvre aussi pathétique ?
Si elle pensait qu’ils se laisseraient manipuler aussi facilement, elle était encore plus stupide que ce qu’il pensait.
Mykola Shonai avait peut-être été jadis un redoutable animal politique, mais elle n’était plus qu’une vieille femme fatiguée. Elle était au bord du gouffre, sans se rendre compte que de nombreuses personnes rêvaient de l’y précipiter.
Et Kasimir de Valtos était le premier d’entre eux.
Il retira de sa pelisse un étui en argent d’où il extirpa un fin cigare. Il savait que c’était mauvais pour ses poumons et il eut un rire sans joie en y repensant.
Depuis que les eldars s’étaient occupés de lui sur leur vaisseau infernal, la moindre brume pouvait lui donner d’horribles quintes de toux, mais il n’était pas question que cela l’empêche de faire comme il l’entendait.
Il avait toujours fait ce qu’il voulait, et tant pis pour ceux qui essayaient de l’en empêcher.
Vendare Taloun sourit, exposant une dentition parfaite, qui curieusement évoquait chez Uriel le rictus des hormagaunts qu’il avait tué sur Ichar IV. Il connaissait cet homme depuis dix minutes à peine, mais il ne l’aimait déjà pas.
— Ainsi, adepte Barzano, Ballion Varle m’a dit que votre vaisseau a été attaqué pendant votre voyage. Quel regrettable incident ! Le gouverneur doit agir pour empêcher de telles atrocités
Uriel remarqua qu’il admettait ouvertement que Varle l’avait prévenu de leur arrivée prématurée, se disant sans doute que Barzano devait le savoir de toute façon. Il se demanda s’il pensait que Barzano pouvait être acheté aussi facilement.
— Oui, mon cher Taloun, un incident regrettable, comme vous dites. Mais nous avons rapidement mis les brigands en fuite.
— C’est bon à savoir, répondit Taloun. Nous avons entendu tellement d’horreurs sur ces extraterrestres. Il adressa un sourire à Uriel et lui tapota amicalement le genou. Mais maintenant que les valeureux guerriers Ultramarines sont là, nous n’avons plus rien à craindre, pas vrai ?
Uriel inclina la tête, peu impressionné par la familiarité feinte de Taloun.
— Je vous remercie de votre confiance, guildeur Taloun, rétorqua Uriel, usant de l’expression locale pour s’adresser au chef d’un cartel. Au nom de l’Empereur, nous allons vous débarrasser de ces monstres et ramener le calme sur Pavonis.
— J’aimerais que ce soit si simple, mon cher capitaine Ventris, soupira Taloun. Mais je crains que le gouverneur Shonai nous ait conduits sur le chemin de la ruine, si bien qu’éliminer quelques pirates ne suffira pas à sauver l’économie de notre monde. La nouvelle taxe qu’elle a imposée a fait beaucoup de dégâts, y compris chez votre serviteur. J’ai par exemple été contraint de licencier pas moins de mille ouvriers il y a deux jours, et ce afin de réduire les coûts et augmenter mes marges, mais croyez-vous que le gouverneur pense aux gens comme moi ? Bien sûr que non.
Uriel fit un effort pour masquer son mépris devant l’égoïsme de son interlocuteur et le laissa continuer.
— Et qu’en est-il de la main-d’œuvre supplémentaire qu’elle a promis de nous envoyer pour protéger nos manufactoria de l’Église des Temps Anciens ? J’ai perdu près de sept mille heures de main-d’œuvre à cause de leurs bombes ! poursuivit Taloun.
Uriel se demanda brièvement combien Taloun avait perdu d’hommes, et s’il s’en souciait vraiment.
— Peut-être, guildeur Taloun, suggéra Uriel sur un ton ferme, devrions-nous garder les débats politiques pour le sénat et nous contenter d’apprécier le voyage ?
Taloun acquiesça, mais Uriel vit un éclair de colère passer dans ses yeux. C’était manifestement le genre d’homme peu habitué à être contré par ceux qu’il estimait être ses inférieurs politiques.
Uriel ignora l’homme pour se concentrer sur le paysage qui défilait sous ses yeux. Les murs de la ville étaient hauts, inclinés vers l’intérieur et coiffés d’un surplomb. Il vit que des mâchicoulis permettaient de jeter des grenades, et des générateurs de champ de force étaient placés à intervalles réguliers. D’après ce qu’il savait de Pavonis, tout avait dû être produit localement par l’un ou l’autre des cartels. Les villes d’Ultramar n’avaient pas besoin de tels artifices pour se défendre. Le courage, l’honneur que l’on trouve chez un peuple incarnant les plus nobles qualités de l’humanité était la meilleure des défenses.
Éduqués dès leur plus jeune âge selon les principes du primarque, ils ne se rendaient jamais, ni n’avaient recours à ces coûteux gadgets.
Uriel fut tiré de sa rêverie par Perjed, qui toussa bruyamment alors qu’ils franchissaient les portes de la cité.
Vu du sol, les bâtiments de la cité intérieure étaient beaucoup moins impressionnants, d’une architecture fonctionnelle, avec peu ou prou d’ornements. Les édifices de Macragge, quoique simples, répondaient à la fois à des critères de fonctionnalité et d’esthétique. Il se rendit compte que c’était avant tout la lésine qui dictait les choix architecturaux sur Pavonis, et regretta que les investisseurs freinent à ce point les aspirations artistiques des architectes. Il vit ici et là des hommes et des femmes ôter des bâtiments la pellicule ocre qui les souillait, conséquence inévitable de la proximité des usines. Il se rendit compte que ces gens portaient des combinaisons blanches pour qu’on ne remarque pas leur présence.
L’attelage avança rapidement le long des rues pavées, dépassant des habitants aux luxueux costumes noirs qui tous ôtaient leurs chapeaux à plume au passage de la voiture. Le son de cloche résonnait partout dans les rues encombrées.
Taloun saluait les passants et Uriel fut frappé par l’assurance qui transpirait dans ses manières.
— Vous êtes connu dans ce quartier ? demanda Barzano
— Tout à fait. J’ai beaucoup d’amis dans la cité.
— Je suppose que la
majorité de ces amis sont des membres de votre
cartel.
— Bien sûr. En général, la plèbe ne s’aventure pas à l’intérieur des murs de la ville. C’est le péage, voyez-vous. La plupart d’entre eux ne peuvent pas se permettre d’entrer. Surtout maintenant que la taxe du gouverneur leur a pris jusqu’à la dernière pièce.
— Les gens doivent payer pour entrer dans cette partie de la ville.
— Eh bien, oui bien sûr, répondit Taloun, comme si le contraire eût été inimaginable.
— Et à combien se monte ce droit d’entrée ?
— Je ne sais pas vraiment, dit Taloun en haussant les épaules. Les membres des cartels sont exemptés de ce péage, mais j’attribue une petite part de mes profits annuels à l’organisme qui gère le péage.
— Mais dans ce cas, demanda Barzano en étendant le bras pour montrer ce qui l’entourait, comment les parcs sont-ils entretenus ? Les bâtiments nettoyés ? Qui paie pour tout cela ? L’Imperium ?
— Non, non, bien sûr que non, s’empressa de répondre Taloun. Je suppose qu’une partie des taxes sert à entretenir les installations.
— En d’autres termes, énonça Barzano lentement, toute la population finance cet endroit merveilleux, mais elle ne peut en profiter à moins de payer encore une fois pour avoir le privilège d’y accéder ?
— C’est une façon de voir les choses, expliqua prudemment Taloun. Mais personne ne se plaint.
— Je n’en suis pas si sûr, fit remarquer Uriel, en hochant la tête en direction des manifestants regroupés devant les grilles noires du palais impérial. Ceux-là n’ont pas l’air très content de leur sort.
Jenna regardait le dernier attelage s’approcher des portes du palais et leva les yeux au ciel en constatant qu’il était découvert. Ces idiots ne comprenaient donc pas ce qui se passait ici ? Les voitures qui étaient déjà passées avaient toutes été littéralement bombardées de bouteilles et de pavés, et c’était un miracle qu’aucun de leurs illustres passagers n’ait été blessé.
— Comment pouvez-vous faire ça ? lui demanda un homme au visage couvert de suie. Vous ne vous rendez pas compte que vous soutenez un régime corrompu de voleurs et de menteurs ?
Collix apparut soudainement et frappa le manifestant au visage avec sa matraque. Celui-ci s’effondra, la mâchoire brisée et ensanglantée, et le sergent l’entraîna derrière la ligne des juges pour l’enfermer dans un des Rhinos.
C’est vrai, les paroles séditieuses de cet ouvrier étaient illégales, mais elle se rendit compte qu’il était fort possible qu’il soit dans le vrai.
Elle était sortie cinq ans auparavant de la Schola Progenium, et son entraînement d’Adeptus Arbites n’était fini que depuis six mois. Elle ne s’estimait donc pas qualifiée pour émettre de tels jugements. C’était à ses supérieurs d’estimer si les dirigeants de Pavonis étaient des criminels incompétents et de les déposer s’ils en avaient la preuve.
Elle tendit les muscles de ses jambes, prête à repousser un nouveau mouvement de foule, mais elle se rendit compte que personne ne bougeait, aussi risqua-t-elle un regard furtif en arrière.
Un splendide attelage antigrav passa, mais c’était le géant en armure bleue qui y était installé en compagnie de Vendare Taloun et de deux inconnus qui attirèrent son attention.
Elle n’avait jamais vu de Space Marine en chair et en os, mais elle avait vu les peintures votives et les affiches sur Verdan III, son monde natal. Elle avait longtemps crut que ces représentations étaient exagérément flatteuses, mais ce n’était pas le cas. Elle reconnut sur son épaulière l’icône d’albâtre du chapitre des Ultramarines et ressentit une peur irraisonnée lorsqu’elle vit que le guerrier la regardait également.
Bientôt l’attelage disparut hors de vue. Elle se remit rapidement du choc de l’apparition du Space Marine et se retourna pour affronter à nouveau la foule.
Mais ce rappel imposant de la puissance de l’Imperium avait privé les manifestants de leur envie d’en découdre et ils commencèrent à se disperser, lentement d’abord, puis en groupes entiers lorsque la nouvelle de l’arrivée du champion de l’Empereur atteignit ceux qui ne l’avaient pas vu. Quelques meneurs tentèrent de raviver la flamme de la manifestation mais ils furent rapidement réduits au silence par les juges et traînés jusqu’aux Rhinos.
— T’as vu la taille de ce type ? s’exclama le juge à côté d’elle. Les Space Marines sont arrivés.
Oui, se dit Jenna Sharben, les Astartes sont là.
Mais cela voulait-il dire pour autant que les choses allaient vraiment s’arranger, ou au contraire empirer ?
Le dôme de la chambre du juste commerce, le sénat de Pavonis, était fait de bronze, patiné par l’âge et la fumée. Plusieurs étages étaient aménagés tout autour de la chambre circulaire qu’abritait le dôme et c’est là que se pressaient les membres vociférants des différents cartels. Le rang le plus proche du sol à damiers rouge et or était dévolu aux chefs des vingt-quatre cartels, mais les larges fauteuils de cuivre écarlate étaient vides la plupart du temps, sauf au début de l’année économique.
Seize de ces sièges étaient occupés ce jour-là. Les chefs des six cartels les plus riches (le Shonai, le Vergen, le Valtos, le Taloun, le Honan et l’Abrogas) étaient tous là, occupés à professer bruyamment leur respect et leur amitié mutuels.
Derrière eux se tenaient les membres de leurs familles, que ce soit par les liens du sang, du mariage ou de l’adoption.
Enfin, le niveau le plus élevé accueillait ceux qui ne pouvaient prétendre à faire partie de la famille dirigeante de tel ou tel cartel, mais qui avaient tout de même signé des contrats de loyauté exclusive avec l’un d’entre eux.
C’était à la fois le niveau le plus élevé de la chambre et le plus bruyant. Les hommes ainsi mis à l’écart ne cessaient de s’invectiver les uns les autres, et ce malgré les nombreux appels au calme du modérateur des transactions. Tous ces parasites et ces opportunistes cherchaient avant tout à grimper quelques échelons dans la société de Pavonis en s’associant avec le cartel de leur choix. D’ailleurs, Uriel aperçut l’adepte Ballion Varle, se tenant aussi discrètement que possible du côté des soutiens du Taloun.
Les invités et ceux qui devaient paraître devant le sénat pour une affaire précise étaient installés sur les bancs en bois de cet étage et c’est de là qu’Uriel, Ario Barzano et Lortuen Perjed observaient le déroulement des opérations.
Uriel sentait que de nombreux regards étaient tournés vers lui, mais il les ignorait pour se concentrer sur les débats.
— On n’entend et on ne voit rien d’ici, protesta Barzano en se penchant contre la rambarde en bronze.
— Je pense que c’est le but, fit remarquer Perjed sur un ton acide. De nombreux mondes dans l’est galactique hésitent à laisser des observateurs extérieurs participer à leur gouvernement. Et cela s’étend à des observateurs aussi… influents que vous.
— Vraiment ? Rétorqua Barzano. Eh bien, c’est ce qu’on va voir.
Uriel comprenait la frustration de Barzano, mais grâce à son métabolisme amélioré, il pouvait suivre sans problème tout ce qui se passait.
— Bon, et qui est ce type en noir ? demanda Barzano. Il montrait du doigt un homme corpulent qui se tenait au centre de la chambre. Il portait une perruque et tenait un long bâton surmonté d’une sphère de bronze.
— C’est le modérateur des transactions, répondit Perjed. Il préside aux débats du sénat, approuve l’ordre du jour et décide qui peut parler ou non.
— Il n’a pas l’air de bien s’en sortir. Mais que fait-il, par l’Empereur ?
— Il demande le calme, répondit Uriel.
Barzano et Perjed le fixèrent du regard un long moment avant de se souvenir que ses perceptions sensorielles étaient plus accrues que celles des humains.
— Cela dit, ça ne suffira pas, Uriel, pas du tout. Vous pouvez peut-être entendre, mais je ne veux pas d’informations de seconde main, sans vouloir vous offenser.
— Il n’y a pas de quoi, répondit Uriel. Il est capital d’être informé au bon moment dans une bataille.
— Exactement. Maintenant, sortons d’ici et rapprochons-nous.
Barzano les conduisit le long des escaliers de pierre qui descendaient vers les niveaux inférieurs. Plusieurs huissiers athlétiques portant des robes bordées de fourrure et des bicornes tentèrent de leur barrer la route en croisant leurs bâtons noirs à l’extrémité en bronze. Uriel vit qu’ils maniaient ces instruments d’une main experte et il se dit que certains débats devaient être particulièrement mouvementés. Cependant, il leur suffit de jeter un regard au capitaine Space Marine pour comprendre qu’il était inutile d’insister, et après quelques minutes, Perjed, Uriel et Barzano se retrouvaient assis sur les confortables fauteuils situés juste derrière les chefs de cartel.
Le modérateur des transactions tapa le sol de son sceptre et regarda avec colère ces trois intrus. Les huissiers derrière eux haussèrent simplement les épaules. Toutes les têtes se tournèrent vers les trois nouveaux venus et le silence s’abattit sur l’assemblée, tout le monde se demandant ce que le président de l’assemblée allait faire.
Uriel croisa les bras et rendit son regard à l’homme, qui transpirait abondamment. La tension fut brisée lorsque Vendare Taloun se leva et fit signe au modérateur avec sa canne.
— Modérateur, puis-je m’adresser à nos invités ?
L’homme eut un mouvement de protestation, mais il se ravisa.
— La chambre reconnaît l’honorable Vendare Taloun.
— Merci. Mes chers amis, estimés marchands et membres des cartels, c’est avec grand plaisir que je souhaite la bienvenue aux adeptes Barzano et Perjed, ainsi qu’au capitaine Uriel Ventris des Ultramarines, qui sont nos invités aujourd’hui. Ces honorables émissaires de l’Empereur sont venus sur notre monde pour remédier aux troubles que nous connaissons depuis de nombreuses années maintenant. La moindre des choses est de les accueillir comme il se doit au sein de notre modeste assemblée et de tout faire pour que leur séjour sur Pavonis se déroule le mieux possible.
Ces derniers mots furent accueillis en égale mesure par des applaudissements et des quolibets. Perjed se pencha pour parler à Barzano et Uriel
— Très habile. Il sous-entend que c’est grâce à lui que nous sommes là, pour se donner l’image d’un homme d’État plus efficace que le gouverneur sans pour autant la critiquer ouvertement.
— Très habile de sa part en effet, acquiesça Barzano.
Alors que le brouhaha soulevé par l’intervention de Taloun se poursuivait, Uriel prit le temps d’étudier les autres chefs de cartel. Le gouverneur de Pavonis et ses conseillers se trouvaient sur le banc le plus proche du modérateur. Un de ces conseillers était un homme mince à l’expression acerbe, placé derrière elle, tandis qu’à côté de Shonai se trouvait un vieillard à la barbe grise imposante qui tirait régulièrement sur une pipe. Tous deux conféraient avec elle sur un ton empressé.
Uriel appréciait l’attitude de Mykola Shonai. En dépit du chaos qui l’entourait, elle conservait son calme et sa dignité, ce qu’il vit comme un signe de grande force.
Quand Taloun se rassit, Uriel remarqua un homme aux cheveux blancs installé à côté de lui. Son visage couturé de cicatrices et de brûlures avait la pâleur maladive de la chair synthétique. Il gardait le silence et se contentait de regarder le gouverneur Shonai, sans même faire l’effort de masquer sa haine.
— C’est Kasimir de Valtos, murmura Perjed, qui avait noté l’intérêt d’Uriel pour ce dernier. Le vaisseau du malheureux a été attaqué par des pirates eldars. Apparemment, ils ont perpétré toutes sortes d’horribles choses contre lui avant qu’il ne puisse s’échapper.
— Quel genre d’horribles choses ?
— Je ne sais pas. Mes rapports ne mentionnent
que leur caractère
« abominable ».
— Que produit son cartel ?
— Des moteurs et des châssis pour les chars Leman Russ ainsi que des pièces d’artillerie essentiellement, bien que je pense que ce sont ses subordonnées qui s’en occupent.
— Que voulez-vous dire, Lortuen ? s’enquit Barzano.
— Les archives de l’Administratum indiquent que le guildeur de Valtos a demandé pas moins de sept permis impériaux pour mener des expéditions archéologiques dans le système. Nombre des plus belles pièces du musée de Pavonis viennent de sa collection privée. C’est un véritable protecteur des arts et il a une passion pour les antiquités.
— Vraiment ? Alors lui et moi avons un point commun, dit Barzano dans un sourire.
Uriel se demanda ce qu’il pouvait bien vouloir dire, d’autant que Perjed lança un regard meurtrier à son maître. Il se demanda également pourquoi Barzano ne savait pas lui-même tout cela, avant de lever le menton en direction d’un homme barbu avec une queue-de-cheval présentement effondré dans son fauteuil, à côté de Taloun et de Valtos. Ses yeux étaient vitreux et en dépit des odeurs corporelles des centaines d’individus qui occupaient la chambre, il put déceler l’arôme d’un soporifique qui émanait de l’homme. De l’obscura, peut-être.
— Et lui, qui est-ce ?
Perjed fronça les sourcils et soupira.
— Ça, capitaine Ventris, c’est Beauchamp Abrogas, et vous aurez du mal à trouver pire rebut humain dans ce secteur de la galaxie. C’est un drogué qui serait incapable d’écrire son propre nom si vous lui tendiez une plume et épeliez pour lui.
Uriel fut surpris par la colère qui transpirait dans ses paroles, ce que remarqua le vieil homme. Il sourit avant de s’expliquer.
— Excusez-moi. Voyez-vous, je déteste voir un individu gâcher ainsi les talents que lui a donnés l’Empereur. Et s’il y a bien une chose que l’Adeptus Administratum déteste, capitaine, c’est le gaspillage.
Uriel tourna à nouveau son attention sur le niveau inférieur de l’assemblée, où un semblant d’ordre avait été restauré. Le modérateur pointait son sceptre à un gros bonhomme coiffé d’une longue perruque qui lui tombait jusqu’aux épaules lorsqu’une jeune femme aux longs cheveux blonds s’adressa de sa voix aiguë au président de l’assemblée.
Uriel adressa un regard à Perjed, qui eut un haussement d’épaule.
— Elle occupe le siège normalement dévolu au Vergen, je suppose donc que c’est sa fille. Je ne sais rien d’elle, avoua l’adepte.
La femme aurait pu être belle, se dit Uriel, si ses traits n’étaient pas déformés en permanence par une grimace d’indignation. Elle s’agrippa à la rambarde et tenta de se faire entendre par-dessus les cris des autres membres.
— J’exige que le sénat reconnaisse mon droit à parler au nom du cartel Vergen ! cracha-t-elle. En tant que fille de Leotas Vergen, j’exige d’être entendue.
Le modérateur des transactions ignora complètement la jeune femme tandis que deux huissiers se plaçaient devant elle. Le modérateur se détourna.
— La chambre reconnaît… l’honorable Taryn Honan.
Des rires accueillirent ces paroles et certains occupants du niveau le plus élevé lancèrent des boulettes de papier. La cible de ces attaques sembla indignée et il bomba son torse volumineux avant de s’éclaircir bruyamment la voix pour s’adresser à ses confrères d’une voix nasillarde et haut perchée.
— Je pense parler en notre nom à tous en me joignant au guildeur Taloun pour souhaiter la bienvenue à nos visiteurs, et je leur offre l’hospitalité de ma demeure personnelle.
— Est-ce que le comité a approuvé ça, Honan ? cria une voix de l’autre côté de la salle.
Des applaudissements et des rires accueillirent la blague et Uriel remarqua que Taloun se massait le front en signe de désapprobation, comme si le soutien de Honan le dérangeait.
Le guildeur Honan se renfonça dans son siège et posa les mains sur son ventre, choqué de voir que son intervention n’avait rencontré que des moqueries. La femme à la voix de crécelle cria de nouveau à l’adresse du modérateur qui tapa une nouvelle fois le sol de son bâton.
— Messieurs, si vous avez fini, s’écria-t-il, le premier dossier que nous étudierons aujourd’hui est la motion extraordinaire proposée par le guildeur Taloun.
Le gouverneur de Pavonis se leva immédiatement de son siège.
— Modérateur, ceci est intolérable ! Comment osez-vous permettre au guildeur Taloun de détourner la procédure de la sorte ? C’est moi qui ai convoqué cette assemblée et le droit de parler en premier me revient.
— Une motion extraordinaire est plus importante que le doit de la première intervention, répondit calmement Taloun.
— Je connais les conventions ! protesta Shonai
— Je suppose donc que vous allez me laisser poursuivre, gouverneur ?
— Je sais très bien ce que vous voulez, Vendare. Alors allez-y, qu’on n’en parle plus.
— Comme vous le souhaitez, gouverneur Shonai, répondit poliment Taloun.
Il se leva en étendant les bras et rejoignit le centre de la chambre avant de prendre le sceptre du modérateur.
Une fois débarrassé du symbole de sa charge, le modérateur prit une tablette de données.
— Guildeur Taloun, je constate que la motion que vous avez déposée ne comporte pas d’intitulé. Selon l’article six de la convention, vous devez remplir le formulaire trois deux quatre tiret neuf en trois exemplaires. Dois-je partir du principe que vous allez le faire maintenant ?
— Je vous pris d’excuser l’absence d’intitulé, mais je pensais qu’annoncer le sujet de ma motion causerait trop d’émoi s’il venait à être divulgué avant cette séance. Soyez assuré que je remplirai le document en bonne et due forme dès que celle-ci sera terminée.
Le modérateur accepta l’offre de Taloun et lui céda la place.
Vendare Taloun frappa violemment le sol avec le sceptre.
— Mes amis, nous vivons en des temps troublés, commença-t-il, et ses sycophantes applaudirent. Il sourit, acceptant gracieusement les acclamations avant de lever une main pour réclamer le silence. Rarement au cours de notre fière histoire commerciale avons-nous dû affronter de pareilles menaces. De vils pirates extraterrestres attaquent nos vaisseaux, l’Église des Temps Anciens s’en prend à nos usines et tue nos employés. Le commerce est devenu une question de survie alors que les coûts s’élèvent, que les taxes nous touchent durement et que nos marges se réduisent.
De nouvelles acclamations obséquieuses résonnèrent dans le hall et Taloun se mit à arpenter le sol, frappant l’air de son sceptre pour ponctuer ses paroles. Uriel reconnut qu’il était un orateur talentueux.
— Et que fait notre gouverneur pour mettre un terme à cette crise ? demanda Taloun. Plusieurs voix s’élevèrent pour crier « Rien » et bien d’autres termes moins plaisants. Taloun poursuivit. Aucun de nous n’est épargné par ce régime financier oppressif. Mon propre cartel souffre à cause de la taxe spéciale du gouverneur Shonai, et je sais que c’est aussi le cas pour nombre d’entre vous. Cher de Valtos, vous avez été personnellement agressé par ces pillards eldars, et horriblement torturé. Et pourtant le gouverneur ne fait rien ! Ma chère Vergen, votre propre père, que vous chérissiez par-dessus tout, a été abattu à quelques mètres à peine de l’endroit où nous nous trouvons. Et pourtant le gouverneur ne fait rien. Abrogas, mon cher, un membre de votre propre famille a failli être assassiné dans sa propre ville. Et pourtant le gouverneur ne fait rien.
Solana Vergen était trop surprise par la mention de sa récente perte pour formuler une réponse exprimant convenablement son chagrin, alors que Beauchamp Abrogas ne se rendit même pas compte que son nom avait été mentionné.
— Notre monde est assiégé, mes amis. Les vautours se rassemblent pour dévorer notre carcasse. Et pourtant le gouverneur ne fait rien !
Un tonnerre d’applaudissement répondit aux paroles de Taloun. Uriel vit que ses deux conseillers durent retenir le gouverneur alors que Taloun se tournait pour s’adresser directement au modérateur. Un silence de mort s’abattit sur le sénat alors que tous attendaient les prochaines paroles de Vendare Taloun.
— Modérateur, annonça-t-il formellement, je propose une motion de censure afin que le sénat retire sa confiance au gouverneur Shonai et la démette de ses fonctions !