« Mais quand as-tu construit ce four ? » « Où as-tu trouvé cette table ? » « Il fallait nous dire d'apporter quelque chose... » Raffaele souriait et ne répondait que : « Asseyez-vous, ne vous occupez de rien, asseyez- vous. »

Carmela et les siens étaient les premiers, mais à peine furent-ils assis que des grands cris leur parvinrent du petit escalier. Domenico et sa femme arrivaient avec leurs deux filles, suivis de Giuseppe, sa femme et leur petit Vittorio. Tout le monde était là. On s'embrassait. Les femmes se complimentaient sur l'élégance de leur tenue. Les hommes s'échangeaient des cigarettes et hissaient dans les airs leurs nièces et neveux, qui hurlaient de joie dans ces étreintes de géants. Carmela s'assit à l'écart quelques instants. Le temps pour elle de contempler cette petite communauté réunie.

Tous ceux qu'elle aimait étaient là. Rayonnants dans la lumière d'un dimanche où les robes des femmes caressaient la blancheur des chemises des hommes. La mer était douce et heureuse. Elle sourit dun sourire rare.

Celui de la confiance en la vie. Son regard glissa sur chacun d'entre eux.

Giuseppe et son épouse Mattea, une fille de pêcheur qui avait remplacé dans son vocabulaire personnel le mot « femme » par celui de « putain » ; si bien qu'il n'était pas rare de l'entendre saluer dans la rue une dmie d'un tonitruant

« Ciao puttana ! » qui faisait rire les passants. Le regard de Carmela se posa sur les enfants avec douceur : Lucrezia et Nicoletta, les deux filles de Domenico qui avaient été affublées de belles robes blanches ; Vittorio, le fils de Giuseppe et Mattea à qui sa mère donnait le sein en murmurant : « Bois, couillon, bois, c'est tout pour toi » ; et Michele, le dernier du clan qui braillait dans ses langes et que toutes les femmes se passaient de main en main. Elle les contempla et se dit que tous allaient pouvoir être heureux.

Simplement heureux.

Elle fut tirée de ses pensées par la voix de Raffaele qui hurla : « À table ! À

table ! » Elle se leva alors et fit ce qu'elle s'était promis de faire. S'occuper des siens. Rire avec eux. Les embrasser. Les entourer. Être pour chacun, tour à tour, avec élégance et bonheur.

Ils étaient une quinzaine à table et ils se regardèrent un temps, surpris de constater à quel point le clan avait grandi. Raffaele rayonnait de bonheur et de gourmandise. Il avait tant rêvé de cet instant. Tous ceux qu'il aimait étaient là, chez lui, sur son trabucco. Il s'agitait d'un coin à un autre, du four à la cuisine, des filets de pêche à la table, sans relâche, pour que chacun soit servi et ne manque de rien.

Ce jour resta gravé dans la mémoire des Scorta. Car pour tous, adultes comme enfants, ce fut la première fois qu'ils mangèrent ainsi. L'oncle Faelucc' avait fait les choses en grand. Comme antipasti, Raffaele et Giuseppina apportèrent sur la table une dizaine de mets. Il y avait des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d'œufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorée. Quelques fines tranches d'aubergine grillées. Des anchois frits. On se passait les plats d'un bout à l'autre de la table. Chacun piochait avec le bonheur de n'avoir pas à choisir et de pouvoir manger de tout.

Lorsque les assiettes furent vides, Raffaele apporta sur la table deux énormes saladiers fumants. Dans l'un, les pâtes traditionnelles de la région : les troccoli à l'encre de seiche. Dans l'autre, un risotto aux fruits de mer. Les plats furent accueillis avec un hourra général qui fit rougir la cuisinière.

C'est le moment où l'appétit est ouvert et où l'on croit pouvoir manger pendant des jours. Raffaele posa également cinq bouteilles de vin du pays.

Un vin rouge, rugueux, et sombre comme le sang du Christ. La chaleur était maintenant à son zénith. Les convives étaient protégés du soleil par une natte de paille, mais on sentait, à l'air brûlant, que les lézards eux-mêmes devaient suer.

Les conversations naissaient dans le brouhaha des couverts - interrompues par la question d'un enfant ou par un verre de vin qui se renversait. On parlait de tout et de rien. Giuseppina racontait comment elle avait fait les pâtes et le risotto. Comme si c'était encore un plaisir plus grand de parler de nourriture lorsque l'on mange. On discutait. On riait. Chacun veillait sur son voisin, vérifiant que son assiette ne se vide jamais.

Lorsque les grands plats furent vides, tous étaient rassasiés. Ils sentaient leur ventre plein. Ils étaient bien.

Mais Raffaele n’avait pas dit son dernier mot. Il apporta en table cinq énormes plats remplis de toute sorte de poissons péchés le matin même. Des bars, des dorades. Un plein saladier de calamars frits. De grosses crevettes roses grillées au feu de bois. Quelques langoustines même. Les femmes, à la vue des plats, jurèrent qu elles n'y toucheraient pas. Que c'était trop. Qu'elles allaient mourir. Mais il fallait faire honneur à Raffaele et Giuseppina. Et pas seulement à eux. À la vie également qui leur offrait ce banquet qu'ils n'oublieraient jamais. On mange dans le Sud avec une sorte de frénésie et d'avidité goinfre. Tant qu'on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c'était la dernière fois qu'on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C'est une sorte d'instinct panique. Et tant pis si on s'en rend malade. Il faut manger avec joie et exagération.

Les plats de poisson tournèrent et on les dégusta avec passion. On ne mangeait plus pour le ventre mais pour le palais. Mais malgré toute l'envie qu'on en avait, on ne parvint pas à venir à bout des calamars frits. Et cela plongea Raffaele dans un sentiment d'aise vertigineux. Il faut qu'il reste des mets en table, sinon, c'est que les invités n'ont pas eu assez. À la fin du repas, Raffaele se tourna vers son frère Giuseppe et lui demanda en lui tapotant le ventre : « Pancia piena ? » Et tout le monde rit, en déboutonnant sa ceinture ou en sortant son éventail. La chaleur avait baissé mais les corps repus commençaient à suer de toute cette nourriture ingurgitée, de toute cette joyeuse mastication. Alors Raffaele apporta en table des cafés pour les hommes et trois bouteilles de digestifs : une de grappa, une de limon- cello et une d'alcool de laurier. Lorsque tous se furent servis, il leur dit :

« Vous le savez, tout le village nous appelle « les taciturnes ». On dit que nous sommes les enfants de la

Muette et que notre bouche ne nous sert à rien d autre qu'à manger, jamais à parler. Très bien. Soyons-en fiers. Si cela peut éloigner les curieux et faire enrager ces corneculs, va pour les taciturnes. Mais que ce silence soit pour eux, pas pour nous. Je n'ai pas vécu tout ce que vous avez vécu. Il est probable que je crèverai à Montepuccio sans avoir jamais rien vu du monde que les collines sèches du pays. Mais vous êtes là, vous. Et vous savez bien plus de choses que moi. Promettez-moi de parler à mes enfants. De leur raconter ce que vous avez vu. Que ce que vous avez accumulé durant votre voyage à New York ne meure pas avec vous. Promettez-moi que chacun d'entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu'il a apprise.

Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. D'oncles à neveux. De tantes à nièces. Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d'autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil. »

Les Scorta acquiescèrent. Oui. Qu'il en soit ainsi. Que chacun parle au moins une fois dans sa vie. À une nièce ou un neveu. Pour lui dire ce qu'il sait avant de disparaître. Parler une fois. Pour donner un conseil, transmettre ce que l'on sait. Parler. Pour ne pas être de simples bestiaux qui vivent et crèvent sous ce soleil silencieux.

Le repas était fini. Quatre heures après s'être mis à table, les hommes s'étaient jetés en arrière sur leurs chaises, les enfants étaient allés jouer dans les cordes et les femmes avaient commencé à débarrasser.

Ils étaient maintenant tous épuisés comme après une bataille. Épuisés et heureux. Car cette bataille-là, ce jour-là, avait été gagnée. Ils avaient joui, ensemble, d'un

peu de vie. Ils s'étaient soustraits à la dureté des jours. Ce repas resta dans toutes les mémoires comme le grand banquet des Scorta. Ce fut la seule fois où le clan se retrouva au complet. Si les Scorta avaient eu un appareil photo, ils auraient immortalisé cet après-midi de partage. Ils étaient tous là. Parents et enfants. Ce fut lapogée du clan. Et il aurait fallu que rien ne change.

Pourtant, les choses n'allaient pas tarder à se flétrir, le sol à se fissurer sous leurs pieds et les robes pastel des femmes à se noircir de la teinte laide du deuil. Antonio Manuzio allait partir pour l'Espagne, et y mourir d'une mauvaise blessure - sans gloire ni panache -, laissant Carmela veuve, avec ses deux fils. Ce serait le premier voile porté au bonheur de la famille.

Domenico, Giuseppe et Raffaele décideraient de laisser le bureau de tabac à leur sœur, elle qui n'avait que cela et deux bouches à nourrir. Qu'Elia et Donato ne partent pas de rien, qu'ils ne connaissent pas la misère qu'avaient connue leurs oncles.

Le malheur allait fissurer les vies pleines de ces hommes et femmes, mais pour l'heure, personne n'y pensait. Antonio Manuzio se resservait un verre de grappa. Ils étaient tout à leur bonheur sous le regard généreux de Raffaele, que le spectacle de ses frères dégustant les poissons qu'il avait lui-même grillés faisait pleurer de joie.

À la fin du repas, ils avaient le ventre plein, les doigts sales, les chemises tachées et le front en sueur mais ils étaient béats. C'est à regret qu'ils quittèrent le trabucco pour retrouver leur vie.

Longtemps, l'odeur chaude et puissante du laurier grillé resta, pour eux, l'odeur du bonheur.

Vous comprenez pourquoi j'ai tremblé lorsque je me suis rendu compte, hier, que j'avais oublié le nom de Korni. Si j'oublie cet homme, ne serait-ce qu'une seconde, c'est que tout chavire. Je n'ai pas encore tout raconté, don Salvatore. Mais laissez-moi un peu de temps. Fumez. Fumez tranquillement.

À notre arrivée à Montepuccio, j'ai fait jurer à mes frères de ne jamais parler de notre échec new-yorkais. Nous avons mis Raffaele dans le secret le soir où nous avons enterré la Muette parce qu'il nous avait demandé de lui raconter notre voyage et qu'aucun d'entre nous ne voulait lui mentir. Il était des nôtres. Il a juré avec les autres. Et ils ont tous tenu parole. Je voulais que personne ne sache. Pour tout Montepuccio nous sommes allés à New York et avons vécu quelques mois là-bas. Le temps de faire un peu d'argent.

À ceux qui nous demandaient pourquoi nous étions rentrés si vite, nous répondions qu'il n'était pas convenable de laisser notre mère seule ici. Que nous ne pouvions pas savoir qu'elle était morte. Cela suffisait. Les gens n'en demandaient pas davantage. Je ne voulais pas que l'on sache que les Scorta avaient été refusés là- bas. Ce que l'on dit de vous, l'histoire que l'on vous prête, c'est cela qui compte. Je voulais qu'on prête New York aux Scorta.

Que nous ne soyons plus une famille de dégé-

nérés ou de miséreux. Je connais les gens d'ici. Ils auraient parlé de la malchance qui s'acharnait sur nous. Ils auraient évoqué la malédiction de Rocco. Et on ne se libère pas de cela. Nous sommes revenus plus riches que nous n'étions partis. Il n'y a que cela qui compte. Je ne l'ai jamais dit à mes fils. Aucun de nos enfants ne le sait. J'ai fait jurer à mes frères et ils ont tenu parole. Il fallait que tout le monde puisse croire à New York. Nous avons même fait mieux. Nous avons raconté la ville et notre vie là-bas. Avec détail.

Nous avons pu le faire parce que le vieux Korni l'avait fait avec nous. Lors du voyage de retour, il avait trouvé un homme qui parlait italien et lui avait demandé de nous traduire les lettres qu'il avait reçues de son frère. Nous l'avons écouté pendant des nuits entières. Je me souviens encore de certaines d'entre elles. Le frère du vieux Korni parlait de sa vie, de son quartier. Il décrivait les rues, les gens de son immeuble. Korni nous a fait entendre ces lettres et ce n'était pas une torture supplémentaire. Il nous ouvrait les portes de la ville. Nous y déambulions. Nous nous y installions en pensée. J'ai raconté à mes fils New York grâce aux lettres du vieux Korni.

Giuseppe et Domenico ont fait de même. C'est pour cela, don Salvatore, que je vous ai apporté l'ex- voto « Naples-New York ». Je vous demande de l'accrocher dans la nef. Un aller simple pour New York. Je voudrais qu'il soit dans l'église de Montepuccio. Et que les cierges brûlent pour le vieux Korni. C'est un mensonge. Mais vous comprenez, n'est-ce pas, que ça n'en est pas un ? Vous le ferez. Je veux que Montepuccio continue à croire que nous sommes allés là-bas. Lorsqu’Anna aura l'âge, vous le décrocherez et le lui donnerez. Elle vous posera des questions. Vous lui répondrez. Mais en attendant, je voudrais que les yeux des Scorta brillent de l'éclat de la grande cité de verre.

VI

LES MANGEURS DE SOLEIL

Un homme entra à Montepuccio, à dos d'âne, un matin d'août 1946. Il avait un long nez droit et des petits yeux noirs. Une face qui ne manquait pas de noblesse. Il était jeune, vingt-cinq ans peut-être, mais son long visage maigre lui donnait une sévérité qui le vieillissait. Les plus vieux du village repensèrent à Luciano Mascalzone. L'étranger avançait au même pas lent du destin. C'était peut-être quelque descendant. Mais il alla droit à l'église et avant même de défaire ses sacs, de nourrir sa monture ou de se laver, avant même de boire un peu d'eau et de s'étirer, à la stupeur générale, il sonna les cloches à toute volée. Montepuccio avait son nouveau curé : don Salvatore, que l'on ne tarderait pas à surnommer « le Calabrais ».

Le jour même de son arrivée, don Salvatore donna la messe, devant trois vieilles femmes que la curiosité avait poussées à entrer dans l'église. Elles voulaient voir comment était fait le nouveau. Elles en restèrent médusées et lancèrent la rumeur que le jeune homme avait fait un prêche d'une violence inouïe. Cela intrigua les Montepucciens. Le lendemain, il en vint cinq de plus et ainsi de suite, jusqu'au premier dimanche. Ce jour-là, l'église était pleine. Les familles étaient venues au grand complet. Tous voulaient voir si le nouveau curé serait l'homme qui conviendrait ou s'il fallait lui réserver le même sort qu'à son prédécesseur. Don Salvatore ne sembla nullement intimidé. Au moment du prêche, il prit la parole avec autorité :

« Vous vous dites chrétiens, dit-il, et vous venez chercher réconfort auprès de Notre Seigneur parce que vous le savez bon et juste en toute chose, mais vous entrez dans Sa demeure et vous avez les pieds sales et l'haleine chargée.

Je ne parle pas de vos âmes, qui sont noires comme l'encre de seiche.

Pécheurs. Vous êtes nés pécheurs, comme nous tous, mais vous vous complaisez dans cet état, comme le cochon se complaît dans la fange. Il y avait une couche épaisse de poussière sur les bancs de cette église lorsque j'y suis entré il y a quelques jours. Quel est ce village qui laisse la poussière recouvrir la demeure du Seigneur ? Pour qui vous prenez- vous pour tourner ainsi le dos à Notre Seigneur ? Et ne me parlez pas de votre pauvreté. Ne me parlez pas de la nécessité de travailler jour et nuit, du peu de temps que laissent les champs. Je viens de terres où vos champs seraient considérés comme les jardins de l'Éden. Je viens de terres où le plus pauvre d'entre vous serait traité comme un prince. Non. Avouez-le, vous vous êtes perdus. Je sais vos cérémonies de paysans. Je les devine à regarder vos trognes. Vos exorcismes. Vos idoles de bois. Je sais vos infamies contre le Tout- Puissant, vos rites profanes. Avouez-le et repentez-vous, tas de torgneculs. L'Église peut vous offrir son pardon et faire de vous ce que vous n'avez jamais été, des chrétiens sincères et honnêtes. L'Église le peut car elle est bonne avec les siens, mais il faudra passer par moi et je suis venu ici pour vous faire une vie impossible. Si vous persévérez dans votre ignominie, si vous fuyez l'Église et méprisez son prêtre, si vous continuez à vous adonner à des rites de sauvages, écoutez ce qu'il adviendra, et n'en doutez pas : le ciel se couvrira et il pleuvra

en été pendant trente jours et trente nuits. Les poissons éviteront vos filets.

Les oliviers pousseront par les racines. Les ânes accoucheront de chats aveugles. Et de Montepuccio, bientôt, il ne restera rien. Car telle aura été la volonté de Dieu. Priez pour votre miséricorde. Amen. »

L'assistance était stupéfaite. Au début, des grommellements s'étaient fait entendre. On protestait à voix basse. Mais petit à petit, le silence était revenu, un silence fasciné et admiratif. À la sortie de la messe, le verdict fut unanime

: « Celui-là, il a de la trempe. Rien à voir avec ce cul blanc de Milanais. »

Don Salvatore fut adopté. On avait aimé sa solennité. Il avait la rudesse de la terre du Sud et le regard noir des hommes sans peur.

Quelques mois après son arrivée, don Salvatore eut à faire face à son premier baptême du feu : la préparation de la fête patronale de Sant'Elia.

Pendant une semaine, il ne dormit plus. La veille des festivités, il courait encore d'un point à un autre, les sourcils froncés. Les rues étaient habillées pour la fête. On avait accroché lampions et guirlandes. Le matin, au chant du coq, des coups de canon avaient fait trembler les murs des maisons. Tout était prêt. L'excitation montait. Les enfants trépignaient. Les femmes préparaient déjà le menu de ces jours de fête. Elles faisaient frire une par une, dans la sueur des cuisines, les tranches d'aubergine pour la parmigiana.

L'église avait été décorée. Les statues de bois des saints avaient été sorties et présentées aux paroissiens : Sant'Elia, San Rocco et San Michele. Elles étaient couvertes de bijoux, comme l'usage le voulait : chaînes et médailles en or, offrandes qui scintillaient à la lueur des bougies.

À onze heures du soir, alors que tout Montepuccio était sur le corso, dégustant tranquillement des boissons fraîches ou des glaces, on entendit soudain un hurlement sauvage et don Salvatore apparut, livide, les yeux révulsés comme s'il avait vu le diable, les lèvres pâles, proche de l'évanouissement. Il hurla d'une voix d'animal blessé : « On a volé les médailles de San Michele ! » et d'un coup, tout le village se tut. Le silence dura, le temps pour chacun de réaliser vraiment ce que le curé venait de dire.

Les médailles de San Michele. Volées. Ici. À Montepuccio. C'était impossible.

Alors, subitement, le silence se transforma en rumeur sourde de colère et tous les hommes se levèrent. Qui ? Qui avait bien pu commettre pareil crime

? Qui ? C'était une offense pour tout le village. On n'avait pas souvenir d'une chose pareille. Voler San Michele ! La veille de la fête ! Cela porterait le mauvais œil sur tous les Montepucciens. Un groupe d'hommes retourna à l'église. On posa des questions à ceux qui étaient venus prier. Avaient-ils vu un étranger rôder dans les parages ? Quelque chose d'anormal ? On chercha partout. On vérifia que les médailles n'étaient pas tombées au pied de la statue. Rien. Personne n'avait rien vu. Don Salvatore continuait à répéter : «

Malédiction ! Malédiction ! Ce village est un ramassis de criminels ! » Il voulait tout annuler. La procession. La messe. Tout.

Chez Carmela, la consternation était la même que partout ailleurs.

Giuseppe était venu manger. Pendant tout le repas, Elia n'avait cessé de se tortiller sur sa chaise. Lorsque sa mère, enfin, débarrassa son assiette, il s'exclama :

« Quand même î Vous avez vu la tête de don Salvatore ! »

Et il se mit à rire d'un certain rire qui fit blêmir sa mère. Elle comprit sur-le-champ.

« C'est toi ? Elia ? C'est toi ? » demanda-t-elle, la voix tremblante.

Et le garçon se mit à rire de plus belle, de ce rire fou que les Scorta connaissaient bien. Oui. C'était lui.

Quelle blague tout de même. La tête de don Salvatore. Et quelle panique dans tout le village !

Carmela était blême. Elle se tourna vers son frère et lui dit d'une voix faible comme si elle était mourante :

« Je m'en vais. Tue-le, toi. »

Elle se leva et claqua la porte. Elle alla droit chez Domenico à qui elle raconta tout. Giuseppe, de son côté, laissa monter en lui la colère. Il pensa à ce que dirait le village. Il pensa à la honte qui rejaillirait sur eux. Lorsqu'il sentit enfin son sang bouillir, il se leva et corrigea son neveu comme jamais aucun oncle ne le fit. Il lui ouvrit l'arcade sourcilière et lui fendit la lèvre.

Puis il s'assit à ses côtés. La colère était tombée mais il ne sentait aucun soulagement. Une grande désolation lui emplissait le cœur. Il avait frappé mais, au bout du compte, le résultat était le même, il n'y avait pas d'issue.

Alors, se retournant vers le visage tuméfié de son neveu, il lui dit :

« Ça, c'était la colère d'un oncle. Je te laisse à la colère du village. »

Il allait sortir, laissant ainsi le garçon à son sort, lorsqu'il se souvint d'une chose.

« Où as-tu mis les médailles ? demanda-t-il.

— Sous mon oreiller », répondit Elia entre deux hoquets.

Giuseppe alla dans la chambre du garçon, passa la main sous l'oreiller, prit le sac dans lequel le voleur avait enfoui son trésor et, mortifié, la tête basse et le regard mort, alla droit à l'église. « Que la fête de Sant'Elia ait lieu, au moins, se disait-il. Tant pis si on nous massacre pour avoir engendré pareil mécréant, mais que la fête ait lieu. »

Giuseppe ne cacha rien. Il réveilla don Salvatore et, sans lui laisser le temps de retrouver ses esprits, il lui tendit les médailles en lui disant :

« Don Salvatore, je vous rapporte les médailles du saint. Je ne vous cacherai pas qui est le criminel, Dieu le sait déjà. C'est mon neveu, Elia. S'il survit à la correction que je lui ai administrée, il ne lui restera plus qu'à se mettre en paix avec le Seigneur, avant que les Montepucciens lui tombent dessus. Je ne vous demande rien. Aucune faveur. Aucune clémence. Je suis juste venu vous rapporter les médailles. Que la fête ait lieu demain, comme tous les 20 juillet, à Montepuccio, depuis que le monde est monde. »

Puis, sans attendre de réponse du curé qui était resté médusé, partagé entre la joie, le soulagement et la colère, il tourna les talons et rentra chez lui.

Giuseppe avait raison de penser que la vie de son neveu était en danger.

Sans qu'on sache comment, la rumeur était née, la nuit même, qu'Elia Manuzio était le voleur mécréant. Des groupes d'hommes s'étaient déjà formés, jurant d'infliger une correction mémorable au profanateur. On le cherchait partout.

La première chose que fit Domenico lorsqu'il vit arriver sa sœur en pleurs fut d'aller chercher son pistolet. Il était bien décidé à s'en servir si on lui barrait la route. Il alla directement chez Carmela où il trouva son neveu, à demi assommé. Il le releva et, sans même prendre le temps de lui nettoyer le visage, il le monta sur une de ses mules et l'emmena dans une petite baraque en pierre, au milieu de ses champs d'oliviers. Il le jeta sur une paillasse. Le fit boire un peu. Et l'enferma pour la nuit.

Le lendemain, la fête de Sant'Elia eut lieu normalement. Plus rien des drames de la veille ne paraissait sur les visages. Domenico Scorta participa à la fête, comme à son habitude. Il porta l'idole de San Michele durant la procession et dit à qui voulait bien l'entendre que son dégénéré de neveu était un misérable et que, s'il ne craignait pas de verser son propre sang, il le tuerait à mains nues. Personne ne soupçonna un instant qu'il était le seul à savoir où se cachait Elia.

Le jour d'après, des groupes d'hommes se remirent à la recherche du criminel. La messe et la procession avaient pu avoir lieu, l'essentiel avait été sauvé, mais restait maintenant à punir le voleur, et de façon magistrale, pour que cela ne se reproduise jamais. Pendant dix jours, on traqua Elia. On le chercha partout dans le village. Domenico, au milieu de la nuit, sortait et allait le ravitailler en cachette. Il ne parlait pas. Ou très peu. Il lui donnait à boire. À manger. Et repartait. En prenant toujours soin de l'enfermer derrière lui. Au bout de dix jours, les recherches cessèrent et le village se calma. Mais il était impensable qu'il redescende à Montepuccio. Domenico lui trouva une place chez un vieil ami de San Giocondo. Le père de quatre fils qui travaillaient dur dans les champs. Il fut convenu qu'Elia y resterait un an et qu'après seulement, il reviendrait à Montepuccio.

Lorsque l'âne fut chargé de quelques affaires, Elia se tourna vers son oncle et lui dit : « Merci, zio », avec les yeux pleins de repentance. L'oncle d'abord ne répondit rien. Le soleil se levait sur les collines. Une belle lueur rosée venait chatouiller les crêtes. Il se tourna alors vers son neveu et lui dit ces paroles qu'Elia n'oublia jamais. Dans cette belle lumière d'un jour naissant, il lui révéla ce qu'il considérait, lui, Domenico, comme sa sagesse personnelle:

« Tu n'es rien, Elia. Ni moi non plus. C'est la famille qui compte. Sans elle tu serais mort et le monde aurait continué de tourner sans même s'apercevoir de ta disparition. Nous naissons. Nous mourons. Et dans l'intervalle, il n'y a qu'une chose qui compte. Toi et moi, pris seuls, nous ne sommes rien. Mais les Scorta, les Scorta, ça, c'est quelque chose. C'est pour ça que je t'ai aidé.

Pour rien d'autre. Tu as une dette désormais. Une dette envers ceux de ton nom. Un jour, dans vingt ans peut- être, tu t'acquitteras de cette dette. En aidant un des nôtres. C'est pour cela que je t'ai sauvé, Elia. Parce que nous aurons besoin de toi quand tu seras devenu quelqu'un de meilleur - comme nous avons besoin de chacun de nos fils. N'oublie pas cela. Tu n'es rien. Le nom des Scorta passe à travers toi. C'est tout. Va maintenant. Et que Dieu, ta mère et le village te pardonnent. »

L'exil de son frère plongea Donato dans une mélancolie d enfant-loup. Il ne parlait plus. Ne jouait plus. Se plantait des heures entières au milieu du corso, immobile, et lorsque Carmela lui demandait ce qu'il faisait, il répondait invariablement : « J'attends Elia. »

Cette solitude subite qui lui était imposée dans ses jeux d'enfant avait fait chavirer son monde. Si Elia n'était plus là, le monde devenait laid et ennuyeux.

Un matin, devant sa tasse de lait, Donato regarda sa mère avec de grands yeux sérieux et lui demanda :

« Maman ?

— Oui, répondit-elle.

— Si je vole les médailles de San Michele, je pourrai rejoindre Elia ? »

La question horrifia Carmela. Elle resta bouche bée. Et se précipita chez son frère Giuseppe à qui elle raconta la scène.

« Peppe, ajouta-t-elle, il faut que tu t'occupes de Donato, sans quoi il va commettre un crime. À moins qu'il ne se laisse mourir. Il ne veut plus rien manger. Il ne parle plus que de son frère. Emmène-le avec toi et fais-le sourire. On ne devrait pas avoir les yeux morts lorsqu'on a son âge. Ce gamin a bu la tristesse du monde. »

Giuseppe s exécuta. Le soir même, il alla chercher son neveu et l'emmena au port où il le fit monter dans sa barque. Lorsque Donato demanda où ils allaient, Peppe répondit qu'il était temps, pour lui, de comprendre un certain nombre de choses.

Les Scorta faisaient de la contrebande. Depuis toujours. Ils avaient commencé pendant la guerre. Les tickets de rationnement représentaient un sérieux frein au commerce. Le fait qu'il y ait un nombre limité de paquets de cigarettes pouvant être vendus par habitant était une aberration pour Carmela. Elle commença avec les soldats anglais qui cédaient volontiers quelques cartouches contre des jambons. Il suffisait de trouver les soldats non-fumeurs. Puis Giuseppe fut chargé du trafic avec l'Albanie.

Des barques accostaient de nuit, pleines de cigarettes volées à des dépôts de l'État ou à d'autres tabacs de la région. Les cartons clandestins coûtaient moins cher et permettaient d'entretenir une caisse qui échappait aux contrôles fiscaux.

Giuseppe avait décidé de faire faire à Donato son premier voyage de contrebandiers. Ils firent route, au rythme lent des rames, vers la crique de Zaiana. Là, un petit bateau à moteur les attendait. Giuseppe salua un homme qui parlait mal l'italien et ils chargèrent, dans leur barque, dix caisses de cigarettes. Puis, dans la nuit calme qui était tombée sur les eaux, ils retournèrent à Montepuccio. Sans échanger un mot.

Lorsqu'ils arrivèrent au port, une chose inattendue se produisit. Le petit Donato ne voulut pas descendre. Il resta au fond de la barque, l'air décidé, les bras croisés.

« Qu'y a-t-il, Donato ? » lui demanda son oncle, amusé.

Le petit le regarda longuement, puis demanda d une voix posée :

« Tu fais cela souvent, zio ?

— Oui, répondit Giuseppe.

— Et toujours la nuit ?

— Oui, toujours la nuit, répondit l'oncle.

C'est comme ça que tu gagnes de l'argent ? demanda l'enfant.

— Oui. »

L'enfant garda le silence encore un temps. Puis d'une voix qui ne tolérait aucun commentaire, il déclara :

« Moi aussi, je veux faire ça. »

Ce voyage nocturne l'avait saisi de bonheur. Le bruit des vagues, l'obscurité, le silence, il y avait là quelque chose de mystérieux et de sacré qui l'avait bouleversé. Ces voyages au fil de l'eau. Toujours de nuit. La clandestinité comme métier. Cela lui sembla fabuleux de liberté et d'audace.

Sur le chemin du retour, impressionné par l'engouement de son neveu, Giuseppe le prit par les épaules et lui dit :

« Il faut se débrouiller, Donato. Souviens-toi de cela. Se débrouiller. Ne te laisse pas dire ce qui est illégal, interdit ou dangereux. La vérité, c'est qu'il faut nourrir les siens et c'est tout. »

L'enfant resta songeur. C'était la première fois que son oncle lui parlait ainsi, avec cette voix sérieuse. Il avait écouté et, ne sachant que répondre à cette règle qui venait d'être énoncée, il garda le silence, fier de voir que son oncle le considérait comme un homme à qui on pouvait parler.

Domenico fut le seul à voir Elia durant son année d'exil. Alors que pour tout le monde, le vol des médailles de San Michele avait été comme une gifle cinglante, ce fut, pour Domenico, l'occasion de découvrir son neveu.

Quelque chose dans ce geste lui était sympathique.

À la date anniversaire du vol de San Michele, Domenico vint à l'improviste dans la famille qui hébergeait Elia, demanda à le voir et, lorsqu'il parut, le prit par le bras et l'emmena marcher dans les collines. L'oncle et le neveu discutèrent au rythme lent de la marche. À la fin, Domenico se tourna vers Elia et, lui tendant une enveloppe, il lui dit :

« Elia, dans un mois, si tout va bien, tu pourras revenir au village. Je pense qu'on t'y acceptera. Plus personne ne parle de ton crime. Les esprits se sont calmés. Une nouvelle fête de Sant'Elia va avoir lieu. Dans un mois, si tu le veux, tu peux être à nouveau parmi nous. Mais je suis venu ici te proposer autre chose. Tiens. Prends cette enveloppe. C'est de l'argent. Beaucoup d'argent. De quoi vivre six mois. Prends. Et pars. Où tu veux. À Naples. À

Rome. Ou à Milan. Je t'enverrai davantage si l'enveloppe ne suffit plus.

Comprends-moi bien, Elia, je ne te chasse pas. Mais je veux que tu aies le choix. Tu peux être le premier des Scorta à quitter cette terre. Tu es le seul à en être capable. Ton vol le prouve. Tu as du cran. Ton exil t'a mûri. Tu n'as besoin de rien d'autre. Je n'ai rien dit à personne. Ta mère ne sait rien. Ni tes oncles. Si tu décides de partir, je prends sur moi de leur expliquer.

Maintenant écoute, Elia, écoute, il te reste un mois. Je te laisse l'enveloppe.

Je veux que tu réfléchisses. »

Domenico embrassa son neveu sur le front et l'étrei- gnit. Elia était abasourdi. Les désirs, les craintes se bousculaient en lui. La gare de Milan.

Les grandes villes du Nord, enveloppées dans un nuage de fumée d'usines.

La vie solitaire de l'émigré. Son esprit ne parvenait pas à se frayer un chemin dans cet amas d'images. Son oncle l'avait appelé Scorta. Qu'avait-il voulu dire ? Avait-il simplement oublié que son vrai nom à lui était Manuzio ?

Un mois plus tard, on frappa à la porte de la belle bâtisse de Domenico, à l'heure où la lumière du matin commence à chauffer les pierres. Domenico alla ouvrir. Elia était face à lui. Souriant. Il lui tendit d'emblée l'enveloppe pleine de l'argent du voyage.

« Je reste ici, dit-il.

— Je le savais, répondit l'oncle dans un murmure.

— Comment ? demanda Elia, intrigué.

— Il fait trop beau en ce moment », dit Domenico. Et comme Elia ne comprenait pas, il lui fit signe de rentrer, lui servit à boire et lui expliqua. « Il fait trop beau. Depuis un mois, le soleil tape. Il était impossible que tu partes.

Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n'y a rien à faire. Nous l'aimons trop, cette terre. Elle n'offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d'entre nous ne peut la quitter. Nous sommes nés du soleil, Elia. Sa chaleur, nous l'avons en nous.

D'aussi loin que nos corps se souviennent, il était là, réchauffant nos peaux de nourrissons. Et nous ne cessons de le manger, de le croquer à pleines dents. Il est là, dans les fruits que nous mangeons. Les pêches. Les olives.

Les oranges. C'est son parfum. Avec l'huile que nous buvons, il coule dans nos gorges. Il est en nous. Nous sommes les mangeurs de soleil. Je savais que tu ne partirais pas. S'il avait plu ces derniers jours, peut-être, oui. Mais là, c'était impossible. »

Elia écoutait avec amusement cette théorie que Domenico exposait avec une certaine emphase - comme pour montrer que lui-même n'y croyait qu'à moitié. Il était heureux. Et il voulait parler. C'était sa façon de remercier Elia d'être revenu. Alors le jeune homme reprit la parole et lui dit :

« Je suis revenu pour toi, zio. Je n'ai pas envie d'apprendre la nouvelle de ta mort par un coup de téléphone lointain et de pleurer, seul, dans une chambre à Milan. Je veux être là. À tes côtés. Et profiter de toi. » Domenico écoutait son neveu avec une tristesse dans les yeux. Bien sûr, il était ravi du choix d'Elia. Bien sûr, pendant des nuits, il avait prié pour que le jeune homme ne choisisse pas le départ, mais quelque chose en lui ressentait ce retour comme une capitulation. Cela lui rappelait l'échec new-yorkais. Jamais un Scorta, donc, ne pourrait se soustraire à cette terre misérable. Jamais un Scorta n'échapperait au soleil des Pouilles. Jamais.

Lorsque Carmela vit son fils, accompagné de Domenico, elle se signa et remercia le ciel. Elia était là. Après plus d'un an d'absence. Il marchait d'un pas décidé sur le corso, et personne ne lui barrait la route. Aucun murmure.

Aucun regard noir. Aucun groupe d'hommes pour se former dans son dos.

Montepuccio avait pardonné.

Donato fut le premier à se précipiter dans les bras d'Elia en poussant des cris de joie. Son grand frère était de retour. Il avait hâte de lui raconter tout ce qu'il avait appris en son absence : les voyages nocturnes sur la mer, la contrebande, les caches pour les caisses de cigarettes illégales. Il voulait tout lui expliquer mais pour l'heure, il se contentait de le serrer dans ses bras en silence.

La vie reprit à Montepuccio. Elia travaillait avec sa mère, au tabac. Donato demandait tous les jours à son oncle Giuseppe s'il pouvait venir avec lui, si bien que le brave homme finit par prendre l'habitude de l'emmener chaque fois qu'il prenait la mer de nuit.

Elia, dès qu'il le pouvait, allait rejoindre Domenico sur ses terres. L'aîné des Scorta vieillissait doucement, au fil des étés. L'homme dur et renfermé s'était transformé en un être doux au regard bleu, qui n'était pas dénué d'une noble beauté. Il s'était pris de passion pour les oliviers et avait réussi à réaliser son rêve : devenir propriétaire de plusieurs hectares. Il aimait plus que tout contempler ces arbres centenaires, lorsque la chaleur tombait et que le vent de la mer faisait frémir les feuilles. Il ne s'occupait plus que de ses oliviers. Il disait toujours que l'huile d'olive était le salut du Sud. Il regardait le liquide couler lentement des bouteilles et ne pouvait réprimer un sourire d'aise.

Lorsque Elia lui rendait visite, il l'invitait toujours à s'asseoir sur la grande terrasse. Il faisait apporter quelques tranches de pain blanc et un flacon d'huile de sa production et ils dégustaient ce nectar avec recueillement :

« C'est de l'or, disait l'oncle. Ceux qui disent que nous sommes pauvres n'ont jamais mangé un bout de pain baigné de l'huile de chez nous. C'est comme de croquer dans les collines d'ici. Ça sent la pierre et le soleil. Elle scintille. Elle est belle, épaisse, onctueuse. L'huile d'olive, c'est le sang de notre terre. Et ceux qui nous traitent de culs-terreux n'ont qu'à regarder le sang qui coule en nous. Il est doux et généreux. Parce que c'est ce que nous sommes : des culs-terreux au sang pur. De pauvres bougres à la face ravinée par le soleil, aux mains calleuses, mais au regard droit. Regarde la sécheresse de cette terre tout autour de nous, et savoure la richesse de cette huile.

Entre les deux, il y a le travail des hommes. Et elle sent cela aussi, notre huile. La sueur de notre peuple. Les mains calleuses de nos femmes qui ont fait la cueillette. Oui. Et c'est noble. C'est pour cela qu'elle est bonne. Nous sommes peut-être des miséreux et des ignares, mais pour avoir fait de l'huile avec des caillasses, pour avoir fait tant avec si peu, nous serons sauvés. Dieu sait reconnaître l'effort. Et notre huile d'olive plaidera pour nous. »

Elia ne répondait rien. Mais cette terrasse qui dominait les collines, cette terrasse où aimait s'asseoir son oncle était le seul endroit où il se sentait vivre. Ici, il respirait.

Domenico allait de moins en moins au village. Il préférait s'asseoir sur une chaise au milieu de ses arbres et rester ainsi, à l'ombre d'un olivier, à regarder le ciel changer de couleur. Mais il y avait un rendez-vous qu'il ne manquait pour rien au monde. Les soirs d'été, tous les jours, à sept heures, il se retrouvait avec ses deux frères, Raffaele et Giuseppe, sur le corso. Ils s'asseyaient à la terrasse d'un café, toujours le même, Da Pizzone, où leur table les attendait. Peppino, le propriétaire du café, venait les rejoindre et ils jouaient aux cartes. De sept heures à neuf heures. Ces parties-là étaient leur rendez-vous sacré. Ils dégustaient un San Bitter ou un alcool d'artichaut et abattaient leurs cartes en tapant sur le bois de la table, dans les rires et les cris. Ils hurlaient. Se traitaient de tous les noms. Maudissaient le ciel à chaque partie perdue ou bénissaient Sant'Elia et la Madone quand ils étaient en veine. Ils se provoquaient gentiment, charriaient le malchanceux, se donnaient des tapes dans le dos. Us étaient tout à leur bonheur. Oui. Dans ces instants-là, rien ne leur manquait. Peppino rapportait des boissons lorsque les verres étaient vides. Donnait quelques nouvelles du village. Giuseppe hélait les gamins du quartier qui l'appelaient tous « zio » parce qu'il leur donnait toujours une pièce pour qu'ils aillent s'acheter des amandes grillées.

Ils jouaient aux cartes et le temps n'existait plus. Ils étaient là, sur cette terrasse, dans la douceur merveilleuse des fins d'après-midi d'été, chez eux.

Et le reste ne comptait pas.

Un jour de juin, Domenico ne se présenta pas au Da Pizzone à sept heures.

On attendit un peu. En vain. Raffaele et Giuseppe sentirent que quelque chose de grave venait d'arriver. Ils se précipitèrent au tabac pour savoir si Elia avait vu son oncle. Rien. Ils coururent alors à la propriété, avec la certitude, dans les veines, qu'ils seraient bientôt face au pire. Ils trouvèrent leur frère assis sur sa chaise, au milieu des oliviers, les bras ballants, la tête penchée sur son torse, le chapeau à terre. Mort. Calmement. Une petite brise chaude lui soulevait doucement les mèches de cheveux. Les oliviers, autour de lui, le protégeaient du soleil et l'entouraient d'un doux bruit de feuilles.

« Depuis la mort de Mimi, je n'arrête pas de penser à une chose. »

Giuseppe avait parlé à voix basse, sans lever les yeux. Raffaele le regarda, attendit de voir si la suite de la phrase venait, puis, constatant que Giuseppe ne se lançait pas, lui demanda avec douceur : « À quoi ? »

Giuseppe hésita encore, puis finit par soulager son esprit.

« Quand avons-nous été heureux ? » Raffaele regarda son frère avec une sorte de compassion. La mort de Domenico avait ébranlé Giuseppe de façon inattendue. Depuis l'enterrement, il avait vieilli d'un coup, perdant cet air joufflu qu'il avait eu toute sa vie et qui lui donnait, même à l'âge mûr, un air de jeune homme. La mort de Domenico avait sonné le départ et Giuseppe dorénavant se tenait prêt, sachant d'instinct qu'il serait le prochain. Raffaele demanda à son frère : « Et alors ? Qu'est-ce que tu réponds à cette question

Giuseppe gardait le silence comme s'il avait un crime à confesser. Il semblait hésiter.

« C'est cela, justement, dit-il avec timidité. J'ai réfléchi. J'ai tenté de faire la liste des moments de bonheur que j'ai connus

Il y en a beaucoup ?

— Oui. Beaucoup. Enfin, je crois. Suffisamment. Le jour de Tâchât du bureau de tabac. La naissance de Vittorio. Mon mariage. Mes neveux. Mes nièces. Oui. Il y en a.

— Pourquoi as-tu cet air triste alors ?

— Parce que lorsque j'essaie de n'en retenir qu'un, le souvenir le plus heureux de tous, sais-tu lequel me vient à l'esprit ?

— Non.

— Ce jour où tu nous as invités tous, pour la première fois, au trabucco.

C'est ce souvenir-là qui s'impose. Ce banquet. Nous avons mangé et bu comme des bienheureux.

Pancia piena ? dit Raffaele en riant.

— Oui. Pancia piena, reprit Giuseppe les larmes aux yeux.

— Qu'est-ce qu'il y a de triste à cela ?

— Que dirais-tu, répondit Giuseppe, d'un homme qui, au terme de sa vie, déclarerait que le jour le plus heureux de son existence fut celui d'un repas ?

Est-ce qu'il n'y a pas de joies plus grandes dans la vie d'un homme ? N'est-ce pas le signe d'une vie misérable ? Est-ce que je ne devrais pas avoir honte ?

Et pourtant, je t'assure, chaque fois que j'y réfléchis, c'est ce sou- venir-là qui s'impose. Je me souviens de tout. Il y avait du risotto aux fruits de mer qui fondait dans la bouche. Ta Giuseppina portait une robe bleu ciel. Elle était belle comme un cœur et s'activait de la table à la cuisine, sans cesse. Je me souviens de toi, au four, suant comme un travailleur à la mine. Et le bruit des poissons qui sifflaient sur le gril. Tu vois. Après une vie entière, c'est le souvenir le plus beau de tous. Est- ce que cela ne fait pas de moi le plus misérable des hommes ? »

Raffaele avait écouté avec douceur. La voix de son frère lui avait fait revivre ce repas. Il avait revu, lui aussi, la congrégation joyeuse des Scorta.

Les plats qui passaient de main en main. Le bonheur de manger ensemble.

« Non, Peppe, dit-il à son frère, tu as raison. Qui peut se vanter d'avoir connu pareil bonheur ? Nous ne sommes pas si nombreux. Et pourquoi faudrait-il le mépriser ? Parce que nous mangions ? Parce que ça sentait la friture et que nos chemises étaient mouchetées de sauce tomate ? Heureux celui qui a connu ces repas-là. Nous étions ensemble. Nous avons mangé, discuté, crié, ri et bu comme des hommes. Côte à côte. C'étaient des instants précieux, Peppe. Tu as raison. Et je donnerais cher pour en connaître à nouveau la saveur. Entendre à nouveau vos rires puissants dans l'odeur du laurier grillé. »

Domenico fut le premier à partir, mais Giuseppe ne lui survécut pas de beaucoup. L'année suivante, il fit une mauvaise chute dans les escaliers du vieux village et perdit connaissance. Le seul hôpital du Gargano était à San Giovanni Rotondo, à deux heures de route de Montepuccio. Giuseppe fut mis dans une ambulance qui se lança sur les routes des collines en faisant hurler sa sirène. Les minutes passaient avec la lenteur d'un couteau qui glisse sur la peau. Giuseppe faiblissait. Après quarante minutes de route, l'ambulance semblait toujours être un point minuscule dans une immensité de rocailles. Giuseppe eut alors un instant de rémission et de lucidité. Il se tourna vers l'infirmier et lui dit avec la détermination des mourants :

« Dans une demi-heure, je serai mort. Vous le savez. Une demi-heure. Je ne tiendrai pas plus. Nous n'aurons pas le temps d'arriver à l'hôpital. Alors faites marche arrière et roulez à toute vitesse. Vous avez encore le temps de me rendre à mon village. C'est là-bas que je veux mourir. »

Les deux infirmiers prirent ces paroles pour l'expression d'une dernière volonté et s'exécutèrent. Dans l'immensité pauvre des collines, l'ambulance fit demi- tour et reprit sa course folle, toutes sirènes hurlantes, vers Montepuccio. Elle arriva à temps. Giuseppe eut la satisfaction de mourir sur la place principale, au milieu des siens, stupéfaits devant le retour de cette ambulance qui avait baissé les bras devant la mort.

Carmela porta le deuil de façon définitive. Ce qu elle n'avait pas fait pour son époux, elle le fit pour ses frères. Raffaele était inconsolable. C'était comme si on lui avait coupé les doigts de la main. Il errait dans le village, sans savoir que faire de lui-même. Il ne pensait qu'à ses frères. Il retournait tous les jours au Da Pizzone et disait à son ami :

« Vivement qu'on les rejoigne, Peppino. Ils sont tous les deux là-bas, nous tous les deux ici, et plus personne ne peut jouer aux cartes. »

Il allait tous les jours au cimetière où il parlait pendant des heures aux ombres. Un jour, il y emmena son neveu, Elia, et, devant la tombe des deux oncles, il se décida à parler. Il avait longtemps repoussé le moment de le faire, tant il lui semblait n'avoir rien à apprendre à personne, lui qui n'avait jamais voyagé. Mais il avait promis. Le temps passait et il ne voulait pas mourir sans avoir tenu parole. Alors, devant la tombe des deux oncles, il posa sa main sur la nuque d'Elia et lui dit :

« Nous n'avons été ni meilleurs ni pires que les autres, Elia. Nous avons essayé. C'est tout. De toutes nos forces, nous avons essayé. Chaque génération essaie. Construire quelque chose. Consolider ce que l'on possède.

Ou l'agrandir. Prendre soin des siens. Chacun essaie de faire au mieux. Il n'y a rien à faire d'autre que d'essayer. Mais il ne faut rien attendre de la fin de la course. Tu sais ce qu'il y a, à la fin de la course ? La vieillesse. Rien d'autre.

Alors écoute, Elia, écoute ton vieil oncle Faelucc' qui ne sait rien de rien et n'a pas fait d'études. Il faut profiter de la sueur. C'est ce que je dis, moi. Car ce sont les plus beaux moments de la vie.

Quand tu te bats pour quelque chose, quand tu travailles jour et nuit comme un damné et que tu n'as plus le temps de voir ta femme et tes enfants, quand tu sues pour construire ce que tu désires, tu vis les plus beaux moments de ta vie. Crois-moi. Rien ne valait pour ta mère, tes oncles et moi les années où nous n'avions rien, pas un sou en poche, et où nous nous sommes battus pour le bureau de tabac. C'étaient des années dures. Mais pour chacun d'entre nous, ce furent les plus beaux instants de notre vie. Tout à construire et un appétit de lion. Il faut profiter de la sueur, Elia. Souviens-toi de cela. Après, tout finit si vite, crois-moi. »

Raffaele en avait les larmes aux yeux. Parler de ses deux frères et de ces années lumineuses où ils avaient vécu dans le partage de tout le remuait comme un enfant.

« Tu pleures ? demanda Elia que la vue de son oncle dans une telle émotion impressionnait beaucoup.

— Oui, amore di zio 7répondit Raffaele, mais c'est bon. Crois-moi. C'est bon. »

Je vous l'ai dit, don Salvatore, j'avais une dette vis-à- vis de mes frères. Une dette immense. Je savais qu'il me faudrait des années pour la payer. Ma vie tout entière peut-être. Je m'en moquais. C'était comme un devoir. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est que je puisse, un jour, cesser de vouloir la rembourser. Je m'étais juré de tout leur donner. Travailler toute ma vie et leur offrir ce que j'avais accumulé. Je leur devais bien cela. Je m'étais juré d'être une sœur. De n'être que cela. Et c'est ce que j'ai fait, don Salvatore.

J'ai été une sœur. Toute ma vie. Mon mariage n'y a rien changé. La preuve en est que ce que diront les gens en apprenant ma mort, ce n'est pas : « La veuve Manuzio est décédée. » Personne ne sait qui est la veuve Manuzio. Ils diront : « La sœur des Scorta est morte. » Tout le monde comprendra qu'il s'agit de moi, Carmela. Je suis heureuse qu'il en soit ainsi. C'est ce que je suis. Ce que j'ai toujours été. Une sœur pour mes frères. Antonio Manuzio m'a donné son nom mais je n'en ai pas voulu. Est-ce honteux de dire cela ?

Je n'ai pas cessé d'être une Scorta. Antonio n'a fait que traverser ma vie.

Je n'ai connu le bonheur que lorsque j'étais entourée de mes frères. De mes trois frères. Lorsque nous étions ensemble, nous pouvions manger le monde.

Je pensaisque cela allait continuer ainsi, jusqu'à la fin. Je me suis menti. La vie a continué et le temps s'est chargé de tout changer, imperceptiblement. Il 7 Littéralement « amour d'oncle », formule affectueuse pour désigner son neveu.

a fait de moi une mère.

Nous avons tous eu des enfants. Le clan s'est agrandi. Je n'ai pas vu que cela changeait tout. Mes fils sont nés. J'étais mère. Et de ce jour, je suis devenue une louve. Comme toutes les mères. Ce que je construisais était pour eux. Ce que j'accumulais était pour eux. J'ai tout gardé pour Elia et Donato. Une louve, don Salvatore. Qui ne pense qu'aux siens et mord si l'on s'approche.

J'avais une dette et elle est restée impayée. Ce que je devais donner à mes frères, il aurait fallu le prendre à mes fils. Qui aurait pu faire cela ? J'ai fait comme toutes les mères auraient fait. J'ai oublié ma dette et je me suis battue pour ma portée. Je vois à votre regard que vous m'excusez presque. C'est effectivement ce que font les mères, vous dites-vous, et il est normal de tout donner à ses enfants. J'ai ruiné mes frères. C'est moi, don Salvatore, c'est moi qui les ai empêchés d'avoir la vie à laquelle ils rêvaient. C'est moi qui les ai obligés à quitter l'Amérique où ils auraient fait fortune. C'est moi qui les ai attirés à nouveau vers ces terres du Sud qui n'offrent rien. Cette dette-là, je n'avais pas le droit de l'oublier. Pas même pour mes enfants.

Domenico, Giuseppe et Raffaele, j'ai aimé ces hommes- là. Je suis une sœur, don Salvatore. Mais une sœur qui ne fut, pour ses frères, que le visage laid de la malchance.

VII

TARENTELLE

Lentement, Carmela abandonna le tabac. Elle y vint d abord de moins en moins souvent, puis plus du tout. Elia la remplaçait. Il ouvrait. Fermait.

Faisait les comptes. Passait ses journées derrière le comptoir où sa mère, avant lui, avait usé sa vie. Il s ennuyait comme s ennuient les chiens les jours de grosses chaleurs, mais que pouvait-il faire d'autre ? Donato refusait catégoriquement de passer une seule de ses journées dans la boutique. Il n'avait accepté de travailler pour le tabac qu'à une seule condition - qui ne se négociait pas : qu'il puisse continuer ses allers- retours de contrebandier. Ce commerce qui avait été pendant si longtemps le centre de la famille brûlait maintenant les mains de ceux qui en avaient la charge. Personne n'en voulait.

Elia s'était résolu à tenir sa place derrière le comptoir mais c'est parce qu'il n'avait rien d'autre. Il s'insultait tous les matins de n'être bon qu'à cela.

Après quelque temps de cette vie-là, il devint étrange. Il était absent, avait la colère facile, et scrutait l'horizon avec un regard noir. Il semblait vendre ses paquets de cigarettes, toute la journée, sans même s'en apercevoir. Un jour, Donato profita d'un instant où ils étaient seuls pour demander à son frère : « Qu'est-ce qu'il y a, fra 8? »

Elia le regarda avec surprise, haussa les épaules et fit la moue en rétorquant: « Rien. »

Elia était tellement persuadé que rien, dans son comportement, ne laissait transparaître son trouble que la question de son frère lavait stupéfié.

Qu’avait-il dit, qu avait-il fait qui puisse faire penser à Donato qu'il y ait quelque chose ? Rien. Absolument rien. Il n avait rien dit. Il n avait rien fait qu'il ne faisait d'habitude. Vendre ces satanées cigarettes. Rester toute la journée derrière son maudit comptoir. À servir ces maudits clients. Cette vie lui faisait horreur. Il se sentait à la veille d'un grand bouleversement. Comme l'assassin à la veille de son crime. Mais il avait enfoui cette colère et cette envie de mordre au plus profond de lui, la cachant aux yeux de tous, comme un conspirateur, et lorsque son frère lui avait demandé simplement, en le regardant dans les yeux : « Qu'est-ce qu'il y a, frère ? », il avait eu le sentiment d'être démasqué et mis à nu. Et cela accroissait encore sa colère.

La vérité, c'est qu'Elia était amoureux de Maria Carminella. La jeune fille était d'une famille riche, propriétaire du grand hôtel Tramontane - le plus beau de Montepuccio. Le père Carminella était médecin. Il partageait son temps entre les consultations et la gestion de l'hôtel. Elia avait le sang qui tournait dès qu'il passait devant la haute façade de l'hôtel quatre étoiles. Il 8 Fra, abréviation affectueuse pour fratello, frère.

maudissait cette immense piscine, ces drapeaux qui claquaient au vent, ce grand restaurant avec vue sur la mer et cette concession sur la plage ponctuée de transats rouge et or. Il maudissait ce luxe car il savait que c'était une barrière infranchissable entre lui et Maria. Il n'était qu'un cul-terreux et tout le monde le savait. Il avait beau avoir le bureau de tabac, cela ne changeait rien. On ne parlait pas d'argent, mais de patrimoine. Qu'avait-il à proposer à la fille du médecin ? De venir suer avec lui, les soirs d'été, lorsque le tabac ne désemplissait pas ? Tout cela était ridicule et perdu d'avance.

Mille fois, il avait tenu ce raisonnement dans ses nuits d'insomnie. Mille fois, il était arrivé à la même conclusion : mieux valait oublier Maria plutôt que de s'exposer à une humiliation prévisible. Et pourtant. Malgré tous ces discours, malgré tous ces arguments irréfutables, il ne parvenait pas à oublier la fille du médecin.

Un jour, enfin, il se décida, prit son courage à deux mains et alla voir le vieux Gaetano Carminella. Il avait demandé s'il pouvait passer, en fin de matinée, et le médecin lui avait répondu gentiment, avec sa voix posée, que c'était toujours un plaisir et qu'il l'attendait, sur la terrasse de l'hôtel. À cette heure-ci, les touristes étaient déjà à la plage. Le vieux Gaetano et Elia étaient seuls, l'un et l'autre en chemise blanche. Le médecin avait fait apporter deux Campari mais Elia, trop absorbé par ce qu'il avait à dire, n'y toucha pas.

Lorsque les politesses d’usage furent échangées et que le vieux Gaetano commença à se demander ce que voulait cet homme qui ne disait rien - et qui n'avait tout de même pas fait tout ce chemin pour venir lui demander si sa famille allait bien -, Elia enfin se lança. Il avait fait et refait mille fois ce discours, pesant chaque mot, réfléchissant à chaque tournure, mais les paroles qu'il prononça n'eurent rien à voir avec ce qu'il avait si souvent répété. Ses yeux brillaient. Il avait l'air d'un assassin qui confesse son crime et qui laisse monter en lui, au fur et à mesure qu’il parle, la douce ivresse de l'aveu.

« Don Gaetano, dit-il, je ne vous mentirai pas et je veux aller droit au but.

Je n'ai rien. Je ne possède rien que ce satané bureau de tabac qui est plus ma croix que ma planche de salut. Je suis pauvre. Et ce foutu commerce ajoute encore à cette pauvreté. Bien peu de gens

peuvent comprendre cela. Mais vous, vous comprenez, don Gaetano, je le sais. Car vous êtes un homme avisé. Le bureau de tabac est ma misère la plus crasse. Et je n'ai que cela. Lorsque je viens ici et que je regarde cet hôtel, lorsque je passe devant la maison que vous possédez dans le vieux village, je me dis que vous êtes déjà gentil de bien vouloir m'écouter. Et pourtant, don Gaetano, pourtant, je veux votre fille. Je l'ai dans le sang. J'ai essayé, croyez-moi, de me raisonner. Toutes les raisons que vous pourrez opposer à ma demande, je les connais. Elles sont justifiées. Je me les suis répétées.

Rien n'y fait, don Gaetano. Votre fille, je l'ai dans le sang. Et si vous ne me la donnez pas, il naîtra de tout cela quelque chose de mauvais qui nous balaiera tous, les Carminella comme les Scorta. Car je suis fou, don Gaetajio. Vous comprenez ? Je suis fou. »

Le vieux médecin était un homme prudent. Il comprit que les derniers mots d'Elia n'étaient pas une menace mais bel et bien un constat. Elia était fou. Les femmes peuvent faire cela. Et il valait mieux ne pas le provoquer. Le vieil homme à la barbe blanche bien taillée et aux petits yeux bleus prit son temps pour répondre. Il voulait montrer ainsi qu'il réfléchissait à la demande d'Elia et prenait en considération ses arguments. Puis, de sa voix posée de notable, il parla du respect qu'il avait pour la famille Scorta - une famille courageuse qui s'était faite à la force du travail. Mais il ajouta qu'en tant que père, il ne devait penser qu'aux intérêts des siens. C'était son seul souci. Veiller au bien de sa fille et de sa famille. Il réfléchirait et donnerait sa réponse à Elia aussi vite que possible.

Sur le chemin du retour, Elia remonta vers le bureau de tabac. Il avait la tête vide. Son aveu ne lui avait procuré aucun soulagement. Il était simplement épuisé. Ce

qu'il ne savait pas, c'est que tandis qu'il marchait, tête baissée et sourcils froncés, la plus grande agitation régnait à l'hôtel Tramontane. Les femmes de la maison, à peine l'entretien achevé, flairant quelque intrigue amoureuse, avaient pressé le vieux Gaetano de dévoiler les raisons de la venue d'Elia, et le vieil homme, assailli de toutes parts, avait cédé. Il avait tout raconté. Dès lors, une tornade de cris et de rires avait soufflé dans la maison. La mère et les sœurs de Maria commentaient les qualités et les défauts de cette surprenante candidature. On faisait répéter au vieux médecin le discours d'Elia mot pour mot. « Je suis fou », il a vraiment dit : « Je suis fou » ? Oui, confirmait Gaetano. Il l'a même répété. C'était la première demande en mariage de la famille Carminella. Maria était l'aînée et personne n'avait pensé que la question se poserait si vite. Pendant que la famille se faisait raconter une énième fois l'entretien, Maria s'éclipsa. Elle ne riait pas. Le rouge lui était monté aux joues comme si on l'avait giflée. Elle sortit de l'hôtel et courut derrière Elia. Elle le rattrapa juste avant qu'il n'entre dans son tabac. Il fut tellement surpris de la voir, seule, à sa poursuite, qu'il resta bouche bée et ne la salua pas. Lorsqu'elle fut à quelques mètres de lui, elle lui dit :

« Alors comme ça, tu viens chez nous et tu demandes ma main à mon père.

» Elle avait l'air saisie d'une fureur animale. « Ce sont bien là les manières de faire de ta famille d'arriérés. Tu ne me demandes rien, à moi. Je suis sûre que cela ne t'est même pas venu à l'esprit. Tu dis qu'il y aura un malheur si je ne suis pas à toi. Qu'est-ce que tu m'offres ? Tu pleures devant mon père de n'être pas assez riche. Tu parles d'hôtels. De maisons. C'est cela que tu m'offrirais si tu en avais les moyens ? Hein ? Une maison ? Une voiture ?

Réponds, mulet, c'est cela ? »

Elia était interloqué. Il ne comprenait pas. La jeune fille criait de plus en plus fort. Alors il bredouilla : « Oui. C'est cela.

— Alors, rassure-toi, répondit-elle avec un sourire de mépris sur les lèvres qui la rendait plus belle et plus fière que toutes les filles du Gargano, rassure-toi, même si tu possédais le palazzo Cortuno, tu n'aurais rien. Je suis plus chère que cela. Un hôtel, une maison, une voiture, je balaie tout cela du revers de la main. Tu m'entends ? Je suis plus chère. Est-ce que tu peux le comprendre, misérable cul-terreux ? Bien plus chère. Je veux tout. Je ratisse tout. »

À peine ces paroles achevées, elle tourna les talons et disparut, laissant Elia abasourdi. À cet instant, il sut que Maria Carminella allait devenir, pour lui, une véritable obsession.

La messe venait de s'achever et les derniers paroissiens sortaient par grappes irrégulières. Elia attendait sur le parvis de l'église, l'œil triste et les bras ballants. Lorsqu'il le vit, le curé lui demanda si tout allait bien et comme Elia ne répondait rien, il l'invita à boire un verre. Lorsqu'ils furent installés, don Salvatore lui demanda d'une voix qui exigeait une réponse :

« Qu'y a-t-il ?

— Je n'en peux plus, don Salvatore, répondit Elia, je deviens fou. Je veux...

Je ne sais pas. Faire autre chose. Commencer une autre vie. Quitter le village. Bazarder ce satané tabac.

— Qu'est-ce qui t'en empêche ? demanda le curé.

— La liberté, don Salvatore. Il faut être riche pour être libre, répondit Elia, étonné que don Salvatore ne comprenne pas.

— Arrête de pleurnicher, Elia. Si tu veux quitter Montepuccio ou te lancer dans je ne sais quoi, tu n'as qu'à vendre le tabac. Tu sais très bien que vous en tirerez un bon prix.

— Ce serait comme de tuer ma mère.

— Laisse ta mère où elle est. Si tu veux partir, vends. Si tu ne veux pas vendre, arrête de te plaindre. »

Le curé avait dit ce qu'il pensait avec ce ton que les gens d'ici aimaient tant.

Il était direct et dur et ne ménageait personne.

Elia sentait qu'il ne pouvait aller plus loin dans la discussion sans parler du véritable problème, de la raison qui lui faisait maudire le ciel : Maria Carminella. Mais de tout cela, il ne voulait pas parler. Surtout pas avec don Salvatore. Le curé l'interrompit dans ses pensées.

« Il n'y a qu'au dernier jour de sa vie que l'on peut dire si l'on a été heureux, dit-il. Avant cela, il faut tenter de mener sa barque du mieux qu'on peut. Suis ton chemin, Elia. Et c'est tout.

— Qui ne me mène nulle part, murmura Elia qui pensait très fort à Maria.

— Ça, c'est autre chose. C'est autre chose et si tu n'y remédies pas, tu seras coupable.

— Coupable de quoi ? Maudit, oui !

— Coupable, reprit don Salvatore, de n'avoir pas mené ta vie au plus haut point qu'elle pouvait atteindre. Oublie la chance. Oublie le sort. Et force-toi, Elia. Force-toi. Jusqu'au bout. Car pour l'heure, tu n'as rien fait. »

Le vieil homme laissa Elia sur ses paroles et disparut non sans lui avoir tapoté l'épaule de sa main ridée de paysan calabrais. Elia repensait à tout cela. Le curé disait vrai. Il n'avait rien fait. Rien. Son premier acte d'homme avait été d'aller voir Gaetano pour lui demander la main de Maria et même là, il y était allé la tête basse, battu d'avance. Il avait raison. Elia n'avait rien fait. Et il était temps de se forcer. Il était seul, à la terrasse de Da Pizzone. Il tournait machinalement sa cuillère dans sa tasse de café et à chaque tour qu'elle faisait, il murmurait, comme hypnotisé : « Maria, Maria, Maria... »

Depuis sa conversation avec don Salvatore, Elia était résolu à tenter à nouveau sa chance. De toute façon, il n avait pas le choix. Il ne dormait plus.

Il ne parlait plus. Au rythme où allaient les choses, il ne se donnait pas un mois avant de devenir totalement fou et de sauter, du haut des falaises de Montepuccio, dans la mer qui ne rend pas les corps. Il ne savait pas comment faire pour être seul avec Maria. Il ne pouvait l'aborder ni à la plage ni au café.

Elle était toujours entourée. Il fit donc ce que font les assassins ou les désespérés, il la suivit, un jour où elle rentrait des courses. Et lorsqu'elle pénétra dans une ruelle du vieux village où il n'y avait que quelques chats engourdis de sommeil, il se précipita sur elle, comme une ombre, l'attrapa par le bras et lui dit, avec des yeux qui roulaient comme s'il avait la fièvre.

« Maria...

— Que veux-tu ? » coupa-t-elle d'emblée sans avoir même sursauté, comme si elle l'avait senti dans son dos.

La sécheresse de son ton lui fit perdre ses esprits. Il regarda à terre puis releva les yeux sur elle. Elle était d'une beauté à se damner. Il se sentit rougir, ce qui le mit en rage. Elle était si proche. Il pouvait la toucher.

L'étreindre. Mais son regard le condamnait à rougir et à balbutier. Il faut se lancer, se dit-il. Force-toi. Il faut tout dire. Et tant pis si elle se moque de toi et rit avec les chats.

« Maria. Je te parle à toi aujourd'hui et non plus à ton père. Tu as raison.

J'ai été un imbécile. Tu m'as dit que tu prenais tout. Tu te souviens ? Je ratisse tout. C'est ce que tu as dit. Eh bien, je suis venu te dire que tout est à toi. Je te donne tout. Jusqu'au dernier de mes sous. Et ce sera encore trop peu. D'autres pourront t'offrir plus, parce que je ne suis pas le plus riche, mais personne ne sera prêt à donner, comme moi, tout ce qu'il possède. Je ne garde rien. Tu peux tout prendre. »

Il avait parlé en s'enflammant et ses yeux riaient maintenant d'un rire malade qui le rendait laid. Maria était droite. Le visage immobile. Elle regardait Elia et c'était comme si son regard le mettait à nu.

« Tu es bien d'une famille de commerçants, dit-elle avec un sourire de mépris. De l'argent. C'est tout ce que tu sais proposer. Est-ce que j'ai l'air d'un paquet de cigarettes pour que tu veuilles m'acheter ainsi ? Tu veux acheter ta femme. Il n'y a que les putains et les Milanaises qu'on achète avec de l'or et des bijoux. Mais tu ne sais faire que cela. Acheter. Va, laisse-moi passer. Va te trouver une femme au marché aux bestiaux, mets- y le prix que tu voudras, moi, de toute façon, je suis trop chère pour toi. »

En disant cela, elle reprit le chemin de chez elle. D'un geste brusque, irréfléchi, Elia la saisit par le bras. Il était livide. Les lèvres tremblantes.

Pourquoi avait-il fait cela, il ne le savait pas lui-même. Mais il la tenait fermement. Deux idées se bousculaient en lui. L'une lui disait qu'il fallait la lâcher tout de suite. Que tout cela était ridicule. La lâcher et s'excuser. Mais une pulsion plus sourde lui faisait tenir le bras avec hargne. « Je pourrais la violer, se dit-il. Là. Dans cette rue. Maintenant. La violer. Peu importe ce qui adviendrait après.

Elle est si près. Son bras. Là. Qui se débat mais qui n est pas assez fort. Je pourrais la prendre. Ce sera au moins une façon de l'avoir puisqu'elle ne voudra jamais se marier...

— Lâche-moi. »

L'ordre lui claqua aux oreilles. Il lâcha prise immédiatement. Et avant qu'il ait recouvré ses esprits, avant qu'il puisse sourire ou demander pardon, elle avait disparu. Sa voix avait été si ferme, si autoritaire qu'il avait obéi sans même réfléchir. Leurs yeux s'étaient croisés une dernière fois. Ceux d'Elia étaient vides, comme ceux d'un drogué ou d'un insomniaque. S'il avait eu tous ses esprits, il aurait pu lire dans le regard de Maria une sorte de sourire qui démentait la froideur de la voix. Une volupté était née dans son regard, comme si le contact de sa main sur son bras avait su la toucher davantage que ses paroles. Mais Elia ne vit rien de tout cela. Il resta dans la ruelle sans force. Consterné par la façon dont s'était passé cet entretien auquel il avait tant rêvé.

Lorsqu'il déboula dans l'église, don Salvatore était en train de fumer une cigarette, chose qu'il ne faisait que très rarement, mais toujours avec un plaisir profond. Cela lui rappelait sa vie en Calabre, avant le séminaire, quand lui et ses camarades tiraient, à douze ans, sur des cigarettes qu'ils avaient chapardées.

« Qu'y a-t-il ? demanda don Salvatore effrayé par la mine d'Elia.

— Je suis fini », répondit Elia et sans éprouver plus aucune des réticences de la pudeur, il se mit à raconter pour la première fois à quelqu'un son amour. Il raconta tout. Les nuits à ne penser qu'à cela. L'obsession. La terreur qu'il éprouvait face à elle. Le curé l'écouta un moment, puis, lorsqu'il lui sembla qu'il en savait suffisamment, il leva la main pour qu'Elia s'interrompe et lui dit :

« Écoute, Elia. Je peux aider pour les morts, car je connais les prières. Je peux aider pour 1 éducation des enfants car j'ai élevé mes nièces à la mort de mon frère, mais pour les femmes, non, je ne peux rien.

— Mais alors ? demanda Elia, désemparé.

— Alors, je suis calabrais, reprit don Salvatore, et en Calabre, lorsqu'on est rongé par l'amour, on danse la tarentelle. Il en sort toujours quelque chose.

D'heureux ou de tragique. »

— Don Salvatore ne s était pas contenté de conseiller à Elia la tarentelle, il lui avait aussi donné le nom d'une vieille femme, dans le vieux village, une Calabraise, qui s'occuperait de lui s'il se présentait à sa porte à minuit, avec un bidon d'huile d'olive.

C'est ce que fit Elia. Il frappa un soir à la porte de la petite maison. Il fallut un temps infini avant qu'on vienne ouvrir. Une petite vieille au visage de pomme fripée se tenait devant lui. Les yeux perçants. Les lèvres molles. Elia se fit la réflexion qu'il ne l'avait jamais vue au village. Elle prononça quelques mots qu'il ne comprit pas. Ce n'était ni de l'italien ni du montepuccien. Un patois calabrais, peut-être. Ne sachant que répondre, Elia tendit son bidon d'huile. Le visage de la vieille s'illumina. Elle dit d'une voix aiguë : « Tarentella ? », comme si ce seul mot la ravissait, et elle ouvrit la porte.

La maison était constituée d'une pièce unique - comme les maisons d'autrefois. Une paillasse. Un poêle. Un seau pour les besoins. Le sol était fait de terre sèche. On eût dit la maison de Raffaele, près du port, dans laquelle les Scorta avaient habité à leur retour de New York. Sans rien dire, la vieille posa sur la table une bouteille de liqueur, lui fit signe de se servir et sortit de la maison. Elia obéit. S'assit à la table et se servit un verre.

Il pensait boire de la grappa ou un limoncino, mais le goût de cet alcool n'avait rien à voir avec ce qu'il connaissait. Il vida son verre et s'en servit un autre dans l'espoir d'identifier la boisson. La liqueur descendait dans sa gorge comme de la lave. Elle avait un goût de rocaille. « Si la pierre du Sud avait un goût, ce serait celui-là », se dit Elia à son troisième verre. Était-il possible de presser les caillasses des collines jusqu'à obtenir un tel jus ? Elia s'abandonna à la chaleur épaisse de la boisson. Il ne pensait plus à rien. La porte alors se rouvrit et la petite vieille réapparut, suivie d'un homme, aveugle, encore plus âgé qu'elle. Celui-là non plus, Elia ne l'avait jamais vu.

Il était sec et maigre. Aussi petit que la femme. Il se mit dans un coin et sortit un tambourin. Alors les deux vieux se mirent à chanter les tarentelles antiques de la terre du soleil. Et Elia se laissa emplir de ces chants millénaires qui disaient la folie des hommes et la morsure des femmes. La voix de la petite vieille s'était métamorphosée. Elle avait maintenant une voix de vierge, nasillarde et haut perchée, qui faisait trembler les murs. Le vieux frappait du pied le sol et ses doigts martelaient le tambourin. Il accompagnait aussi de sa voix les chants de la vieille. Elia se resservit un verre. Le goût de la liqueur avait changé, lui semblait-il. Ce n'était pas la pierre qu'on avait pressée, ce devait être plutôt des éclats de soleil. Le

solleone, le « soleil lion », l'astre tyran des mois d'été. La liqueur sentait la sueur qui perle sur le dos des hommes lorsqu'ils travaillent aux champs. Elle sentait le cœur rapide du lézard qui bat contre la roche. Elle sentait la terre qui s'ouvre et se craquelle en suppliant pour un peu d'eau. Le solleone et sa puissance de souverain inflexible, c'est cela qu'Elia avait en bouche.

La petite vieille était maintenant au centre de la pièce et elle s'était mise à danser. Elle invita Elia à la rejoindre.

Il but un cinquième verre et se leva. Ils entamèrent, au rythme des chants, la danse de l'araignée. La musique emplissait le crâne d'Elia. Il lui semblait qu'il y avait dans la pièce une dizaine de musiciens. Les chants montaient et descendaient dans tout son corps. Et il comprenait leur sens profond. La tête lui tournait. La sueur lui coulait le long du dos. Il lui semblait qu'il laissait couler à ses pieds sa vie entière. La vieille, qui paraissait si lente et si fatiguée tout à l'heure, bondissait maintenant autour de lui. Elle était partout.

Elle l'entourait. Sans jamais le perdre des yeux. Elle lui souriait de sa vieillesse laide de fruit gâté. Il comprenait. Oui. Il comprenait tout maintenant. Son sang chauffait. Cette vieille qui riait de toute sa bouche édentée, c'était le visage du sort qui s'était si souvent ri de lui. Elle était là, avec toute sa fièvre et sa fureur. Il ferma les yeux. Il ne suivait plus les mouvements de la vieille, il dansait. La musique, répétitive et entêtante, le remplissait de bonheur. Il entendait dans ces complaintes antiques la seule vérité qu'il ait jamais entendue. La tarentelle le possédait tout entier comme elle possède les âmes perdues. Il se sentait maintenant la force d'un géant. Il avait le monde au bout des doigts. Il était Vulcain dans sa grotte surchauffée.

Chacun de ses pas faisait claquer des étincelles. D'un coup, il entendit une voix monter en lui. C'était celle de la vieille. À moins que ce ne fût celle de la musique elle-même. Ou de la liqueur. Elle disait toujours la même chose. Se répétant à l'infini, au lythme saccadé de la musique :

« Va, homme, va, la tarentelle t'accompagne, fais ce que tu dois. »

Elia se tourna vers la porte. Il fut surpris de la trouver ouverte. Il ne pensa pas à se retourner sur les deux vieillards. La musique était en lui. Elle résonnait avec toute la force des processions antiques.

Il sortit et marcha dans les ruelles du vieux village, comme un possédé. Il était quatre heures du matin et même les chauves-souris dormaient.

Sans qu'il l'eût vraiment décidé, il se trouva devant le bureau de tabac, sur le corso. Il avait le feu au sang. Il suait de partout. La terre tournait et le rire de la vieille lui chatouillait l'oreille. Poussé par la tarentelle qui lui mordait le cœur et lui suçait le sang, il pénétra dans le bureau de tabac, alla dans la réserve et enflamma une caisse de cigarettes. Puis, sans se retourner sur le feu qui prenait, il ressortit et se planta sur le trottoir d'en face pour jouir du spectacle. Le feu prit vite. Une épaisse fumée s'échappa de la réserve. Les flammes ne tardèrent pas à s'attaquer au comptoir. De là où se tenait Elia, on eût d'abord dit que quelqu'un avait allumé l'électricité. Puis cette lumière se fit plus orangée et les flammes apparurent, léchant les murs et dansant de victoire. Elia hurla comme un fou et se mit à rire. Il était plein de l'esprit des Mascalzone et il rit de ce rire de destruction et de haine que la lignée se transmettait de génération en génération. Oui. Tout pouvait brûler. Que diable. Les cigarettes et l'argent. Sa vie et son âme. Tout pouvait brûler. Il riait à gorge déployée et dansait dans la lueur de l'incendie au rythme fou de la tarentelle.

Le bruit du brasier et l'odeur des flammes ne tardèrent pas à réveiller les voisins qui se précipitèrent dans la rue. On interrogea Elia, mais comme il ne répondait pas et qu'il conservait le regard vide d'un fou ou d'un simplet, les hommes conclurent à un accident. Comment imaginer qu'Elia avait mis lui-même le feu au tabac ? Ils s'organisèrent, allèrent chercher des extinc-teurs. Une foule épaisse se pressait dans la rue. C'est alors qu'apparut Carmela, le visage blême, les cheveux en bataille. Elle était hagarde et ne pouvait détourner son regard du spectacle des flammes. En voyant la pauvre femme chancelante sur le trottoir, tout le monde comprit que ce n'était pas qu'un commerce qui brûlait, mais une vie et l'héritage de toute une lignée.

Les visages étaient tristes comme lors des grands cataclysmes. Au bout d'un temps, des voisins charitables raccompagnèrent Carmela pour la soustraire au spectacle navrant de l'incendie. Il ne servait à rien qu'elle reste là. C'était une torture inutile.

La vision de sa mère avait dégrisé Elia d'un coup. Son euphorie avait fait place à une profonde détresse. Il interpellait la foule, en lançant aux uns et aux autres :

« Vous sentez ? Vous sentez la fumée ? Ça sent la sueur de ma mère. Vous ne sentez pas ? La sueur de ses frères aussi. »

Les habitants de Montepuccio finirent par maîtriser les flammes.

L'incendie ne se propagea pas aux maisons voisines, mais du bureau de tabac, il ne restait rien. Elia était anéanti. Le spectacle n'avait plus la beauté hypnotisante des flammes. C'était laid et consternant. La pierre fumait, d'une fumée noire et suffocante. Il était assis sur le trottoir. La tarentelle s'était tue.

Il ne riait plus. Il contemplait les volutes de fumée, hagard.

Les Montepucciens commençaient déjà à se disperser par grappes, lorsque Maria Carminella apparut. Elle était en robe de chambre blanche. Ses cheveux noirs lui tombaient sur les épaules. Il la vit arriver comme un fantôme. Elle marcha droit sur lui. Il eut encore la force de se lever. Il ne savait que dire. Il montra simplement du doigt le bureau de tabac parti en fumée. Elle lui sourit comme elle ne l'avait jamais fait auparavant et lui murmura :

« Que s est-il passé ? »

Elia ne répondit pas.

« Tout est parti en fumée ? insista-t-elle.

— Tout, répondit-il.

— Qu'as-tu à offrir maintenant ?

— Rien.

— C'est bien, reprit Maria. Je suis à toi si tu veux de moi. »

Les jours qui suivirent l'incendie furent des jours de cendres et de labeur. Il fallut déblayer les décombres, nettoyer le local, sauver ce qui pouvait être sauvé. Ce travail ingrat serait venu à bout du plus décidé des hommes. C'était à désespérer. Les murs noirs, les gravats au sol, les caisses de cigarettes parties en fumée, tout cela donnait au commerce l'aspect dune ville rasée après la bataille. Mais Elia traversa cette épreuve avec obstination sans être, apparemment, affecté. La vérité, c'est que l'amour de Maria balayait tout. Il ne pensait qu'à cela. L'état du tabac était secondaire. Il avait auprès de lui la femme qu'il avait tant désirée, le reste importait peu.

Maria avait fait exactement ce qu'elle avait promis. Elle s'était installée chez Elia. Le lendemain de l'incendie, tandis qu'ils buvaient un café, Elia déclara :

« Je n'ai pas dormi de la nuit, Maria. Et ce n'est pas l'incendie qui m'obsédait. Nous allons nous marier. Et tu sais, comme moi, que ton père est plus riche que je ne le serai jamais. Tu sais ce qu'on dira ? Que je t'ai épousée pour l'argent de ton père.

— Je me moque de ce qu'on dira, répondit Maria calmement.

— Moi aussi. Mais c'est de moi que je me méfie le plus. »

Maria leva les yeux sur son homme, intriguée. Elle ne comprenait pas où il voulait en venir.

« Je sais comment tout cela va finir, reprit-il. Je vais t' 'épouser. Ton père me proposera de prendre en gestion l'hôtel Tramontane. J'accepterai. Et je passerai mes après-midi d'été à jouer aux cartes avec mes amis sur le bord de la piscine. Ce n'est pas pour moi. Les Scorta ne sont pas faits pour cela.

— Tu n'es pas un Scorta.

— Si, Maria. Je suis plus Scorta que Manuzio. Je le sens. C'est ainsi. Ma mère m'a transmis le sang noir des Mascalzone. Je suis un Scorta. Qui brûle ce qu'il aime. Et tu verras que je brûlerai l'hôtel Tramontane si je devais, un jour, le posséder.

— Tu as brûlé le tabac ?

— Oui. »

Maria se tut un instant. Puis elle reprit doucement :

« Pour quoi sont faits les Scorta ?

— Pour la sueur », répondit Elia.

Il y eut un temps, long. Maria réfléchissait à ce que tout cela signifiait.

C'était comme si elle laissait défiler devant elle les années à venir. Elle embrassait du regard, en son esprit, la vie qu’Elia lui proposait puis, doucement, elle lui sourit et, avec un air fier et altier, elle lui répondit :

« Va pour la sueur. »

Elia était grave. Il reprit comme pour s'assurer que sa femme avait compris.

« Nous ne demanderons rien. Nous n'accepterons rien. Nous serons seuls.

Toi et moi. Je n'ai rien à offrir. Je suis un mécréant.

— La première chose à faire, répondit-elle, est de débarrasser le bureau de tabac pour que nous puissions au moins y entreposer les caisses de cigarettes.

— Non, dit calmement Elia en souriant. La première chose à faire est de nous marier. »

Le mariage eut lieu quelques semaines plus tard. Don Salvatore bénit leur union. Puis Elia convia tous les invités au trabucco pour un grand festin.

Michele, le fils de Raffaele, avait dressé une longue table au milieu des filets et des poulies. Toute la famille était là. La fête était simple et joyeuse. Les victuailles en abondance. À la fin du repas, Donato se leva, calme et souriant, demanda le silence et se mit à parler :

« Mon frère, dit-il, tu t'es marié aujourd'hui. Je te regarde, là, dans ton costume. Tu te penches sur le cou de ta femme pour lui murmurer quelque chose. Je te regarde lever ton verre à la santé des invités et je te trouve beau.

Tu as la beauté simple de la joie. Je voudrais demander à la vie de vous laisser tels que vous êtes là, intacts, jeunes, pleins de désirs et de forces. Que vous traversiez les ans sans bouger. Que la vie n'ait pour vous aucune des grimaces qu'elle connaît. Je vous regarde aujourd'hui. Je vous contemple avec soif. Et lorsque les temps se feront durs, lorsque je pleurerai sur mon sort, lorsque j'insulterai la vie qui est une chienne, je me souviendrai de ces instants, de vos visages illuminés par la joie et je me dirai : N'insulte pas la vie, ne maudis pas le sort, souviens-toi d'Elia et de Maria qui furent heureux, un jour au moins, dans leur vie, et ce jour tu étais à leurs côtés. »

Elia enlaça son frère avec émotion. À cet instant, ses deux cousines, Lucrezia et Nicoletta, chantèrent une chanson des Pouilles dont toutes les femmes reprenaient le refrain en chœur : « Aie aïe aïe, Domani non mi importa per niente, Questa notte devi morire conme9 » Cela fit rire toute l'assemblée. Les Scorta laissèrent les heures heureuses les traverser et la soirée se prolongea ainsi, dans la joie du vin frais de l'été.

Les mois qui suivirent, il se produisit à Montepuccio un étrange phénomène. Le village, depuis la fin des années 1950, avait deux bureaux de tabac : celui des Scorta et un autre. Les deux familles s'appréciaient. Il y 9 « Aïe, aïe, aïe, je n'ai cure de demain, cette nuit tu dois mourir avec moi. »

avait du travail pour tout le monde et l'esprit de concurrence ne les fit jamais s'affronter. Il n'en était pas de même avec les innombrables points de vente que les campings, les hôtels, les résidences et les boîtes de nuit avaient ouverts. On vendait officiellement quelques paquets pour dépanner le client, mais dans certains cas, il s'agissait de véritables petits points de vente sauvages.

Elia et Maria n'avaient pas assez d'argent pour faire les travaux nécessaires à la réouverture du local. Dans un premier temps, ils vendirent leur tabac comme des vendeurs à la sauvette.

Le plus étrange fut que le village refusa d'aller acheter ses cigarettes ailleurs. Le dimanche, les touristes observaient avec étonnement cette longue file d'attente devant le plus sale et le plus pouilleux des locaux du corso. Il n'y avait plus ni enseigne, ni comptoir, ni caisse enregistreuse.

Quatre murs. Deux chaises et les caisses de tabac, à même le sol, dans lesquelles Elia plongeait le bras. Les soirs d'été, il les vendait sur le trottoir pendant que Maria, à l'intérieur, lessivait les murs. Et pourtant les Montepucciens faisaient la queue. Et même, lorsqu’Elia leur disait qu'il n'avait pas leur marque de cigarettes (ne pouvant acheter beaucoup de tabac, il se concentrait sur quelques marques), ils allaient jusqu'à rire et dire : « Je prendrai ce que tu as ! » en sortant leur portefeuille.

La main de don Salvatore était derrière cet élan de solidarité. C'est lui qui, jour après jour, à la messe, avait exhorté ses paroissiens à un peu d'entraide.

Le résultat alla bien au-delà de ses espérances.

Il constata avec une joie profonde que ses appels à la fraternité avaient été écoutés et un jour qu'il passa devant le bureau et qu'il vit une enseigne trôner à nouveau au-dessus de la porte d'entrée, il lâcha :

« Ces têtes de cochon ne sont peut-être pas tous à jeter aux enfers. »

Ce jour-là, effectivement, l'enseigne lumineuse était arrivée de Foggia. On pouvait y lire : Tabaccheria Scorta Mascalzone Rivendita n° 1. Pour qui n'y aurait pas fait attention, cette enseigne aurait pu paraître identique en tous points à celle d'autrefois. Celle que Carmela, Domenico, Giuseppe et Raffaele avaient accrochée avec fierté dans leur jeunesse. Mais Elia savait bien qu'elle était différente. Et qu'un pacte nouveau avait été passé entre lui et le tabac. Et les Montepucciens aussi le savaient, qui contemplaient maintenant avec fierté la vitrine, conscients qu'ils étaient un peu pour quelque chose dans cette renaissance inattendue.

Un bouleversement profond s'opéra dans l'esprit d'Elia. Pour la première fois, il travaillait avec bonheur. Jamais les conditions n'avaient été aussi dures. Tout était à faire. Mais quelque chose avait changé. Il n'héritait pas, il construisait. Il ne gérait pas un bien qui lui venait de sa mère, il se battait de toutes ses forces pour apporter un peu d'aisance et de bonheur à sa femme. Il retrouvait dans le bureau de tabac le bonheur qu'avait eu sa mère à y travailler. Il comprenait maintenant l'obsession et la folie avec lesquelles elle parlait de son commerce. Tout était à faire. Et pour y parvenir, il fallait qu'il se force. Oui. Sa vie ne lui avait jamais semblé aussi dense et précieuse.

Je pense souvent à ma vie, don Salvatore. Quel sens a tout cela ? J'ai mis des années à construire le tabac. Jour et nuit. Et lorsque enfin il était là, lorsque enfin je pouvais le transmettre à mes fils avec tranquillité, il a été balayé. Vous vous souvenez de l'incendie ? Tout a brûlé. J'ai pleuré de rage.

Tous mes efforts, toutes mes nuits de labeur accumulées. Un simple accident et tout est parti en fumée. Je ne pensais pas pouvoir y survivre. Je sais que c'est ce que pensait le village également. La vieille Carmela ne survivra pas à la mort de son tabac. J'ai tenu pourtant. Oui. J'ai tenu bon. Elia a entrepris de tout reconstruire. Patiemment. C'était bien. Ce n'était plus tout à fait mon tabac mais c'était bien. Mes fils. Je me suis accrochée à mes fils. Mais là encore, tout a été renversé. Donato a disparu. J'insulte tous les jours la mer de me l'avoir enlevé. Donato. Quel sens a tout cela ? Ces vies construites lentement, patiemment, avec volonté et abnégation, ces vies balayées d'un coup par le vent du malheur, ces promesses de joie auxquelles on rêve et qui se déchirent. Vous savez ce qui est le plus étonnant dans tout cela, don Salvatore ? Je vais vous le dire. C'est que ni l'incendie, ni la disparition de Donato ne sont venus à bout de moi. N'importe quelle mère serait devenue folle. Ou se serait laissée mourir. Je ne sais pas comment je suis faite. Je suis dure. J'ai tenu. Sans le vouloir. Sans y penser. C'est plus fort que moi. Il y a quelque chose en moi qui s accroche et qui tient. Oui. Je suis dure.

C'est après l'enterrement de Giuseppe que j'ai commencé à me taire. Je gardais le silence pendant des heures entières, puis pendant des jours. Vous le savez, vous étiez déjà parmi nous alors. Au début, le village commentait avec curiosité ce mutisme nouveau. On spéculait. Puis on s'y habitua. Et très vite, il vous sembla à tous que Carmela Scorta n'avait jamais parlé. Je me sentais loin du monde. Je n'avais plus la force. Tout me semblait inutile. Le village pensa que Carmela n'était rien sans les Scorta, qu'elle préférait se détacher de la vie plutôt que de la poursuivre sans ses frères. Ils se sont trompés, don Salvatore. Comme ils se trompent toujours. C'est autre chose qui m'a fait taire toutes ces années. Autre chose que je n'ai jamais raconté.

Quelques jours après l'enterrement de Giuseppe, Raffaele est venu me trouver. Il faisait doux. J'ai tout de suite vu qu'il avait un regard limpide, comme s'il s'était lavé les yeux à l'eau claire. Une calme résolution émanait de son sourire. Je l'ai écouté. Il a parlé longtemps. Sans jamais baisser les yeux. Il a parlé longtemps et je me souviens de chacun de ses mots. Il a dit qu'il était un Scorta, qu'il avait accepté ce nom avec fierté. Mais il a dit également qu'il s'insultait la nuit. Je ne comprenais pas ce qu'il voulait me dire, mais je pressentais que tout allait chavirer. Je ne bougeais plus.

J'écoutais. Il a pris son souffle et il a parlé d'une seule traite. Il a dit que le jour où il avait enterré la Muette, il avait pleuré deux fois. La première, ce fut au cimetière, devant nous. Il pleurait de l'honneur que nous lui faisions, m'a-t-il dit, en lui demandant d'être notre frère. La seconde fois, ce fut le soir, dans son lit. Il pleurait en mordant son oreiller pour ne pas faire de bruit. Il pleurait parce qu'en nous disant oui, en devenant notre frère, il devenait aussi le mien. Et ce n'est pas ce à quoi il avait rêvé. Il a marqué un temps après avoir dit cela. Et je me souviens d'avoir prié pour qu'il n'en dise pas davantage. Je ne voulais rien entendre. Je voulais me lever et partir.

Mais il a continué : « Je t'ai toujours aimée. » C'est ce qu'il a dit. Là. En me regardant calmement dans les yeux. Mais ce jour-là, il était devenu mon frère et il s'était juré de se comporter comme tel. Il m'a dit que grâce à cela il avait connu le plaisir de passer toute sa vie près de moi. Je ne savais que répondre. Tout tournait en moi. Il a continué à parler. Disant que certains jours il se maudissait comme un chien de ne pas avoir dit non au cimetière.

Dire non à ces histoires de frère et demander plutôt ma main sur le tombeau de ma mère. Mais il n'a pas osé. Il a dit oui. Il a pris la pelle que nous lui tendions. Il est devenu notre frère. « Il m'était tellement doux de vous dire oui », a-t-il dit. Et il a ajouté : « Je suis un Scorta, Carmela, et je serais bien incapable de dire si je le regrette ou pas. »

1 a parlé sans me quitter des yeux. Et lorsqu'il a terminé, j'ai senti qu'il attendait que je parle à mon tour. Je suis restée silencieuse. Je sentais son attente tout autour de moi. Je ne tremblais pas. J'étais vide. Je n'ai rien pu dire. Pas un mot II n'y avait rien en moi. Je l'ai regardé. Du temps a passé.

Nous étions face à face. Il a compris que je ne répondrais pas. Il a attendu encore un peu. Il espérait. Puis il s'est levé doucement et nous nous sommes quittés. Je n'ai pas dit un mot et je l'ai laissé partir.

C'est de ce jour-là que je me suis tue. Le lendemain, nous nous sommes revus et nous avons fait comme si de rien n'était. La vie a repris. Mais je ne parlais plus.

Quelque chose était cassé. Que pouvais-je lui dire, don Salvatore ? La vie était passée. Nous étions vieux. Que pouvais-je lui répondre ? Tout est à refaire, don Salvatore. J'ai été lâche. Tout est à refaire mais les années ont passé.

VIII

LA PLONGÉE DU SOLEIL

Lorsqu'il sentit que la mort était proche, Raffaele convoqua son neveu.

Donato arriva et pendant longtemps, ils restèrent silencieux. Le vieil homme ne pouvait se résoudre à entamer la conversation. Il observait Donato qui buvait tranquillement le verre de Campari qu'il lui avait offert. Il faillit renoncer, mais, finalement, malgré la crainte qu'il avait de lire dans les yeux de son neveu un regard de dégoût, ou de colère, il se lança :

« Donato, tu sais pourquoi je suis ton oncle ?

— Oui, zio, répondit Donato.

— On t'a raconté comment nous avons décidé d'être frères et sœur, le jour où j'ai aidé tes oncles Mimi et Peppe à enterrer la Muette.

— Oui, zio, répéta Donato.

— Et comment, à mon tour, j'ai abandonné mon premier nom de famille, qui ne valait rien, pour porter celui des Scorta.

— Oui, zio. On me l'a raconté. »

Raffaele fit une petite pause. L'instant était venu. Il n'avait plus peur. Il avait hâte de soulager son cœur.

« Il y a un crime que je veux confesser.

— Quel crime ? demanda le jeune homme.

— Il y a bien des années, j'ai tué un homme d'Église. Don Carlo Bozzoni.

Le curé de Montepuccio. C'était un homme laid mais je me suis perdu en l'assassinant.

— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Donato, ahuri devant la confession de cet homme qu'il avait toujours considéré comme le plus doux de ses oncles.

— Je ne sais pas, balbutia Raffaele. C'est monté d'un coup. J'avais une colère immense qui attendait en moi. Elle m'a submergé.

— Pourquoi étais-tu en colère ?

— Je suis un lâche, Donato. Ne me regarde pas comme ça. Crois-moi, je suis un lâche. Je n'ai pas osé demander ce que je désirais. Voilà pourquoi la colère s'était accumulée. Et voilà pourquoi elle a explosé à la face de cet imbécile de curé qui ne valait rien.

— De quoi parles-tu ?

— De ta mère.

— Ma mère ?

— Je n'ai jamais osé lui demander d'être ma femme. »

Donato resta bouche bée.

« Pourquoi me dis-tu cela, zio ? demanda-t-il.

— Parce que je vais mourir et que tout sera englouti avec moi. Je veux qu'au moins une personne sache ce que j'ai eu au fond du ventre toute ma vie. »

Raffaele se tut. Donato ne savait que dire. Il se demanda, un temps, s'il devait réconforter son oncle ou plutôt marquer une forme de désapprobation.

Il se sentait vide et étonné. Il n'y avait rien à ajouter. L'oncle n'attendait aucune réponse. Il avait parlé pour que les choses soient dites, et non pour avoir l'avis de quelqu'un. Donato eut le sentiment que cette conversation allait le transformer plus qu'il ne pouvait le prévoir. Il se leva, l'air un peu embarrassé. L'oncle le regarda longuement et Donato sentit que le vieil homme voulait presque s'excuser de l'avoir pris pour confident. Comme s'il eût préféré emporter toutes ces vieilles histoires avec lui. Ils s'embrassèrent chaleureusement et se quittèrent.

Raffaele mourut quelques jours plus tard, dans ses filets, sur son trabucco, avec le bruit de la mer sous lui. Le cœur soulagé. Le jour de son enterrement, son cercueil fut porté par son fils, Michele, et par ses trois neveux, Vittorio, Elia et Donato. Carmela était là. Le visage fermé. Elle ne pleurait pas. Elle se tenait droite. Lorsque le cercueil lui fut présenté, elle porta la main à sa bouche et déposa un baiser sur le bois - ce qui fit sourire Raffaele dans sa mort.

Tout le village eut le sentiment, en voyant passer le cercueil, que c'était la fin d une époque. Ce n’était pas Raffaele qu'on enterrait, c'était tous les Scorta Mascalzone. On enterrait le vieux monde. Celui qui avait connu la malaria et les deux guerres. Celui qui avait connu l'émigration et la misère.

On enterrait les vieux souvenirs. Les hommes ne sont rien. Et ne laissent aucune trace. Raffaele quittait Montepuccio et tous les hommes sur son passage enlevèrent leur chapeau et baissèrent la tête, conscients qu'à leur tour, ils ne tarderaient pas à disparaître et que cela ne ferait pas pleurer les oliviers.

La révélation de son oncle avait fait vaciller l'univers de Donato.

Désormais, il regardait la vie autour de lui avec une sorte de fatigue dans les yeux. Tout lui semblait faux. L'histoire de sa famille lui apparaissait désormais comme une pauvre succession d'existences frustrées. Ces hommes et femmes n'avaient pas mené la vie qu'ils voulaient. Son oncle n'avait jamais osé se déclarer. Combien d'autres frustrations secrètes se cachaient dans l'histoire de la famille ? Une immense tristesse s'emparait de lui. Le commerce des hommes lui devint insupportable. Il ne restait plus que la contrebande. Il s'y jeta corps et âme. Il vivait littéralement sur sa barque. Il ne pouvait être que cela : un contrebandier. Il n'attachait aucune importance aux cigarettes, cela aurait tout aussi bien pu être des bijoux, de l'alcool ou des sacs remplis de papiers sans valeur, l'essentiel était ces voyages nocturnes, ces instants d'immenses silences et d'errance maritime.

Le soir venu, il larguait les amarres et la nuit commençait. Il allait jusqu'à l'île de Montefusco, une toute petite île au large de la côte italienne qui était la plaque tournante de tous les trafics. C'est là que les Albanais déchargeaient leurs cargaisons volées et que les échanges avaient lieu. Au retour, sa barque était lourde de caisses de cigarettes. Il jouait à cache-cache, dans la nuit, avec les bateaux de douaniers et celei le faisait sourire, car il savait qu'il était le meilleur et que personne, jamais, ne rattraperait.

Il lui arrivait parfois d aller jusqu'en Albanie. Il prenait alors un bateau plus grand. Mais a_u fond de lui- même, il n aimait pas ces grands voyages. Non, ce qu'il aimait, c'était prendre sa barque de pêcheur et longer les côtes, de crique en crique, comme un chat longe les murs, dans l'obscurité douce de l'illégalité.

Il glissait sur les flots. En silence. Allongé au fond de sa barque, il ne se dirigeait qu'à la vue des étoiles. Dans ces moments-là, il n'était rien. Il s'oubliait. Plus personne ne le connaissait. Plus personne ne parlait. Il était un point perdu dans l'eau. Une minuscule barque de bois qui oscillait sur les flots. Il n'était rien et laissait le monde le pénétrer. Il avait appris à comprendre la langue de la mer, les ordres du vent, le murmure des vagues.

Il n'y avait que la contrebande. Il lui fallait le ciel entier, plein d'étoiles mouillées, pour épancher sa mélancolie. Il ne demandait rien. Qu'on le laisse simplement glisser au fil de l'eau en abandonnant derrière lui les tourments du monde.

Quelque chose n’était pas comme d'halitude. Donato avait accosté dans la petite crique de l'île ce Montefusco. Il était une heure du matin. Sous le figu er, à l'endroit où d'ordinaire Raminuccio l'attendait arec les caisses de cigarettes, il n'y avait personne.

La voix de Raminuccio retentit dans la nuit, mi- criant, mi-chuchotant : «

Donato, par ici ! »

Quelque chose n'était pas comme 3'habitude. Il monta doucement la pente, au milieu de* gravats et des figues de Barbarie, et atteignit l'entrée d'une petite grotte. Raminuccio se tenait là, une lampe torche à la main. Derrière lui, deux silhouettes, assises sur la roche, immobiles et silencieuses.

Donato interrogea du regard son camarade, qui se pressa de lui expliquer :

« Ne t'inquiète pas. Tout va bien. Je n ai pas de cigarettes aujourd'hui, mais j'ai mieux. Tu vas voir. Pour toi, rien ne change. Tu les laisses à l'endroit habituel. Matteo viendra les chercher, c'est convenu. D'accord ? » Donato fit oui de la tête. Raminuccio lui mit alors dans la main une pleine liasse de billets et lui murmura en souriant : « Tu vas voir, ça paie mieux que les cigarettes. » Donato ne compta pas, mais il sut, au poids, qu'il y avait là le triple ou le quadruple de la somme habituelle.

Les passagers prirent place en silence. Donato ne les salua pas. Il commença à ramer pour s'éloigner de la crique. Il y avait une femme, d'environ vingt-cinq ans, accompagnée de son fils qui devait avoir entre huit et dix ans. Dans un premier temps, Donato fut tout à sa manœuvre et il n'eut pas le temps de les observer, mais bientôt, la côte de l'île disparut. Ils étaient en haute mer. Donato avait désormais mis en route le moteur et il n'avait plus rien d'autre à faire que de poser ses yeux sur ses passagers. L'enfant avait renversé sa tête sur les genoux de sa mère et contemplait le ciel. La femme restait bien droite. Elle avait une belle tenue. On voyait à ses vêtements et à ses mains, fortes et calleuses, qu'elle était pauvre, mais tout son visage exprimait une austère dignité. Donato osait à peine parler. Cette présence féminine sur sa barque lui imposait une sorte de timidité nouvelle.

« Cigarette ? » demanda-t-il en tendant un paquet. La femme sourit et fit «

non » de la main. Donato s'en voulut immédiatement. Une cigarette.

Évidemment qu'elle n'en veut pas. Il alluma la sienne, réfléchit puis dit à nouveau, en se montrant lui-même du doigt :

« Donato. Et toi ? »

La femme répondit avec une voix douce qui emplit la nuit.

« Alba. »

Il sourit, répéta plusieurs fois « Alba », pour montrer qu'il avait compris et trouvait le prénom joli, puis il ne sut plus que dire et se tut.

Durant toute la traversée, il contempla le beau visage de l'enfant et les gestes attentifs de la mère qui le couvrait de ses bras pour qu'il n'attrape pas froid. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était le silence de cette femme. Sans qu'il sache pourquoi, il était empli d'une sorte de fierté. Il guidait ses passagers vers les côtes du Gargano, avec sûreté. Aucun bateau de douaniers ne les trouverait jamais. Il était le plus imprenable des contrebandiers.

L'envie croissait en lui de rester ainsi, sur cette barque, avec cette femme et cet enfant. Ne plus jamais accoster. Cette nuit-là, pour la première fois, il ressentit cette tentation. Ne jamais revenir. Rester là. Sur les flots. À

condition que la nuit dure toujours. Une nuit immense de toute une vie, sous les étoiles, la peau salée par les embruns. Une vie nocturne, menant cette femme et son fils d'un point à un autre de la côte clandestine.

Le ciel se fit moins sombre. Et bientôt, la côte italienne fut en vue. Il était quatre heures du matin. Donato aborda à contrecœur. Il aida la femme à mettre pied à terre, porta l'enfant, puis, se tournant vers elle une dernière fois, le visage heureux, il lui dit « ciao » et cela, pour lui, voulait dire bien plus. Il voulait lui souhaiter bonne chance. Lui dire qu'il avait adoré cette traversée. Il voulait lui dire qu'elle était belle et qu'il aimait son silence. Que son fils était un bon garçon. Il voulait lui dire qu'il souhaitait la revoir, qu'il pourrait lui faire faire autant de traversées qu'elle voudrait. Mais il ne sut dire que « ciao », les yeux heureux et pleins d'espoir. Il était sûr qu'elle comprendrait tout ce qu'il y avait derrière ce simple mot, mais elle lui rendit simplement son salut et entra dans la voiture qui l'attendait. Matteo avait coupé le moteur et était venu saluer Donato, laissant les deux passagers assis à l'arrière du véhicule.

« Tout s'est bien passé ? demanda Matteo.

— Oui », murmura Donato.

Il regarda Matteo et il lui sembla qu'il pouvait poser les questions qu'il n'avait pas eu la présence d'esprit de poser à Raminuccio.

« Qui sont ces gens ? demanda-t-il.

— Des clandestins albanais.

— Où vont-ils ?

— D'abord ici, puis on les emmène à Rome en camion. De là, ils vont partout. Allemagne. France. Angleterre.

— Elle aussi ? demanda Donato qui ne parvenait pas à faire le lien entre cette femme et les réseaux dont parlait Matteo.

— C'est plus juteux que les cigarettes, non ? demanda l'homme sans répondre à sa question. « Ils sont prêts à se saigner pour payer la traversée.

On peut demander presque autant qu'on veut. »

Il rit, tapa sur l'épaule de Donato, le salua, monta dans la voiture et disparut dans un crissement de pneus.

Donato resta seul sur la plage, abasourdi. Le soleil se levait avec la lenteur magistrale d'un souverain. L'eau scintillait d'éclats rosés. Il sortit de sa poche la liasse de billets et compta. Deux millions de lires. Il y avait l'équivalent de deux millions de lires en billets froissés. Si l'on ajoutait la part de Raminuccio, celle de Matteo et celle du chef de la filière, la jeune femme avait dû payer au moins huit millions de lires. Une honte énorme submergea Donato. Et il se mit à rire. Du rire carnassier de Rocco Mascalzone. Il riait comme un dément parce qu'il venait de comprendre qu'il avait pris à cette femme ses derniers sous. Il riait, en pensant :

« Je suis monstrueux. Deux millions. Je lui ai pris deux millions à elle et à son fils. Et je lui faisais des sourires, je lui demandais son nom, je pensais qu'elle appréciait cette traversée. Je suis le plus misérable des hommes.

Voler une femme, la saigner et oser, ensuite, lui faire la conversation. Je suis bien le petit-fils de

Rocco. Sans foi. Sans honte. Je ne vaux pas mieux que les autres. Je suis même pire. Bien pire. Et me voilà riche. J ai la sueur d une vie dans la poche et je vais aller fêter cela au café et payer ma tournée. Son fils me regardait avec ses grands yeux et je me voyais déjà lui apprendre les étoiles et les bruits de la mer. Honte sur moi et sur la lignée de dégénérés qui porte mon nom de voleur. »

De ce jour-là, Donato ne fut plus jamais le même. Un voile était passé sur ses yeux qu'il conserva jusqu'à sa mort, comme d'autres une cicatrice sur le visage.

Donato disparaissait de plus en plus souvent. Ses voyages étaient de plus en plus longs. Il s'enfonçait dans la solitude sans un mot, sans une hésitation. Il continuait à voir un peu son cousin, Michele, le fils de Raffaele, parce qu'il dormait souvent dans la petite pièce troglodytique du trabucco. Michele eut un fils : Emilio Scorta. Ce fut à lui que Donato dit ses derniers mots. Lorsque le garçon eut huit ans, Donato le prit dans sa barque, comme son oncle Giuseppe l'avait fait autrefois avec lui, et lui fit faire un tour, au rythme lent des vagues. Le soleil se coucha dans les flots, illuminant la crête des vagues d'une belle lueur rosée. L'enfant resta silencieux durant toute la traversée. Il aimait beaucoup l'oncle Donato mais n'osait guère lui poser de questions.

Finalement, Donato se tourna vers le petit et lui dit avec une voix douce et grave :

« Les femmes ont des yeux plus grands que les étoiles. »

L'enfant acquiesça sans comprendre. Mais il n'oublia jamais cette phrase.

Donato avait voulu s'acquitter du serment des Scorta. Transmettre à son tour un savoir à l'un des siens. Il avait longtemps réfléchi. Il s'était interrogé sur ce qu'il savait, ce qu'il avait appris dans la vie. La seule chose qui s'imposait, c'était cette nuit passée avec Alba et son fils. Les grands yeux noirs d'Alba dans lesquels il s'était plongé avec délices. Oui, les étoiles lui avaient semblé minuscules en comparaison de ces deux pupilles de femme qui hypnotisaient la lune elle-même.

Ce furent les derniers mots qu'il prononça. Les Scorta ne le revirent plus. Il n'accostait plus. Il n'était qu'un point mouvant entre deux côtes, qu'une barque filant dans la nuit. Il ne transportait plus de cigarettes. Il était devenu passeur et ne faisait plus que cela. De la côte albanaise à la côte des Pouilles, sans cesse, il prenait et déposait des étrangers venus tenter leur chance : des jeunes gens, maigres d'avoir trop peu mangé, qui fixaient la côte italienne avec un regard d'affamé. Des jeunes gens dont les mains tremblaient, impatientes de travailler. Ils allaient aborder une terre nouvelle. Ils vendraient leur force de travail à qui en voudrait, le dos cassé pour ramasser les tomates dans les grandes propriétés agricoles de Foggia ou la tête penchée sous la lampe dans les ateliers clandestins de Naples. Ils allaient travailler comme des bêtes, acceptant qu'on les fasse suer jusqu'à la dernière goutte de leur corps, acceptant le joug de l'exploitation et le règne violent de l'argent. Ils savaient tout cela. Que leurs corps jeunes seraient marqués à jamais de ces années de travail trop dur pour un homme, mais ils avaient hâte. Et Donato les voyait s'illuminer, tous, lorsque la côte italienne approchait, de la même lueur d'impatience vorace.

Le monde se déversait dans sa barque. C'était comme des saisons. Il voyait venir à lui les habitants des pays sinistrés. Il lui semblait prendre le pouls de la planète. Il voyait les Albanais, les Iraniens, les Chinois, les Nigériens.

Tous passaient par sa barque étroite. Il les accompagnait d'une côte à l'autre dans un va-et-vient permanent. Il ne fut jamais intercepté par la douane italienne. Il glissait sur les flots comme un vaisseau fantôme, ordonnant le silence aux hommes qu'il transportait lorsqu'il entendait, au loin, un moteur.

Beaucoup de femmes montèrent dans sa barque. Les Albanaises qui allaient trouver une place dans les hôtels de la côte comme femmes de chambre, ou dans les familles italiennes comme aides-soignantes pour les vieillards. Les Nigériennes qui vendaient leur corps sur les bords de la route entre Foggia et Bari, sous des ombrelles colorées pour se protéger du soleil.

Les Iraniennes, épuisées de fatigue, pour qui le voyage ne faisait que commencer car elles allaient plus loin, bien plus loin, en France ou en Angleterre. Donato les contemplait. Silencieux. Lorsqu'une d'entre elles voyageait seule, il se débrouillait toujours pour lui rendre son argent avant qu'elle ne quitte la barque. Et chaque fois, lorsque la femme levait sur lui de grands yeux étonnés, le remerciant à voix basse, ou lui baisant les mains même, il murmurait : « Pour Alba » et il se signait. Alba était son obsession.

Il avait pensé, au début, demander aux Albanais qu'il transportait s'ils la connaissaient, mais il savait que tout cela était vain. Il restait muet. Il fourrait dans la main des femmes seules les liasses de billets qu'elles lui avaient elles-mêmes tendues quelques heures plus tôt. Pour Alba. Pour Alba, disait-il. Et il pensait : « Pour Alba à qui j'ai tout pris. Pour Alba que j'ai laissée dans un pays qui en a probablement fait une esclave. » Les femmes, souvent, lui caressaient alors la joue du bout du doigt. Pour le bénir et le recommander au ciel. Elles le faisaient avec délicatesse comme on le fait à un enfant, car elles sentaient bien que cet homme silencieux, ce passeur taciturne n'était rien d'autre qu'un enfant qui parle aux étoiles.

Donato finit par disparaître tout à fait. Au début, Elia ne s'inquiéta pas. Des amis pêcheurs lavaient aperçu. Ils l'avaient entendu chanter comme il aimait à le faire, de nuit, lorsqu'il rentrait d'un de ces voyages secrets. Tout cela prouvait que Donato était encore là, quelque part sur la mer. Il mettait simplement plus de temps à revenir. Mais les semaines passèrent, puis les mois, et Elia dut se rendre à l'évidence : son frère avait disparu.

Cette disparition lui laissa au fond du cœur une entaille à vif. Certaines nuits d'insomnie, il priait pour que son frère ne soit pas mort englouti dans une tempête. Cette idée lui était insupportable. Il imaginait les derniers instants dans le déchaînement des vagues. Les cris du désespéré. Il lui arrivait de pleurer en imaginant cette mort misérable de solitude, la mort des naufragés qui n'ont qu'à se signer face au ventre sans fond de la mer.

Donato ne mourut pas dans une tempête. Le dernier jour de sa vie, il glissait doucement au fil de l'eau. Les vagues ballottaient sa barque sans violence. Le soleil frappait et se réverbérait sur l'immensité de la mer, lui brûlant la peau du visage. « C'est étonnant d'être brûlé au milieu de l'eau, pensa-t-il. Je sens le sel. Partout autour de moi. Sur mes paupières. Sur mes lèvres. Au fond de ma gorge. Je serai bientôt un petit corps blanc, recroquevillé au fond de ma barque. Le sel aura rongé mes eaux, mes chairs, il me conservera comme il conserve les poissons sur les étals des marchands.

La morsure du sel, c'est de cela que je vais mourir. Mais c'est une mort lente et il me reste du temps. Le temps de laisser couler encore un peu d'eau à mes côtés. »

Il contempla les côtes, au loin, pensant qu'il lui serait encore facile d'y revenir. Cela demanderait un effort, bien sûr, parce que son corps était faible de toutes ces journées sans nourriture, mais il le pouvait encore. Bientôt plus.

Bientôt, avec toute la volonté du monde, la côte serait une ligne inatteignable et ce serait alors un horrible cauchemar que de vouloir se rapprocher.

Comme les hommes qui se noient dans quelques centimètres d'eau : la profondeur n'est rien, il faut avoir la force de tenir la tête hors de l'eau.

Bientôt il ne pourrait plus. Pour l'instant, il observait la ligne chaotique de son pays qui dansait à l'horizon et c'était comme de lui dire adieu.

Il cria de toutes ses forces. Non pour appeler à l'aide, mais pour voir, simplement, si on l'entendait encore. Il cria. Rien ne bougea. Personne ne lui répondit. Le paysage était le même. Aucune lumière ne s'allumait, aucun bateau ne s'approchait. La voix de son frère ne lui répondit pas. Même lointaine. Même étouffée. « Je suis loin, pensa-t-il. Le monde ne m'entend plus. Est-ce que cela ferait plaisir à mon frère de savoir que c'est lui que j'ai appelé lorsque j'ai dit adieu au monde ? »

Il sentit qu'il n'avait maintenant plus la force de revenir en arrière. Il venait de passer le seuil. Même si un remords subit l'avait saisi, il n'aurait pu faire demi-tour. Il se demanda combien de temps allait passer avant qu'il perde connaissance. Deux heures ? Peut-être davantage. Et après, pour passer de l'inconscience à la mort ? À la nuit tombée, tout s'accélérerait.

Mais le soleil était encore là et le protégeait. Il tourna la barque pour l'avoir face à lui. La côte était dans son dos. Il ne la voyait plus. Il devait être cinq ou six heures de l'après-midi. Le soleil déclinait. Il descendait vers la mer pour s'y coucher. Le soleil dessinait sur les flots une longue trace rosé et orangé qui faisait scintiller le dos des poissons. C'était comme une route qui s'ouvrait dans l'eau. Il mit sa barque dans l'axe du soleil, au centre du chemin de lumière. Il ne restait plus qu'à avancer. Jusqu'au bout. Le soleil lui brûlait l'esprit mais jusqu'au bout il continua à parler.

« J'avance. Je suis escorté par un long banc de poulpes. Les poissons entourent ma barque et la portent sur leurs dos d'écaillés. Je m'éloigne. Le soleil me montre le chemin. Je n'ai qu'à suivre sa chaleur et soutenir son regard. Il se fait moins aveuglant pour moi. Il m'a reconnu. Je suis un de ses fils. Il m'attend. Nous plongerons ensemble dans les eaux. Sa grande tête hirsute de feu fera frémir la mer. De gros bouillons de vapeur signaleront à ceux que je quitte que Donato est mort. Je suis le soleil... Les poulpes m'accompagnent... Je suis le soleil... Jusqu'au bout de la mer... »

Je sais comment je finirai, don Salvatore. J'ai entrevu ce que seront mes dernières années. Je vais perdre la tête. Ne dites rien. Je vous l'ai expliqué, cela a déjà commencé. Je vais perdre mes esprits. Je confondrai les visages et les noms. Tout se brouillera. Je sais que ma mémoire blanchira et que je ne distinguerai bientôt plus rien. Je serai un petit corps sec sans souvenir.

Une vieille femme sans passé. J'ai vu cela autrefois. Lorsque nous étions enfants, une de nos voisines a sombré dans la sénilité. Elle ne se souvenait plus du nom de son fils. Elle ne le reconnaissait pas lorsqu'il était face à elle.

Tout ce qui l'entourait était inquiétant. Elle oubliait sa vie par pans entiers.

On la retrouvait dans les rues, errante comme un chien. Elle perdait le contact avec le monde qui l'entourait. Elle ne vivait plus qu'avec ses fantômes. C'est cela qui m'attend. J'oublierai ce qui m'entoure et je resterai en compagnie de mes frères en pensée. Les souvenirs s'effaceront. C'est bien. C'est une façon de disparaître qui me convient. J'oublierai ma propre vie. J'avancerai vers la mort sans crainte ni réticence. Il n'y aura plus rien sur quoi pleurer. Ce sera doux. L'oubli me soulagera de mes peines.

J'oublierai que j'avais deux fils et qu'un d'entre eux m'a été enlevé.

J'oublierai que Donato est mort et que la mer a gardé son corps. J'oublierai tout. Ce sera plus facile. Je serai comme une enfant. Oui. Cela me va. Je vais me diluer tout doucement. Je mourrai chaque jour un peu. J'abandonnerai Carmela Scorta sans même y penser. Le jour de ma mort, je ne me souviendrai même plus de ce que j'étais. Je ne serai pas triste de quitter les miens, ils me seront devenus étrangers.

Il n'y a rien à faire d'autre qu'attendre. Le mal est en moi. Il effacera tout progressivement.

Je ne parlerai jamais à ma petite-fille. Je mourrai avant qu'elle ait l'âge ou, si je dure encore un peu, je ne me souviendrai plus de ce que je voulais lui dire. Il y a tant de choses. Tout se mélangera. Je ne distinguerai plus rien. Je balbutierai. Je lui ferai peur. Raffaele avait raison, il faut que les choses soient dites. Je vous ai tout raconté. Vous lui direz, don Salvatore.

Lorsque je serai morte ou lorsque je ne serai plus qu'une vieille poupée qui ne sait plus parler, vous lui direz à ma place. Anna. Je ne connaîtrai pas la femme qu 'elle sera mais je voudrais qu'il reste en elle un peu de moi.

Vous lui direz, don Salvatore, qu'il n'est pas absurde d'affirmer que sa grand-mère était la fille d'un vieux Polonais du nom de Korni. Vous lui direz que nous avons décidé d'être les Scorta et de nous serrer les uns contre les autres autour de ce nom pour nous tenir chaud.

Le vent emporte mes mots. Je ne sais pas ou il les déposera. Il en parsème les collines. Mais vous veillerez à ce que certains d'entre eux au moins lui parviennent.

Je suis si vieille, don Salvatore. Je vais me taire maintenant. Je vous remercie de m'avoir accompagnée. Rentrez, voulez-vous ? Je suis fatiguée.

Rentrez. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je vais rester encore un peu pour penser une dernière fois à tout cela. Je vous remercie, don Salvatore. Je vous dis au revoir. Qui sait si je vous reconnaîtrai lorsque nous nous croiserons à nouveau ? La nuit est douce. Il fait bon. Je vais rester ici.

J'aimerais tant que le vent se décide à m'emporter.

IX

TREMBLEMENT DE TERRE

Une minute plus tôt, il ne se passait rien et la vie coulait, lente et paisible.

Une minute plus tôt, le bureau de tabac était plein comme tous les jours depuis le début de cet été 1980. Le village était rempli de touristes. Des familles entières étaient venues gonfler les campings de la côte. En trois mois d'été, le village faisait le plein d'argent pour l'année. La population de Montepuccio triplait. Tout changeait. Des filles arrivaient, belles, libres, apportant avec elles les dernières modes du Nord. L'argent coulait à flots.

Pendant trois mois, la vie à Montepuccio devenait folle.

Une minute plus tôt, c'était cette foule joyeuse de corps bronzés, de femmes élégantes et d'enfants hilares qui se pressait sur le corso. Les terrasses étaient pleines. Carmela regardait le flux ininterrompu des touristes sur le corso. C'était maintenant une vieille femme au corps flétri et à l'esprit troué qui passait ses journées sur une petite chaise en paille, adossée au mur du tabac. Elle était devenue l'ombre qu'elle avait pressentie. Sa mémoire l'avait quittée et son esprit avait vacillé. Elle était comme un nouveau-né dans un corps ridé. Elia s'occupait d'elle. Il avait fait appel à une femme du village qui se chargeait de la nourrir et de la changer. Plus personne ne pouvait lui parler. Elle regardait le

Une minute plus tôt, elle était là, les yeux dans le vague. Elle entendait la voix d'Elia, à l'intérieur, qui discutait avec les clients et cette voix lui suffisait pour savoir qu'elle était à sa place.

Soudain, un frisson fondit sur le village. Les gens s'immobilisèrent dans les rues. Un grondement fit frémir les rues. Venu de nulle part. Il était là.

Partout. On aurait dit un tramway courant sous le bitume. Les femmes pâlirent d'un coup en sentant le sol devenir mouvant sous leurs escarpins d'été. Quelque chose semblait courir dans les murs. Les verres tintaient dans les armoires. Les lampes tombaient sur les tables. Les murs ondulaient comme des parois de papier. Les Montepucciens eurent la sensation d'avoir construit leur village sur le dos d'un animal qui se réveillait et s'ébrouait après des siècles de sommeil. Les touristes regardaient, surpris, le visage des autochtones et leurs yeux incrédules demandaient : « Que se passe-t-il ? »

Puis une voix hurla dans la rue, une voix bientôt reprise par des dizaines d'autres : « Terremoto ! Terre- moto 10 / » Alors, après l'incrédulité des corps, ce fut la panique des esprits. Le grondement était immense et couvrait tous les bruits. Oui, la terre tremblait, fissurant le bitume, coupant l'électricité, ouvrant de grandes brèches dans les murs des maisons, renversant les chaises et inondant les rues d eboulis et de poussière. La terre tremblait avec une force que rien ne semblait pouvoir entamer. Et les hommes redevenaient de minuscules insectes qui courent sur la surface du globe, priant pour ne pas être engloutis.

Mais déjà le grondement faiblit, et les murs cessèrent de vibrer. Les hommes avaient à peine eu le temps de nommer l'étrange fureur de la terre que tout déjà s'apaisait. Le calme était revenu avec l'étonnante simplicité des fins d'orage. Tout Montepuccio était dans les rues. Par une sorte de réflexe, ils étaient tous sortis, le plus vite possible, de leur maison, craignant de rester prisonniers d'un piège d'éboulis si les murs croulaient dans un nuage de gravats. Ils étaient dehors, comme des somnambules. Regardant le ciel avec hébétude. Des femmes se mirent à pleurer. De soulagement ou de peur. Des enfants hurlèrent. La grande foule des Montepucciens ne savait que dire. Ils étaient tous là, se contemplant les uns les autres, heureux d'être en vie mais encore pleins d'un tremblement intime. Ce n'était plus la terre qui grondait jusque dans leur chair mais la peur qui avait pris le relais et les faisait claquer des dents.

Avant que les rues résonnent de cris et d'appels - avant que chacun compte les siens, avant qu'on commente à l'infini ce coup du sort dans un brouhaha interminable -, Elia sortit du bureau de tabac. Il était resté à l'intérieur durant toute la secousse. Il n'avait eu le temps de penser à rien, pas même à sa possible mort. Il se précipita dans la rue. Ses yeux coururent sur le trottoir et il se mit à hurler : « Miuccia î Miuccia ! » Mais cela ne fit sursauter personne. Car à cet instant, tout le corso se remplit de cris et d'appels. Et la voix d'Elia fut couverte par le vacarme de la foule qui reprenait vie.

Carmela marchait, lentement, le long des rues encombrées de poussière.

Elle marchait obstinément, comme elle ne l'avait plus fait depuis longtemps.

Une force nouvelle la tenait. Elle se frayait un passage à travers les groupes, 10 « Tremblement de terre ! Tremblement de terre ! »

contournait les crevasses dans la chaussée. Elle parlait à voix basse. Tout se bousculait dans son esprit Le tremblement de terre. Ses frères. Le vieux Korni à l'agonie. Le passé remontait comme un magma en fusion. Elle sautait d'un souvenir à l'autre. Une foule de visages se pressait en elle. Elle ne prêtait plus attention à ce qui l'entourait. Des femmes, dans la rue, la virent passer et la hélèrent, lui demandant si tout allait bien, si le cataclysme n'avait rien détruit chez elle, mais elle ne répondit pas. Elle avançait, têtue, absorbée par ses pensées. Elle remonta la via dei Suplicii. La côte était raide et elle dut s'arrêter plusieurs fois pour reprendre son souffle. Elle profita de ces haltes pour contempler le village. Elle voyait les hommes, dehors, en bras de chemise, qui auscultaient les murs pour mesurer les dégâts. Elle voyait les gamins qui posaient des questions auxquelles personne ne pouvait répondre.

Pourquoi la terre a-t-elle tremblé ? Retremblera-t-elle ? Et comme les mères ne répondaient pas, elle le fit, elle qui n'avait pas parlé depuis si longtemps. «

Oui, la terre retremblera. La terre retremblera. Parce que les morts ont faim

», dit- elle à voix basse.

Puis elle reprit sa marche, laissant derrière elle le village et son vacarme.

Elle arriva au bout de la via dei Suplicii et prit, à droite, la route de San Giocondo, jusqu'à atteindre les grilles du cimetière. C'est là qu'elle voulait aller. Elle s'était levée de sa chaise en bois avec cette seule pensée en tête : rejoindre le cimetière.

Son esprit sembla apaisé lorsqu'elle poussa la grille d'entrée. Elle eut un dernier sourire de jeune fille sur son visage de vieille.

À l'instant où Carmela s'enfonça dans les allées du cimetière, un grand silence tomba sur Montepuccio. Comme si d'un coup, tous les habitants s'étaient fait la même réflexion. La même peur étreignit tous les esprits et le même mot fut sur toutes les lèvres. « La réplique. » Chaque tremblement est suivi d'une réplique. C'est incontournable. Une autre secousse allait venir.

Elle ne tarderait pas. Il ne servait à rien de se réjouir et de remonter chez soi tant que la réplique n'était pas passée. Alors, les Montepucciens se serrèrent les uns contre les autres, sur la place, sur le corso, dans les ruelles. Certains allèrent chercher des couvertures et quelques objets précieux au cas où leur maison ne résiste pas à ce deuxième assaut. Puis ils s'installèrent dans l'attente torturante du malheur.

Seul Elia courait d'un point à un autre, gesticulant, fendant la foule en demandant à tous les visages qu'il connaissait : « Ma mère ? Vous avez vu ma mère ? » Et au lieu de répondre, on lui répétait : « Assieds-toi, Elia. Reste ici. Attends. La réplique va venir. Reste avec nous. » Mais il n'écoutait pas et poursuivait ses recherches comme un enfant perdu dans la foule.

Sur la place, il entendit une voix qui hurla : « Je l'ai vue, ta mère. Elle a pris la route du cimetière. » Et sans même chercher à identifier l'homme qui venait de l'aider, il s'élança dans la direction indiquée.

La réplique fut si soudaine qu elle renversa Elia face contre terre. Il fut plaqué contre le sol, en pleine rue. La terre grondait sous lui. Les pierres roulaient sous son ventre, sous ses jambes, sous les paumes de ses mains. La terre s'étirait, se contractait et il percevait chacun de ses spasmes. Le grondement résonnait dans ses os. Pendant quelques secondes, il resta ainsi, le front dans la poussière, puis la secousse se calma. Ce n'était que l'écho lointain d'une colère passée. La terre, par ce second coup de semonce, se rappelait à la mémoire des hommes. Elle était là. Elle vivait sous leurs pieds.

Et un jour viendrait peut-être où, de lassitude et de colère, elle les engloutirait tous.

Dès qu'il sentit le vacarme s'apaiser, Elia se releva. Un peu de sang lui coulait le long de la joue. Il s'était ouvert l'arcade sourcilière en tombant.

Mais, sans même s'essuyer, il reprit sa course vers le cimetière.

Le portail d'entrée était à terre. Il l'enjamba et pénétra dans l'allée principale. Partout, les pierres tombales avaient été éventrées. De longues failles couraient le long du sol, comme des cicatrices sur le corps d'un dor-meur. Les statues s'étaient effritées. Certaines croix de marbre gisaient dans l'herbe, en morceaux. Le cimetière avait été traversé par la secousse. C était comme si des chevaux enragés avaient traversé en trombe les allées, foulant aux pieds les statues, renversant les urnes et les hauts bouquets de fleurs séchées. Le cimetière s'était affaissé comme un palais construit sur des sables mouvants. Elia parvint jusqu'à une grande faille qui barrait l'allée. Il la contempla en silence. La terre, ici, ne s'était pas tout à fait refermée. À cet instant, il sut qu'il ne servait plus à rien d'appeler sa mère. Il sut qu'il ne la reverrait jamais. La terre l'avait engloutie.

Et ne la rendrait pas. Il sentit encore, .un instant, dans la chaleur de l'air, son parfum de mère.

La terre avait tremblé et emmené au plus profond d'elle-même le vieux corps fatigué de Carmela. Il n'y avait rien d'autre à dire. Il se signa. Et resta longtemps, tête baissée, dans le cimetière de Montepuccio, au milieu des vases brisés et des tombeaux ouverts, avec la caresse du vent chaud qui faisait sécher le sang sur sa joue.

Anna, écoutef c'est la vieille Carmela qui te parle tout bas... Tu ne me connais pas... J'ai été si longtemps une vieille femme sénile dont tu te tenais éloignée... Je ne parlais jamais... Je ne reconnaissais personne... Anna, écoute, je raconte tout cette fois... Je suis Carmela Scorta... Je suis née plusieurs fois, à des âges différents... De la caresse de la main de Rocco dans mes cheveux tout d'abord... Puis, plus tard, sur le pont du bateau qui nous ramenait à notre terre misérable, du regard de mes frères sur moi... De la honte qui m'a submergée à l'instant où l'on m'a retirée de la queue à Ellis Island pour me mettre à l'écart...

La terre s'est ouverte... Je sais que c'est pour moi... J'entends les miens qui m'appellent. Je n'ai pas peur... La terre s'est ouverte... Il me suffit de descendre dans la faille... Je vais jusqu'au centre de la terre pour rejoindre les miens... Qu'est-ce que je laisse derrière moi ?... Anna... Je voudrais que tu entendes parler de moi... Anna, écoute, approche-toi... Je suis un voyage raté au bout du monde... Je suis des journées de tristesse au pied de la plus grande des villes... J'ai été enragée, lâche et généreuse... Je suis la sécheresse du soleil et le désir de mer.

Je n'ai rien su répondre à Raffaele et j'en pleure encore... Anna... Jusqu'au bout je n'ai réussi qu'à être cela, la sœur des Scorta... Je n 'ai pas osé être à Raffaele... Je suis Carmela Scorta... Je disparais... Que la terre se referme derrière moi...

X

LA PROCESSION DE SANTELIA

Elia s'était réveillé tard, la tête un peu lourde. La chaleur n'était pas tombée durant la nuit et il avait eu un sommeil agité. Maria lui avait préparé la cafetière et était allée ouvrir le bureau de tabac. Il se leva, l'esprit lourd et la nuque mouillée de sueur. Il ne pensait à rien, si ce n'est qu'aujourd'hui serait encore une longue journée : c'était la fête patronale de Sant'Elia. L'eau fraîche sous la douche lui fit du bien mais à peine fut-il sorti, à peine eut-il mis une chemisette blanche que la chaleur et l'humidité l'assaillirent à nouveau. Il n'était que dix heures du matin. La journée promettait d'être étouffante.

À cette heure, sa petite terrasse était à l'ombre. Il y disposa une chaise en bois pour y boire son café, espérant profiter d'un petit filet d'air. Il habitait une petite maison blanche à coupole en tuiles rouges. Les maisons traditionnelles de Montepuccio. La terrasse était au rez- de-chaussée : une avancée sur le trottoir, protégée par une barrière. Il s'assit là, dégustant son café et essayant de retrouver pleinement ses esprits.

Des enfants jouaient dans la rue. Le petit Giuseppe, le fils de la voisine, les deux frères Mariotti et d'autres qu'Elia connaissait de vue. Ils jouaient à tuer les chiens du quartier pour de faux, à terrasser des ennemis invisibles ou à se poursuivre. Ils criaient. S'attrapaient. Se cachaient. Tout à coup, une phrase resta dans son esprit. Une phrase qu'un des gamins avait hurlée à ses camarades : « On n'a pas le droit d'aller plus loin que le vecchietto11. » Elia leva la tête, contempla la rue. Les gamins se poursuivaient en se cachant derrière les pare-chocs des voitures garées le long du trottoir. Elia chercha du regard un vieillard pour saisir quelles étaient les limites du champ de jeu mais il n'y avait personne. « Pas plus loin que le vecchietto », répéta un des enfants en hurlant. C'est alors qu'il comprit. Et cela le fit sourire. Le

vecchietto, c'était lui. Là, sur sa chaise, il était le petit vieux qui servait de limite au champ de courses. Alors son esprit s'échappa et il oublia les gamins, les cris et les coups de feu imaginaires. Il se souvint, oui, que ses oncles s'étaient assis comme il le faisait aujourd'hui, devant leurs maisons. Et qu'à l'époque, il les trouvait vieux. Que sa mère, avant de mourir, s'asseyait sur cette chaise, cette même chaise en paille, et restait des après-midi entiers à contempler les rues du quartier et à se laisser emplir par ses bruits. C'était son tour maintenant. Il était vieux. Une vie entière s'était écoulée. Sa fille avait vingt ans. Anna. Sa fille qu'il ne se lassait pas de contempler. Oui. Le temps avait passé. Et c'était à son tour de s'asseoir sur les chaises en paille, au coin des rues, en regardant les jeunes filer d'un pas pressé.

Avait-il été heureux ? Il repensait à toutes ces années. Comment peser une vie d'homme ? Elle avait été comme toutes les autres. Pleine, 11 Le petit vieux.

successivement, de joie et de larmes. Il avait perdu ceux qu'il aimait. Ses oncles. Sa mère. Son frère. Il avait connu cette peine- là. Se sentir rester seul et inutile. Mais il conservait la joie intacte d'avoir à ses côtés Maria et Anna et cela rachetait tout. Avait-il été heureux ? Il repensa aux années qui suivirent l'incendie du tabac et son mariage. Cela lui semblait infiniment loin, comme une autre vie. Il repensa à ces années et il lui semblait qu'il n'avait pas eu une seconde pour reprendre son souffle. Il avait couru après l'argent. Il avait travaillé jusqu'à ce que ses nuits ne soient pas plus longues que des siestes. Mais oui, il avait été heureux. Son oncle avait raison, son vieil oncle Faelucc' qui lui avait dit un jour : « Profite de la sueur. » C'est ce qui était arrivé. Il avait été heureux et épuisé. Son bonheur était né de cette fatigue. Il s'était battu. Il s'était accroché. Et maintenant qu'il était devenu ce petit vieux assis sur sa chaise, maintenant qu'il avait réussi à reconstruire son commerce, à offrir à sa femme et à sa fille une vie confortable, maintenant qu'il pouvait être pleinement heureux parce que hors de danger, parce que sauvé de la misère, il ne sentait plus ce sentiment intense de bonheur. Il vivait dans le confort et la tranquillité, ce qui était déjà une chance. Il avait de l'argent, mais ce bonheur sauvage, arraché à la vie, celui-là était derrière lui.

Le petit Giuseppe fut appelé par sa mère. Elia fut tiré de ses pensées par le son chaud et puissant de la voix maternelle. Il releva la tête. Les gamins s'étaient envolés comme une nuée de sauterelles. Il se leva. La journée allait commencer. Aujourd'hui, c'était Sant'Elia. Il faisait chaud. Et il avait tant de choses à faire.

Il sortit de chez lui et remonta le corso. Le village avait changé. Il essaya de se souvenir de ce qu'il avait été cinquante ans auparavant. Combien de commerces qu'il avait connus enfant étaient encore là ? Lentement, tout s'était transformé. Les fils avaient repris les affaires des pères. Les enseignes avaient changé. Les terrasses s'étaient agrandies. Elia marchait au milieu des rues habillées pour la fête et c'était bien là la seule chose qui n'avait pas changé. Aujourd'hui comme hier la ferveur du village illuminait les façades.

Des guirlandes d'ampoules électriques pendaient d'un trottoir à l'autre. Il passa devant l'étal du vendeur de bonbons. Deux énormes charrettes remplies de caramels, de réglisses, de sucettes et de sucreries de toutes sortes faisaient tourner la tête des enfants. Un peu plus loin, le fils d'un paysan proposait des tours de mulet aux petits. Il descendait et remontait le corso inlassablement. Les gamins s'accrochaient à la bête, avec appréhension d'abord, puis suppliaient leurs parents de leur payer un autre tour. Elia s'arrêta. Il repensa au vieil âne Muratti. L'âne fumeur de ses oncles. Combien de fois étaient-ils montés dessus, lui et son frère Donato, avec la joie des conquérants ? Combien de fois avaient-ils supplié zio Mimi ou zio Peppe de leur faire faire un tour ? Ils adoraient le vieil âne. Ils le regardaient en pouffant de rire fumer ses longues tiges de blé. Et lorsque le vieil animal, avec son œil torve et malicieux, finissait par cracher le mégot avec la nonchalance d'un vieux chameau du désert, ils applaudissaient à tout rompre. Ils avaient aimé cette vieille bête. L'âne Muratti était mort d'un cancer du poumon - ce qui finit de prouver aux incrédules qu'il fumait véritablement, avalant la fumée comme un homme. Si le vieil âne Muratti avait vécu plus longtemps, Elia l'aurait choyé précieusement. Sa fille l'aurait adoré. Il imaginait les éclats de rire de la petite Anna à la vue du vieux bourricot. Il aurait emmené sa fille à dos d'âne à travers les rues de Montepuccio et les enfants du quartier en seraient restés sans voix. Mais Muratti était mort. Il appartenait à un temps révolu dont Elia semblait être le dernier à pouvoir encore se souvenir. En repensant à tout cela, les larmes lui vinrent aux yeux. Non pas à cause de l'âne, mais parce qu'il avait repensé à son frère, Donato. Il s'était souvenu de ce gamin étrange et silencieux qui partageait tous ses jeux et connaissait tous ses secrets. Il avait eu un frère, oui. Et Donato était la seule personne à qui Elia pouvait parler de son enfance en sachant qu'il serait compris. L'odeur de tomates séchées chez la tante Mattea. Les aubergines farcies de la tante Maria. Les bagarres aux jets de pierres avec les gamins des quartiers voisins. Donato avait vécu tout cela, comme lui. Il pouvait se souvenir, avec la même précision que lui et la même nostalgie, de ces années lointaines. Et aujourd'hui, Elia était seul. Donato n'était jamais revenu et cette disparition lui avait fait deux longues rides sous les yeux, les rides d'un frère, orphelin de son frère.

L'humidité faisait poisser la peau. Pas une brise de vent ne séchait la sueur des corps. Elia marchait lentement pour ne pas tremper sa chemise, en prenant soin de longer les murs ombragés. Il arriva devant le grand portail blanc du cimetière et entra.

À cette heure et en ce jour de fête patronale, il n'y avait personne. Les vieilles s'étaient levées tôt pour aller fleurir la tombe de leur regretté époux.

Tout était vide et silencieux.

Il s'enfonça dans les allées, au milieu du marbre blanc sur lequel frappait le soleil. Il marchait d'un pas lent, plissant les yeux pour lire le nom des défunts gravés dans la pierre. Toutes les familles de Montepuccio étaient là. Les Tavaglione, les Biscotti, les Esposito, les De Nittis. De père en fils. Cousins et tantes. Tous. Des générations entières coexistant dans un parc de marbre.

« Je connais plus de gens ici qu'au village, se dit Elia. Les gamins, ce matin, avaient raison. Je suis un petit vieux. Les miens sont presque tous là.

J'imagine que c'est à cela qu'on voit que les années vous ont rattrapé. »

Il trouva dans cette idée une forme étrange de réconfort. Il avait moins peur de la mort lorsqu'il se mettait à penser à tous ceux qu'il connaissait et qui avaient déjà fait ce passage. Comme un enfant qui tremble devant le fossé à franchir mais qui, voyant ses camarades sauter et passer de l'autre côté, s'enhardit et se murmure à lui-même : « S'ils l'ont fait, je peux bien le faire. »

C'est exactement ce qu'il se disait. Si tous ceux-là étaient morts, qui n'étaient ni plus braves ni plus aguerris que lui, alors il pouvait bien mourir à son tour.

Il approchait maintenant du secteur où les siens étaient enterrés. Chacun de ses oncles avait été enseveli avec sa femme. Il n'y avait pas de caveau assez grand pour tous les Scorta. Mais ils avaient expressément fait la demande de ne pas être trop éloignés les uns des autres. Elia prit un peu de recul. Il s'assit sur un banc. De là où il était, il les voyait tous. L'oncle Mimi va fan'culo.

L'oncle Peppe pancia piena. L'oncle Faelucc'. Il resta longuement ainsi. Sous le soleil. Oubliant la chaleur. Ne prêtant plus attention à la sueur qui lui coulait le long du dos. Il repensait à ces oncles tels qu'il les avait connus. Il repensait aux histoires qu'on lui avait racontées. Il avait aimé ces trois hommes avec tout le cœur d'un enfant. Bien plus que son père - qui lui avait souvent paru être un étranger, mal à l'aise dans les réunions de famille, incapable de transmettre à ses fils un peu de lui-même, alors que les trois oncles, eux, n'avaient cessé de veiller sur lui et Donato, avec la générosité des hommes mûrs, un peu lassés du monde, face à des enfants neufs et innocents. Il ne parvenait pas à établir la liste exhaustive de tout ce qu'il tenait d'eux. Des paroles. Des gestes. Des valeurs aussi. Il s'en rendait compte maintenant qu'il était père et que sa grande fille le gourmandait parfois pour ses tournures de pensée qu'elle qualifiait d'archaïques. Le silence sur l'argent, la parole donnée. L'hospitalité. Et la rancune tenace.

Tout cela venait de ses oncles. Il le savait.

Elia était là, assis sur son banc, laissant les pensées se mêler aux souvenirs, le sourire aux lèvres, au milieu des chats qui semblaient sortir de terre. Est-ce la chaleur du soleil tombant à pic sur son crâne qui le fit hal- luciner ? Ou est-ce que les caveaux laissèrent réellement échapper leurs occupants pour un court instant ? Il lui sembla que sa vue se troublait et il vit ses oncles, là, à deux cents mètres à peine. Il les vit. Domenico, Giuseppe et Raffaele, tous les trois autour d'une table en bois, jouant aux cartes comme ils aimaient à le faire, sur le corso, en fin d après-midi. Il resta interdit et ne bougea plus. Il les voyait si bien. Ils avaient peut-être un peu vieilli, mais à peine. Chacun avait conservé ses tics, ses gestes, son exacte silhouette. Ils riaient. Le cimetière était à eux. Et les allées vides résonnaient du doux son des cartes que Ion jette avec force sur le bois.

Un peu à 1 écart de la table se tenait Carmela. Elle observait la partie.

Invectivait un de ses frères lorsqu'il avait mal joué. Défendait celui que les autres houspillaient.

Une goutte de sueur coula des sourcils d'Elia et lui fit refermer les yeux. Il prit conscience que le soleil frappait fort. Il se leva. Et sans quitter des yeux les siens, il s'éloigna, à reculons. Il ne perçut bientôt plus leur conversation.

Il se signa et recommanda leur âme à Dieu, le priant humblement de bien vouloir les laisser jouer aux cartes, aussi longtemps que le monde serait monde.

Puis il tourna les talons.

Il éprouva alors le désir impérieux de parler avec don Salvatore. Non pas de paroissien à curé - Elia fréquentait peu l'église - mais d'homme à homme.

Le vieux Calabrais vivait toujours, au rythme lent de la vieillesse. Un nouveau curé était arrivé à Montepuccio. Un jeune homme de Bari du nom de don Lino. Qui plaisait aux femmes. Elles l'adoraient et ne cessaient de dire qu'il était temps que Montepuccio ait un curé moderne qui comprenne les problèmes d'aujourd'hui et sache parler aux jeunes. Et de fait, don Lino savait toucher le cœur des jeunes gens. Il était leur confident. Il jouait de la guitare lors de longues soirées sur la plage, en été. Il rassurait les mères.

Dégustait leurs tartes et écoutait leurs problèmes de couple avec un sourire plein de retenue et de concentration. Montepuccio était très fier de son curé.

Tout Montepuccio, sauf les vieux du village qui ne voyaient en lui qu'un galant. Ils avaient aimé pardessus tout la franchise et la rudesse paysanne de don Salvatore et trouvaient que le Barese 12 n'avait pas le cran de son prédécesseur.

Don Salvatore s'était refusé à quitter Montepuccio. Il voulait vivre ses derniers jours là, au milieu de ses ouailles, dans son église. Il était impossible 12 Habitant de la ville de Bari (dans les Pouilles).

de donner un âge au Calabrais. C'était un vieillard sec aux muscles noueux et au regard de busard. Il approchait des quatre-vingts ans et le temps semblait l'avoir oublié. La mort ne venait pas.

Elia le trouva dans son petit jardin, les pieds dans l'herbe et la tasse de café à la main. Don Salvatore l'invita à s'asseoir à ses côtés. Les deux hommes s'aimaient profondément. Ils discutèrent un peu, puis Elia s'ouvrit à son ami de ce qui le tourmentait :

« Les générations se succèdent, don Salvatore. Et quel sens cela a-t-il au bout du compte ? Est-ce qu'à la fin, nous arrivons à quelque chose ?

Regardez ma famille. Les Scorta. Chacun s'est battu à sa manière. Et chacun, à sa manière, a réussi à se surpasser. Pour arriver à quoi ? À moi ? Suis-je vraiment meilleur que ne le furent mes oncles ? Non. Alors à quoi ont servi leurs efforts ? À rien. Don Salvatore. À rien. C'est à pleurer de se dire cela.

— Oui, répondit don Salvatore, les générations se succèdent. Il faut juste faire de son mieux, puis passer le relais et laisser sa place. »

Elia marqua un temps de silence. Il aimait, chez le curé, cette façon de ne pas tenter de simplifier les problèmes ou de leur donner un aspect positif.

Beaucoup de gens d'Église ont ce défaut. Ils vendent à leurs ouailles le paradis, ce qui les pousse à des discours niais de réconfort bon marché. Don Salvatore, non. À croire que sa foi ne lui était d'aucun réconfort.

« Je me demandais justement, reprit le curé, avant que tu n'arrives, Elia, qu'est devenu ce village. C'est le même problème. À une autre échelle.

Dis-moi, qu'est devenu Montepuccio ?

— Un sac d'argent sur un tas de cailloux, dit amèrement Elia.

— Oui. L argent les a rendus fous. Le désir d en avoir. La peur d'en manquer. L'argent est leur seule obsession.

— Peut-être, ajouta Elia, mais il faut reconnaître que les Montepucciens ne crèvent plus de faim. Les enfants n'ont plus la malaria et toutes les maisons ont l'eau courante.

— Oui, dit don Salvatore. Nous nous sommes enrichis, mais qui mesurera un jour l'appauvrissement qui est allé de pair avec cette évolution ? La vie du village est pauvre. Ces crétins ne s'en sont même pas aperçus. »

Elia pensa que don Salvatore exagérait, mais il songea alors à la vie de ses oncles. Ce que ses oncles avaient fait l'un pour l'autre, Elia l'avait-il fait pour son frère Donato ?

« C'est notre tour de mourir maintenant, Elia. » Le curé avait dit ces paroles avec douceur.

« Oui, répondit Elia. Ma vie est derrière moi. Une vie de cigarette. Toutes ces cigarettes vendues qui ne sont rien. Que du vent et de la fumée. Ma mère a sué, ma femme et moi avons sué sur ces paquets d'herbe séchée qui se sont volatilisés entre les lèvres des clients. Du tabac parti en fumée. Voilà à quoi ressemble ma vie. Des volutes qui disparaissent dans le vent. Tout cela n'est rien. C'est une vie étrange sur laquelle les hommes ont tiré par petites saccades nerveuses ou par grandes bouffées calmes, les soirs d'été.

— N'aie crainte. Je partirai avant toi. Il te reste un peu de temps.

— Oui.

— Quel dommage, ajouta le curé. Je les aimais tant, mes culs-terreux. Je ne me résous pas à les quitter. »

Elia sourit. Il trouvait cette remarque bien étrange dans la bouche d'un homme d'Église. Qu'en était-il de la paix éternelle, du bonheur d'être rappelé à la droite de Dieu ? Il voulut faire remarquer cette contradiction à son ami, mais il n'osa pas.

« Il me semble parfois que vous n'êtes pas vraiment un curé, se contenta-t-il de dire, en souriant.

— Je ne l'ai pas toujours été.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je pense à la vie et j'enrage d'avoir à la quitter. Je pense au Seigneur et l'idée de sa bonté ne suffit pas à apaiser ma peine. Je crois que j'ai trop aimé les hommes pour pouvoir me résoudre à les abandonner. Si au moins je pouvais avoir la certitude d'avoir, de temps à autre, des nouvelles de Montepuccio.

— Il faut passer le relais, dit Elia, reprenant les mots du curé.

— Oui. » Un silence tomba sur les deux hommes, puis le visage de don Salvatore s'éclaira et il ajouta : « Les olives sont éternelles. Une olive ne dure pas. Elle mûrit et se gâte. Mais les olives se succèdent les unes aux autres, de façon infinie et répétitive. Elles sont toutes différentes, mais leur longue chaîne n'a pas de fin. Elles ont la même forme, la même couleur, elles ont été mûries par le même soleil et ont le même goût. Alors oui, les olives sont éternelles. Comme les hommes. Même succession infinie de vie et de mort.

La longue chaîne des hommes ne se brise pas. Ce sera bientôt mon tour de disparaître. La vie s'achève. Mais tout continue pour d'autres que nous. »

Les deux hommes gardèrent le silence. Puis Elia constata qu'il allait être en retard au tabac et prit congé de son vieil ami. Au moment où il lui serra la main avec chaleur, il lui sembla que don Salvatore était sur le point d'ajouter quelque chose mais il ne le fit pas et les deux hommes se séparèrent.

« Mais que fait-elle ? »

Elia était maintenant devant la porte du bureau de tabac. La lumière du soir caressait les façades. Il était vingt heures et pour Elia, l'instant était sacré.

Les lumières du village étaient allumées. Une foule noire se pressait sur les trottoirs du corso Garibaldi. Une foule immobile et bruyante. La procession allait passer. Et Elia voulait être là, devant son bureau de tabac, pour la voir passer. Comme il l'avait toujours fait. Comme sa mère, avant lui, le faisait déjà. Il attendait. La foule se pressait autour de lui.

« Mais que fait-elle ? »

Il attendait sa fille. Il lui avait dit ce matin : « Passe au tabac pour la procession » et comme elle lui avait dit oui avec l'air de n'avoir pas entendu, il avait répété : « Tu n'oublieras pas. À vingt heures. Au tabac. » Et elle avait ri, lui avait caressé la joue et l'avait tancé d'un : « Oui papa, comme chaque année, je n'oublierai pas. »

La procession allait passer et elle n'était pas là. Elia commença à pester. Ce n'était pourtant pas compliqué. Le village n'était pas si grand que l'on puisse s'y perdre. Tant pis, au fond. Si elle n'était pas là, c'est qu'elle ne comprenait rien. Il regarderait passer la procession tout seul. Anna était une belle jeune fille. Elle avait quitté

Montepuccio à dix-huit ans pour suivre des études de médecine à Bologne.

De longues études qu’elle entamait avec entrain. C'est Elia qui l'avait poussée à choisir Bologne. La petite se serait bien vue à Naples, mais Elia voulait le meilleur pour sa fille et il avait peur de la vie napolitaine. Elle était la première des Scorta à quitter le village et aller tenter sa chance dans le Nord. Il était hors de question qu'elle reprenne le tabac. Elia et Maria s'y opposaient farouchement et la jeune fille, du reste, n'en avait aucune envie.

Pour l'heure, elle était toute à la joie d'être étudiante dans une belle ville universitaire pleine de garçons aux yeux sucrés. Elle découvrait le monde.

Elia était fier de cela. Sa fille faisait ce qu'il n'avait pas fait lorsque l'oncle Domenico le lui avait proposé. Elle était la première à s'extraire de cette terre sèche qui n'avait rien à offrir. Son départ était probablement définitif. Elia et Maria en avaient souvent discuté : il y avait de grandes chances pour qu'elle trouve un garçon là-bas, qu'elle décide de s'y installer, qu'elle s'y marie peut-être. Elle serait bientôt une de ces belles femmes élégantes et pleines de bijoux qui viennent passer un mois, en été, sur les plages du Gargano.

Il repensait à tout cela, sur le trottoir, immobile, lorsqu'il aperçut au coin de la rue le grand drapeau de Sant'Elia qui se balançait lentement, de façon hypnotique, au-dessus des passants. La procession arrivait. À sa tête, un homme seul, robuste et endurant, portait un mât de bois sur lequel était accroché un long drapeau aux couleurs du village. Il avançait lentement, encombré par le poids du velours et prenant garde que le mât ne s'agrippe dans les lumières électriques qui pendaient d'un réverbère à l'autre. Derrière suivait la procession. Us étaient maintenant en vue. Elia se raidit. Remit en place son col de chemise. Passa les mains derrière le dos et attendit. Il allait pester contre sa maudite fille qui était déjà une parfaite Milanaise, lorsqu'il sentit une main jeune et nerveuse s'engouffrer dans la sienne. Il se retourna.

Anna était là. Souriante. Il la regarda. C'était une belle femme, pleine de l'insouciance joyeuse de son âge. Elia l'embrassa et lui fit une place à ses côtés, en gardant sa main dans la sienne.

Si Anna était arrivée en retard, c'est parce que don Salvatore l'avait amenée au vieux confessionnal. Il lui avait parlé pendant plusieurs heures et avait tout raconté. Et c'est comme si la vieille voix cassée de Carmela s'était mise à caresser les herbes des collines. L'image qu'Anna avait conservée de sa grand-mère - une vieille femme sénile au corps fatigué et laid - venait d'être balayée. Carmela avait parlé à travers la bouche du curé. Et Anna portait désormais en elle les secrets de New York et de Raffaele. Elle était résolue à ne rien dire à son père. Elle ne voulait pas que New York soit enlevé aux Scorta. Sans qu'elle sache bien pourquoi, ces secrets la rendaient forte, infiniment forte.

La procession marqua un temps d'arrêt. Tout s'immobilisa. La foule fit silence le temps du recueillement, puis la marche reprit, au son aigu et puissant des cuivres de l'orchestre. Le passage de la procession était un moment de grâce. La musique emplissait les âmes. Elia se sentit faire partie d'un tout. La statue de Sant'Elia approchait, portée par huit hommes, trempés de sueur. Elle semblait danser sur la foule, se balançant lentement, comme une barque sur les flots, au rythme chaloupé de la marche des hommes. Les Montepucciens se signaient à son passage. À cet instant, Elia et don Salvatore se croisèrent du regard. Le vieux curé lui fit un signe de tête, souligné par un sourire, puis le bénit. Elia repensa à ces jours passés où il avait volé les médailles de San Michele et où le village entier lavait traqué pour lui faire payer ce geste mécréant. Il se signa profondément pour se laisser emplir de la chaleur du sourire du vieux curé.

Lorsque la statue du saint fut devant le bureau de tabac, Anna pressa un peu plus fort la main de son père et celui-ci pensa qu'il s'était trompé. Sa fille serait la première à quitter le village, mais c'était bien une Montepuccienne.

Elle était de cette terre. Elle en avait le regard et la fierté. C'est alors qu'elle lui murmura à l'oreille : « Rien ne rassasie les Scorta. » Elia ne répondit rien.

Il était surpris par cette phrase et surtout par le ton calme et décidé avec lequel sa fille l'avait prononcée. Que voulait-elle dire ? Cherchait-elle à le mettre en garde contre un travers de la famille qu'elle venait de découvrir ?

Ou à lui dire qu'elle connaissait et partageait la vieille soif des Scorta, cette soif qui avait été leur force et leur malédiction ? Il pensa à tout cela et il lui parut tout à coup que le sens de cette phrase était plus simple. Anna était une Scorta. Elle venait de le devenir. Malgré le nom de Manuzio qu'elle portait.

Oui. C'était cela. Elle venait de choisir les Scorta. Il la regardait. Elle avait un beau regard profond. Anna. La dernière des Scorta. Elle choisissait ce nom. Elle choisissait la lignée des mangeurs de soleil. Cet appétit insatiable, elle le faisait sien. Rien ne rassasie les Scorta. Le désir éternel de manger le ciel et de boire les étoiles. Il voulut répondre quelque chose mais à cet instant la musique reprit, couvrant les murmures de la foule. Il ne dit rien. Il serra fort la main de sa fille dans la sienne.

C'est alors que Maria vint les rejoindre sur le seuil du tabac. Elle avait vieilli elle aussi, mais gardait toujours

dans son regard cette lumière sauvage qui avait rendu fou Elia. Ils se tenaient serrés les uns contre les autres, entourés par la foule. Un sentiment puissant les submergea. La procession était là. Devant eux. La musique puissante les enivrait. Le village tout entier était dehors. Les enfants avaient des bonbons plein les mains. Les femmes étaient parfumées. C'était comme cela avait toujours été. Ils se tenaient bien droits devant le bureau de tabac. Avec fierté.

Non pas de la fierté arrogante des parvenus, mais fiers simplement parce qu'ils sentaient que cet instant était juste.

Elia se signa. Embrassa la médaille de la Madone qu'il avait au cou et que sa mère lui avait offerte. Sa place était ici. Oui. Il n'y avait pas de doute à cela. Sa place était ici. Il ne pouvait en être autrement. Devant le tabac. Il repensa à l'éternité de ces gestes, de ces prières, de ces espoirs et y trouva un profond réconfort. Il avait été un homme, pensa-t-il. Juste un homme. Et tout était bien. Don Salvatore avait raison. Les hommes, comme les olives, sous le soleil de Montepuccio, étaient éternels.

TABLE

I. Les pierres chaudes du destin

9

II. La malédiction de Rocco ....... 31

III. Le retour des miséreux .......... 61

IV. Le tabac des taciturnes .......... 85

V. Le banquet ............................. 111

VI. Les mangeurs de soleil .......... 135

VIL Tarentelle .............................. 165

VIII. La plongée du soleil ............. 195

IX. Tremblement de terre ............ 217

X. La procession de Sant'Elia .... 231

À l'instant d'achever ce livre, mes pensées vont à tous ceux qui, en m'ouvrant les portes de ces terres, m'ont permis de l'écrire. Mes parents pour m'avoir transmis leur amour de l'Italie. Alexandra qui m'a emmené sur ses pas à la découverte du Sud et offert le plaisir et l'honneur de le contempler à travers ses yeux amoureux et ensoleillés. Renato, Franca, Nonna Miuccia, Zia Sina, Zia Graziella, Domenico, Carmela, Lino, Mariella, Antonio, Federica, Emilia, Antonio et Angelo. Pour leur hospitalité et leur chaleur.

Pour les histoires qu'ils m'ont racontées. Les plats qu'ils m'ont fait goûter.

Pour les heures passées à leurs côtés dans la saveur des jours d'été. Pour ce qu'ils m'ont transmis, sans même s'en apercevoir, sur cette manière d'être à la vie que je ne trouve qu'en ces terres et qui me bouleverse toujours. J'espère que tous reconnaîtront dans ces pages un peu d'eux-mêmes. Ce ne serait que justice : ils m'ont accompagné pendant les heures où je me débattais seul avec la page. Ces lignes ont été écrites pour eux. Je voudrais qu'elles ne disent que cela : combien me sont précieux ces instants vécus sous le soleil des Pouilles.