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C’était un Holiday Inn érigé dans les années 1960, en un temps où les chaînes de motels et de restauration rapide faisaient la course pour construire le long des autoroutes et des contre-allées. Kyle était passé devant une centaine de fois sans jamais le voir. Derrière, il y avait une crêperie, et le bâtiment voisin était occupé par une grande surface d’électroménager à prix cassés.

Le parking était sombre et au tiers plein. Il fit marche arrière et gara la jeep rouge sur une place à côté d’un minibus immatriculé dans l’Indiana. Il coupa les phares, mais laissa tourner le moteur et le chauffage allumé. Il tombait une neige légère. Et pourquoi pas le blizzard, une inondation, un tremblement de terre, une invasion, n’importe quoi qui vienne bouleverser cet effroyable scénario ? Et pourquoi obéissait-il à leurs petites manigances comme un somnambule ?

La vidéo.

Au cours de cette dernière heure, il avait pensé appeler son père, mais cette conversation leur prendrait bien trop de temps. John McAvoy lui fournirait des conseils juridiquement solides, et rapidement, mais le fond de l’histoire était trop compliqué. Il avait songé à téléphoner au professeur Bart Mallory, son conseiller pédagogique, son ami, son brillant professeur de procédure criminelle, un ancien juge qui saurait exactement quoi faire. Mais là encore, il y avait trop de vides à combler, et pas assez de temps. Il avait aussi envisagé d’appeler deux de ses camarades de la fraternité Bêta, à Duquesne University, mais pourquoi s’embêter ? Les conseils qu’ils pourraient lui donner seraient aussi peu judicieux que toutes les stratégies qui se bousculaient dans sa tête. Cela ne rimait à rien de leur gâcher l’existence. Et, dans l’horreur du moment, il avait réfléchi à différents moyens auxquels il pourrait recourir pour disparaître. Se précipiter comme un fou à l’aéroport. Filer en douce à la gare routière. Sauter du haut d’un pont suspendu.

Mais ils le surveillaient, non ? Et ils l’avaient aussi mis sur écoute, donc tous ses coups de fil seraient interceptés. À cette minute, quelqu’un l’observait, il en était certain. Peut-être qu’à l’intérieur de ce minibus de l’Indiana, un tandem de sbires avec casques d’écoute et équipement de vision nocturne prenaient leur pied à contrôler ses faits et gestes et à gaspiller l’argent du contribuable.

Il était incapable de se rendre compte si le Valium avait de l’effet.

Quand la pendule digitale de l’autoradio afficha 21 h 58, il coupa le moteur et sortit sous la neige. Il traversa bravement le terre-plein goudronné, chacun de ses pas laissant une empreinte derrière lui. Serait-ce son dernier instant de liberté ? Il avait lu tant de dossiers où il était question d’inculpés dans des affaires criminelles qui entraient en individus libres dans un poste de police, juste le temps de répondre à quelques questions en vitesse, et qui se retrouvaient inculpés, menottés, emprisonnés, happés par le système. Lui, il pouvait encore s’enfuir.

Quand les portes vitrées claquèrent derrière lui, il s’immobilisa une seconde dans le hall de réception désert et crut entendre le fracas métallique d’une porte de cellule, dans son dos. Il entendait, il voyait, il s’imaginait trop de choses. Apparemment, le Valium avait eu l’effet inverse, en lui mettant les nerfs à fleur de peau. Il fit un signe de tête au réceptionniste décati, derrière son comptoir d’accueil, mais sans recevoir de réponse audible de sa part. Dans l’ascenseur qui sentait le renfermé, en route vers le deuxième étage, il se demanda quel imbécile entrerait de son plein gré dans un motel rempli de flics et d’agents qui cherchaient à tout prix à l’accuser d’un crime qui n’avait jamais eu lieu ? Pourquoi faisait-il ça ?

La vidéo.

Il ne l’avait jamais vue. Il ne connaissait personne qui l’avait visionnée. Dans le monde très secret de la fraternité Bêta, des rumeurs, des démentis, des menaces circulaient, mais personne n’avait jamais su avec certitude si l’« histoire avec Elaine » avait été vraiment filmée. Qu’elle l’ait réellement été, et que cette pièce à conviction soit en possession de la police de Pittsburgh et du FBI, le poussa sérieusement à envisager la solution du pont suspendu.

Minute. Je n’ai rien fait de mal. Cette fille, je ne l’ai pas touchée, en tout cas pas ce soir-là.

Personne ne l’a touchée. C’était du moins la version à toute épreuve, la version concertée à laquelle on avait juré de se tenir, au sein de la fraternité Bêta. Mais si la vidéo prouvait le contraire ? Tant qu’il ne l’aurait pas vue, il n’en saurait rien.

Dès sa sortie sur le palier du deuxième étage, il fut cueilli par l’odeur nocive de la peinture fraîche. Il s’arrêta devant la porte de la chambre 222 et jeta un œil à sa montre, pour s’assurer de ne pas être en avance d’une minute. Il frappa, trois fois, entendit du mouvement et des voix étouffées. La chaîne de sécurité cliqueta, la porte s’ouvrit d’un coup et l’agent spécial Nelson Edward Ginyard lui dit :

— Content que vous ayez pu venir.

Kyle entra, laissant le vieux monde derrière lui. Le nouveau était subitement terrifiant.

Ginyard avait retiré sa veste, et sa chemise blanche était ceinte d’un baudrier, avec un assez gros pistolet logé dans son étui noir, calé sous l’aisselle gauche. L’agent Plant et les deux autres du Buster’s Deli le dévisageaient, et ils étaient eux aussi en bras de chemise, histoire que le jeune Kyle puisse prendre toute la mesure de leur arsenal. Trois Beretta 9 mm identiques, aux étuis et aux baudriers en cuir noir assortis. Des hommes solidement armés, tous les trois l’œil mauvais, comme s’ils auraient été plus que ravis d’abattre ce violeur.

— Bonne initiative, lui assura Plant, en hochant la tête.

En fait, dans ce moment de brouillard, Kyle se dit que c’était une initiative plutôt stupide.

La chambre 222 avait été reconvertie en bureau opérationnel de fortune. On avait repoussé le lit double dans un coin. Les rideaux étaient fermés, bord à bord. On avait fait monter deux tables pliantes, recouvertes de tous les signes d’un travail acharné – des chemises, d’épaisses enveloppes, des carnets. Trois ordinateurs portables étaient allumés et, sur l’écran de celui qui était le plus en vue, le plus proche de la porte, il entraperçut son portrait, extrait de l’annuaire de la faculté. Central York High School, année 2001. Les clichés au format 18 × 24 de trois de ses congénères de la fraternité Bêta étaient punaisés au mur, derrière les tables. Et tout au fond, quasiment au bord des rideaux, il y avait aussi la photo d’Elaine Keenan.

La chambre était attenante à une autre, et la porte de communication était ouverte. L’agent n° 5 fit son apparition dans l’encadrement – même pistolet, même baudrier – et lança un rapide regard à Kyle. Cinq agents ? Deux chambres. Une tonne de paperasse. Tout ce mal, tout ce travail, tous ces hommes, rien que pour me pincer ? Le spectacle de la puissance de l’administration fédérale en action lui donna le vertige.

— Cela vous ennuierait de vider vos poches ? lui demanda Ginyard en lui tendant une petite boîte en carton.

— Pourquoi ?

— S’il vous plaît.

— Vous vous figurez que je suis armé ? Vous pensez que je pourrais sortir un couteau et vous agresser, dites, hein, les gars ?

L’agent n° 5 perçut la note d’humour et rompit la glace d’un bel éclat de rire. Kyle sortit son trousseau de clefs, fit tinter l’anneau sous le nez de Ginyard, pour bien le lui montrer, puis le remit dans sa poche.

— Et si on vous fouillait un peu ? suggéra Plant, en s’avançant déjà vers lui.

— Je vous en prie, après vous. (Il leva les bras.) Tous les étudiants de Yale sont fortement armés, vous savez.

L’autre le palpa, en l’effleurant rapidement. Il avait à peine commencé que c’était déjà fini, tout juste cinq secondes, puis il disparut dans la pièce voisine.

— L’inspecteur Wright est en face, dans le couloir, lui précisa Ginyard.

Encore une autre chambre.

Il le suivit dehors, dans ce couloir mal aéré, et patienta, le temps que l’autre tapote à la porte de la chambre 225. Quand elle s’ouvrit, Kyle entra, seul.

Bennie Wright, lui, n’arborait aucun armement. Il lui serra promptement la main, en lui crachant :

— Inspecteur Wright, police de Pittsburgh.

Tout le plaisir est pour moi, songea Kyle, mais il ne répondit rien. Qu’est-ce que je fabrique ici ?

Wright approchait de la cinquantaine, petit, mince, dégarni, quelques mèches de cheveux noirs plaquées en arrière, juste au-dessus des oreilles. Il avait aussi les yeux noirs, partiellement dissimulés par une minuscule paire de lunettes de lecture, perchées à mi-hauteur d’un nez étroit. Il referma la porte derrière son visiteur, puis lui désigna l’emplacement de rigueur, en lui disant :

— Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ?

— Quelles sont vos intentions ? lui demanda Kyle sans bouger.

Wright passa devant le lit et s’arrêta à côté d’une table pliante, encore une, agrémentée, celle-ci, de deux chaises en métal bon marché, disposées face à face.

— On va causer, Kyle, lui annonça-t-il d’un ton enjoué, et le jeune homme se rendit compte que le policier avait un léger accent.

Même s’il ne subsistait dans son élocution presque aucune trace de sa langue maternelle, l’anglais n’était pas sa première langue. Mais c’était curieux. Un type qui s’appelait Bennie Wright, de Pittsburgh, n’aurait pas dû avoir d’accent étranger.

Il y avait dans un coin de la chambre une petite caméra vidéo montée sur un trépied. Des câbles couraient sur la table, jusqu’à un ordinateur portable, un écran de douze pouces.

— Je vous en prie, insista-t-il, en lui désignant une chaise tandis qu’il s’asseyait sur l’autre.

— Je veux que tout soit enregistré, fit l’étudiant.

Wright jeta un regard par-dessus son épaule, vers la caméra.

— Pas de problème.

Lentement, il s’approcha de la chaise et s’assit. Wright remontait les manches de sa chemise blanche. Sa cravate était déjà à moitié dénouée.

À sa droite, Kyle vit l’écran vide du PC. À sa gauche, un épais dossier, fermé. Au centre de la table, un bloc-notes grand format, pages blanches et lignées, un stylo noir posé dessus, en attente.

— Allumez la caméra, exigea-t-il.

Wright tapa sur le clavier du portable, et ce fut son visage qui apparut à l’écran. Il regarda cette image de lui-même, et n’y vit que de la peur.

Avec des gestes efficaces, Wright fouilla dans son dossier pour réunir les documents nécessaires, comme si ce jeune homme était simplement venu remplir une demande de carte de crédit. Quand il eut trouvé les feuillets concernés, il les plaça au centre de la table.

— Première chose, passer vos droits en revue.

— Non, rectifia Kyle d’une voix feutrée. Je dois d’abord voir votre insigne et une pièce d’identité.

Cette exigence eut le don d’irriter l’inspecteur, mais cela ne dura que quelques secondes. Sans un mot, il extirpa un portefeuille en cuir marron de sa poche arrière, l’ouvrit.

— J’ai le même depuis maintenant vingt-deux ans.

Il examina l’insigne en bronze, qui accusait bien son âge, en effet. Benjamin J. Wright, Pittsburgh Police Department, matricule 6658.

— Et votre permis de conduire ?

Wright rabattit son portefeuille d’un coup sec, révélant un autre compartiment, manipula des cartes, et jeta sur la table un permis avec photo, émis par l’État de Pennsylvanie.

— Satisfait, maintenant ? lâcha-t-il, cassant.

Kyle le lui rendit.

— Pourquoi le FBI est-il impliqué là-dedans ?

— On pourrait déjà en finir avec le rappel de vos droits ?

Le policier remit de l’ordre dans ses documents.

— Bien sûr. Je connais le cinquième amendement.

— J’en suis convaincu. L’un des meilleurs étudiants de l’une de nos facultés juridiques les plus prestigieuses. Un très brillant jeune homme. (Kyle lut le texte en même temps que Wright en prononçait les formules rituelles.) Vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que vous direz pourra être éventuellement retenu contre vous par le tribunal. Vous avez le droit de prendre un avocat. Si vous n’en avez pas les moyens, l’État vous en attribuera un d’office. Des questions ?

— Non.

Il signa de son nom les deux formulaires stipulant qu’il avait pris connaissance de ses droits et les refit glisser vers son interlocuteur.

— Pourquoi le FBI est-il impliqué ?

Il répétait sa question.

— Croyez-moi, Kyle, le FBI, c’est le cadet de vos soucis. (Wright avait les mains velues, immobiles, posées, et les doigts croisés sur son bloc-notes. Il s’exprimait lentement, avec autorité. C’était lui qui menait cet entretien, cela ne soulevait aucun doute.) Voici ce que je suggère, Kyle. Nous avons tellement de questions à traiter, et le temps nous manque. Avez-vous déjà joué au football ?

— Oui.

— Alors disons que cette table est un terrain de football. Pas formidable, comme analogie, mais ça devrait convenir. Vous êtes ici, sur la ligne d’en-but. (De la main gauche, il traça une ligne imaginaire, devant l’ordinateur.) Vous avez cent yards à couvrir pour marquer, gagner et sortir d’ici entier. (De la main droite, il traça l’autre ligne d’en-but, à côté de son épais dossier. Ses mains étaient à un mètre vingt l’une de l’autre.) Cent yards, Kyle, vous me suivez, d’accord ?

— D’accord.

Il joignit les mains et tapota sur le bloc-notes.

— Quelque part ici, vers la ligne des cinquante yards, je vais vous montrer la vidéo qui est la source de ce litige. Ça ne va pas vous plaire, Kyle. Ça va vous rendre malade. La nausée. Vous retourner l’estomac. Mais ensuite, si c’est encore dans vos possibilités, nous allons continuer votre petite progression vers la ligne d’en-but, et quand nous y serons, vous serez complètement soulagé. Vous vous considérerez de nouveau comme un golden boy, un beau jeune homme à l’avenir sans limites et au passé immaculé. Restez collé à moi, Kyle, laissez-moi être le patron, le coach, celui qui appelle les actions de jeu, et ensemble nous atteindrons la Terre promise.

Sa main droite vint se plaquer sur la ligne d’en-but.

— Et cet acte d’accusation ?

Wright la posa sur le dossier.

— Il est ici.

— Quand est-ce que je le vois ?

— Arrêtez de poser des questions. Les questions, c’est moi. Et, avec un peu de chance, les réponses, c’est vous.

Ce n’était pas un accent espagnol. D’Europe de l’Est, peut-être, et si ténu, par moments, qu’il s’effaçait presque.

L’inspecteur posa la main gauche devant l’ordinateur.

— Maintenant, Kyle, il va falloir commencer par le commencement. Quelques éléments de contexte, d’accord ?

— Comme vous voudrez.

Wright sortit des documents de son dossier, les étudia une seconde, puis il prit son stylo.

— Vous êtes né le 4 février 1983 à York, Pennsylvanie, vous êtes le troisième enfant et le seul fils de John et Patty McAvoy. En 1989, vos parents ont divorcé, vous aviez six ans, et ni l’un ni l’autre ne se sont remariés, exact ?

— Exact.

Wright cocha le paragraphe, puis enchaîna une série de questions rapides sur les membres de sa famille, leur date de naissance, leurs cursus scolaire et universitaire, leur métier, leur adresse, leurs hobbys, leur affiliation religieuse, et même leur tendance politique. À mesure que la liste s’allongeait, il déplaçait ses papiers et prenait des notes. Il tenait à disposer d’éléments clairs, sur toute la ligne. Il connaissait même la date et le lieu de naissance du neveu de Kyle, âgé de deux ans, qui vivait à Santa Monica. Quand il en eut fini avec la famille, il sortit d’autres papiers. Kyle sentit les premiers signes de la fatigue. Et on n’en était qu’à réchauffement.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non.

— Votre père est un avocat généraliste, à York ?

C’était une affirmation, mais plutôt comme une question.

Il se contenta d’opiner. Ensuite, un tir de barrage de demandes au sujet de son père, sa vie, sa carrière et ses centres d’intérêt. Toutes les quatre ou cinq questions, il avait envie de lui demander : « Et quel est le rapport ? » Mais il tint sa langue. Wright possédait toutes les informations. Et lui, il se limitait à confirmer ce que d’autres savaient déjà.

— Votre mère est une artiste. Dans quel domaine ? l’entendit-il ajouter.

— On en est où, là, dans le match ?

— Vous avez gagné à peu près dix yards. Quel genre d’artiste, votre mère ?

— Elle est peintre.

Pendant dix minutes, ils sondèrent la vie de Patty McAvoy.

Enfin, le policier en avait terminé avec la famille et se concentrait sur le suspect. Il lui servit quelques questions faciles sur son enfance, mais sans s’attarder sur les détails. Il sait déjà tout, se redit Kyle.

— Tableau d’honneur au Central York High School, athlète vedette, aigle chez les scouts, le grade le plus élevé. Pourquoi avez-vous choisi Duquesne University ?

— Ils m’ont proposé une bourse en basket.

— Vous avez eu d’autres propositions ?

— Deux, de la part d’établissements plus modestes.

— Mais vous n’avez pas beaucoup joué, à Duquesne.

— J’ai joué treize minutes en première année, ensuite je me suis fait une déchirure au genou, le ligament croisé antérieur, dans la dernière minute du dernier match.

— Opéré ?

— Oui, mais le genou était fichu. J’ai laissé tomber le basket et je me suis inscrit comme membre actif dans une fraternité étudiante.

— On abordera la fraternité Bêta tout à l’heure. Vous avait-on invité à réintégrer l’équipe de basket ?

— Plus ou moins. Peu importait. J’avais le genou flingué.

— Vous avez choisi l’économie comme matière principale et vous avez obtenu des notes quasi parfaites. Que s’est-il passé en espagnol, lors de votre deuxième année ? Vous n’avez pas eu un A ?

— J’aurais dû prendre allemand, je pense.

— Un seul B en quatre ans, ce n’est pas si mal.

Wright tourna une page, prit note de quelque chose. Kyle observa brièvement son visage à l’écran et se dit qu’il devait absolument se détendre.

— Mentions très bien, adhésion à une dizaine d’organisations étudiantes, championnats de softball en salle, secrétaire, puis président de la fraternité Bêta. Votre dossier universitaire est impressionnant, et pourtant, vous êtes aussi arrivé à mener de front une vie sociale pour le moins assez active. Parlez-moi de votre première arrestation.

— Je suis sûr que vous avez le dossier dans votre chemise, là.

— Votre première arrestation, Kyle.

— La seule. Une première, et il n’y en a pas eu d’autre. En tout cas à ce jour, si je ne m’abuse.

— Que s’est-il passé ?

— Une histoire typique des fraternités étudiantes. Une soirée bruyante qui s’est interrompue avec l’arrivée des flics. Je me suis fait prendre avec un « conteneur », selon la formule consacrée de la police. Une boîte de bière. Du pinaillage. Infraction. J’ai dû verser une amende de trois cents dollars et j’ai récolté six mois de mise à l’épreuve. Après ça, l’incident a été effacé de mon casier et Yale n’en a jamais rien su.

— C’est votre père qui a géré l’affaire ?

— Il s’en est un peu occupé, mais j’avais un avocat, à Pittsburgh.

— Qui ?

— Une dame qui s’appelle Sylvia Marks.

— J’ai entendu parler d’elle. Elle n’est pas spécialisée dans les âneries d’étudiants ?

— C’est bien elle. Mais elle connaît son métier.

— Je croyais qu’il y avait eu une deuxième arrestation.

— Non. Je me suis fait interpeller par la police sur le campus, mais il n’y a pas eu d’arrestation. Juste un avertissement.

— Que faisiez-vous ?

— Rien.

— Alors pourquoi vous ont-ils contrôlé ?

— Deux fraternités d’étudiants se tiraient dessus à coup de pétards-fusées. Des petits malins. Je ne m’y suis pas mêlé. Aucune mention dans mon dossier, donc je me demande comment vous avez pu en entendre parler.

Wright ignora ce commentaire et prit encore des notes dans son bloc. Quand il eut fini de griffonner, il demanda.

— Pourquoi avez-vous décidé d’entrer en faculté de droit ?

— J’ai pris cette décision quand j’avais douze ans. J’ai toujours voulu devenir avocat. Mon premier boulot, c’était de tenir la photocopieuse au bureau de mon père. J’ai en quelque sorte grandi là-bas.

— Auprès de quelles universités avez-vous déposé votre candidature ?

— Penn, Yale, Cornell et Stanford.

— Où avez-vous été reçu ?

— Dans les quatre.

— Alors pourquoi Yale ?

— C’était mon premier choix, depuis le début.

— Yale vous a proposé une bourse ?

— Certaines incitations financières, oui. Mais les autres aussi.

— Avez-vous emprunté de l’argent ?

— Oui.

— Combien ?

— Vous avez réellement besoin de le savoir ?

— Si ce n’était pas le cas, je ne vous poserais pas la question. Vous croyez que je parle juste pour m’écouter parler ?

— Cette question-là, ce n’est pas moi qui peux y répondre.

— Revenons aux prêts étudiants.

— Quand j’aurai mon diplôme, en mai, je devrai à peu près 60 000 dollars.

Wright hocha la tête, comme s’il confirmait l’exactitude du montant. Il tourna une autre page, et Kyle s’aperçut qu’elle aussi était noire de questions.

— Et vous écrivez pour la revue juridique ?

— Je suis le rédacteur en chef du Yale Law Journal, oui.

— C’est la plus haute distinction honorifique de la faculté ?

— Selon certains, oui.

— L’été dernier, vous avez fait un stage, à New York. Parlez-moi un peu de ce stage.

— C’était un de ces énormes cabinets de Wall Street, Scully & Pershing, le stage d’été standard. On nous servait à dîner et à boire, on avait des horaires relax, tous les grands cabinets ont recours au même numéro, pour attirer les étudiants chez eux. Ils bichonnent leurs stagiaires, et ensuite, une fois qu’ils sont entrés comme collaborateurs, ils les tuent à la tâche.

— Scully & Pershing vous ont-ils proposé un poste, une fois votre diplôme obtenu ?

— Oui.

— Avez-vous accepté ou refusé ?

— Ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas pris ma décision. Le cabinet m’a accordé un délai supplémentaire.

— Qu’est-ce qui vous réclame autant de temps ?

— J’ai quelques autres pistes. La première, c’est un poste de magistrat stagiaire auprès d’un juge fédéral, mais de ce côté-là, les choses demeurent encore incertaines.

— Et vous avez reçu d’autres propositions professionnelles ?

— J’ai reçu d’autres propositions, oui.

— Dites-m’en plus.

— Franchement, vous y voyez un intérêt ?

— Tout ce que je dis a un intérêt, Kyle.

— Vous avez de l’eau ?

— Je suis certain qu’il doit y avoir ça dans la salle de bains.

Kyle se leva d’un bond, passa entre le lit double et la crédence, alluma la lumière dans la salle de bains exiguë, et fit couler de l’eau du robinet dans un verre en plastique à la paroi très fine. Il le vida d’un trait, le remplit de nouveau. Quand il retourna à la table, il posa le gobelet vers sa ligne des vingt yards, puis vérifia son image à l’écran.

— Juste par simple curiosité, dit-il. Le match en est où ?

— Troisième tentative et peu d’avancée. Parlez-moi de ces autres offres d’emploi, des autres cabinets.

— Pourquoi ne me montrez-vous pas simplement cette vidéo, qu’on saute toutes ces salades ? Si elle existe vraiment et si elle m’incrimine, alors je sors d’ici et j’engage un avocat.

Wright s’inclina vers lui, ajusta la position de ses deux coudes sur la table et se tapota doucement le bout des doigts. La partie inférieure de son visage se décontracta sur un sourire, mais la partie supérieure conserva toute sa réserve. Très froidement, il commenta.

— Vous vous mettez en colère, là, cela pourrait vous coûter la vie.

Me coûter la vie ? Comme à un cadavre ? Ou la vie au sens d’un brillant avenir ? Il ne savait pas trop. Il respira à fond, puis but une autre gorgée d’eau. Cet éclair de colère s’était dissipé, laissant place à l’accablement, un mélange de confusion et de peur.

Le faux sourire s’agrandit.

— Je vous en prie, Kyle, vous vous débrouillez bien, là. Encore quelques questions, et on abordera un domaine plus ardu. Alors, ces autres cabinets ?

— On m’a proposé un poste chez Logan & Kupec, à New York, chez Baker Potts, à San Francisco, et chez Garton à Londres. J’ai refusé les trois. Je tourne encore autour d’un projet de poste à caractère public.

— En quoi faisant ? Où cela ?

— C’est en Virginie, une mission d’aide juridique, pour les travailleurs immigrés.

— Et vous feriez cela combien de temps ?

— Deux ans, peut-être, je ne suis pas sûr. C’est juste une possibilité.

— Pour un salaire bien moindre ?

— Oh, oui. Pour beaucoup moins.

— Comment allez-vous rembourser vos prêts étudiants ?

— Je trouverai.

Cette réponse de petit malin déplut à Wright, mais il préféra ne pas la commenter. Il baissa les yeux sur ses notes, quoique ce bref aperçu ne fût même pas utile. Il savait que le jeune Kyle devait 61 000 dollars en prêts étudiants, mais que s’il consacrait les trois prochaines années à travailler pour un salaire minimal à défendre les pauvres, les opprimés, les victimes de maltraitance ou protéger l’environnement, Yale lui ferait grâce de cette dette. Cette offre lui avait été soumise par Piedmont Legal Aid, une structure spécialisée dans l’aide juridictionnelle, et son poste d’assistant était financé par une subvention émanant d’un énorme cabinet juridique de Chicago. Selon les sources de Wright, l’étudiant avait accepté l’offre, au moins verbalement, ce qui lui rapporterait 32 000 dollars annuels. Wall Street attendrait. Wall Street serait toujours là. Son père l’avait encouragé à consacrer ces deux prochaines années à monter au front, à mettre les mains dans le cambouis, loin du droit des entreprises auquel lui, John McAvoy, vouait le plus grand mépris.

D’après le dossier, Scully & Pershing lui avait offert un salaire de base de 200 000 dollars, sans compter les primes habituelles. Les autres cabinets lui offraient des montants similaires.

— Quand allez-vous vous choisir un emploi ? lui demanda-t-il.

— Très bientôt.

— Vous vous orientez plutôt vers quoi ?

— Vers rien.

— Vous êtes sûr ?

— Évidemment que je suis sûr.

Wright tendit la main vers son dossier, en secouant la tête, l’air déterminé, le front plissé, comme si on venait de l’insulter. Il prit d’autres documents, les feuilleta, puis lança un regard courroucé à Kyle.

— Vous n’avez pris aucun engagement verbal pour un poste auprès d’une structure dénommée Piedmont Legal Aid, à Winchester, en Virginie, où vous débuteriez le 2 septembre prochain ?

Kyle laissa échapper un filet d’air entre ses lèvres desséchées. Le temps d’amortir le choc, instinctivement, il regarda l’écran et oui, il avait bien l’air aussi pâlichon qu’il l’était en réalité. Il faillit bredouiller « Mais enfin, comment savez-vous ça ? », et c’eût été admettre la vérité. Vérité qu’il ne pouvait pas nier non plus. Wright savait déjà.

Il allait s’acheminer laborieusement vers une réponse vaseuse, mais son adversaire lui porta le coup de grâce.

— Appelons cela votre mensonge no 1, d’accord, Kyle ? fit-il avec un sourire grinçant. Si nous devions en arriver à un mensonge no 2, nous couperions la caméra, on se souhaiterait une bonne nuit, et on se retrouverait demain pour votre arrestation. Menottes, confrontation, clichés judiciaires, et pourquoi pas un journaliste ou deux. Vous ne penserez plus du tout à protéger les immigrés en situation irrégulière, et vous ne penserez plus du tout à Wall Street. Ne me mentez pas, Kyle. J’en sais trop sur votre compte.

Il eut envie de lui répondre « Oui, monsieur », au lieu de quoi ce fut à peine s’il réussit à esquisser faiblement un « oui » de la tête.

— Alors, vous projetez de travailler dans les œuvres charitables, ces deux prochaines années ?

— Oui.

— Et ensuite quoi ?

— Je l’ignore. Je suis certain de rejoindre un cabinet, tôt ou tard, et d’entamer ma carrière.

— Que pensez-vous de Scully & Pershing ?

— Grosse boutique, puissante, et riche. Je crois que c’est le plus important cabinet juridique du monde. Tout dépend des dernières fusions entre cabinets ou des dernières absorptions en date. Des bureaux dans trente villes et sur cinq continents. Des types vraiment intelligents qui travaillent très dur et qui se soumettent mutuellement à une pression énorme, qui pèse surtout sur leurs jeunes collaborateurs.

— Votre style de travail ?

— Difficile à dire. L’argent, c’est super. Le métier est sans pitié. Mais on joue dans la cour des grands. Je finirai probablement là-bas.

— Dans quel secteur êtes-vous intervenu, l’été dernier ?

— J’ai bougé, mais j’ai passé l’essentiel de mon temps au contentieux.

— Cela vous plaît, le contentieux ?

— Pas particulièrement. Puis-je vous demander quel rapport ces questions peuvent bien avoir avec cette histoire de Pittsburgh ?

Wright retira ses coudes de la table et essaya de se détendre en s’enfonçant un peu plus dans sa chaise pliante. Il croisa les jambes et posa son bloc en équilibre sur sa cuisse gauche. Il mâchonna l’extrémité de son stylo un petit moment, en dévisageant Kyle comme s’il s’était transformé en psychiatre qui analyserait son patient.

— Parlons de votre fraternité étudiante, à Duquesne.

— Comme vous voudrez.

— Vous étiez plus ou moins dix membres à avoir prêté serment, au sein de votre promotion, exact ?

— Neuf.

— Vous restez en contact avec eux ?

— Dans une certaine mesure.

— L’acte d’accusation comporte quatre noms, le vôtre et trois autres, alors parlons des trois autres. Où est Alan Strock ?

L’acte d’accusation. Quelque part dans ce foutu dossier, à moins d’un mètre de lui, il y avait son acte d’accusation. Comment son nom pouvait-il figurer parmi les défendeurs ? Il n’avait pas touché cette fille. Il n’avait été témoin d’aucun viol. Il n’avait vu personne faire l’amour. Il se rappelait vaguement avoir été présent dans la pièce, mais à un moment, au cours de la soirée, et pendant cette scène de sexe, il avait perdu connaissance. Comment pourrait-il être accusé de complicité s’il n’était pas conscient ? Ce serait sa ligne de défense, au tribunal, et une ligne solide, mais rien que s’imaginer le spectre d’un procès, c’était trop épouvantable. Un procès ne se tiendrait que longtemps après son arrestation, et s’accompagnerait d’une immense publicité, avec l’horrible découverte de sa photo imprimée. Il ferma les yeux et se massa les tempes, il pensa aux coups de fil qu’il allait passer chez lui, d’abord à son père, et puis à sa mère. D’autres coups de téléphone suivraient : un à chacun des directeurs chargés du recrutement qui lui avaient proposé ces postes ; un à chacune de ses deux sœurs. Il proclamerait son innocence et ainsi de suite, mais il savait qu’il ne parviendrait jamais à se débarrasser de ces soupçons de viol.

Pour le moment, il n’avait aucune confiance en l’inspecteur Wright et dans le marché que celui-ci avait en tête – quel qu’il soit. S’il existait un acte d’accusation, alors aucun miracle ne pourrait l’enterrer.

— Alors, Alan Strock ? insista Wright.

— Il est en fac de médecine, à l’université d’État de l’Ohio.

— Vous avez correspondu, récemment ?

— Un e-mail, il y a deux jours.

— Et Joey Bernardo ?

— Il vit toujours à Pittsburgh, il travaille pour un courtier en Bourse.

— Des contacts récents ?

— Au téléphone, il y a quelques jours.

— Aucune mention d’Elaine Keenan, avec Alan ou Joey ?

— Non.

— Dites, les gars, vous avez tous essayé de l’oublier, Elaine, hein ?

— Oui.

— Eh bien, la revoilà.

— Visiblement.

Wright se redressa sur sa chaise, décroisa les jambes, s’étira le dos et reprit une position plus confortable, les deux coudes plantés sur la table.

— Après sa première année, Elaine a quitté Duquesne, reprit-il à voix plus basse, comme s’il commençait un long récit. Elle était très perturbée. Des notes désastreuses. Elle affirme maintenant que ce viol lui a valu de graves troubles émotionnels. Elle a vécu chez ses parents, à Érié, pendant à peu près un an, et ensuite, le début de la dérive. Pas mal d’automédication, alcool et drogues multiples. Elle a vu quelques thérapeutes, mais sans résultat. Vous étiez au courant de tout ça ?

— Non. Après son départ de la fac, on est restés sans nouvelles.

— Quoi qu’il en soit, elle a une sœur, plus âgée, à Scranton, en Virginie, qui l’a accueillie, qui lui a trouvé de l’aide, et lui a payé une cure de désintoxication. Et puis ils ont dégotté un psy qui, manifestement, a fait du bon travail et l’a remise d’aplomb. Elle ne se drogue plus, ne boit plus, elle se sent bien, et sa mémoire s’est fortement améliorée. Elle s’est aussi trouvé une avocate, et elle demande justice, naturellement.

— Vous avez l’air sceptique.

— Je suis un flic, Kyle. Tout me laisse sceptique, mais j’ai là cette jeune femme assez convaincante, qui affirme avoir été violée, et j’ai une vidéo qui constitue une pièce à conviction de poids. Et, pour couronner le tout, j’ai cette avocate qui veut la peau de quelqu’un.

— C’est de l’extorsion, c’est ça ? Uniquement une question d’argent ?

— Que voulez-vous dire, Kyle ?

— Le quatrième défendeur, c’est Baxter Tate, et nous savons tous de quoi il retourne. La famille Tate est très riche. Vieille fortune de Pittsburgh. Baxter est né avec un portefeuille de fonds en fidéicommis dans son berceau. Combien veut-elle ?

— C’est moi qui pose les questions. Avez-vous eu des rapports sexuels…

— Oui, j’ai eu des relations sexuelles avec Elaine Keenan, comme la quasi-totalité de ma promotion. Elle était très, très chaude, elle passait plus de temps dans les locaux du Bêta que la majorité des Bêtas eux-mêmes, elle était capable de nous faire boire, et c’était toujours nous qui roulions sous la table, elle, jamais, et son sac à main était en permanence rempli de comprimés divers. Ses problèmes ont commencé bien avant son arrivée à Duquesne. Croyez-moi, elle n’a aucun intérêt à porter cette affaire en justice.

— Combien de fois avez-vous eu des rapports sexuels avec elle ?

— Une fois, environ un mois avant ce prétendu viol.

— Savez-vous si Baxter Tate avait eu des relations sexuelles avec Elaine Keenan, le soir en question ?

Kyle observa quelques secondes de silence, respira à fond.

— Non, je n’en sais rien. Je suis tombé dans le cirage.

— Baxter Tate admet-il avoir eu des relations sexuelles avec elle, ce soir-là ?

— Il ne m’a rien dit.

Wright acheva d’écrire une longue phrase sur son bloc, le temps que ce nuage se dissipe. Kyle pouvait presque entendre le chuintement de la caméra. Un bref regard, et il vit le petit témoin rouge qui le fixait.

— Où est Baxter Tate ? lui demanda Wright après un silence pesant, interminable.

— Quelque part à Los Angeles. À peine terminé son troisième cycle, il est parti pour Hollywood, où il voulait devenir acteur. Il n’est pas très stable.

— C’est-à-dire ?

— Il vient d’une famille fortunée qui est encore plus dysfonctionnelle que la moyenne des familles fortunées. C’est un fêtard absolu, régime alcool, drogues et nanas. Et il ne donne aucun signe de vouloir s’en sortir. Son but dans la vie, c’est de devenir un grand acteur et de se noyer dans l’alcool. Il veut mourir jeune, façon James Dean.

— Il a tourné dans des films ?

— Pas un seul. Mais il a tourné dans pas mal de bars.

Subitement, Wright eut l’air de se lasser de poser des questions. Il avait cessé de griffonner. Son regard dur était plus flottant. Il fourra des papiers dans son dossier, puis tapota du doigt au centre de la table.

— Nous avons progressé, Kyle, je vous remercie. La balle est au milieu du terrain. Vous voulez voir la vidéo ?