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DEUX
Le capitaine Uriel Ventris des Ultramarines gravissait les mille marches menant aux quartiers du maître du chapitre. Il portait son casque au creux de son bras et allait d’un pas sûr, les servomuscles de son armure facilitant grandement son ascension malgré la blessure qu’il avait reçue sur Thracia six mois auparavant, et qui le faisait encore claudiquer légèrement. L’escalier s’étendait le long de la vallée de Laponis, site de la plus imposante des structures de Macragge, la forteresse de Hera, bastion des Ultramarines.
Construite avec d’immenses blocs de marbre extraits des carrières de la vallée, le vaste édifice était un gigantesque chef-d’œuvre garni de colonnes, dont la surface immaculée étincelait au soleil. D’élégants balcons, des dômes géodésiques dorés et de graciles passerelles de verre soutenues par des poutrelles d’acier poli lui donnaient à la fois une impression de grande force et de légèreté tout aérienne.
La forteresse-monastère des Ultramarines était en vérité une merveille d’architecture conçue par Roboute Guilliman, le primarque du chapitre et bâtie lors de la Grande Croisade de l’Empereur, il y a dix mille ans de cela. Depuis cette époque, c’est ici que les guerriers du chapitre des Ultramarines ont toujours résidé.
La forteresse était sise entre les plus hauts pics de la vallée de Laponis. Elle était entourée de sapins et se tenait à côté des puissantes chutes de Hera. Une eau glaciale se précipitait sur les rochers placés des centaines de mètres en contrebas, et l’écume formait des arcs-en-ciel qui enjambaient la vallée. Uriel s’arrêta pour admirer la cascade, se souvenant de la première fois qu’il avait posé un regard dessus et du sentiment d’humilité qu’il avait éprouvé devant tant de majesté. Ses lèvres esquissèrent un fin sourire quand il réalisa que cette émotion était toujours intacte.
Il posa sa main sur le pommeau de son épée et sentit plus que jamais le poids des responsabilités qu’elle représentait. Alors qu’il détaillait les ornements de son fourreau, il ne put s’empêcher de se remémorer le carnage sur le monde rebelle de Thracia, où son commandant de compagnie et ami, le capitaine Idaeus, lui avait offert cette arme magnifique avant d’aller affronter la mort.
Chargés de détruire un pont pour empêcher les soldats félons de Thracia de prendre de flanc une armée impériale, le détachement d’Idaeus s’était retrouvé pris dans une lutte inégale contre un imposant contingent ennemi qui tentait de franchir le pont. Pendant un jour et une nuit, les trente Ultramarines avaient repoussé les assauts d’un millier de soldats ennemis, jusqu’à ce que les Space Marines hérétiques des Night Lords ne se joignent à la bataille.
Uriel frissonna
d’horreur au souvenir de la vue de ses frères d’armes
crucifiés sur la coque des transports des Night Lords, sachant
qu’il se souviendrait de l’expression de terreur absolue de leurs
visages jusqu’à sa mort. Les Marines renégats avaient failli
vaincre les Ultramarines mais, grâce à un acte d’une audace
insensée qui avait coûté sa vie au capitaine Idaeus, le pont avait
été détruit et l’ennemi tenu en échec.
Le chagrin causé par la
mort de son ami l’envahit de nouveau, mais il réprima rapidement ce
sentiment. Faire attendre son seigneur et maître ne lui apporterait
rien de bon. Il reprit donc son ascension, empruntant des marches
dont le centre avait été érodé par le passage d’innombrables
visiteurs. Combien de personnes exactement avaient pu le précéder ?
Il finit par atteindre l’esplanade située au sommet et se retourna
pour contempler
l’ampleur de son trajet.
Des montagnes recouvertes de neige s’étendaient aussi loin que portait le regard dans toutes les directions sauf une. À l’ouest, l’horizon brillait d’un bleu profond où les sens génétiquement améliorés d’Uriel lui permettaient de percevoir le tracé de la côte rocheuse qui délimitait la mer. Les dômes et les toits de la forteresse à ses pieds étaient semblables à un gigantesque escalier dont chaque marche était une citadelle à part entière.
Il reprit la direction de l’imposante structure qui se dressait devant lui, passant sous le portique aux nombreuses colonnes qui menait aux quartiers de Marneus Calgar, le maître du chapitre des Ultramarines. Des portes de bronze étincelantes s’ouvrirent à son approche et deux membres de la 1re compagnie revêtus des massives armures Terminator s’avancèrent, leurs longues hallebardes prêtes à frapper.
Même avec son armure, la carrure d’Uriel était insignifiante comparée à la masse des Terminators. Le capitaine salua avec déférence les vétérans qu’il dépassa pour se plonger dans l’air froid du vestibule. Un des serviteurs du maître du chapitre, vêtu d’une simple tunique bleue, apparut à ses côtés pour lui prendre son heaume et lui indiquer sans un mot la cour centrale du bâtiment. Uriel le remercia et descendit l’escalier qui y menait, promenant son regard alentour et absorbant tous les détails de son environnement. Des honneurs de bataille tissés d’or étaient suspendus aux balcons de la cour qui surplombaient des cloîtres, et des statues de héros Ultramarines entouraient une fontaine sise en son centre. C’est là que se trouvait la statue de Galatan l’Ancien, qui porta jadis la bannière de Macragge au combat, ou encore celle du capitaine Invictus, héros de la 1re compagnie, mort en combattant le Grand Dévoreur.
La fontaine avait l’aspect d’un puissant guerrier chevauchant son destrier, sa lance pointée vers le ciel. Konor, le premier roi combattant de Macragge, dont le visage reflétait parfaitement la farouche volonté de cet homme, qui désirait plus que tout le bien de son peuple. Un autre serviteur arriva avec un plateau sur lequel reposait un pichet en terre cuite et deux gobelets d’argent. Il le déposa sur le banc de pierre qui entourait la fontaine avant de se retirer en silence. Uriel serra nerveusement la poignée de son épée et fit à nouveau le vœu de se montrer digne de sa glorieuse histoire.
— Konor était un géant parmi les hommes, commença une voix riche de siècles d’autorité et de pouvoir. Il pacifia le continent entier avant d’atteindre les vingt et un ans, et initia les circonstances qui permirent au très saint Guilliman de devenir l’homme dont l’humanité avait besoin.
Uriel se tourna et se trouva face à Marneus Calgar, le seigneur de Macragge.
— Je me souviens parfaitement de ce que j’ai appris de lui à la caserne d’Agiselus, monseigneur, répondit Uriel tout en s’inclinant respectueusement.
— C’est une institution réputée. Guilliman en personne s’y entraîna.
Uriel sourit devant la modestie de Calgar, car chacun savait que le maître du chapitre avait lui aussi étudié là-bas.
Le seigneur des Ultramarines était un géant, même selon les standards Space Marines. Son armure d’un bleu immaculé semblait à peine pouvoir contenir sa vitalité et sa puissance tandis que l’aigle impérial à deux têtes qui ornait son épaulière droite brillait comme de l’or. Des anneaux noirs pendaient à son oreille droite et son œil gauche avait été remplacé par un implant bionique semblable à une gemme polie, duquel partaient des câbles gainés de cuivre qui allaient se loger à l’arrière de son crâne. Le visage vénérable de Calgar semblait taillé dans du chêne, pourtant il n’avait rien perdu de son intelligence ou de sa sagesse. Bien qu’âgé de plus de quatre cents ans, sa force et sa vitalité faisaient l’envie de guerriers qui n’avaient pas la moitié de son âge.
— Bienvenue, mon frère, dit-il en guise de salut, tout en posant ses deux mains sur les épaulières de l’armure d’Uriel. Je suis bien aise de vous voir, Uriel. Vous vous êtes montré digne de ma fierté et de mon admiration. Les victoires remportées sur Thracia nous honorent.
Uriel s’inclina, acceptant le compliment sans discuter, puis Calgar lui fit signe de s’asseoir. Le maître des Ultramarines se pencha pour remplir les deux gobelets de vin et en tendit un à Uriel. Le gobelet semblait ridiculement minuscule dans le gantelet de Calgar.
Uriel le remercia et but une gorgée délicieusement fraîche avant de retomber dans le silence.
Ses traits aquilins lui
donnaient une expression sérieuse et impassible, et ses yeux
avaient la couleur de nuages d’orage. Ses cheveux noirs étaient
coupés très court et deux rivets dorés étaient plantés dans son
front à la peau sombre au-dessus du sourcil gauche. Uriel était un
guerrier né, originaire du monde souterrain de Calth. Ses faits
d’armes lui avaient valu une réputation de redoutable guerrier
parmi les Ultramarines, qui saluaient non seulement sa force, mais
également sa passion et son dévouement exemplaire au credo du
chapitre.
— Idaeus était un grand soldat et un véritable ami, énonça Calgar, qui devinait les pensées du Space Marine.
— En effet, acquiesça Uriel tout en portant la main au fourreau de son épée. Il m’a donné ceci avant de partir détruire le pont sur Thracia. Il m’a dit qu’elle me serait plus utile qu’à lui, pourtant je ne suis pas sûr de pouvoir l’honorer comme il convient, de même que je ne sais pas si je peux le remplacer en tant que capitaine de la 4e compagnie.
— Il n’aurait pas souhaité que vous vous contentiez de le remplacer, Uriel. Il aurait voulu que vous soyez vous-même, et que la 4e compagnie soit rebâtie à votre image.
Calgar reposa son gobelet.
— Je connaissais bien Idaeus, capitaine Ventris, commença-t-il, confirmant ainsi le nouveau rang d’Uriel, de même que j’étais au courant de ses méthodes disons peu orthodoxes. C’était un homme doué, honnête et droit. Vous avez servi avec lui de nombreuses années durant et vous savez aussi bien que moi qu’il n’aurait jamais fait don de l’épée qu’il avait lui-même forgée à un homme qui ne la méritait pas. Le regard de Calgar se fit plus dur et il reprit. Sachez, fils de Guilliman, que le père de notre chapitre nous observe constamment. Il connaît votre âme, il connaît vos forces et, en effet, il connaît même vos peurs. Je partage votre douleur après la mort du frère capitaine Idaeus, mais il ne convient pas de déshonorer son nom par un chagrin inutile. Il a donné sa vie pour que vivent ses frères de bataille et que triomphe la volonté de l’Empereur. Un guerrier ne saurait désirer plus belle mort. Le capitaine Idaeus était votre officier supérieur, et il était de votre devoir d’obéir aux ordres qu’il vous donnait. Nos actions sont vaines si la hiérarchie n’est pas respectée. L’ordre et la discipline sont des valeurs essentielles sur le champ de bataille. L’armée qui respecte ces valeurs triomphera toujours. Ne l’oubliez jamais.
— Je n’oublierai pas, affirma Uriel.
— Comprenez-vous bien tout ce que j’ai dit ?
— Oui.
— Dans ce cas, nous ne parlerons plus d’Idaeus aujourd’hui, et évoquerons plutôt les batailles à venir, car j’ai besoin de la 4e compagnie.
Uriel posa sa coupe et l’excitation s’empara de tout son être à l’idée de pouvoir servir à nouveau l’Empereur.
— Nous sommes prêts à combattre, seigneur Calgar, affirma-t-il avec fierté.
Calgar sourit. Il n’en attendait pas moins de son capitaine.
— Je sais que vous l’êtes, Uriel. Un monde à quelques semaines de distance d’Ultramar nécessite votre présence. Il se nomme Pavonis, et souffre des déprédations des pirates eldars.
Le visage d’Uriel se figea en un masque de mépris absolu à l’évocation de ces maudits eldars, des extraterrestres décadents qui refusaient de reconnaître le droit divin de l’humanité à régner sur la galaxie. Uriel avait combattu les eldars auparavant, mais il ne savait pas grand-chose de leur civilisation blasphématoire. Les sermons des chapelains lui avaient enseigné qu’ils étaient d’une arrogance sans limite et qu’on ne pouvait pas leur faire confiance, ce qui finalement était tout ce qu’il avait besoin de savoir.
— Nous les pourchasserons et les détruirons comme les traîtres de xenos qu’ils sont, monseigneur. Calgar se servit à nouveau du vin et leva sa coupe.
— Je bois en l’honneur des batailles à venir, Uriel, mais vous devez vous rendre sur Pavonis pour une autre raison.
— De quoi s’agit-il ?
— Les membres de l’Administratum sont fort mécontents du gouverneur planétaire de Pavonis. Ils souhaitent la questionner sur son incapacité à remplir les quotas et à payer les taxes que l’on attend d’un monde impérial. Vous devez escorter un adepte de l’Administratum jusqu’à Pavonis et vous assurer qu’il transmettra bien le déplaisir de son organisation. Il est directement placé sous votre responsabilité, capitaine.
Uriel ne comprenait pas bien pourquoi ce gratte-papier bénéficiait d’une telle protection, mais il repoussa cette pensée. Le fait que le seigneur Calgar lui ait confié la vie de cet homme était une raison suffisante pour le protéger à tout prix.
— Le seigneur amiral Tiberius a terminé les préparatifs du Vae Victus, et la personne dont vous avez la charge sera à bord demain, où elle vous donnera de plus amples informations. J’attends que vous et vos hommes soyez prêts à partir avant le prochain coucher de soleil.
— Nous le serons, seigneur Calgar, assura Uriel, sincèrement honoré de la confiance que plaçait en lui le maître des Ultramarines. Il savait qu’il préférerait mourir plutôt que de trahir cette confiance.
— Allez vous recueillir au temple du primarque, capitaine Ventris, puis préparez vos hommes, ordonna Calgar tout en se redressant et en saluant Uriel.
Calgar tendit la main.
Uriel se leva et les deux guerriers scellèrent leur vœu de courage
et de loyauté l’un envers l’autre par la poignée de main du
guerrier.
Uriel s’inclina devant Calgar et quitta la cour, habité d’une détermination renouvelée. Calgar observa son capitaine alors que celui-ci franchissait les portes de bronze pour s’enfoncer dans le couchant et se prit à souhaiter qu’il eût pu lui en dire plus. Il leva sa coupe et la vida d’un trait.
Son ouïe surnaturelle perçut le froissement du tissu derrière lui et, sans même se retourner, il sut qui se tenait derrière lui, dans l’ombre des cloîtres.
— Il a hérité d’une
lourde responsabilité, seigneur Calgar. L’enjeu est
capital. Pensez-vous qu’il triomphera ? demanda le nouveau
venu.
— Oui, répondit simplement Marneus Calgar. Je pense qu’il y parviendra.
Des milliers de pèlerins se pressaient le long de l’allée processionnelle, au milieu des masses de pèlerins dont il s’efforçait d’ignorer les regards admiratifs que suscitait sa présence. Dépassant de la tête et des épaules ceux qui étaient venus visiter un des sites les plus révérés de l’Imperium, Uriel sentit son rythme cardiaque s’accélérer alors qu’il atteignait le temple de la correction.
À l’instar de la majeure partie de la forteresse de Hera, le temple, dont les proportions et la richesse des ornementations sont un défi pour l’esprit, aurait été imaginé par Roboute Guilliman. Le soleil couchant déversait à travers le vitrail qui ornait l’arche devant Uriel une lumière multicolore, teintée d’or, de rubis, d’émeraude et d’azur. Tous s’écartaient pour lui laisser le passage, car son statut d’élu de l’Empereur lui donnait la priorité sur les humbles pèlerins désireux de contempler la sainte dépouille de Guilliman.
Comme chaque fois qu’il venait là, il eut le souffle coupé lorsqu’il se retrouva en présence du primarque, et il baissa les yeux, se sentant indigne de regarder trop longtemps le père fondateur de son chapitre.
Le corps de Roboute Guilliman, primarque des Ultramarines, engoncé dans son armure massive, était assis sur un énorme trône de marbre, où il reposait depuis dix millénaires, protégé des ravages du temps par le sépulcre lumineux d’un champ de stase. Aux pieds du primarque se trouvaient ses armes et son bouclier. Derrière lui était placée la première bannière de Macragge, dont on dit qu’elle fut tissée avec la chevelure d’un millier de martyrs et touchée par la main de l’Empereur en personne. Uriel sentit une immense fierté l’envahir à la pensée que coulait dans ses veines le même sang que celui du héros qui avait contribué à forger l’Imperium au temps de la Grande Croisade. Il posa un genou à terre, submergé par l’honneur que représentait sa condition.
La mort n’avait pu atténuer le grand courage et la puissance qu’exprimaient les traits du primarque, et si ce n’est la plaie luisante qui barrait son cou, Uriel aurait juré que le géant était prêt à se lever de son trône. Une colère froide se fit jour dans son regard d’acier alors qu’il fixait la blessure. Des gouttes de sang, semblables à de minuscules rubis, perlaient juste sous le cou du primarque, suspendues par le champ de stase.
Guilliman avait été fauché dans la force de l’âge par la lame empoisonnée de Fulgrim, primarque renégat des Emperor’s Children. Son œuvre resterait à jamais inachevée, et c’est en cela que sa mort était une tragédie.
Certains croyaient que la blessure du primarque guérissait peu à peu, et qu’un jour il se lèverait de son trône pour défendre à nouveau l’Imperium. Qu’un tel événement puisse se produire à l’intérieur d’un champ d’énergie qui empêche l’écoulement du temps est un miracle que ces prophètes attribuent à la volonté infaillible de l’Empereur.
Uriel sentait la présence de la foule silencieuse derrière lui. Conscient de leur révérence à son égard, il se sentait pourtant indigne de leur vénération. Il savait qu’une telle façon de voir les choses le différenciait de la majorité de ses frères, mais Idaeus lui avait appris à dépasser les conventions.
Ce sont les êtres humains ordinaires qui sont les véritables héros de cette galaxie. Ces sujets anonymes de l’Imperium qui se dressent, vulnérables, devant un univers infini et défient sans cesse les horreurs qu’il abrite. C’est pour eux qu’existent les êtres tels qu’Uriel. Pour les protéger afin qu’ils accomplissent la destinée manifeste de l’humanité et règnent sur la galaxie au nom de l’Empereur. Nombre de ces pèlerins avaient sacrifié toutes leurs possessions pour entreprendre un voyage long de plusieurs mois, voire de plusieurs années, dans le seul but d’être ici, mais tous restaient à distance respectueuse pendant qu’un des fils de Guilliman rendait hommage à son primarque.
Uriel posa un genou à
terre, et murmura « Pardonne-moi, seigneur, mais je m’en viens
quérir ta bénédiction. Je m’apprête à mener mes hommes au
combat et te demande de m’accorder le courage et la sagesse dont
j’aurai besoin pour guider avec honneur dans le feu des combats.
»
Il ferma les yeux, se laissant gagner par la sérénité et la majesté des lieux. Il prit une profonde inspiration et perçut l’odeur des antiques honneurs de bataille qui ornaient le pourtour du dôme au-dessus de lui.
Diverses sensations l’envahirent alors que la neuroglotte placée derrière sa bouche analysait la composition de l’air qu’il respirait, chargé des senteurs de mondes étranges et de croisades menées des siècles auparavant. Les souvenirs revinrent pêle-mêle à la surface de son esprit, et l’un d’eux se fit plus intense que les autres. C’était il y a plus d’un siècle, il venait d’avoir quatorze ans, et n’était arrivé au temple de Hera que depuis un mois.
Uriel gravissait la pente en courant, il avait l’impression que ses poumons brûlaient à chaque inspiration tandis qu’il progressait rapidement à travers les forêts de conifères qui couvraient le flanc de la montagne. Ses capacités physiques dépassaient déjà celles de la plupart des autres recrues choisies par les Ultramarines et seul Learchus était devant lui, mais Uriel gagnait du terrain. Le travail dans les fermes souterraines de Calth et l’entraînement suivi à la caserne d’Agiselus lui avaient donné une solide constitution et il savait que son endurance lui permettrait de rattraper Learchus avant le sommet.
Cleander n’était pas loin derrière lui, mais Uriel n’avait pas le temps de jeter un regard en arrière pour voir exactement à quelle distance se trouvait l’ami de Learchus. Uriel se rapprochait inexorablement de ce dernier, qui n’était plus qu’à quelques pas devant lui. Il sourit alors qu’il rattrapait son rival plus robuste et concentra tous ses efforts pour le dépasser. Le bruit des pas de Cleander indiquait qu’il était tout proche, mais Uriel était obsédé par son désir de rejoindre Learchus.
Learchus regarda brièvement par-dessus son épaule, ses traits déformés par l’inquiétude et la fatigue, et Uriel exulta. Il voyait bien que Learchus sentait venir sa défaite, aussi redoubla-t-il d’efforts, accélérant encore pour arriver à sa hauteur.
Uriel réprima la douleur brûlante qui torturait ses jambes alors qu’il commença à sprinter pour dépasser Learchus par la droite. Learchus aperçut Uriel à la limite de son champ de vision et donna un coup de coude à son rival.
Le sang jaillit du nez d’Uriel et ses yeux s’emplirent de larmes. Le monde fut englouti dans une explosion de lumière aveuglante et il trébucha. Il sentit des mains saisir ses épaules et cria tandis que Cleander le poussait hors de la piste. Il chuta lourdement, son nez brisé dans la manœuvre. Il entendit un rire et une rage incontrôlable naquit en lui.
Uriel essuya le sang qui souillait son visage et tenta de se relever, mais il était encore étourdi et s’effondra, vaincu par la douleur. Il entendait les autres recrues qui le dépassaient, emboîtant le pas de ses agresseurs en direction du sommet.
Quelqu’un le prit par le bras et l’aida à se relever. Uriel essuya ses larmes et vit qu’il s’agissait de Pasanius, un membre de son escouade. Il posa la main sur son épaule pour se redresser.
— Ne me dis rien, commença Pasanius, à bout de souffle. Learchus ?
Uriel ne put qu’acquiescer, et jeta un regard empli de haine en direction de la montagne. Learchus était loin devant maintenant, pratiquement au sommet.
— Tu peux courir ?
— Oui, je courrai, siffla Uriel entre ses dents. Je courrai jusqu’au sommet et je casserai la gueule de ce singe !
Il se dégagea de l’étreinte de Pasanius et se remit en route. Une vive douleur embrasait son visage chaque fois qu’un de ses pieds nus frappait le sol. Le sang coulait à flots de son nez, le goût salé et légèrement métallique qu’il laissait dans sa bouche alimentant sa rage. Il dépassa les autres coureurs sans leur accorder la moindre attention tant il était obsédé par sa soif de vengeance.
Uriel atteignit enfin le sommet et courut jusqu’au cairn qui occupait le centre de l’étroit plateau. Il toucha la pile de rochers puis se retourna, à la recherche de Learchus et Cleander. Des montagnes noires aux pics acérés s’étendaient à perte de vue, mais Uriel n’en avait cure alors qu’il se dirigeait d’un pas décidé vers Learchus, qui se reposait sur un rocher et observait son approche avec méfiance. Cleander se leva pour s’interposer entre les deux rivaux, et Uriel vit la méfiance se muer en désintérêt dans le regard de Learchus. Cleander était certes plus jeune qu’Uriel, mais il le dépassait d’une tête, sa tunique cachant à peine sa puissante musculature luisante de sueur.
Uriel s’arrêta net et regarda le jeune homme droit dans les yeux, puis le frappa violemment dans le plexus solaire avec la paume de la main.
Cleander s’effondra sous le coup et Uriel lui administra de puissants uppercuts au visage et dans le cou avant de terminer par un direct du droit. Son adversaire s’écroula et Uriel enjamba sa forme gémissante pour rejoindre Learchus. Le garçon se leva, recula et se mit en garde comme un boxeur, ses poings protégeant le visage et le torse.
— Tu as triché, cracha Uriel tout en se mettant en garde à son tour. Learchus eut un haussement d’épaules.
— J’ai gagné la course, se contenta-t-il de remarquer.
— Et tu penses que seule la victoire importe ?
— Bien sûr, dit Learchus avec dédain. Seul un idiot penserait autrement.
Les deux rivaux tournaient maintenant l’un autour de l’autre, esquissant des feintes pour jauger leurs faiblesses.
— Tu n’as donc rien appris à Agiselus, Learchus ? La victoire ne vaut rien si elle nous coûte notre honneur.
— Ne t’avise pas de me donner des leçons, fermier ! rétorqua Learchus. Tu ne devrais même pas être ici. Moi au moins, j’ai mérité ma place, je ne la dois pas à mon ascendance.
— Moi aussi j’ai gagné ma place honnêtement, Learchus, répondit Uriel. Lucian n’avait rien à voir avec ma sélection.
— Mon cul ! Je connais la vérité, grogna Learchus avant de lancer un crochet vicieux en direction de la tempe d’Uriel. Celui-ci accompagna le coup et saisit des deux mains le poignet de son adversaire. Il tourna et posa un genou à terre, déséquilibrant Learchus avant de le projeter par-dessus son épaule.
Learchus poussa un cri puis grogna quand l’impact lui coupa le souffle. Uriel tordit le bras du jeune garçon et sentit les os du poignet céder. Malgré ses cris de douleur, il pouvait entendre les fragments sectionnés de son squelette frotter les uns contre les autres.
Uriel relâcha sa prise et retourna vers le cairn, contre lequel il s’effondra, terrassé par la douleur et la fatigue maintenant que l’adrénaline retombait.
Un groupe de garçons se précipita pour aider les recrues à terre et Uriel fut soudain gagné par la honte. Learchus était populaire, la correction qu’il lui avait infligée ne lui apporterait rien de bon.
Mais il ne pouvait revenir en arrière et devrait supporter les conséquences de ses actes.
Une ombre s’étendit sur lui et il leva les yeux. Pasanius se tenait devant lui, son visage arborant une expression chargée de reproches.
Pasanius s’assit à côté de lui.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, Uriel.
— Je sais. J’aimerais pouvoir revenir en arrière et ne pas le faire. Vraiment.
— Learchus va te haïr pour ça.
— Tu penses que je devrais m’excuser ?
— Oui. Mais pas maintenant. Tu l’as humilié en public, donc il refusera toute excuse que tu pourrais lui adresser. Parle-lui quand nous serons retournés à la forteresse et que son poignet aura été soigné par les apothicaires.
— Je suivrai tes conseils, mon ami. Je me suis comporté comme un idiot, j’étais aveuglé par la colère.
— Au moins tu te rends compte que c’était stupide. On dirait qu’ils ont finalement réussi à faire entrer quelque chose dans ce crâne épais de fermier à Agiselus, dit Pasanius dans un sourire.
— Attention, avertit Uriel. Je risque de devoir t’assommer toi aussi.
— Tu peux toujours essayer, fermier, mais tu n’es pas assez fort pour me battre.
Uriel ria de bon cœur. Pasanius avait raison. Son ami était un véritable géant. Âgé de quinze ans à peine, il était déjà plus grand que la plupart des adultes. Ses muscles étaient tendus comme des câbles d’acier sous sa peau bronzée et aucune autre recrue ne l’avait battu dans une épreuve de force.
— Viens, dit Pasanius tout en se relevant. On devrait y aller. Tu sais que Clausel ferme les portes au coucher du soleil, et je ne veux pas passer une nuit de plus dans ces montagnes.
Uriel acquiesça et se leva en grognant comme ses muscles protestaient contre cette activité soudaine. Il se rendit compte qu’il avait oublié de s’étirer après la course et maudit une nouvelle fois sa bêtise.
Les recrues se mirent en route, Pasanius à leur tête, se relayant pour aider un Learchus pâle et choqué sous le coup de la douleur. Le poignet du garçon avait doublé de taille et la chair affichait une grotesque teinte violacée. Il manqua de s’évanouir à plusieurs reprises pendant le voyage de retour. Uriel offrit de l’aider une fois, mais les regards mauvais des autres aspirants l’en dissuadèrent rapidement.
Une fois revenu à la forteresse de Hera, Learchus expliqua aux apothicaires qu’il s’était cassé le poignet à la suite d’une chute. Dans les jours qui suivirent, Uriel se rendit compte qu’un fossé s’était creusé entre lui et ses camarades. Cependant, en prendre conscience ne suffisait pas à le refermer, et seul Pasanius demeura à ses côtés dans les années qui suivirent.
De retour au temple de la correction, Uriel ouvrit les yeux, chassa de son esprit les derniers vestiges de ce souvenir et se releva. Il ne repensait que rarement à l’époque où il était un cadet et était d’autant plus surpris d’y avoir pensé maintenant. Peut-être s’agissait-il d’un présage, un message envoyé par les mânes bénis du primarque. Il leva les yeux et contempla les traits de Roboute Guilliman, à la recherche d’un signe, d’une explication, mais la dépouille du héros demeurait immobile sur son trône.
Uriel sentait peser sur ses épaules le poids de ses responsabilités. Il traversa la salle pour se placer devant une plaque de marbre encadrée de bronze, disposée sur le mur intérieur recourbé du saint des saints du temple. Gravés en lettres d’or sur la plaque se trouvaient les noms de tous les Ultramarines morts au combat durant les dix mille ans d’histoire du chapitre. Des centaines de milliers de noms entouraient le primarque et Uriel se demanda combien seraient ajoutés avant son retour en ce lieu saint. Il se demanda également si le sien figurerait parmi eux.
Il parcourut du regard la plaque devant lui, consacrée aux cent guerriers de la 1re compagnie qui avaient péri en combattant les tyranides à la forteresse polaire de Macragge, quelques deux cent cinquante ans plus tôt.
Ses yeux se fixèrent
sur un nom, gravé juste en dessous de celui de
l’héroïque capitaine Invictus.
Sergent vétéran Lucian Ventris.
Uriel suivit du doigt le tracé du nom de son ancêtre, fier de partager son nom. Son ascendance accidentelle avec un des héros du chapitre lui avait donné le droit d’être entraîné à la prestigieuse caserne d’Agiselus, mais c’était ses compétences et sa détermination sans faille qui lui avaient permis d’être sélectionné pour faire partie des Ultramarines.
Uriel s’inclina en l’honneur de son ancêtre, puis effectua un salut militaire avant de tourner les talons et de rejoindre la sortie.
Il avait une compagnie à mettre en ordre de bataille.