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John McAvoy profitait d’une paisible soirée de jeudi à son bureau quand une secrétaire l’appela au téléphone pour lui annoncer que deux messieurs du FBI étaient de passage, une visite surprise. On les mena tout de suite jusqu’à lui. On se présenta, on exhiba des insignes, on refusa un café.

— Est-ce qu’il va bien ? s’inquiéta John.

— Il va bien, le rassura l’agent, un dénommé Halsey.

L’autre, un dénommé Murdock, acquiesça en hochant la tête avec un mélange d’assurance et de suffisance.

— Que s’est-il passé ?

— Votre fils nous a indiqué que vous étiez au courant de ses projets, pour aider à l’arrestation de son gestionnaire, fit Halsey.

— Oui. Je connais l’affaire, et je sais ce qu’il avait en tête. Que s’est-il passé ?

Les deux agents changèrent de position. Murdock prit la parole.

— Eh bien, cela ne s’est pas déroulé comme prévu. Il s’est procuré les fichiers informatiques, et il était censé les livrer à son gestionnaire vers dix heures hier soir, dans un hôtel du centre de New York. Le gestionnaire ne s’est pas montré ; au dernier moment, il a pris la fuite. Pour l’heure, nous ne l’avons pas appréhendé.

John ferma les yeux, retira ses lunettes de lecture, et alluma une cigarette.

— Où est mon fils ?

— Il est avec nous, sous surveillance préventive. Il est en sécurité, et il est très désireux de vous parler. Pour le moment, ce ne sera pas possible.

Une colonne de fumée de cigarette jaillit du côté de la table où John était assis.

— Surveillance préventive ? répéta-t-il.

Le nuage de fumée à la dérive vint envelopper Halsey et Murdock.

— J’en ai peur. Il pourrait être en danger.

— Qui a saboté l’opération ?

— Aucune certitude qu’elle ait été sabotée, et pas davantage d’information sur le pourquoi et le comment. Disons simplement que toute une série d’investigations sont en cours.

— Quand pourrai-je lui parler ?

— Bientôt, promit Halsey.

— Nous sommes basés à Philadelphie, précisa Murdock. Mais nous restons ici, à York, ces prochains jours. Notre mission est de vous relayer certains messages. (Les deux agents sortirent leurs cartes de visite.) Les numéros de portable sont au dos. Je vous en prie, n’hésitez pas à appeler.

 

Kyle dormit tard dans la matinée, et se réveilla aux fracas des vagues sur une plage. Il flottait dans les nuages – un édredon épais et blanc, des oreillers rebondis et blancs, un épais couvre-lit blanc massé à ses pieds. Le lit double était surmonté d’un dais blanc. Il savait où il était, mais il lui fallut quelques minutes pour se convaincre d’être vraiment là.

Les murs étaient décorés de pastels de scènes de plage à deux sous. Le sol était en parquet peint. Il écouta l’océan et entendit les appels lointains des mouettes. Il n’y avait pas d’autres bruits, un contraste saisissant avec l’animation matinale dans Chelsea. Aucun réveil ne l’avait fait sursauter à une heure indécente. Fini la course pour se doucher, s’habiller et se plier aux rituels frénétiques du trajet vers le bureau. Rien de tout cela, au moins pour aujourd’hui.

Ce n’était pas une manière trop déplaisante d’entamer le reste de son existence.

La chambre était l’une des trois disponibles dans une modeste location de bord de mer sur deux niveaux, à une heure de route à l’est de Destin, en Floride, sur la côte du golfe, à deux heures et vingt-huit minutes en Learjet de l’aéroport de Teterboro, dans le New Jersey. Il avait atterri à Destin juste avant quatre heures du matin, avec ses nouveaux amis. Un monospace dont les conducteurs étaient armés les avait récupérés avant de foncer sur la nationale 98, en passant devant des kilomètres d’immeubles de vacances, de maisons de bord de mer et de petits hôtels déserts. À en juger par la fréquentation des parkings, il y avait peu de vacanciers, et nombre de voitures portaient des plaques canadiennes.

Les deux fenêtres étaient entrouvertes et la brise écartait les rideaux. Il fallut bien trois minutes à Kyle pour repenser à Bennie, mais il combattit cette tentation et se concentra sur les cris lointains des mouettes. On frappa un coup léger à la porte.

— Oui, répondit-il d’une voix enrouée.

Elle s’ouvrit, à peine, et Todd, son nouvel ami, pointa son visage rondouillard.

— Vous vouliez un réveil à dix heures.

— Merci.

— Ça va ?

— Tout à fait.

Todd s’était joint à leur escapade à Destin, et il était maintenant affecté à la garde de leur témoin ou de leur mouchard – enfin, peu importait le statut qu’on lui réservait. Il venait du bureau de Pensacola, il avait ensuite rejoint Auburn, il n’avait que deux ans de plus que lui, et il était beaucoup plus bavard que tous les agents du FBI, vrais ou faux, qu’il avait pu croiser depuis le début de cette rude et longue épreuve.

Juste vêtu d’un caleçon, il quitta la douceur des nuages et entra dans la pièce voisine, une vaste cuisine américaine avec un coin salon. Todd était allé à l’épicerie. Le comptoir était couvert d’un véritable assortiment, paquets de céréales, coupe-faim, cookies, chips, toute une panoplie d’aliments industriels.

— Café ? lui proposa Todd.

— Ah oui.

Il y avait quelques vêtements pliés sur la table de la cuisine. L’autre nouvel ami de Kyle, c’était Barry, un type plus âgé et plus silencieux, le cheveu prématurément grisonnant et plus de rides qu’il ne serait de mise chez un quadragénaire.

— Bonjour. Nous nous sommes chargés des courses. On vous a acheté deux T-shirts, des shorts, un pantalon kaki, des chaussures bateaux. Des articles de très bonne qualité, au supermarché du coin. Pas de souci, c’est oncle Sam qui paie la note.

— Je suis sûr que ça va m’aller très bien, fit-il en prenant la tasse de café que lui tendait Todd.

Todd et Barry, tous deux en pantalon kaki et polo, n’étaient pas armés, mais leurs armes n’étaient pas loin. Il y avait aussi un Nick et un Matthew quelque part dans les environs.

— Faut que j’appelle le bureau. Leur donner des nouvelles, vous savez, leur raconter que je suis malade et que je ne peux pas aller travailler aujourd’hui. À l’heure qu’il est, ils sont déjà en train de me chercher partout.

Todd lui sortit son CabPhone.

— Faites comme chez vous. On nous a affirmé que cet appareil était sûr. Seulement, ne leur fournissez aucun indice sur l’endroit où vous êtes. D’accord ?

— Où suis-je, alors ?

— Dans l’hémisphère occidental.

— En effet.

Avec son café et son téléphone en main, il sortit sur une vaste terrasse qui donnait sur les dunes. La plage était longue et belle, et déserte. L’air était limpide, vif, mais il faisait bien plus chaud qu’à New York. Très à contrecœur, il jeta un œil au téléphone. Des e-mails, des SMS et des messages vocaux de Doug Peckham, Dale, Sherry Abney, Tim Reynolds, Tabor et quelques autres, mais rien qui soit de nature à l’alarmer. Il les parcourut rapidement, c’était juste le tir de barrage habituel de ces gens très branchés, bénéficiant d’une trop grande profusion de moyens de communication. Dale lui demandait si ça allait, deux fois.

Il composa le numéro de Doug Peckham, tomba sur sa messagerie, et l’informa qu’il était grippé, alité, malade comme un chien, et ainsi de suite. Après quoi, il appela Dale, qui était en réunion. Il lui laissa le même message. L’un des avantages les plus nuls à travailler avec des drogués du travail, c’était qu’ils n’avaient pas le temps de se soucier de vos petits bobos. Vous avez la grippe ? – Prenez donc des cachets, dormez, mais ne venez pas répandre vos germes au bureau.

Roy Benedict semblait attendre son coup de fil.

— Où êtes-vous, Kyle ? lui demanda-t-il, d’une voix presque haletante.

— Dans l’hémisphère occidental. Je vais bien. Et vous ?

— Bien. Vous êtes en sécurité.

— En sécurité. Je suis caché, planqué, et gardé par un détachement d’au moins quatre types, et ils meurent d’envie d’abattre tout ce qui bouge. Des nouvelles de notre homme ?

— Non. Ils auront les actes d’accusation d’ici midi, et ils en ajoutent un pour meurtre. Ils vont les diffuser dans le monde entier, en espérant faire mouche. Vous aviez raison. Votre appartement était plus infesté qu’une décharge publique. Du sacré matériel, d’ailleurs, le dernier chic de la technologie en matière d’écoutes.

— Je suis honoré.

— Et ils ont aussi déniché un émetteur dans le pare-chocs arrière de votre Cherokee.

— Ça, je n’y avais pas pensé.

— Quoi qu’il en soit, à l’heure où je vous parle, tout cela va être soumis à un jury d’accusation. Si un jour Bennie devait finalement commettre une erreur et se faire alpaguer, il aura au moins un acte d’accusation assez consistant porté à son casier judiciaire.

— Ne pariez pas trop là-dessus.

— Avez-vous parlé avec Scully ?

— J’ai laissé un message à Peckham, je lui ai fait le numéro de la grippe. Il va gober ça au moins deux jours.

— Pas d’alertes, rien de bizarre ?

— Non. C’est curieux, Roy. Je suis à mille cinq cents kilomètres, et maintenant, en y repensant, je n’arrive pas à croire à quel point c’était simple d’entrer avec le matériel adapté et de ressortir de cette salle avec les fichiers. J’aurais pu télécharger toutes les pièces de la base de données, plus de quatre millions en tout, les remettre à Bennie ou à une autre fripouille. Et j’aurais pu retourner au bureau ce matin, comme si de rien n’était. Scully doit être averti.

— Alors, qui va leur dire ?

— Moi. J’ai besoin de me soulager de deux ou trois trucs qui me pèsent sur la conscience.

— Nous en reparlerons demain. J’ai discuté au téléphone avec Bullington, ce matin. Deux fois, il a mentionné leur régime de protection des témoins. Le FBI insiste lourdement. Ils sont assez inquiets à votre sujet.

— Et moi aussi je m’inquiète à mon sujet, mais enfin, tout de même, la protection des témoins ?

— Mais si, cela tombe sous le sens. Vous êtes convaincu qu’ils ne retrouveront pas Bennie. Ils sont persuadés du contraire. S’ils ont raison, et s’ils le traînent devant un tribunal, avec une série de chefs d’accusation longue comme ça, alors vous êtes leur témoin clef. Si vous n’êtes pas là pour témoigner, le dossier du ministère public tombe à plat.

Son agréable matinée à la plage se compliquait. Quoi d’étonnant ? Rien n’avait été simple, depuis un bon moment.

— Voilà qui mérite réflexion, et qu’on pèse sérieusement le pour et le contre.

— Alors commencez déjà à réfléchir.

— Je vous rappelle plus tard.

Il enfila le pantalon kaki et un T-shirt, le tout lui allait assez bien, puis il avala deux bols de céréales. Il lut le Pensacola News Journal et le New York Times. Le Times ne publiait rien sur ce chahut à l’hôtel Oxford, la veille au soir. Bien sûr que non, se dit-il. C’était arrivé trop tard dans la soirée, et l’affaire était beaucoup trop secrète. Alors, pour quelle raison avait-il espéré trouver cet article ?

Après le petit déjeuner et les journaux, Todd le rejoignit à la table de la cuisine.

— Nous avons quelques règles, lui annonça-t-il.

Le visage était jovial, mais le sourire était ferme.

— Quelle surprise !

— Vous avez le droit de passer des appels, naturellement, mais uniquement avec ce téléphone. Vous ne devez pas révéler où vous êtes. Vous pouvez sortir marcher sur la plage, mais nous sommes obligés de vous suivre, à distance.

— Vous plaisantez ? Je vais sortir me balader sur cette plage, et je vais avoir un type armé d’une mitraillette qui suit le mouvement. Comment c’est relaxant.

Todd saisit la note d’humour, qui l’amusa suffisamment pour qu’il ait envie de rire.

— Pas de mitraillette, et nous savons ne pas nous faire remarquer.

— Vous vous faites tous remarquer. Je suis capable de repérer l’un de vos agents à un kilomètre.

— En tout cas, restez près de la maison.

— Combien de temps vais-je rester ici ?

Todd haussa les épaules.

— Je n’en ai aucune idée.

— Et je suis sous surveillance préventive ou sous le régime de la protection des témoins ?

— Sous préventive, je pense.

— Vous ne savez pas, Todd ? Allons. D’une manière ou d’une autre, la surveillance préventive suppose que je suis suspect, n’est-ce pas, Todd ?

Encore un haussement d’épaules.

— Or je ne suis pas un suspect. Je suis un témoin, mais je n’ai pas accepté d’être placé dans le cadre du régime de protection des témoins. Donc, selon mon avocat, à qui je viens de parler, je suis libre de franchir cette porte quand je le souhaite. Qu’est-ce que vous pensez de ça, Todd ?

— Cette mitraillette que vous venez de mentionner ? Nous en avons au moins six sur les lieux.

— Donc je suis tenu de rester ici, c’est ça ?

— Exact.

— D’accord, il est midi. Qu’est-ce qu’on va faire ?

Barry rôdait à proximité, sans manquer un mot de leur conversation. Il s’approcha de la table avec une grande corbeille, remplie de tous les jeux de société que les propriétaires de locations de vacances laissent généralement à disposition.

— Nous avons là Monopoly, Risk, L’Escroc, Scrabble, un jeu de dames chinois, vous avez le choix, Kyle.

Il étudia la corbeille.

— Scrabble.