CHAPITRE II
L’INFIRMERIE
I
LORSQU’ON se donne la peine d’effacer les annotations faites au crayon dans les marges d’un livre, il faut le faire complètement, car pour conserver un secret, on ne saurait prendre trop de précautions.
Si le docteur Forester avait apporté plus de soins à faire disparaître les marques faites dans les marges de Mes convictions de Tolstoï, M. Rennit n’aurait peut-être jamais percé le mystère de la disparition de Jones, Johns aurait sans doute continué à vénérer ses héros, le major Stone aurait graduellement perdu le peu de raison qui lui restait, tout en moisissant entre les quatre murs rembourrés d’une cellule de l’infirmerie et presque certainement Digby serait resté… Digby.
En effet, ce furent ces annotations mal effacées qui tinrent Digby éveillé et songeur après un jour de solitude et d’ennui. Il était impossible de respecter quelqu’un qui n’a pas le courage de ses opinions et, une fois le respect disparu, toutes les suppositions étaient permises au sujet du docteur Forester dont le visage perdait du même coup sa noblesse, son aspect imposant et aussi sa compétence.
De quel droit lui interdisait-il les journaux, et, par-dessus toute chose, de quelle autorité jouissait-il pour interdire les visites d’Anna Hilfe ?
En cette conjecture, Digby ressentait exactement la désillusion de l’écolier qui s’aperçoit que son professeur cache des secrets dont il a honte… d’un seul coup, il ne le reconnaissait plus digne de respect, et, tout comme un élève, Digby organisa la révolte.
À vingt et une heures, entendant le bruit du moteur d’une auto, il écarta précautionneusement ses rideaux et aperçut le docteur Forester qui partait, ou plutôt, Poole conduisant la voiture où avait pris place le docteur.
Avant d’avoir constaté le départ de Poole, Digby n’avait projeté qu’une manifestation sans importance : une visite à la chambre de Johns qu’il espérait bien arriver à faire parler. Mais maintenant, il se sentait plus sûr de lui-même ; il visiterait donc la fameuse « infirmerie » et pousserait l’audace jusqu’à essayer de parler au major Stone ; les malades devaient s’unir contre la tyrannie et, à cette pensée, il se souvint de la délégation qu’il avait conduite devant le proviseur de son lycée pour protester contre les leçons de trigonométrie que – contre toutes les règles de l’enseignement des lettres – voulait imposer un nouveau professeur.
Il était étonnant combien ce souvenir lui paraissait à la fois récent et éloigné… sa mémoire ne lui permettait pas encore de placer les événements dans leur ordre chronologique.
Entrebâillant la porte de sa chambre pour jeter un coup d’œil dans le couloir, Digby fut saisi d’une excitation nerveuse non dénuée de gaieté ; il appréhendait cependant les sanctions auxquelles il s’exposait, et, conscient des risques qu’il encourait, il considérait son entreprise comme héroïque, digne de son amour. Son imagination le jetait dans une sorte de volupté à laquelle se mêlait confusément quelque sensualité se rapprochant par exemple de celle d’un jeune garçon se vantant d’avoir couru le risque d’une raclée par amour pour son amie.
Suivant leur état de santé, les malades allaient se coucher plus ou moins tôt, mais, à vingt et une heures trente, tous étaient supposés s’être retirés et même endormis… Mais qui dort à volonté ?
Passant devant la chambre de Davis, Digby entendit les gémissements irrésistibles d’une crise de larmes. Plus loin, au bout du couloir, la porte de Johns était ouverte et le rai de lumière qui coupait la pénombre du corridor indiquait que l’électricité était allumée. Enlevant ses pantoufles, Digby traversa en trombe, mais cette précaution se révéla inutile car Johns n’était pas chez lui… sans doute son besoin de compagnie l’avait poussé à aller causer un brin avec le concierge. Sur son bureau, on apercevait une pile de journaux… sans doute ceux qu’il avait choisis pour Digby parmi la collection du docteur, avant l’interdiction… La tentation de les lire fut forte, mais pas assez, cependant, pour éclipser les dispositions aventureuses de Digby qui, ce soir-là, allait oser ce que tout autre malade n’avait jamais fait de son plein gré : pénétrer les secrets de la mystérieuse « infirmerie ». Avançant précautionneusement et silencieusement, les mots « pionnier », « peau rouge », « indien » lui venaient à l’esprit…
Les lumières du salon étaient éteintes, mais comme les rideaux n’avaient pas été tirés, la lune jetait une clarté spectaculaire sur le mobilier familier, et dans le silence de la nuit, on entendait le bruit argentin de la fontaine avec une netteté surprenante. Les exemplaires du Tatler étaient méticuleusement rangés en piles sur les tables, les cendriers avaient été enlevés et les coussins, dans leur régulier alignement, donnaient à la pièce l’aspect de ces expositions de meubles où le public est tenu distance par des cordons. La prochaine porte qu’il ouvrit le mena en face du bureau du docteur Forester et, comme il prenait grand soin de tout refermer derrière lui, Digby avait la sensation qu’il se coupait lui-même toute retraite.
Attentif au moindre bruit, l’explorateur sentait les pulsations de son cœur faire vibrer tout son être comme les coups de piston d’une énorme pompe.
Devant lui, au fond du couloir, venait de lui apparaître la porte couverte de moleskine verte qu’il n’avait jamais vue ouverte et qui conduisait à « l’infirmerie ». Brusquement, Digby se revit enfant, s’échappant du dortoir… osant plus qu’il ne le voulait réellement… espérant que la porte serait fermée de l’extérieur, et que, l’honneur une fois satisfait, il ne lui resterait plus qu’à retourner au lit.
Cependant, la porte s’ouvrit sans difficulté pour en découvrir une seconde, nécessaire sans doute afin d’étouffer les bruits et ne pas déranger le docteur lorsqu’il occupait son bureau.
À sa surprise, la deuxième porte n’était pas fermée non plus, et, tandis qu’il la poussait pour se donner passage, la première se referma avec un grincement se rapprochant étrangement d’un soupir.
Digby se tint immobile et prêta attentivement l’oreille… Le tic-tac métallique d’une pendule auquel se joignait le bruit que fait l’eau qui tombe goutte à goutte d’un robinet mal fermé troublait seul le silence.
Le dallage du sol attestait que cette annexe avait autrefois servi pour les communs ; Digby, avec ses pantoufles, foulait une épaisse couche de poussière.
L’escalier, tout en bois, était si malpropre, que depuis très longtemps sans doute il n’avait été ciré, et le droguet qui le recouvrait était usé jusqu’à la trame. Quel contraste avec la pimpante maison de santé séparée seulement par une porte ! Tout était dans un état d’abandon complet, pouvant se traduire ainsi : « Nous n’avons plus d’importance… personne ne vient ici… notre seul devoir est de nous tenir bien tranquille, de façon à ne pas déranger le docteur. » Si ce n’avait été le tic-tac de la pendule et le faible relent particulier aux cigarettes éteintes… aux cigarettes bon marché, et, à cette odeur, Digby, sans pouvoir dire pourquoi, fut saisi d’une crainte que son cœur manifesta par des battements désordonnés.
Poole devait probablement vivre dans cette pièce où l’on entendait la pendule… et, chaque fois qu’il pensait à Poole, Digby avait comme l’intuition qu’il lui arriverait un malheur tandis que des réminiscences, vagues encore, lui revenaient à l’esprit.
Tout à ses pensées, il oublia momentanément le major Stone et se dirigea, ou plutôt son odorat lui indiqua la chambre de Poole.
Elle était située à l’extrémité du couloir, là d’où venait le bruit du robinet mal fermé… une grande chambre carrée, dallée, dépourvue de confort – sans doute une ancienne cuisine –, qu’un rideau divisait en deux. L’atmosphère respirait l’abandon, une sorte de pauvreté voulue, comme si l’on s’était évertué à marquer par son aménagement quelque originalité de caractère… des bouts de cigarettes jonchaient le sol, une pendule et une pauvre théière servaient de serre-livres à des bouquins entassés pêle-mêle sur une penderie… les œuvres de Carlyle, les biographies de Napoléon, de Cromwell et quelques brochures traitant des problèmes de la jeunesse, de la main-d’œuvre, de l’Europe et de Dieu.
Les fenêtres étaient toutes fermées, et lorsque Digby souleva le rideau tout crasseux, il découvrit un lit – une sorte de grabat – où Poole s’était reposé sans prendre la peine de le remettre en ordre. Dans un coin se trouvait un évier où dégouttait le robinet mal fermé, aux barres du lit pendait, hideux, un cuir à rasoir, et sur le rebord de la fenêtre, trônait une ancienne boîte de conserves ayant contenu de la langouste, et maintenant toute pleine de vieilles lames de rasoir.
Telle une chambre d’hôtel, cette pièce était dépourvue de tout confort et donnait l’impression que son occupant, n’étant que de passage, n’aurait su prendre la peine d’y rien changer, pas même une des taches qui en souillaient les murs. Une valise entrouverte laissait entrevoir des caleçons sales qui complétaient l’apparence misérable de cet intérieur.
Comme on retourne une pierre, vous retourniez l’élégante maison de santé et voilà ce que vous trouviez par-dessous.
L’odeur particulière de tabac ordinaire infectait l’endroit, et le lit, parsemé de miettes de pain, indiquait que Poole mangeait après s’être couché.
Son regard s’appesantissant sur les miettes. Digby se sentit saisi de tristesse mêlée d’inquiétude à l’appréhension de dangers qu’il n’aurait su préciser, et de cette sensation se dégageait une sorte de déception de ne pas voir ses craintes se réaliser… Une sensation semblable à celle qu’éprouverait un jeune homme devant un match de cricket mal joué, ou encore à la déception de ne pas revoir ses parents à l’époque des vacances, et Digby se revoyait devant le « king’s Arms », attendant une amie qui ne venait jamais au rendez-vous. Dans son imagination, il ne trouvait rien de comparable au sanatorium qui, entouré et isolé par son grand jardin, apparaissait comme un rêve. Était-il possible que la vie quotidienne fût comme ceci ? Et dans ses souvenirs, il retrouvait une pelouse, le thé qui y était servi, un salon avec des petites tables et des murs garnis d’aquarelles, un piano que nul ne touchait, et le parfum persistant d’eau de Cologne… Était-ce cela la vie familière ? Y arriverions-nous tous tôt ou tard ? L’avait-il vécue également ?
Mais l’intuition du danger qu’il pressentait imminent le ramena aux réalités et au pauvre major Stone.
Le docteur et Poole pouvaient fort bien survenir d’un moment à l’autre, et, bien qu’il ne leur reconnût aucune autorité, il n’en était pas moins inquiet des sanctions que son audace pourrait lui valoir. À pas feutrés, il avança donc le long du couloir et, après avoir emprunté le petit escalier crasseux, atteignit le premier étage… Un silence de mort y régnait aussi… même le tic-tac de la pendule ne s’entendait plus. Des sonnettes pendaient suspendues à des fils de fer rouillés ; sans doute elles avaient été destinées à appeler les domestiques, car elles étaient étiquetées « Bureau », « Salon », « Chambre d’Ami 1 », « Chambre d’Ami 2 », etc. Faute de servir, elles étaient couvertes de poussière et entourées de toiles d’araignées, comme des joyaux précieux dans leur écrin.
Les fenêtres à barreaux qu’il avait aperçues du jardin, étaient au deuxième, et ce fut presque à regret qu’il s’élança dans cette direction. À chaque pas qu’il faisait, il rendait toute retraite encore plus difficile, mais s’étant juré de parler à Stone il était bien décidé à aller jusqu’au bout. Une fois au second étage, il avança le long du couloir tout en appelant à demi-voix : « Stone… Stone… »
Mais aucune réponse ne lui parvint. Seul le vieux linoléum tout déchiré craquait sous ses pas, tandis que ses pantoufles se prenaient aux accrocs. Une fois encore, cette exploration le long de ce couloir semblait lui rappeler quelque peu son passé, et il s’y sentait plus à l’aise qu’en cette spacieuse pièce qui lui était réservée dans l’autre aile du sanatorium.
« Stone… Stone… » criait-il, et, à sa grande satisfaction, il entendit une voix anxieuse lui parvenir au-delà d’une des portes qu’il venait de dépasser.
« Barnes… est-ce vous Barnes ?
— Chut ! » répondit Digby, et, approchant ses lèvres du trou de la serrure, il ajouta : « Ce n’est pas Barnes… c’est Digby.
— Bien sûr, bien sûr, marmotta Stone dans un soupir, Barnes est mort… il est mort et moi je rêve tout éveillé…
— Êtes-vous là, Stone ? Êtes-vous sauf ?
— J’ai passé par de terribles moments, répondit Stone si bas que Digby parvint tout juste à l’entendre, oui, de terribles moments, répéta-t-il, je ne voulais pas réellement faire la grève de la faim…
— Approchez-vous de la porte, je vous entends à peine.
— Ils m’ont fourré dans une camisole de force… j’étais violent et dangereux, disaient-ils… mais, ils mentent… c’est de la trahison… de la pure trahison… »
Stone avait dû réussir à s’approcher de la porte, car sa voix s’entendait mieux. Il ajouta :
« Je sais bien que j’ai été un peu exalté, nous le sommes tous ici, n’est-ce pas ? Mais je ne suis cependant pas fou… ce n’est pas juste… je ne suis pas fou…
— Qu’avez-vous fait ?
— Je voulais seulement trouver l’endroit idéal pour prendre l’île en enfilade. Depuis des mois, ils ont commencé à y creuser, et un soir je les ai surpris à leur travail… je ne pouvais en rester là. Le Boche n’a pas l’habitude de perdre du temps. Alors je me suis aventuré dans cette fameuse « infirmerie », jusqu’à la chambre de Poole…
— Et alors ?
— Je n’avais pas l’intention de les effrayer, mais je voulais leur expliquer de quoi il retournait.
— Effrayer ? demanda Digby.
— Je tombai sur le docteur et Poole qui faisaient quelque chose dans l’obscurité… » et la voix s’interrompit brusquement ; c’était terrible d’entendre un homme sangloter derrière ce verrou.
« Mais le souterrain, questionna Digby, vous avez sans doute rêvé…
— Cette sonde… affreux… affreux… je ne voulais pas faire la grève de la faim… je craignais seulement qu’ils m’empoisonnent.
— Vous empoisonner ?
— Trahison… perfidie, répliqua la voix… Écoutez, Barnes…
— Mais je ne suis pas Barnes », interrompit Digby… Une fois de plus un soupir se fit entendre, et Stone continua :
« Bien sûr… excusez-moi… je déraisonne, n’oubliez pas que je suis un peu piqué… après tout, ils ont peut-être raison.
— Qui est Barnes ?
— C’était un brave homme… ils l’ont eu sur la plage… Ne faites pas attention, Digby, je suis vraiment fou, et chaque jour, ça va un peu plus mal. »
Par une des fenêtres, sans doute entrouverte, à l’étage inférieur, le bruit d’une auto s’arrêtant de vint perceptible, et Digby, s’approchant encore du trou de la serrure, articula :
« Je ne peux pas rester ici plus longtemps. Vous entendez, Stone ? Écoutez bien, vous n’êtes pas fou… vous vous faites des idées ; ils n’ont pas le droit de vous isoler ainsi. Tenez bon, je vous en sortirai… Tenez bon, surtout.
— Vous êtes un brave type, Digby.
— Ils m’ont menacé de l’infirmerie.
— Vous ? balbutia Stone… Mais vous êtes… très tranquille et raisonnable. Nom de Dieu, peut-être bien que je ne suis pas fou… puisqu’ils ont envisagé de vous enfermer, ça n’a pas d’autre nom… oui, nous sommes en pleine trahison…
— Tenez bon !
— Ne craignez rien, allez… la solitude, le doute… oui, le doute… je ne savais plus si je devais les croire. »
L’auto s’éloignait à présent.
« N’avez-vous aucun parent ?
— Pas âme qui vive, répondit Stone ; j’étais marié, mais ma femme m’a laissé tomber. Elle a eu bien raison… oui, raison… trahison, toujours la trahison !
— Je vous tirerai d’affaire… je ne sais pas trop comment, mais je réussirai.
— Cet îlot… il ne faut pas le perdre de vue, vous savez… Enfermé comme je le suis, je n’y puis rien, mais ça n’a aucune importance. Si je pouvais seulement disposer de cinquante de ces bougres que je commandais…
— Je surveillerai l’îlot, assura Digby.
— Je pensais que les Boches s’en étaient emparés… mais parfois j’embrouille tout…
— Il faut absolument que je parte… Tenez bon, n’est-ce pas ?
— Je tiendrai, soyez tranquille, mon ami, j’en ai vu bien d’autres, vous savez… Quand même, j’aimerais bien que vous ne partiez pas si vite.
— Je reviendrai vous chercher… c’est promis. »
Mais Digby ne savait vraiment pas comment il tiendrait sa promesse. Un remous de pitié lui bouleversa l’âme, et, sous cette influence, il aurait été capable de tuer pour soulager la torture de ce malheureux. Il le revoyait avançant carrément dans l’étang boueux… les yeux d’un bleu si pâle, la moustache martiale, et l’impression de sécurité qui se dégageait de sa personne. La reconnaissance de « l’infirmerie » s’était révélée beaucoup plus facile que Digby ne l’espérait… sans doute l’absence du docteur Forester avait duré plus longtemps qu’il ne l’avait prévu.
Il retrouva sans encombre la porte couverte de moleskine verte et son grincement, après lui avoir livré passage, lui rappelait cette fois le soupir anxieux de Stone lui demandant de ne pas tarder à venir le délivrer. Vivement, Digby traversa le salon et grimpa précautionneusement l’escalier qui menait à l’étage où se trouvait la chambre de Johns. Ce dernier était toujours absent, et, regardant la pendule sur son bureau, Digby se rendit compte que sa visite à « l’infirmerie » n’avait duré que douze minutes seulement. Les journaux épars sur le bureau reflétaient la lumière crue de la lampe cachée sous un abat-jour. Digby se sentait comme un explorateur de rêve de retour à la maison pour trouver le calendrier ouvert à la même page.
II
Digby n’avait plus peur de Johns. Il entra et jeta un coup d’œil sur ces journaux qui avaient mécontenté le docteur. Johns les avait classés par dates, en soulignant même certains passages… sans doute lui aussi s’était-il senti attiré par le métier de détective…
Et Digby lut :
« Le ministère de l’intérieur avait déjà répondu à une question de ce genre. Il s’agissait d’un dossier disparu dans des circonstances mystérieuses. En réalité, le dossier n’avait jamais disparu. On n’avait à déplorer qu’une légère indiscrétion, mais le document n’avait jamais été perdu de vue par… » et là s’étalait en toutes lettres le nom de la personnalité respectée de tous, dont Johns ne se souvenait plus. Après une telle déclaration, comment pouvait-on encore insinuer que les documents en question avaient été photographiés ? C’eût été accuser le personnage dont il s’agissait, non pas d’indiscrétion, mais bien de trahison. Sans doute, il aurait été plus prudent de confier aux coffres du ministère la garde de secrets si importants, mais la parole donnée au ministre lui-même, assurait que la personnalité en ayant charge ne l’avait pas quitté des yeux… Le Times, le grand quotidien de Londres, suggérait à mots couverts qu’il serait intéressant d’enquêter au sujet de l’origine de ces rumeurs calomnieuses… L’ennemi essayait-il de saper la confiance due à nos chefs ?
Trois ou quatre jours plus tard, la presse ne parlait plus de cet incident.
Ces numéros périmés de la presse quotidienne se révélaient d’un intérêt à la fois fascinant et effrayant… Digby avait eu à réapprendre petit à petit bien des noms qui lui avaient été familiers, mais à chaque page des journaux, il rencontrait celui d’un homme en vue dont il n’avait jamais entendu parler, et parfois celui de quelqu’un qu’il connaissait… quelque homme d’État dont on parlait depuis près de vingt années.
Digby ressentait le même étonnement que Rip Van Winckle après un sommeil de vingt-cinq ans… les gens qu’il connaissait de nom lui rappelaient sa jeunesse. D’autres devant lesquels semblait s’ouvrir un brillant avenir, avaient été relégués au ministère du Commerce, et, bien entendu, les destinées du pays étaient maintenant confiées à un homme que l’on considérait autrefois comme trop intelligent et pas assez diplomate. Digby arrivait encore à se souvenir de l’avoir entendu siffler par d’anciens combattants, alors que devant un tribunal, il avait proféré d’amères vérités sur une campagne désastreuse. À présent, cet homme avait réussi à faire avaler à son peuple des pilules bien plus amères.
Digby tourna la feuille du journal qu’il feuilletait, et, distraitement, lut sous une des illustrations : « Arthur Rowe, que la police aimerait interroger au sujet… », mais le crime ne l’intéressant pas, il ne poursuivit pas… La photographie représentait un homme maigre rasé de frais… Tous les assassins se ressemblent, pensa Digby, ou alors, c’est la mauvaise qualité de l’illustration. Mais le crime, du moins, le crime de la variété domestique, ne l’intéressait pas.
Un craquement brisa le silence, et Digby se retourna d’une seule pièce pour apercevoir Johns sur le pas de la porte.
« Bonsoir, Johns.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Mais vous le voyez, je lisais les journaux.
— Mais vous avez entendu ce que le docteur a dit…
— Excepté pour ce pauvre Stone, nous ne sommes pas encore en prison, vous savez ! Il s’agit, en effet, d’une agréable maison de santé… de repos même, où je suis temporairement, par suite d’une amnésie momentanée. » Johns l’écoutait avec une intense curiosité. Il ajouta donc :
« N’êtes-vous pas d’accord ?
— Il le faut bien.
— N’exagérons rien. Je ne vois pas pourquoi, lorsque je n’ai pas sommeil, je ne pousserais pas jusqu’à votre chambre pour un brin de causette ou pour quelques instants de lecture.
— Comme c’est simple.
— Mais ce n’est pas l’avis du docteur, n’est-ce pas ?
— Quoi qu’il en soit, un malade doit suivre son traitement à la lettre…
— Ou changer de médecin… Savez-vous que j’ai décidé de changer de docteur ?
— Vous n’allez pas partir, dites ? » Et la voix de Johns trahissait l’épouvante.
« Si, je vais vous quitter.
— Ne vous emportez pas, je vous en prie… le docteur Forester est un grand homme qui a beaucoup souffert… voilà pourquoi il est quelque peu excentrique. Cependant, je vous l’assure, la sagesse veut que vous restiez ici.
— J’en ai assez, Johns.
— Encore un mois… rien qu’un mois, plaida Johns. Avant la visite de cette jeune fille, vous faisiez de rapides progrès… rien qu’un mois encore… je parlerai au docteur, et je suis sûr qu’il vous permettra de lire les journaux… peut-être même ira-t-il jusqu’à lui permettre de recommencer ses visites. Ne faites rien jusqu’à ce que je lui aie parlé… il est si susceptible qu’il se froisse pour un rien.
— Johns, répondit Digby, dites-moi donc pourquoi vous avez si peur que je parte ? »
Dans le mouvement de tête que fit Johns, les verres sans monture de ses lunettes reflétèrent la lumière de la lampe sur les murs et, perdant toute prudence, Johns expliqua :
« Je ne suis nullement effrayé par la perspective de votre départ… j’ai peur… oui, je crains qu’il ne vous permette pas de partir. »
Tandis qu’ils parlaient, un bruit de moteur leur parvint du dehors.
« Quel secret cache le docteur ? » Et, devant le signe d’impuissante ignorance que faisait Johns, Digby insista :
« Il cache sûrement quelque chose dont il a honte… ce pauvre diable de Stone a surpris quelque chose d’anormal et, pour s’en débarrasser…
— C’est seulement pour son bien… seulement pour son bien… le docteur Forester sait ce qu’il fait ; c’est une lumière, Digby.
— Pour son bien… laissez-moi rire ! Je reviens de l’infirmerie et j’ai parlé à Stone…
— Vous êtes allé à l’infirmerie ?
— Et vous… ?
— C’est défendu, répliqua Johns.
— Suivez-vous toujours à la lettre les instructions du docteur Forester ?
— C’est un grand médecin, Digby. Vous ne comprenez pas… le cerveau est un mécanisme des plus délicat… un rien en dérange l’équilibre… Il faut faire confiance au docteur Forester.
— Je m’en garderai bien.
— Il ne faut pas dire ça. Si vous saviez seulement combien il est… compétent, la peine qu’il se donne… il veut simplement vous protéger, vous donner asile jusqu’à votre complet rétablissement.
— Stone a surpris quelque chose d’anormal et on l’a mis au secret.
— Mais non, mais non. » Et Johns reposa timidement une main sur la pile de journaux comme pour se donner confiance à lui-même. Puis il continua :
« Si seulement vous saviez, Digby. Il a tant souffert… jalousies, malentendus… mais il est grand, bon, et si dévoué…
— Stone en dirait-il autant ?
— Si vous pouviez seulement savoir… »
Mais Johns fut interrompu par une voix sèche et acerbe :
« Je pense qu’il est plus que temps qu’il sache… »
À la vue du docteur Forester qui venait de prononcer ces paroles, Digby, à la pensée d’éventuelles sanctions, se sentit frémir d’une véritable angoisse.
Voulant s’excuser, Johns balbutia :
« Je ne lui avais pas permis, docteur… »
Mais le docteur Forester l’interrompit :
« Je sais, je sais, Johns, vous êtes dévoué… très dévoué. J’aime le dévouement lorsqu’il est loyal comme le vôtre. »
Tout en parlant il enlevait les gants qu’il avait portés pendant sa randonnée en voiture, et, tout en regardant ses belles mains d’une blancheur d’albâtre, il continua :
« Je me souviens combien vous m’êtes resté fidèle lors du suicide de Conway… je n’oublie jamais, vous savez… Avez-vous jamais raconté à Digby le suicide de Conway ?
— Jamais… jamais, se défendit Johns.
— Mais c’est un cas analogue dont il devrait connaître les détails… n’oubliez pas que Conway souffrait également d’amnésie cérébrale. La vie lui pesait, voyez-vous, et sa neurasthénie aiguë a dégénéré en amnésie. J’ai essayé de mon mieux de le remonter physiquement et moralement, afin de lui permettre d’être d’attaque lorsque la mémoire lui reviendrait. Que de temps précieux perdu avec Conway ! Johns vous dira combien j’ai été patient alors qu’il était d’une impertinence insupportable. Mais hélas, je ne suis pas un saint, et un jour j’ai perdu patience… ça m’arrive très rarement, Digby, mais parfois le vase déborde… J’ai révélé toute la vérité à Conway, et, le soir même, il se suicidait. Voyez-vous, le temps et le repos n’avaient pas été d’assez longue durée pour lui permettre de retrouver son équilibre mental. Son acte me causa de nombreux ennuis, mais Johns me fut fidèle, car il comprend qu’un bon psychologue doit parfois partager la faiblesse morale des malades… après tout, sommes-nous toujours sains d’esprit ? C’est ainsi qu’on gagne leur confiance, et pas seulement ainsi… »
Le docteur Forester avait parlé posément, de la voix calme du conférencier qui sait tenir son auditoire sous le charme de son éloquence et de son érudition ; toutefois, ce journal qu’il déchirait en fines bandelettes attestait de son agitation intérieure.
« Mais mon cas est totalement différent, docteur Forester, objecta Digby, je n’ai perdu la mémoire que par suite de l’explosion d’une bombe… rien n’a réellement touché mon cerveau.
— Le croyez-vous vraiment ? répliqua le docteur Forester. Sans doute croyez-vous aussi que Stone avait perdu la raison par suite d’un choc, d’un ébranlement nerveux occasionné par quelque déflagration ? Ce n’est pas si simple, allez… nous contribuons à notre propre folie… oui, à notre propre démence. Stone fut déraisonnable, ne voulut rien entendre, et maintenant en parlant de trahison à tout bout de champ, il voudrait expliquer son attitude… Mais ce furent ses trahisons à lui qui mirent Barnes, son ami…
— Et vous me réservez une surprise à moi aussi, docteur Forester ? » interrompit Digby, qui reprit de l’audace en se rappelant que cet homme n’avait pas le courage de ses opinions, au point d’effacer ses annotations dans un livre de Tolstoï. Il continua :
« Que faisiez-vous avec Poole dans l’obscurité lorsque Stone vous a vu ? »
Digby avait lancé sa question au hasard, par pure provocation. Il croyait en effet que Stone lui avait raconté une rencontre que son cerveau détraqué avait imaginé de toutes pièces. Il ne s’attendait certainement pas à couper tout net la tirade du docteur Forester. Le silence qui suivit fut pesant, désagréable, et Digby termina piteusement :
« Et les tranchées… »
La bouche légèrement entrouverte, laissant nerveusement échapper un filet de salive, le docteur Forester dévisageait Digby.
« Allez donc vous coucher, Digby, conseilla Johns, nous reparlerons de tout cela demain matin.
— Je suis prêt à aller dormir maintenant. »
En prononçant ces mots, Digby venait de se rendre compte du ridicule de sa tenue… Sa robe de chambre traînant sur ses pantoufles sans talons, et à cette constatation se mêlait, comme pour encore le troubler davantage, l’impression d’avoir dans son dos un homme armé d’un fusil.
« Attendez un moment, continua le docteur Forester, je ne vous ai pas encore tout dit… lorsque vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire, vous pourrez choisir entre la fin de Conway et celle qui attend Stone. Il y a encore de la place pour vous à l’infirmerie, vous savez…
— Avant tout autre, vous devriez y être interné, docteur Forester, rétorqua Digby.
— Vous êtes idiot… oui, un idiot doublé d’un amoureux ; j’observe mes malades et je ne me trompe pas. À quoi cela vous sert-il d’être amoureux ? Vous ne connaissez même pas votre nom ! »
Et, déchirant le coin d’un journal, il le présenta à Digby en ajoutant :
« Mais regardez donc… c’est votre photographie… celle d’un meurtrier… de quoi vous donner à réfléchir ! »
Il s’agissait de la photographie que Digby avait remarquée sans toutefois s’y attarder… L’insinuation était gratuite et absurde. Digby s’en défendit :
« Mais ça ne me ressemble pas !
— Alors, allez vous regarder dans une glace… et vous recommencerez à vous rappeler… Vous avez du pain sur la planche.
— Docteur, protesta faiblement Johns, ce n’est pas la façon…
— Il l’a voulu… Conway aussi l’avait voulu. »
Mais Digby ne sut jamais si Johns avait d’autres remarques à formuler… il s’était élancé le long du corridor et, dans sa course folle, il s’empêtra dans la cordelière de sa robe de chambre, buta, tomba sans même s’en apercevoir. Une seule idée le hantait : une glace… une glace où il pourrait se regarder.
Une fois dans sa chambre, son miroir lui refléta l’image, qui lui était devenue familière, d’un visage maigre avec une barbe.
Le parfum de fleurs fraîchement cueillies flottait dans l’air de cette pièce où il avait vécu quelques heureux moments… Comment pouvait-il croire ce que venait de dire le docteur Forester ? se demandait-il. C’était certainement une blague… une erreur… de plus, c’était impossible… ça ne tenait pas debout…
Encore tout bouleversé, le cœur battant à grands coups, Digby tout d’abord n’arriva pas à discerner distinctement les traits de l’illustration, mais petit à petit, il refusa de se reconnaître devant la photographie de ce maigre visage tout rasé aux yeux si tristes. Décidément, cela n’avait ni queue ni tête : il n’arrivait pas à trouver de relations entre les souvenirs de sa jeunesse et cet Arthur Rowe que la Sûreté voulait interroger au sujet de… mais l’entrefilet ne disait pas pourquoi et le docteur Forester avait déchiré le journal. « Au cours des vingt dernières années, je n’ai pas pu tomber si bas, se disait Digby. Quoi qu’ils puissent en dire, je suis bien moi-même et ce n’est pas parce que j’ai perdu la mémoire que j’ai changé. »
Cette photographie, comment pouvait-elle avoir, quelque rapport avec Anna Hilfe ? se demanda-t-il. Puis, brusquement, il se souvint de son étonnement lorsqu’Anna lui avait répondu : « C’est mon devoir, Arthur. »
Ne voulant pas se laisser convaincre, il s’approcha encore plus près du miroir et, cachant de ses mains la partie inférieure de son visage et sa barbe, il dévisagea son image… Hélas, le long nez légèrement tordu et les yeux au regard toujours triste étaient d’une irréfutable éloquence.
S’agrippant de ses mains à la toilette, il se raidit sous le coup de l’aveuglante révélation dont il venait d’avoir la certitude. Et, se parlant à lui-même, il murmura :
« Oui, je suis Arthur Rowe… mais je ne suis pas Conway, et je ne me suiciderai pas. »
Il s’avouait être Arthur Rowe, mais cependant il ne comprenait pas encore les phases de ce retour à sa véritable personnalité : en effet, ne se souvenant que de sa jeunesse, il allait en quelque sorte recommencer entièrement sa vie, sans tenir compte des années troublées qu’il avait déjà vécues. Se parlant toujours à lui-même il continua : « Bientôt la lumière se fera dans les ténèbres où j’étais plongé, mais je ne suis pas Conway et je ne veux pas en arriver là où est Stone… J’ai résisté jusqu’ici et je veux tenir jusqu’au bout. »
Les sensations par lesquelles il passait n’étaient pas seulement faites de peur ; il éprouvait aussi un élan d’inlassable courage auquel se mêlait confusément l’esprit chevaleresque de l’adolescence. Pour refaire sa vie, il ne se sentait désormais ni trop âgé ni trop ancré dans des habitudes dont il ne pouvait se défaire.
Fermant les paupières pour mieux concentrer ses pensées sur Poole, son esprit fut assailli par un flot de réminiscences confuses où se confondaient un exemplaire du « Petit Duc » et le mot Naples – voir Naples et puis mourir – ensuite Poole apparaissait au premier plan… Poole affalé dans un fauteuil, mangeant un morceau de gâteau… Enfin s’avançait le docteur Forester qui se courbait sur quelque chose de sombre et de sanglant…
Les souvenirs se pressaient maintenant à son cerveau… un visage de femme d’une lamentable tristesse… Il ne put en discerner les traits que déjà la vision s’était évanouie comme quelqu’un qui se noie.
Le passé lui revenait avec une telle violence qu’il se sentait pressé, déchiré de toute part comme s’il supportait les transes d’un accouchement.
Crispant encore davantage ses doigts sur la coiffeuse, il se répéta plusieurs fois : « Il faut tenir, il faut tenir bon », et figé dans cette attitude, il restait debout devant son miroir comme espérant y puiser quelque baume magique capable d’atténuer le trouble immense qu’il ressentait au fur et à mesure que la mémoire lui revenait…