CHAPITRE PREMIER
CONVERSATIONS EN ARCADIE
I
UN soleil glauque emplissait la chambre d’une clarté sous-marine. Un arbre, juste devant la fenêtre, bourgeonnait à l’approche du printemps. Les murs d’un blanc immaculé étaient inondés de lumière dont les rayons atteignaient même le lit et sa couverture d’un rose tendre, le confortable fauteuil, le divan et la bibliothèque garnie de bons auteurs. Dans un vase de porcelaine de Suède, de précoces narcisses s’épanouissaient, et, accompagnée du bruit argentin d’une fontaine, la voix bien timbrée du jeune homme aux lunettes américaines troublait seule le silence :
« L’important est de ne pas vous énerver. Vous avez eu plus que votre part, monsieur Digby, ainsi reposez-vous donc sans scrupules. »
C’était l’habitude du jeune homme de toujours parler de scrupules et de conscience, la sienne – comme il l’avait expliqué pendant des semaines – était tranquille car, même s’il ne s’était pas senti fortement attiré vers le pacifisme, sa vue l’aurait empêché de porter les armes. En effet, à travers les épaisses lentilles convexes, ses pauvres yeux apparaissaient confiants et sérieux, semblant toujours à la recherche d’un interlocuteur posé et sensé.
« Ne pensez pas que je regrette d’être ici. Au contraire, j’apprécie ce merveilleux repos… seulement, par moments, j’essaie d’arriver à me rappeler qui je suis.
— Allons, monsieur Digby, nous sommes fixés à ce sujet. Votre carte d’identité…
— Oui, je sais, je m’appelle Richard Digby… mais, en somme, qui est Richard Digby ? Quelle sorte de vie pensez-vous que je menais ? Croyez-vous que je puisse jamais me libérer de ma dette envers vous tous ?
— Ne vous tracassez pas, monsieur Digby. Votre cas est si intéressant que le docteur se trouve largement dédommagé.
— Mais cette vie facile, ce luxe…
— Il est simplement merveilleux, répondit le jeune homme, lui et lui seul a conçu cette installation. C’est réellement un grand homme et, on a beau dire, il n’y a pas de meilleure clinique de psychose traumatique en Angleterre.
— Vous avez sans doute des cas plus graves que le mien… plus violents…
— Quelques-uns. C’est d’ailleurs pourquoi le docteur a fait aménager tout spécialement une aile de la clinique avec un personnel d’élite. Les garçons de salle eux-mêmes ne doivent pas être distraits un instant. Vous comprendrez qu’il est essentiel que nous gardions, et notre équilibre et notre sang-froid.
— Il n’y a pas de doute, vous êtes tous très calmes.
— Lorsqu’il jugera le moment venu, je pense que le docteur vous fera quelques séances de psychanalyse, mais il est de beaucoup préférable que la mémoire revienne naturellement d’elle-même et petit à petit. » Et employant une phrase qui n’était pas de lui, il continua : « La cure est comparable à une pellicule photographique sous l’action du révélateur… le développement s’opère lentement et l’image prend corps peu à peu.
— Ça dépend de la pellicule et du révélateur, Johns ». Et Digby, souriant nonchalamment, s’allongea complètement sur la chaise longue. Il était maigre, et un collier de barbe accentuait encore la pâleur de son visage dont les rides révélaient l’homme entre deux âges.
« Tenez bon, tenez bon, répondit Johns dont c’était une expression favorite : vous vous intéressiez à la photographie ?
— Vous croyez peut-être que j’étais quelque photographe en vogue ? rétorqua Digby, ça ne sonne pas tout à fait juste, quoique, je vous l’accorde, cette profession expliquerait assez ma barbe. Non, je pensais seulement à la chambre noire qui se trouvait chez moi près de la chambre d’enfants ; elle servait également de placard à linge et, si l’on oubliait d’en bien fermer la porte, une bonne ne manquait jamais de venir y fourrer des taies d’oreiller, et alors adieu votre cliché. Vous voyez combien ma mémoire est fidèle jusqu’à, disons, l’époque de mes dix-huit ans…
— Parlez de votre adolescence tant que vous voudrez, dit Johns, elle pourrait bien vous rappeler certains faits qui vous mettraient sur la bonne voie, d’ailleurs notre psychanalyste ne saurait soulever d’objection.
— Pas plus tard que ce matin, lorsque j’étais encore au lit, je me demandais qui j’aurais voulu être… Je suis même arrivé à faire mon choix. Je me souviens que j’étais fou de livres sur les explorations du continent noir – Stanley Baker, Livingstone, Burton – de nos jours il ne semble pas qu’il reste beaucoup à faire pour des explorateurs. »
Placidement, Richard Digby se perdit en réflexions. Il lui semblait puiser son calme et sa sensation de bonheur dans l’extrême fatigue qu’il éprouvait : il ne se sentait pas le courage de faire le moindre effort et semblait satisfait de son sort. Cette lassitude morale expliquait peut-être pourquoi sa mémoire lui revenait si lentement, et ce fut comme mû par le sens du devoir qu’il continua : « On pourrait peut-être consulter une ancienne liste des fonctionnaires coloniaux, il se pourrait bien que j’aie embrassé cette carrière… ne trouvez-vous pas drôle que, connaissant mon nom, vous ne m’ayez trouvé aucun parent ? On a dû faire une enquête. Admettons que je sois marié… ça me tracasse énormément… supposons que ma femme essaye de me retrouver. »
Et Digby pensait que si ce point pouvait être éclairci, il serait le plus heureux des hommes.
« En réalité… commença Johns, pour s’interrompre.
— Vous n’allez pas m’annoncer que vous m’avez trouvé une femme ?
— Pas exactement, mais je crois que le docteur a quelque chose à vous dire.
— Bon, dit Digby, c’est son heure de consultation, n’est-ce pas ? »
En effet, le docteur consacrait quotidiennement un quart d’heure à chaque malade qui venait le consulter dans son cabinet de travail, ceux qui suivaient un traitement de psychanalyse se voyaient alloué jusqu’à une heure de tête-à-tête avec le maître. Ces consultations journalières ressemblaient à ces visites privées que l’on rend à un instituteur en dehors des heures de classe, pour parler de ses petits problèmes personnels.
Pour atteindre le cabinet du docteur, l’on traversait une salle commune où les malades avaient accès aux journaux, pouvaient jouer aux échecs, aux dames, ou enfin se livrer à ces étranges et naïves distractions que seuls des malades souffrant de commotion cérébrale peuvent imaginer.
Généralement Digby évitait l’endroit avec soin, car il était troublé à la vue d’un homme sanglotant dans un coin d’une pièce qui aurait pu passer pour un des salons d’un hôtel très fermé. Si ce n’avait été le vide de sa mémoire s’étendant sur une période encore indéfinie et une inexplicable sensation de bonheur comme on en éprouve lorsqu’une responsabilité opprimante s’écarte enfin de vous, il se sentait tout à fait normal et était seulement gêné en compagnie de gens faisant étalage de leurs épreuves par des riens… un clignement de paupière… un éclat de voix ou encore une mélancolie aussi tenace et enveloppante que l’épiderme du corps humain.
Johns ouvrait toujours la marche et remplissait avec un tact parfait les fonctions multiples de garçon de salle, secrétaire et infirmier. Bien qu’il ne fût pas diplômé, le docteur lui permettait parfois de s’occuper des cas bénins, ce qui expliquait sans doute cette vénération qu’il portait au maître. De plus, Digby avait cru comprendre qu’un incident dans la carrière du médecin – le suicide d’un malade, peut-être, mais Johns n’avait jamais précisé quoi – permettait à Johns de se poser comme le défenseur d’un grand incompris. Il disait souvent : « Vous ne sauriez croire combien les médecins se jalousent… la méchanceté… les médisances ! » Il lui arrivait même de s’emballer au sujet de ce qu’il appelait « le martyre du maître »… il y avait eu enquête… les méthodes employées par le docteur étaient hardies et encore inconnues du grand public… Digby avait même cru comprendre que l’on avait parlé de le rayer de la profession médicale. « Ils l’ont crucifié », avait dit un jour Johns, accompagnant ses paroles d’un grand geste en renversant un vase garni de narcisses. En fin de compte, le bien avait triomphé du mal, et le docteur, dégoûté des grands médecins du West End de Londres, s’était retiré à la campagne pour y monter sa clinique, où il refusait d’admettre un malade si celui-ci ne lui en adressait pas la demande formelle par écrit ; même les cas les plus violents présentent certains moments de lucidité où ils peuvent se confier de leur plein gré aux soins du maître.
« Et moi ? avait demandé Digby.
— Ah ! le docteur apporte un intérêt particulier à votre cas, répondit mystérieusement Johns ; un jour, il vous racontera… Sans aucun doute cette nuit-là vous avez rencontré votre seule planche de salut… et quoi qu’il en soit, vous avez signé. »
Digby avait toujours trouvé étrange de ne pas pouvoir se rappeler comment ni pourquoi il était en clinique. Il se souvenait simplement de son réveil en cette chambre inconnue, le cristallin murmure de la fontaine, et le goût désagréable des médicaments. On était alors en plein hiver, et les arbres ressemblaient à de gigantesques épouvantails noirs secoués par les rafales du vent et de la pluie qui troublaient le silence reposant. Une fois, très loin, à travers champs il entendit un faible gémissement rappelant assez le signal d’un paquebot en partance… alors qu’il gisait là, couché pendant des heures, plongé dans des rêveries imprécises et confuses.
Il lui semblait qu’il aurait alors pu se souvenir et se rappeler ce qui s’était passé, mais il n’avait eu ni la force de saisir ces vagues réminiscences, ni le courage de s’efforcer de faire renaître les visions qu’il entrevoyait de son passé… il n’avait simplement pas la vigueur, la vitalité nécessaires pour réagir contre l’apathie qui le paralysait…
Il prenait régulièrement ses potions sans se plaindre et s’effondrait alors dans un sommeil de mort qu’interrompaient parfois d’étranges cauchemars où une femme le troublait sans cesse… Ce ne fut qu’après un long séjour qu’on lui parla de la guerre, et il fallut lui faire de longs et laborieux récits sur l’évolution de l’histoire contemporaine. Ce que les autres trouvaient naturel lui paraissait étrange et drôle : il lui semblait, par exemple, tout à fait naturel que les Allemands occupassent Paris, car, de ce qu’il se rappelait d’une période de jeunesse, il se souvenait de la menace qui pesait sur la capitale de la France… mais le fait d’apprendre que l’Angleterre était en guerre avec l’Italie l’avait renversé et lui paraissait comme une des plus inexplicables catastrophes du monde…
« L’Italie ! s’écriait-il. Ce n’était pas possible », car ses deux tantes – des vieilles filles – y allaient tous les ans pour y faire de la peinture. Il se rappelait aussi les toiles des primitifs de la National Gallery, et Caporetto et Garibaldi dont le nom fut adopté par une marque de biscuits… ces souvenirs le conduisaient à penser à l’agence de tourisme Thomas Cook.
Ce fut alors, à ce stade, que Johns expliqua patiemment les hauts faits de Mussolini.
II
Le docteur était assis à son bureau de bois clair qu’ornait seulement un énorme vase de fleurs.
Il accueillit Digby d’un signe amical de la main, tout comme il s’adressait à son élève favori. Sous sa chevelure toute blanche, son sérieux et noble visage était rajeuni par des yeux au regard d’aigle, qui avaient pourtant un je ne sais quoi de théâtral et donnaient à l’ensemble du personnage une apparence très victorienne.
Une fois dans le bureau, Johns s’éclipsa sans en avoir l’air après avoir trébuché dans le tapis.
« Comment vous sentez-vous ? questionna le docteur, vous semblez tout à fait revenu dans votre état normal.
— Est-ce possible ? répondit Digby, qui sait si vraiment je vais mieux ? Je n’en sais rien, et vous non plus, docteur Forester… peut-être que j’ai tant changé que personne ne me reconnaîtrait ?…
— Il y a du nouveau pour vous. J’ai trouvé quelqu’un qui vous connaissait autrefois, et qui sûrement vous reconnaîtra. »
Le cœur battant, Digby demanda :
« Qui ça ?
— Je ne vais pas vous le dire… je vous réserve une surprise.
— C’est ridicule, mais je crois que je vais me trouver mal.
— Tout à fait naturel, rétorqua le docteur Forester, c’est que vous n’êtes pas encore complètement d’aplomb. »
Ouvrant un placard, il en sortit un verre et une bouteille de sherry.
« Un petit verre vous remontera, dit-il.
— Tio Pepe, reconnut Digby en buvant.
— Vous voyez, vous commencez à vous souvenir… Un autre verre ?
— Non, merci ; c’est un sacrilège que de boire ce sherry comme médicament ! »
Digby avait reçu un choc à la nouvelle que venait de lui annoncer le docteur, et il ne savait vraiment pas si elle lui faisait plaisir ou non. Il appréhendait les ennuis et les responsabilités qui retomberaient sur lui, la mémoire revenue. Généralement les responsabilités de la vie n’apparaissent que petit à petit, les obligations et les devoirs s’accumulent si lentement que l’on s’y habitue sans y faire attention. Même dans le mariage l’on ne peut être complètement heureux qu’après de longues années… l’amour, lorsqu’il est sincère et partagé, permet d’atteindre une mutuelle compréhension qui compense largement le sacrifice de la liberté individuelle ; d’autre part, il est impossible d’admettre que, par la force des choses, l’on puisse arriver à aimer un être dont l’existence vous serait brusquement révélée, même si elle était chargée de tendres souvenirs communs mais oubliés.
Digby, ne se souvenant que de son adolescence, se sentait entièrement libre. Non qu’il craignît de se retrouver lui-même. Il s’était jugé tel qu’il était et était convaincu de ne pas se tromper au sujet de l’homme fait qu’était devenu l’adolescent dont il se souvenait. Il lui semblait préférer être un raté plutôt que d’affronter les devoirs et les responsabilités d’un homme actif qui a réussi dans la vie.
« Si j’ai tant attendu, continua le docteur Forester, c’était que je voulais être certain de vous savoir assez fort.
— Je comprends…
— Et je suis sûr que vous n’allez pas nous décevoir… »
Le docteur Forester ressemblait plus que jamais à un professeur, et Digby faisait figure de l’élève, inscrit à un concours de bourse universitaire, en qui est placé le prestige et l’espoir du lycée… bien entendu, en cas d’échec, 011 ne lui en voudrait pas, et c’est au jury que l’on tiendrait rigueur.
« Je vais vous laisser seuls tous les deux, termina le docteur.
— Est-il ici ?
— Elle est ici », répondit le docteur Forester.
III
Digby avait été affolé rien qu’à la perspective de revivre en un instant une partie de ce passé dont il ne se souvenait plus. Il fut donc agréablement soulagé à la vue de l’inconnue qui s’avançait : mince, petite, aux cheveux d’un blond doré tirant sur le roux. La nouvelle venue était si petite qu’on pouvait très bien l’avoir oubliée. Elle n’était certainement pas quelqu’un à redouter.
Ayant l’impression de commettre un impair, il se leva, ne sachant trop quelle attitude prendre. Devait-il lui serrer la main ou l’embrasser ? Il n’en fit cependant rien et, pour quelques instants, ils se contentèrent de se regarder à distance, tandis que Digby sentait son cœur battre à grands coups.
« Comme vous avez changé, dit-elle.
— Ils sont tous cependant à me dire combien j’ai bonne mine.
— Vous avez blanchi… et cette cicatrice. Et cependant vous paraissez beaucoup plus jeune… plus heureux.
— C’est qu’ici je mène une vie extrêmement agréable.
— Ils ont été bons pour vous, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle, anxieuse.
— Exceptionnellement bons. »
Et Digby comparait la situation où il était placé à celle de celui qui, ayant osé inviter une inconnue à dîner, n’arrive pas à trouver un sujet de conversation.
« Excusez-moi, dit-il, c’est si imprévu… je ne connais pas votre nom.
— Vous ne vous souvenez pas du tout ?
— Je suis désolé… mais je ne vois pas… »
Parfois une femme s’était bien trouvée mêlée à ses rêves, mais pas celle-ci. Seul le visage de la femme était resté gravé dans sa mémoire… une pauvre expression de peine, de souffrance et, inconsciemment, il était heureux de ne pas arriver à y reconnaître celui de sa visiteuse. Il la regarda encore attentivement et répéta :
« Non, je suis désolé, je regrette… mais, avec la meilleure volonté, je ne vois pas.
— Ne regrettez rien, répliqua-t-elle avec une étrange force de persuasion, il ne faut jamais plus regretter…
— Je voulais seulement parler de ma pauvre mémoire…
— Je suis Anna », et elle l’observa attentivement avant d’ajouter : « Anna Hilfe.
— Ça ne sonne pas anglais.
— Je suis Autrichienne.
— Tout ça est si inattendu et nouveau, dit Digby, nous sommes en guerre avec l’Allemagne. Est-ce que l’Autriche… ?
— Je suis une réfugiée, interrompit Mlle Hilfe.
— Ah ! j’y suis… j’ai déjà lu quelque chose à ce sujet.
— Vous avez même oublié la guerre ?
— J’ai encore tant à apprendre…
— Oui… mais faut-il vraiment que vous sachiez ? »
Et elle répéta : « Vous semblez beaucoup plus heureux.
— On ne sait être vraiment heureux dans l’ignorance », et, après une courte hésitation, il ajouta : « Il faut m’excuser… mais il y a tant de questions qui… Étions-nous simplement amis ?
— Oui, rien qu’amis… pourquoi ?
— Vous êtes si jolie que je ne saurais dire…
— Vous m’avez sauvé la vie…
— Comment m’y suis-je pris ?
— Lorsque la bombe a éclaté – ou plutôt juste avant qu’elle n’éclatât – vous m’avez poussée et couverte de votre corps… et je n’ai même pas été blessée.
— Vous m’en voyez très content… c’est-à-dire… », et il eut un petit rire nerveux : « Je suis content parce qu’il se pourrait que mon passé ait été peu honorable… j’aurais alors au moins une bonne action à mon actif.
— Comme c’est étrange… que vous ne vous souveniez plus de ces terribles temps que nous vivons depuis 1933… vous les connaissez par ce que vous en avez lu, n’est-ce pas ? Ce n’est que de l’histoire pour vous qui êtes si dispos, si naïf, alors que le monde est si las et fatigué.
— 1933, répéta Digby, 1933… voyons, 1066 est une date… tous les rois d’Angleterre… et je n’en suis pas certain… peut-être pas tous après tout.
— C’est en 1933 qu’Hitler s’est emparé du pouvoir.
— Mais voyons, je me rappelle maintenant. Je l’ai lu et relu plusieurs fois, mais je n’arrive pas à retenir les dates.
— Et la haine, vous la retenez ?
— Je n’ai pas le droit d’en parler. C’est une chose que je n’ai pas vécue. On m’a appris à l’école que Guillaume Rufus était un méchant roi aux cheveux roux, mais on n’insistait pas pour que nous le haïssions. Il va de soi que des gens tels que vous ont le droit de haïr, mais pas moi. Vous comprenez, je suis… intact.
— Votre pauvre figure, dit-elle.
— Oh ! la cicatrice… j’aurais pu l’attraper n’importe où… dans un accident d’auto par exemple. Et, après tout, ils n’avaient pas l’intention de me tuer.
— Vraiment ?
— Je ne suis pas important. » Digby avait parlé bêtement à tort et à travers. Alors qu’il ne pouvait logiquement rien deviner, il avait laissé son imagination l’égarer par de vaines suppositions. Ce fut avec anxiété qu’il continua :
« Je ne suis pas quelqu’un d’important, dites ? C’est impossible, car les journaux en auraient été pleins.
— Ils vous laissent lire les journaux ?
— Certainement, ce n’est pas une prison, vous savez », et il se répéta à lui-même : « Ne suis-je pas important ?
— Vous n’êtes pas célèbre, répondit-elle évasivement.
— Sans doute le docteur vous a fait promettre d’être discrète. Il veut que ma mémoire me revienne graduellement… petit à petit. Je voudrais tant que vous ne pensiez plus à cette promesse et que vous me rassuriez au sujet de la seule chose qui me tracasse vraiment. Suis-je marié ou non ?
— Non, vous n’êtes pas marié, répondit Mlle Hilfe lentement, comme pour essayer de répondre sans mentir, sans toutefois en dire trop long.
— Cette obsession me poursuit… j’avais peur d’avoir à renouer d’anciens liens, probablement chers à quelqu’un, mais auxquels je ne tiens plus.
Il faudrait qu’on m’explique ça comme on m’a expliqué Hitler. Mais des nouveaux venus, c’est autre chose. » Il ajouta avec une timidité qui s’harmonisait mal à ses cheveux grisonnants :
« Vous êtes une nouvelle venue.
— Et maintenant, rien d’autre ne vous tracasse ? demanda-t-elle.
— Non, rien… ou peut-être l’idée que vous pourriez quitter cette pièce pour ne jamais revenir. »
Il faisait continuellement des avances pour ensuite battre précipitamment en retraite comme un jeune homme auquel il manque l’expérience.
« Voyez-vous, j’ai brusquement perdu tous mes amis, sauf vous.
— En aviez-vous tant ? demanda tristement Mlle Hilfe.
— À mon âge, je devais probablement en avoir pas mal », et il ajouta gaiement : « Ou peut-être aucun, si j’étais un monstre ?
— Oh ! soyez tranquille, je reviendrai. Ils veulent que je revienne, car, voyez-vous, ils tiennent à savoir quand votre mémoire reviendra…
— Bien sûr… et vous êtes la seule aide qu’ils puissent m’offrir. Mais est-il nécessaire que je reste ici jusqu’à ce que je recouvre la mémoire ?
— Que feriez-vous si l’on vous lâchait sans mémoire ?
— N’importe quoi, l’armée, et même, si j’étais réformé, il y a toujours l’usine à munitions…
— Y tenez-vous donc tant que ça ?
— Ici, c’est charmant, mais je n’y suis que pour m’y reposer, en vacances, si vous voulez. Je m’ennuie, j’aimerais faire quelque chose. » Après une pause, il continua : « Naturellement cela faciliterait les choses si je savais qui je suis… ce que je sais faire. Comme ma famille n’était pas riche, je n’ai pas pu vivre de mes rentes… » Et, dévisageant Mlle Hilfe, il continua à réfléchir à haute voix : « Il n’y a pas tant de professions possibles cependant… l’armée ? la marine ? l’église ? Mais je ne portais pas de vêtements ecclésiastiques… à moins qu’on me les ait changés. » Il ne lui restait pas grand choix. « Le droit ? Était-ce le droit, Anna ? Non, impossible, je ne me vois pas en perruque, condamnant un pauvre diable à être pendu.
— Non, dit Anna.
— Ça ne tient pas debout… après tout je n’ai jamais voulu être avocat et, jeune homme, je souhaitais devenir un explorateur… mais non, même avec cette barbe, c’est impossible. Ils me disent que je portais la barbe à mon arrivée, et, naturellement, je suis bien forcé de les croire. Oh ! continua-t-il, j’ai souvent rêvé découvrir des tribus inconnues de l’Afrique centrale. La médecine ? Certainement pas, trop de douleurs, trop de souffrances… je hais la douleur. » Il fut pris d’un léger vertige et ajouta : « La souffrance d’autrui m’a toujours fait mal au cœur, au point d’en vomir… je me souviens… un rat.
— Ne vous fatiguez pas, conseilla Mlle Hilfe, ce serait dangereux, et puis, rien ne presse.
— Aucune importance, allez… j’étais alors un enfant. Où en étais-je ? Médecine… commerce. Je n’aimerais pas me rappeler avoir été le gérant d’une succursale de grands magasins… d’ailleurs, ça n’aurait aucun sens. Je n’ai jamais souhaité être riche. J’aurais voulu être… homme de bien. »
Tout effort prolongé lui donnait mal à la tête, mais il lui fallait essayer de se souvenir. S’il pouvait renoncer à ses anciennes amitiés et à ses haines, il était indispensable qu’il arrivât à savoir ce dont il était capable, afin de pouvoir se rendre utile. Il regarda fixement sa main dont il fit jouer les articulations… et ses doigts ne lui parurent d’aucune utilité…
« Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
— Bien sûr. Tout le monde veut devenir un héros, un grand explorateur, un auteur célèbre, et la plupart du temps il y a un faible écart entre vos désirs et la réalité : le garçon qui voulait être riche travaille dans une banque, l’explorateur en herbe devient fonctionnaire colonial, mal payé, pour griffonner des notes de service sous les tropiques, l’écrivain fait partie du personnel d’un journal du soir à cent sous. » Et Digby continua :
« Excusez-moi, je ne me sens pas très bien. J’ai assez travaillé pour aujourd’hui.
— On est bon pour vous, ici ? questionna une fois de plus Mlle Hilfe avec une anxiété bizarre.
— Je suis un malade de choix, allez… mon cas est intéressant.
— Et le docteur Forester… l’aimez-vous ?
— Tout le monde le redoute.
— Vous avez tant changé. » Elle dit quelques mots qu’il n’arriva pas à comprendre, et, lui serrant la main comme à un inconnu, ajouta : « C’est comme ça que vous auriez toujours dû être…
— Vous reviendrez souvent, n’est-ce pas ?
— C’est mon devoir, Arthur », répondit-elle.
Ce ne fut qu’après son départ que Digby se demanda pourquoi elle l’avait appelé Arthur.
IV
Tous les matins on portait à Digby son petit déjeuner au lit : café au lait, toast et un œuf à la coque. La maison se suffisait presque à elle-même avec ses volailles, ses porcs et ses hectares de chasses. Bien que le docteur ne chassât point – Johns disait qu’il n’approuvait pas la destruction des animaux –, il n’était pas dépourvu de sens pratique et, comme ses malades avaient besoin de viande, il autorisait des chasses auxquelles il ne prenait cependant point part. « Seul le plaisir que l’on trouve à la chasse rend la chose blâmable, expliquait Johns, l’on devrait préférer les pièges. »
Pendant de longues semaines il n’avait lu aucun journal, mais maintenant la feuille matinale ne manquait jamais de lui parvenir en même temps que son petit déjeuner. Digby pouvait donc rester tard au lit et, confortablement calé par plusieurs oreillers, prendre connaissance des nouvelles : « Les bombardements aériens n’ont plus fait que 255 victimes cette semaine », puis il dégustait son café au lait, brisait la coque de son œuf mollet et se replongeait dans le journal : La Bataille de l’Atlantique… les œufs étaient toujours à point, avec le blanc de consistance gélatineuse et le jaune très épais mais liquide… et la lecture continuait : « L’Amirauté a le regret d’annoncer… perdu corps et biens »…
Ce matin-là, tandis qu’il lisait, Johns arriva pour sa petite causerie quasi journalière, et Digby, levant la tête, lui demanda :
« Qu’est-ce que c’est, la cinquième colonne ? » Johns était ravi ; il s’élança donc incontinent dans une longue explication où Napoléon lui-même se trouvait mêlé.
« En deux mots : des gens à la solde de l’ennemi ? conclut Digby. Rien de nouveau en somme !
— Pardon, rétorqua Johns, avec la différence que, durant la dernière guerre – exception faite de quelques Irlandais – ils étaient tous payés en espèces sonnantes, ce qui n’attirait qu’une certaine catégorie de gens. Dans cette guerre-ci, se mêlent plusieurs idéologies. Celui qui pense que l’or est à la base de tous nos maux se sent naturellement de la sympathie pour le système économique allemand. Et que dire de ceux qui, pendant des années, ont prêché contre le nationalisme ? Ils assistent maintenant à l’effondrement de toutes les vieilles frontières. La grande Europe ?… peut-être… mais pas exactement comme ils l’avaient imaginée. Napoléon aussi avait séduit les idéalistes. »
Sous les rayons du soleil matinal, les lunettes de Johns étincelaient d’allégresse et il continua :
« Lorsqu’on y pense, Napoléon fut battu par de petites gens terre à terre… des boutiquiers et des paysans qui peut-être ne voyaient pas plus loin que leurs comptoirs ou leurs champs mais qui, cependant, n’entendaient pas qu’on change en rien leurs habitudes. Et Napoléon finit à Sainte-Hélène.
— Vous ne me paraissez pas très patriote, déclara Digby.
— Vous vous trompez, protesta Johns, je suis de ces petites gens : mon père est pharmacien et avait horreur de toutes les spécialités allemandes qui inondaient le marché ; tout comme lui, je préfère la marque anglaise « Burroughs and Wellcome » à tous les « Bayer » du monde. » Et il continua : « Cependant, c’est nous qui sommes les matérialistes, les terre à terre… l’abandon des vieilles conventions, les nouvelles conceptions économiques… la grandeur du rêve. Ces idées attirent les hommes qui n’ont aucune attache et dont l’enfance a été malheureuse… elles attirent aussi les « progressistes », qui apprennent l’espéranto, et les végétariens à qui la vue du sang fait horreur…
— Mais Hitler semble avoir fait couler beaucoup de sang…
— Sans doute, mais les idéalistes ne voient pas le sang comme vous et moi ; ils ne sont pas matérialistes, voyez-vous, et pour eux il ne s’agit que de statistiques.
— Et le docteur Forester ? demanda Digby. C’est un idéaliste ?
— Oh ! s’écria Johns avec enthousiasme, il est franc comme l’or. Il a écrit pour le ministère de l’information une brochure intitulée La Psychanalyse du Nazisme. Mais il fut un temps où des rumeurs circulaient à son sujet. Vous ne pouvez jamais empêcher les mauvaises langues… et puis il y a les jaloux… Voyez-vous, le docteur Forester est si vif, si intelligent, il aime à se rendre compte de tout. Par exemple, prenez le spiritualisme… il s’y intéresse vivement… par pure curiosité.
— Je lisais dernièrement les interpellations à la Chambre, enchaîna Digby, ils prétendent qu’il existe une autre sorte de cinquième colonne. Des gens que l’on fait chanter.
— Les Allemands y sont passés maîtres et s’en sont servis dans leur pays. Ils ont constitué des fichiers très complets sur ce que l’on peut appeler les gens en place : hommes du monde, diplomates, politiciens, ecclésiastiques. Et ensuite ils ont sorti leur ultimatum : on vous pardonne tout si vous vous ralliez, sinon, le juge d’instruction. Je ne serais pas surpris s’ils pensaient appliquer les mêmes méthodes ici, en Angleterre. Ils ont créé une sorte de ministère de la Peur admirablement organisé. Ils n’ont pas seulement ainsi quelques personnes à leur dévotion. Mais encore ils empoisonnent l’atmosphère et vous n’avez plus confiance en personne.
— Apparemment, dit Digby qui parcourait toujours son journal, ce député croit que d’importants documents ont été volés au ministère de l’intérieur où ils avaient été laissés, après une consultation de divers services. Il prétend que, le lendemain matin, les documents manquaient.
— Une explication suit sûrement cette déclaration…
— En effet, répliqua Digby, le ministère de l’intérieur déclara que l’honorable député avait été mal informé. On n’avait pas eu besoin des documents en question pour la conférence du matin. À la session du soir, ces documents furent produits, examinés et retournés au service responsable.
— Ces députés sont toujours à l’affût d’un scandale…
— Pensez-vous, demanda Digby, que j’ai pu être détective avant mon accident. C’eût été une sorte de dérivatif à mon ambition d’être explorateur, ne croyez-vous pas ? Pour moi, la déclaration faite à la Chambre des communes ne tient pas debout.
— C’est pourtant clair.
— Le député qui a interpellé avait certainement été renseigné par quelqu’un ayant assisté à la conférence, ou encore par un fonctionnaire du service. Personne d’autre n’aurait pu être au courant de leur existence, cependant admise par le ministre lui-même.
— Oui, vous avez raison.
— Il est difficile d’admettre qu’un député lance publiquement un canard à la chambre. Et avez-vous remarqué que dans sa réponse évasive et conforme aux traditions parlementaires, le ministre, en somme, ne nie pas que les documents aient disparu un moment ? Il affirme d’abord qu’on n’en a pas eu besoin et puis que, lorsqu’on en a eu besoin, ils étaient là.
— Vous pensez qu’on a eu le temps de les photographier, demanda Johns tout ému. Vous permettez que je fume ? Attendez, laissez-moi vous débarrasser de ce plateau… » et il renversa un peu de café sur les draps. Puis :
« Savez-vous qu’on a déjà dit ça il y a presque trois mois ? Attendez, c’était juste avant votre arrivée ici… j’en rechercherai le compte rendu, qui vous intéressera sûrement, dans la collection du Times du docteur Forester. Certains dossiers ont disparu pendant plusieurs heures… Bien entendu on a essayé d’étouffer l’affaire en déclarant qu’il s’agissait seulement d’une négligence, mais qu’en réalité les documents n’avaient jamais quitté le ministère en question. Un député fit tout un foin de l’histoire et parla même de photographies. Il fut d’ailleurs vertement rabroué pour avoir voulu saper la confiance publique. Les documents en question n’avaient jamais quitté… je ne me rappelle plus qui… mais quelque grosse légume dont la parole devait être acceptée les yeux fermés, sous peine de faire connaissance avec la prison… et les journaux, bien entendu, ne parlèrent plus de l’incident.
— Ce serait étrange, n’est-ce pas, que les mêmes faits se soient reproduits ?
— Personne n’en saurait rien, rétorqua Johns, encore plus excité, quant aux autres, ceux qui s’en apercevraient, ils seraient prudents et se tairaient.
— Peut-être la première tentative se termina-t-elle par un échec… Peut-être que les photographies furent voilées… et, bien entendu, ne pouvant faire usage des services du même individu, ils durent donc attendre jusqu’à ce qu’ils aient trouvé quelqu’un d’autre… jusqu’à ce qu’ils aient pu fouiller son passé et l’inscrire au fichier de leur ministère de la Peur. » Et Digby pensa tout haut : « À vrai dire, les seules personnes qu’ils ne pourraient menacer de chantage seraient des saints, ou des parias n’ayant plus rien à perdre.
— Non, vous n’étiez pas un détective, s’exclama jovialement Johns, vous étiez auteur de romans policiers.
— Je me sens vraiment fatigué, dit Digby, mon cerveau commence à travailler et ensuite je suis soudainement si épuisé que je voudrais m’étendre et dormir… je crois que je vais essayer (le me reposer. » Il ferma ses paupières un instant, puis, les rouvrant, il ajouta : « Ce qu’il faudrait faire serait de reprendre un à un les détails de la première affaire… celle qui a raté… et de trouver pourquoi elle a rencontré un échec… »
Puis il s’endormit.
V
Digby profita du bel après-midi pour se promener, solitaire, dans les jardins qui entouraient l’établissement du docteur Forester. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la visite d’Anna Hilfe et il se sentait nerveux et plein d’impatience comme un jouvenceau enamouré. Il attendait impatiemment que l’occasion lui soit offerte de montrer qu’il n’était plus infirme et qu’il avait recouvré entièrement ses facultés. Il ne retirait en effet, aucune satisfaction à toujours émerveiller Johns seulement… et tout en marchant entre les haies de buis, il laissait vagabonder ses pensées.
Le magnifique jardin qui aurait fait les délices des enfants était réservé aux ébats d’adultes retombés en enfance… Les nombreux pommiers étaient de vieux arbres qui, par l’irrégularité de leur disposition, donnaient l’impression d’avoir poussé à l’état sauvage, en effet ils se dressaient de-ci, de-là ombrageant les rosiers, empiétant sur le court de tennis, masquant la fenêtre du petit water closet maintenant abandonné et dont le jardinier se servait pour ranger ses outils… Le jardinier était un vieil homme dont la présence se signalait à distance rien qu’au bruit de sa faux ou au grincement de sa brouette. Un haut mur de briques rouges séparait ce jardin de celui de la cuisine et du verger, mais les fleurs et les fruits ne pouvaient être contenus par un mur : des fleurs s’épanouissaient au beau milieu d’une planche d’artichauts, ou alors jetaient une note gaie dans l’ombre projetée par les arbres fruitiers. Au-delà du verger, le jardin s’étendait sur une grande superficie où s’estompait au loin la silhouette des écuries près desquelles courait un ruisseau flanqué d’un petit étang au milieu duquel surgissait un îlot minuscule pas plus grand qu’une table de billard.
Près de cet étang, Digby rencontra le major Stone qui manifestait sa présence par de petits grognements furieux comme ceux d’un chien. Digby dégringola le terrain en pente pour arriver au bord de l’eau noirâtre et boueuse. Le major Stone qui se tenait là l’enveloppa du regard militaire de ses pâles yeux bleus et l’accueillit par ces mots : « Les ordres seront exécutés. » Ses mains et même son complet de tweed écossais étaient couverts de boue car il avait lancé de grosses pierres dans l’étang et il s’évertuait maintenant à traîner une longue planche trouvée sans doute dans la cabane du jardinier.
« C’est de la pure trahison, vociférait le major Stone, ignorer un point stratégique de cette importance : de là vous commandez toute la maison… »
Tout en parlant il faisait glisser la planche de façon à en faire reposer une extrémité sur une des grosses pierres lancées dans l’étang. « Bougez-pas », criait-il, et il poussait la planche petit à petit en direction de la seconde pierre. Puis il lança l’ordre suivant à Digby :
« Tenez… soutenez ce bout-là… je me charge de l’autre.
— Vous n’allez pas entrer dans l’eau ?
— Pas profond par ici », répondit laconiquement le major Stone, et sans hésiter, il avança, et la boue noirâtre se referma sur ses chaussures pour atteindre ensuite le bas de son pantalon. « Allez-y, dit-il, poussez doucement. » Digby poussa mais malheureusement trop fort et la planche bascula dans la boue tandis que le major rugissait un magnifique « Nom de Dieu ». Cependant, sans perdre courage, il se pencha, saisit la planche qu’il ramena sur la berge en se couvrant de boue jusqu’à la ceinture.
« Excusez, lança-t-il, sacré caractère… tête près du bonnet… vous n’êtes pas entraîné… c’est gentil de nous venir en aide…
— J’ai bien peur de ne pas être utile à grand-chose.
— Donnez-moi une demi-douzaine de sapeurs et vous verrez si ça saute… » et il jeta un regard d’envie vers le petit îlot. Puis continuant : « Ça ne sert à rien de vouloir l’impossible ; il s’agit d’improviser et nous réussirions si nous n’étions pas trahis. » Et regardant Digby dans les yeux comme pour le juger il ajouta : « Je vous ai souvent vu par ici sans jamais vous parler… Si je peux le dire sans vous fâcher, vous me plaisez. Vous êtes sans doute malade comme nous le sommes tous… Dieu merci, ce ne sera plus bien long avant que je puisse partir et me rendre utile de nouveau. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Amnésie cérébrale, répondit Digby.
— Avez-vous été là ? questionna le major Stone en indiquant l’îlot du regard.
— Non, une bombe… à Londres.
— Injuste cette guerre-ci, grommela le major, des civils atteints par les bombes… » et il eût été difficile de savoir s’il était dégoûté des civils ou des bombes.
Ses cheveux blonds et drus grisonnaient aux tempes et ses yeux bleus au regard perçant semblaient surgir de derrière un buisson de paille tant ses sourcils étaient épais. Ses yeux, le blanc surtout, étaient de cette limpidité surprenante des gens qui ont toujours pris grand soin de leur santé afin d’être toujours d’attaque. Maintenant que le major Stone n’était plus d’attaque, et bon à rien, son cerveau s’en trouvait déséquilibré et ses pensées dans un désarroi sans nom.
« On est trahis, sans ça, ça ne serait jamais arrivé », lança-t-il, et tournant brusquement le dos au petit ilot et aux préparatifs boueux de sa jetée, le major Stone grimpa la petite pente et d’un pas vif se dirigea vers la maison.
Digby, une fois seul, continua de flâner. Sur le court de tennis une bruyante partie était en cours : les deux joueurs sautaient, couraient, gesticulaient… Still et Fishguard ne paraissaient anormaux que par l’animosité qu’ils apportaient à leur jeu et la partie ne se terminait pas sans qu’ils se soient affreusement querellés. Il en était de même lorsqu’ils jouaient aux échecs.
La roseraie était abritée par deux murs : celui du potager et celui – très haut – qui, à part une toute petite porte, isolait complètement l’endroit que le docteur Forester et Johns appelaient non sans coquetterie : l’infirmerie. Personne ne soufflait mot de ce service, mais tous en connaissaient l’existence, laissaient courir leur imagination : cellules capitonnées, camisoles de force… seules les fenêtres du dernier étage étaient visibles et elles étaient grillagées.
Des accès de colère, le sentiment de voir partout des traîtres, des crises de larmes comme chez Davis, les avaient conduits à s’abandonner volontairement aux soins du docteur Forester dans l’espoir d’échapper au pire. Le pire ; l’« infirmerie », n’était pas loin.
Seul Digby ne ressentait pas le poids de cette menace : « l’infirmerie » ne pouvait avoir aucune signification pour un homme heureux.
Derrière lui des voix excitées s’élevaient et il arrivait à reconnaître celle de Fishguard qui hurlait : « Je vous affirme que cette balle était bonne… Dites tout de suite que je triche. »
Et la voix de Still répliquait : « Vous devriez consulter un oculiste… » Les voix vibraient, si provocantes qu’on aurait cru qu’ils en viendraient aux mains : cependant ils n’en arrivaient jamais là… sans doute par crainte de « l’infirmerie », et soudainement, sans raison, les voix se turent, comme une rengaine qui cesse et que l’on est heureux de ne plus entendre. Au crépuscule l’on retrouvait invariablement Still et Fishguard au salon, plongés dans une partie d’échecs.
Existait-elle vraiment cette « infirmerie », se demandait Digby, ou était-elle simplement le produit fantastique de cerveaux détraqués ? Mais non, elle existait bien, avec ses briques rouges, ses fenêtres à barreaux derrière son haut mur, avec son personnel spécialisé que les autres malades avaient certainement rencontré à la soirée mensuelle à laquelle lui, Digby, n’avait pas encore assisté. Le docteur Forester croyait que ces soirées auxquelles étaient conviés des gens du village – le pasteur, quelques dames âgées et un architecte retiré des affaires – aidaient ses patients à s’habituer à la société d’étrangers et à retrouver leurs bonnes manières. Mais était-on certain que l’« infirmerie » était occupée ? Parfois il semblait à Digby qu’elle n’était pas plus réelle que le tableau de l’enfer peint par quelque théologien sympathique – un endroit inhabité et désert, érigé seulement comme un avertissement et une menace.
Digby en était là de ses pensées lorsque le major Stone s’avança d’un pas énergique. Apercevant Digby il bifurqua brusquement et, suivant une des allées, se dirigea vers lui. Des petites gouttes de sueur perlaient sur son front et il parla ou plutôt chuchota :
« Vous ne m’avez pas vu, entendez-vous ? Vous ne m’avez pas vu… » et frôlant Digby, sans s’arrêter, il sembla se diriger vers les écuries et l’étang, disparaissant bientôt parmi les haies du jardin.
Tout en marchant au hasard, Digby pensait qu’il était temps qu’il quittât le sanatorium, étant sain de corps et d’esprit il s’y sentait déplacé, mais à cette pensée une légère inquiétude, une sorte de malaise le saisirent car il venait de se souvenir que le major Stone, lui aussi, se croyait guéri.
Comme il passait devant la maison, Johns apparut l’air anxieux.
« Avez-vous vu le major Stone ? » interrogea-t-il.
Digby hésita pour une seconde seulement et répondit :
« Non.
— Le docteur veut le voir… il a rechuté. »
Devant cette explication, la solidarité qui existe entre les malades d’un même sanatorium faiblit.
« Je l’ai vu il y a déjà un bout de temps…
— Le docteur est très inquiet… il pourrait se blesser ou attaquer quelqu’un. » Dans la vive lumière, les lunettes sans monture de Johns semblaient héliographier un avertissement : « Vous ne voudriez pas vous faire son complice ? »
« Vous feriez bien d’aller voir près de l’étang, répondit Digby mal à son aise.
— Merci », et Johns appela : « Poole… Poole.
— Me voilà », répondit une voix.
Digby fut saisi d’une sorte d’appréhension, de crainte que rien ne justifiait… il lui semblait avoir entendu murmurer à son oreille quelque inintelligible formule de prudence qui pouvait bien vouloir dire : « Prends garde ! »
La petite porte du mur de l’« infirmerie » avait livré passage à un homme en blouse blanche, mais pas aussi propre que celle que portait Johns lorsqu’il était de service. C’était un tout petit être, une sorte de nain, aux larges épaules contrefaites que surmontait un visage plein d’arrogance.
« L’étang », commanda Johns.
Le petit homme clignota des yeux mais ne bougea pas, dévisageant Digby avec une impertinente curiosité. Sans aucun doute il appartenait au personnel du fameux service car avec sa blouse et ses doigts tout tachés – sans doute de teinture d’iode – il ne pouvait faire figure de jardinier.
« Dépêchons-nous, lança Johns, le docteur est très inquiet…
— Ne vous ai-je pas déjà vu quelque part ? » questionna Poole en dévisageant Digby avec une sorte de plaisir. Puis continuant : « Mais si… ; j’en suis certain.
— Non, je ne vois pas… non, répondit Digby.
— Eh bien, nous nous connaissons maintenant », rétorqua Poole en grimaçant quelque chose comme un sourire, puis il ajouta avec béatitude en pointant son long bras de quadrumane vers « l’infirmerie » : « Je suis le gardien.
— Je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam et ne tiens pas à vous connaître », répondit Digby en élevant la voix avec violence.
Il surprit un regard étonné chez Johns, et leur tournant le dos, il continua sa promenade alors que des pas hâtifs se dirigeaient vers l’étang.
C’était vrai : Digby ne reconnaissait pas Poole, mais cette rencontre avait remué son passe et il sentait que d’un moment à l’autre quelque lumière pouvait éclairer l’obscurité dans laquelle il était plongé. Ayant été effrayé, il avait été violent et il avait la conviction que son attitude lui vaudrait une mauvaise note sur sa fiche de convalescence…
Pourquoi donc devait-il craindre de se souvenir ? Et il murmura en lui-même : « Après tout, je ne suis pas un criminel. »
À la porte d’entrée un serviteur l’attendait.
« Monsieur Digby, lui dit-il, il y a un visiteur qui vous attend.
— Où ? demanda Digby dont le cœur battait violemment.
— Dans le salon. »
Elle feuilletait un exemplaire du Tatler et, à la regarder, debout, petite, raide, toujours sur ses gardes, il lui semblait associer cette vision à un passé très lointain dont il arrivait à peine à se souvenir. Ne sachant trop que dire, il balbutia :
« C’est gentil… » puis s’arrêta. Il était effrayé par la possibilité que les phrases toutes empreintes de politesse indifférente qu’il allait prononcer pourraient bien le maintenir toujours dans les termes d’une amitié distante et platonique. Il se voyait déjà la saluant cérémonieusement dans la rue, alors que serait mort à tout jamais ce sentiment si vif qu’il sentait vibrer en lui.
Très lentement, il continua donc :
« Depuis votre dernière visite, j’ai impatiemment attendu cette minute ; les jours ont été interminables. Je n’ai rien pour m’occuper. La vie que je mène est si étrange… Je me noie dans mes pensées et je m’étonne de tout.
— Étrange et affreuse, approuva-t-elle.
— Pas si affreuse que ça, après tout… » mais, se souvenant de Poole, il ajouta : « De quoi parlions-nous avant mon accident ? Nous ne nous imposions pas tant de réserve, n’est-ce pas ? Posez ce magazine et dites-moi… nous étions amis, bons amis, n’est-ce pas ?
— Mais… oui…
— Il nous faut revenir en arrière… et reprendre là où nous en étions… Asseyez-vous là, et, en fermant tous deux les yeux, nous allons essayer de recréer l’ambiance dans laquelle nous vivions avant que la bombe n’éclatât… que me disiez-vous alors ? »
Elle s’assit, un pauvre et pitoyable silence régna et Digby, surpris, s’entendit murmurer :
« Ne pleurez pas… il ne faut pas pleurer…
— Mais vous avez dit de fermer les yeux…
— Oui… ils sont fermés maintenant. »
Le lumineux salon à l’atmosphère artificielle où il se sentait étranger, les périodiques aux couvertures glacées et les énormes cendriers de verre avaient maintenant disparu et tous deux étaient plongés dans les ténèbres. Digby avança la main jusqu’à ce qu’elle touchât celle de la jeune fille et questionna : « Ce geste, nous l’avons déjà fait ? »
Après un long silence, une petite voix sèche et hésitante balbutia :
« Mais oui.
— Naturellement, j’étais amoureux de vous, n’est-ce pas ? » Et, comme il ne recevait aucune réponse, il continua : « J’ai sûrement dû vous aimer, car, lorsque je vous ai vue entrer lors de votre première visite, j’ai ressenti un tel soulagement… une sensation de paix intérieure succédant à l’appréhension et à la crainte de voir apparaître quelqu’un d’autre… D’ailleurs, comment aurais-je pu ne pas vous aimer ?
— Cela semble peu probable…
— Pourquoi pas ?
— Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours seulement…
— Trop peu de jours pour que vous ayez pu vous éprendre de moi… »
Il y eut encore un long silence… puis elle articula :
« Au contraire…
— Mais pourquoi ? comment ? je suis beaucoup trop âgé et si peu séduisant… Dites-moi quelle sorte d’homme étais-je ? »
Cette fois, il n’y eut aucune hésitation, la réponse vint spontanée, comme une leçon apprise par cœur et à laquelle on aurait beaucoup réfléchi :
« Vous étiez si bon, si pitoyable… vous ne pouviez pas voir souffrir les autres.
— Est-ce donc si extraordinaire ? questionna Digby, vraiment intrigué, car il avait oublié ce qu’était le monde extérieur.
— De là où je viens, oui… c’était extraordinaire. Mon frère… » Elle s’arrêta brusquement.
« J’y suis maintenant, répliqua vivement Digby, s’agrippant à un souvenir avant que sa mémoire lui fasse défaut, c’est vrai que vous avez un frère, n’est-ce pas ? Et lui aussi est un ami…
— Je vous en prie… cessons ce jeu… » et ils ouvrirent simultanément les yeux pour se retrouver dans le salon qu’ils avaient presque oublié.
« Je veux partir d’ici, confia Digby.
— N’en faites rien, je vous en prie… restez encore un peu.
— Mais pourquoi ?
— Vous y êtes en sécurité… à l’abri…
— Des bombes ? sourit-il.
— De bien des choses… Vous êtes heureux ici, n’est-ce pas ?
— Dans un sens, oui. »
Et, s’accompagnant d’un geste qui voulait indiquer le monde au-delà du jardin, elle essaya de le convaincre :
« Là-bas, vous n’étiez pas heureux… » et, continuant lentement, elle ajouta : « Je ferai n’importe quoi pour que vous soyez heureux… c’est, entouré de soins comme vous l’êtes ici, que j’aime…
— Vous ne m’aimiez pas avant que je sois ici ? interrompit-il, essayant gentiment, mais inutilement de la prendre en contradiction avec elle-même.
— C’est intenable de toujours voir quelqu’un malheureux…
— Combien je voudrais pouvoir me souvenir… me rappeler…
— Pourquoi vouloir vous souvenir… y tenez-vous tant que ça ?
— Bien entendu, on doit se souvenir. » Et, en prononçant ces mots, Digby était certain d’émettre simplement une vérité, alors qu’elle l’observait attentivement comme pour se donner le courage d’adopter une ligne de conduite. Mais Digby continuait :
« Si je pouvais seulement me rappeler comment je m’adressais à vous…
— N’en faites rien, dit-elle, n’en faites rien », et elle ajouta avec âpreté, d’un ton vindicatif : « Cher cœur.
— C’est bien ainsi que nous nous appelions », lança Digby triomphalement.
Sans le perdre des yeux, elle fit oui de la tête et murmura d’une voix blanche :
« Chéri… vous disiez toujours que, pour moi, vous tenteriez l’impossible.
— Vraiment ?
— Faites donc quelque chose de très simple, tenez-vous tranquille… restez ici encore quelques semaines, jusqu’à ce que vous ayez recouvré entièrement vos facultés et votre mémoire.
— Si vous promettez de venir me voir souvent…
— Je le promets répondit-elle.
Et Digby approcha ses lèvres des siennes et le baiser qu’ils échangèrent fut empreint de cette gaucherie particulière aux adolescents.
« Mon chéri… mon petit chéri, balbutia-t-elle, pourquoi disiez-vous que nous n’étions qu’amis ?
— Je ne voulais pas que vous vous croyiez liée…
— Je le suis maintenant… »
Et elle ajouta lentement, comme tout étonnée elle-même :
« Et j’en suis heureuse. »
En regagnant sa chambre, lorsqu’elle fut partie, Digby respirait encore son odeur et, sans hésitation, les yeux fermés, il aurait pu entrer chez un parfumeur et acheter la poudre dont elle se servait, tout comme la reconnaître elle-même, rien qu’au toucher de son épiderme si velouté.
Dans son innocence, la sensation de transport qu’il venait d’éprouver se rapprochait de cette exaltation particulière aux premières amours, et, comme un adolescent, il se sentait déjà en proie à d’inévitables angoisses, entraîné vers ce sentiment de perte, vers ce désespoir que, dans sa naïveté, il associait au mot « bonheur ».
VI
Le lendemain matin, Digby s’aperçut que le journal n’accompagnait pas son petit déjeuner. Il interrogea la femme de chambre qui le lui avait apporté, mais tout ce qu’elle put répondre fut que, sans doute, il n’avait pas été livré. Digby fut de nouveau saisi par la crainte qu’il avait ressentie la veille lorsqu’il rencontra Poole et ce fut avec impatience qu’il attendit la venue de Johns pour sa causerie journalière. Mais Johns ne donna pas signe de vie et, après avoir ruminé sa rancune pendant près d’une demi-heure, il se décida à sonner. C’était l’heure à laquelle on lui apportait ses habits, mais la femme de chambre qui répondit à son coup de sonnette déclara ne pas avoir reçu d’ordres à ce sujet.
« Mais vous n’avez pas besoin d’ordres, répliqua Digby, puisque vous me donnez mes habits tous les jours.
— I’m’faut des ordres, s’entêta la femme.
— Dites à M. Johns que j’aimerais le voir.
— Bien, monsieur… »
Mais Johns ne parut pas et on aurait pu croire qu’un cordon sanitaire avait été établi autour de sa chambre.
Pendant une grande demi-heure, il attendit sans rien faire. Puis, se levant, il se dirigea vers la petite bibliothèque, mais s’aperçut à regret qu’elle ne contenait pas grand-chose susceptible de le distraire, seulement la réserve des vieux sages : Mes convictions, de Tolstoï. La Psychanalyse de notre Vie quotidienne, de Freud, et une biographie de Rudolf Steiner. Il emporta le Tolstoï, et, l’ouvrant au hasard, y découvrit dans les marges des marques de crayon que l’on avait pris soin d’effacer mais incomplètement.
« Voyons donc un peu ce qui intéressait tant le lecteur », se dit-il, et il lut :
« Me souvenant de tout le mal que j’ai fait, des peines que j’ai éprouvées et infligées au nom de la haine de l’ennemi, il est bien évident que leur cause initiale est due à la monumentale escroquerie du patriotisme et à l’amour du pays natal… »
Ce dogme aveugle et brutal respirait la noblesse aussi surement que la tentative d’effacer les marques de crayon révélait une petite et basse nature qui, en ayant probablement admiré le courage, au point de le souligner, était, à la réflexion, revenue sur son enthousiasme :
« Le Christ me fit comprendre que seule la cloison étanche que nous élevons entre les autres nations et la nôtre nous prive du bonheur terrestre. Je suis bien forcé de le croire, et si, frappé d’amnésie momentanée, j’arrivais à nourrir des sentiments de haine envers un être d’un autre pays… »
« Mais telle n’est pas la question, pensait Digby : je ne ressens aucune haine envers qui que ce soit à l’étranger… si je veux vivre, c’est pour être heureux et non pour assouvir une haine. »
Et, continuant à réfléchir :
« Tout comme Johns, je suis moi-même de ces petites gens n’ayant aucune idéologie, mais attaché à un paysage du Cambridgeshire, une carrière à chaux, une allée de saules à travers champs, une petite ville en province… et les sauteries hebdomadaires du samedi… » Après s’être heurté à ces réminiscences, sa mémoire lassée en revint avec soulagement ail reposant problème posé par Tolstoï.
« Ah ! pensa-t-il, Tolstoï aurait dû vivre dans un petit pays, et non en Russie qui se rapproche plus d’un continent que d’un État. Et pourquoi écrit-il de la sorte ? À l’en croire, la mort serait le pire des châtiments ? Bien que nous devions tous mourir et craignions tous la mort, lorsque nous tuons, nous ne faisons que mettre fin à cette crainte qui, autrement, irait toujours grandissant… d’ailleurs, on ne tue pas toujours par haine… on peut aussi bien tuer par amour et… », une fois de plus, il fut saisi de vertige alors que son cœur semblait comprimé à se briser.
Digby se renversa sur son oreiller, tandis que le brave vieil homme à longue barbe semblait lui murmurer à l’oreille : « Je me refuse à reconnaître États ou nations… je m’abstiens… je m’abstiens… »
Tout éveillé, il lui semblait rêver… un homme s’approchait – il s’agissait peut-être d’un ami, mais il ne pouvait voir son visage – et lui aussi n’avait pas vécu sa vie… telle une longue barbe, quelque chagrin jalousement gardé au fond de lui-même lui avait barré la route… qui était-il ? Mais, malgré des efforts de mémoire, Digby n’arrivait pas à le reconnaître… il semblait vivre dans un autre monde détaché de la guerre et de toutes les catastrophes qu’elle entraîne. Digby était convaincu que le vieil homme à la longue barbe se trompait, car il était trop préoccupé par l’idée qu’il lui fallait sauver son âme. Tourmenté par ses visions, Digby laissait sa pensée errer : plutôt que d’être seul épargné, ne valait-il pas mieux s’associer même aux crimes de ceux qui vous sont chers, partager leurs haines comme leurs passions et les suivre même jusque dans la mort ?
Oui, mais ce raisonnement tendait à exonérer ses ennemis de tout blâme. Et pourquoi pas ? pensait Digby. Il exonérait également celui qui se tue ou tue par amour. Pourquoi ne trouverait-on pas des circonstances atténuantes à son ennemi ? Bien entendu, il ne s’agissait pas de s’isoler dans sa supériorité morale, se refuser à tuer et toujours tendre l’autre joue… « Il ne faut pas rendre »… oui, il fallait savoir discerner et ne pas tuer égoïstement… mais, par amour de ceux qui vous sont chers, il n’était que juste de risquer le pire…
Puis, sa rêverie l’amena à penser à Anna Hilfe et, comme toujours il en ressentit une absurde oppression… Digby se voyait comme dans sa jeunesse, attendre auprès d’une auberge de campagne – n’était-ce pas le King’s Arms ? – et sa bien-aimée s’avançait doucement dans la nuit dont l’air embaumé était lourd, comme chargé de sa souffrance et de son désespoir de ne pas encore savoir mettre de tels instants à profit…
Digby ne pouvait s’embarrasser plus longtemps des théories de Tolstoï. C’était insupportable d’être traité comme un infirme… De plus, sauf l’héroïne d’un roman de l’ère victorienne, quelle femme s’éprendrait d’un invalide ? Il était facile à Tolstoï de prêcher le pacifisme mais alors, comment donc expliquer l’héroïque épopée de Sébastopol ?
Digby se leva et le long et étroit miroir qui ornait un des murs de sa chambre lui refléta son image : maigre, cheveux gris, une longue barbe.
Alors qu’il se contemplait, la porte s’ouvrit pour donner passage au docteur Forester, suivi de Johns, les yeux baissés, dans l’attitude particulière aux gens pris en défaut. Secouant la tête d’un air mécontent, le docteur Forester lui parla :
« Ça ne peut pas continuer, Digby, ça ne peut pas continuer… » Contemplant toujours la grotesque réflexion que lui renvoyait le miroir, Digby formula sa demande :
« Je veux mes habits et un rasoir.
— Et pourquoi un rasoir ?
— Pour me raser… je suis certain de n’avoir jamais porté la barbe…
— Ce qui prouve que vous n’avez pas encore recouvré la mémoire, répliqua le docteur Forester.
— Et ce matin, je n’ai pas eu de journal, se plaignit-il faiblement et sans conviction.
— C’est moi qui ai donné l’ordre de vous supprimer les journaux, répondit le docteur Forester. Johns a agi sans réfléchir… ces longues conversations sur la guerre… vous vous êtes trop agité. Poole m’a dit combien vous étiez exalté hier au jardin. »
Les yeux baissés, et tout à l’examen de son apparence peu flatteuse dans son pyjama à raies, Digby rétorqua presque agressivement :
« Je ne permettrai pas qu’on me traite comme un infirme ou comme un gamin…
— Il semblerait que vous vous imaginez avoir des aptitudes… comment dirai-je… vous croyez avoir été détective…
— Simple plaisanterie, expliqua Digby.
— Je puis vous assurer que vos occupations étaient toutes différentes… complètement différentes, répéta le docteur Forester.
— Qui étais-je ? Quelle était ma vie ?
— Peut-être qu’un jour il sera nécessaire que je vous le dise », et, avec ces paroles, le docteur Forester semblait proférer une menace. Puis, continuant : « Oui, il deviendra peut-être nécessaire que je vous le dise, afin d’éviter que vous commettiez quelque idiotie… »
Et tandis que le docteur Forester essayait de ramener Digby à la raison, Johns se tenait tout penaud, le regard au sol, dans une attitude de grande humilité.
« J’en ai assez, explosa Digby, je veux partir d’ici. »
Le calme et noble visage du docteur Forester se chargea brusquement des signes d’un vif mécontentement et il répondit sèchement :
« En payant votre note, j’espère ?
— Je l’espère aussi. »
Les signes apparents de mécontentement disparurent du visage du docteur, et il ajouta :
« Mon cher Digby, il faut être raisonnable… Vous êtes très malade… vraiment très malade. Vous ne vous souvenez plus des vingt dernières années de votre vie… vous êtes loin d’être rétabli… et hier, tout à l’heure même, vous vous êtes laissé aller à un emportement que je redoutais et que j’espérais éviter. »
Posant sa main sur la manche du pyjama de Digby, il ajouta :
« Je ne voudrais pas avoir à vous interner comme incurable.
— Mais je suis aussi sain d’esprit que vous… vous devriez le savoir !
— Le major Stone pensait de même… J’ai cependant dû le faire transférer à l’infirmerie. Il était obsédé par des idées qui le rendaient susceptible de se livrer à des actes de violence…
— Mais moi…
— Les symptômes de votre cas se rapprochent de ceux du major Stone… cette agitation… »
Tout en parlant, le docteur avait laissé sa main sur le bras de Digby, et, à travers l’étoffe du pyjama, celui-ci la sentait, chaude, douce et moite.
« Ne vous tracassez pas, continua le docteur Forester, nous ne vous laisserons pas en arriver là, mais, pour quelque temps, il vous faut beaucoup de repos et de tranquillité… de la nourriture saine, beaucoup de sommeil… quelques potions… pas de visites, pas même notre ami Johns, et surtout, aucun sujet de conversation qui vous exciterait…
— Mlle Hilfe ? questionna Digby.
— C’était une erreur de ma part, confessa le docteur Forester, nous ne sommes pas encore assez forts… j’ai dit à Mlle Hilfe de ne pas revenir. »