CHAPITRE VIII

« Ardent était et lubrique comme un bouc. »

Chaucer, Prologue général, Les Contes de Cantorbéry Dans les années à venir, les villageois de Walmer parleraient du Temps des Meurtres, quand la mort, ayant envahi leur bourg, y avait dressé son camp comme une armée ennemie. Elle avait fait voler la paix en éclats et avait tissé une trame de soupçons, de tromperies et d'horribles crimes dans laquelle la communauté s'était empêtrée.

Pourtant, ce matin-là, le lendemain du jour où la chaumière de grand-mère Croul avait été brûlée jusqu'aux fondations, Simon le bedeau ne pensait point à la mort mais bien plutôt à ses plaisirs secrets.

La matinée lui avait été propice : quelques petits nuages blancs, un soleil ardent et un ciel si bleu qu'on aurait pu croire l'été revenu.

Même la terre était chaude ; l'herbe haute, la guimauve et les ronces qui poussaient avec tant de luxuriance autour du vieil if lui procuraient encore un couvert suffisant. Simon était descendu au village. Il avait rempli sa gourde, acheté une tourte chez un boulanger et était venu au cimetière pour se distraire. Il savait que les amants, Maître Ralph et Alison, ne tarderaient pas à arriver. Cette dernière était l'une des jouvencelles les plus accortes et avenantes du village. Simon posa la main sur son entrejambe et se caressa. Il connaissait leurs habitudes.

Ils ne pourraient pas résister à une matinée comme celle-ci. Dès que ses parents seraient occupés, Ralph, qui était apprenti, se glisserait hors de l'échoppe pour rejoindre Alison.

La messe matinale avait été chantée, les ouailles s'étaient dispersées et l'arpent de Dieu, ce cimetière, allait retrouver son calme et tomber sous le charme des abeilles bourdonnantes et des papillons virevoltant tels des points colorés parmi les fleurs sauvages. Simon avait mené à bien son inspection habituelle. Le père Clement travaillait dans la crypte. Benedict le tabellion attendait une pratique pour signer un contrat près des fonts baptismaux. Ursula était au presbytère et Amabilia dans la sacristie. Elles ne viendraient pas ici.

Simon aimait cet endroit. Il savait toujours ce qui se passait au village, quel jouvenceau badinait avec quelle bachelette, et c'était là qu'il le découvrait. Il déboucha sa gourde et prit une gorgée qu'il fit tourner dans sa bouche avant de l'avaler afin d'atténuer l'irritation de ses gencives et la douleur due à une dent pourrie, au fond. Il mordit dans la tourte avec précaution.

« Il faut que je sois vigilant, avec tous ces meurtres », songea-t-il.

Il se redressa pour manger plus à son aise. Appuyé contre l'if, il prêtait une oreille distraite au chant d'une grive dans les branches au-dessus de sa tête. Il ne faisait pas de bruit, s'assurant toujours de ne rien déranger, de ne pas éveiller les soupçons. Il aurait aimé que Ralph et Alison viennent, mais, en attendant, il pouvait réfléchir aux événements

du

bourg.

Qui

était

derrière

ces

affreux

empoisonnements ? Elias et Isabella réduits à de la viande froide !

Adam l'apothicaire, le visage blême, et à présent grand-mère Croul, dont il ne restait que quelques os carbonisés dans sa chaumine qui n'était plus que cendres...

« La peau et les os », avait plaisanté Walter le sergent.

Le père Clement avait fait de son mieux. Il avait enveloppé les restes dans un linge blanc, les avait bénis et encensés, mais à quoi bon ?

Grand-mère Croul était morte et Simon en était presque soulagé. La vieil e commère avait l'œil vif et la langue acérée ; elle était peut-être au courant de ses plaisirs secrets.

Simon mordit dans la tourte. La viande était tendre, la saveur généreuse et épicée. Il mâcha avec soin en pensant - c'est ce qu'on disait au Sanglier bleu et au Cygne d'argent - « Attention à ce que tu manges, attention à ce que tu bois ». Il mordit derechef et entendit un rire. Il se figea, avala sa bouchée et avança en rampant sur le ventre comme un goupil en maraude. Il leva la tête et aperçut Ralph qui conduisait Alison par la main. Ils avaient escaladé le mur et se dirigeaient vers leur nid d'amour accoutumé. Ralph portait ce qui semblait être une gourde et elle un balluchon blanc contenant sans doute du pain et du fromage. Simon ravala sa déception : cela signifiait qu'ils commenceraient par se restaurer.

Les amoureux parvinrent à l'endroit où il y avait une déclivité, ce qui donnait à Simon un très bon point de vue. Il les épia en retenant son souffle. Ils ouvrirent le balluchon blanc et se mirent à boire et à manger. Simon entendait des bribes de leur conversation et il dressa la tête. Ralph jouait avec les lacets du corsage d'Alison. Elle résista mais il se fit pressant. Simon posa la main sur son entrejambe. Ralph déshabillait son amie et faisait glisser sa robe sur ses épaules, révélant ainsi des seins opulents. Le bedeau regardait avec lascivité.

Alison riait, tête rejetée en arrière, boucles blondes retombant, quand Ralph la prit par la taille et l'attira vers lui. Puis elle s'abandonna.

Simon gémit de plaisir en oyant ses cris de volupté. Levant les yeux, il vit les jambes de la jouvencelle dressées en l'air, entendit Ralph haleter et geindre, et les exclamations de délice d'Alison. Peut- être pouvait-il s'approcher un peu plus près...

Il sentait le sang lui monter à la tête et se mit à transpirer. Il allait épier et attendre, et un jour, quand il en aurait envie, il convoquerait Alison au cimetière. Il lui narrerait ce dont il avait été témoin et elle devrait offrir une contrepartie à son silence. Le bedeau s'humecta les lèvres.

Ce genre de rencontres lui avait permis de connaître maintes bachelettes. Elles redoutaient toujours qu'on en parle à leurs parents ou qu'on les proclame dévergondées sous le porche de l'église ou à la croix du marché, aussi se soumettaient-elles à chaque fois ; la seule exception avait été Hawisa, cette garce à l'esprit dérangé. Simon savourait l'idée qu'un jour, bientôt, Maîtresse Alison se livrerait à une danse similaire pour lui. Il avait si souvent guetté des amants qu'il savait jusqu'où il pouvait s'approcher de ce nid d'amour. Il les regarda s'ébattre, Ralph avec passion, Alison lui répondant, puis ce fut fini.

Simon ouït le murmure de leurs voix, leurs tendres serments chuchotés, et il revint à sa place.

Il attendit un moment. Les amoureux ne s'attardaient jamais : il en fut de même ce jour-là. Il aperçut des éclairs de linge blanc tandis qu'Alison se rhabillait. Ralph se releva, rejeta ses longs cheveux en arrière et les attacha sur la nuque avec un cordon. Puis ils s'en allèrent. Simon, réjoui, se félicitait. Comme il avait aimé ça ! Il prit sa gourde et s'adossa à l'if. Les yeux fermés, il se remémora la scène, le plaisir qu'il avait ressenti, et il se demanda quand il inviterait Maîtresse Alison. Il la menacerait de tout dire à Walter le sergent, et si Simon le bedeau ne valait rien, Walter était pire.

Il déboucha sa gourde et la porta à ses lèvres. Il avait avalé deux ou trois gorgées quand il se rendit compte qu'il y avait quelque chose de bizarre, non dans le goût du vin mais dans la gourde. Il ne l'avait pas remarqué auparavant - la différence était minime. Horrifié, il baissa les yeux. Ce n'était pas sa propre gourde. Un élancement de douleur lui traversa le ventre. Il bondit sur ses pieds en serrant le récipient et se précipita vers le presbytère.

Tout en courant, Simon savait qu'il était trop tard. Son ventre était à présent en feu, comme s'il avait avalé le plus acide des cidres ; la sueur ruisselait sur son visage, ses mains étaient plutôt froides, et plus il se hâtait plus ça empirait. La douleur finit par devenir si forte qu'il dut s'arrêter. Les mains crispées sur l'estomac, il tomba à genoux et tenta de vomir, mais il avait la gorge serrée et le martèlement dans ses tempes était presque insupportable.

Il leva les yeux. Il vit la porte de l'église surmontée du tympan représentant le Christ au Jugement dernier et ses anges fondant vers la terre en brandissant des épées de feu. Venaient-ils pour lui ? Il essaya de se souvenir de ce qui était arrivé ce matin, du vin qu'il avait acheté au Sanglier bleu. Il était là quand on avait rempli sa gourde. Il ne pouvait plus réfléchir. Il voulut ouvrir la bouche pour appeler à l'aide mais ne put proférer un son. Il eut un haut-le-cœur : son estomac allait se vider. Il leva à nouveau les yeux mais, cette fois, l'église bougeait. Dans son dos, la sueur se glaçait. Simon, ne pouvant supporter cette souffrance plus longtemps, s'effondra au moment où Benedict apparaissait à la porte de Saint-Swithun.

Le tabellion aperçut le bedeau qui se pâmait. Il crut d'abord qu'il était ivre mais, quand il le vit s'écrouler, il arriva à toutes jambes. Simon était encore en vie, le corps parcouru de spasmes. Benedict s'agenouilla et tenta de le retourner ; le sacristain résista et se défendit, comme si Benedict était un ennemi plutôt qu'un sauveur. Le tabellion ne pouvait rien faire. Il se redressa. Il émanait du bedeau une odeur épouvantable et le notaire comprit que les intestins du malheureux avaient dû se relâcher dans les affres de l'agonie, la toux et les nausées, les sursauts, la violente agitation des jambes.

Benedict était figé - il aurait dû se précipiter à la recherche du prêtre mais il était à la fois fasciné et dégoûté. Enfin le sacristain poussa un gémissement. Il tenta une fois encore de se relever, puis retomba et resta immobile, bouche bée, un œil grand ouvert. Ce ne fut qu'alors que Benedict comprit ce qui venait de se passer. Il ramassa la gourde tombée des mains de Simon et la sentit. C'était du bon clairet, pourtant il y avait autre chose d'un peu âcre. Le tabellion lâcha la gourde, s'essuya frénétiquement les doigts sur son habit et s'élança vers l'église pour donner l'alarme et annoncer au village de Walmer qu'une autre affreuse mort venait de se produire.

Kathryn et Colum étaient assis dans la chambre de Lord Henry. Ce dernier faisait les cent pas, s'arrêtant parfois pour contempler la tapisserie de Bruges aux rouges, bleus et ors splendides, appendue sur le mur du fond.

Monseigneur, répéta Kathryn, j'ai demandé qu'on se réunisse afin d'établir la vérité.

Qu'est donc la vérité ?

Je sais que je ne suis que votre hôte céans, répondit la jeune femme, néanmoins la nuit dernière, après m'être retirée, j'ai réfléchi à ce sujet.

Moi aussi, rétorqua le seigneur, et sans succès.

Alors, puis-je vous aider ?

Lord Henry s'installa derrière la grande table de chêne et posa les mains de chaque côté du registre relié. Il tendit le bras pour attraper une plume comme s'il avait besoin de tenir quelque chose, puis se reprit et tâta son collier d'argent frappé de l'insigne de la maison d'York. Il observa Kathryn avec circonspection, plein d'admiration muette pour cette jeune femme brune aux yeux clairs qui le déconcertait. Il savait qu'il les avait tous entraînés dans une folle danse à la poursuite de la vérité. Maintenant il était perplexe et un peu effrayé. Il se considérait comme le maître du bal mais la disparition du prêcheur le préoccupait fort.

Vous feriez mieux de parler, Maîtresse Swinbrooke.

— Il y a un an, en fait, il y a un peu plus d'un an, déclara Kathryn, votre épouse, Lady Mary, est tombée d'une falaise près de Gallows Point. Certains chuchotent qu'il s'agit d'un suicide, d'autres d'un accident, et d'aucuns, en catimini, parlent de meurtre.

Lord Henry ôta la main de son collier. Kathryn fixait les exquises gravures sur bois qui flanquaient la tapisserie de Bruges. Elles étaient cirées et semblaient briller. Elles illustraient l'histoire d'un chevalier perdu dans une forêt enchantée et sauvé par une fée.

Je me suis rendue, Monseigneur, à Gallows Point.

— Et qu'en avez-vous conclu ?

— Lady Mary ne s'est pas suicidée et n'a point été tuée. Je pense plutôt qu'elle était si éperdue qu'elle a trébuché et qu'elle est tombée.

Le seigneur lui répondit par un regard imperturbable.

— Je ne crois pas que vous soyez un assassin, poursuivit Kathryn sans tenir compte de l'agitation manifeste de Colum.

Ce dernier, ignorant tout des intentions de sa femme, commençait à s'inquiéter. Si Lord Henry pouvait se montrer calme et subtil courtisan, il avait un caractère bien trempé. Murtagh n'oublierait jamais la bataille de Tewkesbury où les yorkistes, vainqueurs, avaient poursuivi les lancastriens jusque dans l'abbaye, dont l'enceinte sacrée avait été troublée par le fracas de l'acier et les cris des mourants. Lord Henry était en tête, ventail relevé, donnant sans relâche de l'épée et de la hache.

— J'attends, Maîtresse Swinbrooke. Je suis bien aise d'apprendre que je ne suis point un tueur.

— Non, pas dans ce sens-là, reprit Kathryn qui ignora le sursaut désapprobateur de Colum. Mais il existe cent et une façons d'occire son prochain. Mon premier époux, un ivrogne qui me battait, se rendit coupable de cette vilenie. Petit à petit, il a cherché à étouffer la vie en moi. Vous avez épousé Lady Mary parce que c'était un bon parti.

Peut-être vous aimait-elle, mais vous ne lui avez onc rendu cet amour.

— Ce ne sont que suppositions ; vous ne me connaissez pas.

— Je ne prétends point le contraire. Ce sont des spéculations, admit Kathryn qui tourna derechef les yeux vers les gravures sur bois. Lady Mary savait que vous ne l'aimiez pas mais là n'est pas la question.

Elle a vu ou entendu quelque chose.

Choisissant ses mots avec soin, elle poursuivit :

— Vous l'avez blessée, j'ignore pourquoi et comment, aussi est-elle allée à Gallows Point pour penser. Puis elle est tombée. Il est si facile quand on a la vue brouillée par les larmes de mal distinguer le sol ! Ce qui m'intéresse, c'est de savoir pourquoi elle était aussi bouleversée.

Vous vous êtes sans nul doute senti coupable - vous avez pris des dispositions pour qu'on lui érige un tombeau particulier dans la crypte de Saint- Swithun, cependant votre culpabilité est devenue trop lourde. Vous vous êtes assis ici, et, feignant d'être votre épouse, usant de son sceau, vous avez rédigé une lettre de confession destinée à Son Eminence l'archevêque de Cantorbéry.

Kathryn ! s'exclama Colum.

Il lui prit le bras mais elle se libéra, sans quitter son interlocuteur des yeux. Ce dernier avait pâli et son trouble était évident.

— J'ai ouï parler de gens qui s'étaient comportés ainsi, expliqua Kathryn d'une voix guère plus forte qu'un murmure. Ils avaient besoin de se confesser, d'assumer leur faute. Peut-être regretterez-vous plus tard d'avoir écrit cette lettre, mais vous deviez le faire.

Pourquoi donc ? interrogea Lord Henry d'un ton rauque. Cela ne pouvait que me perdre aux yeux de l'archevêque et du roi.

Vous vous sentiez coupable, répliqua la jeune femme. Vous considériez que c'était un juste châtiment. Il se peut que vous l'ayez déploré par la suite, mais c'était trop tard.

Elle s'éclaircit la gorge.

La missive a été en secret envoyée à Cantorbéry. De façon à dissimuler sa véritable source. Bien sûr, l'archevêque s'en est ému, d'autant plus que de méchantes langues, à Walmer, insinuaient la même chose. Benedict le tabellion, un homme de loi rapace dont vous usiez comme messager, était sans doute l'une d'entre elles. Il ne devait être que trop disposé à vendre ces médisances aux Français -

comme il l'avait fait pour d'autres ragots, par exemple le fait que vous possédiez maintes tenures à Walmer.

Murtagh était sur le point de s'entremettre quand il s'aperçut à l'expression de Lord Henry que sa femme, dont les précédents soupçons s'étaient transformés en accusation, disait la vérité.

Il se crut obligé d'avancer un argument pour défendre le seigneur du castel.

La lettre était bien de la main de Lady Mary, remarqua-t-il.

Notre hôte est un clerc adroit, déclara Kathryn. Je parie qu'il peut imiter n'importe quelle écriture. Qui plus est, il avait accès au sceau de Lady Mary qui aurait dû être brisé après son trépas - or, bien entendu, il l'a gardé. D'une certaine façon, Monseigneur, vous avez dû être soulagé que l'archevêque montre le document au roi, lequel a mis Maître Murtagh dans la confidence. Vous vous en doutiez, n'est-ce pas ? Toute perte de crédit à leurs yeux était une réparation équitable. J'ai rencontré des hommes qui ont fait l'aller et retour entre Londres et Jérusalem pour se débarrasser de leur sentiment de culpabilité après un crime atroce. Cette missive était votre pèlerinage et votre expiation.

Lord Henry baissa la tête. Colum, embarrassé, repoussa sa chaire et se mit à contempler ses bottes comme s'il ne les avait encore jamais vues. Kathryn jeta un coup d'œil sur les gravures.

Vous les admirez, Maîtresse Swinbrooke ? demanda Lord Henry.

Lady Mary aimait le bois, surtout le charme.

On prétend que ses branches noueuses procurent d'excellents abris aux rouges-gorges.

Et aux meurtriers, ajouta le seigneur avec douceur. Lady Mary gardait un morceau de coudrier dans sa chambre en guise de protection contre les mauvais esprits. Quand le roi est venu céans lors d'un déplacement dans les comtés de l'Est, il lui a narré que frère Bacon fut le premier à prouver que le coudrier était un ingrédient de la poudre à fusil. Elle est décédée le 22 août...

... fête de saint Philibert, termina Kathryn. C'est ce jour-là qu'on ramasse les noisettes, je crois ? Lady Mary ne devait pas l'ignorer.

C'est ce qu'elle a dit au serviteur, acquiesça Lord Henry. Elle a prétendu qu'elle allait chercher des noisettes. Si j'avais su qu'elle se rendrait à Gallows Point, j'aurais demandé à Marshall de l'escorter.

Elle est tombée, ajouta-t-il précipitamment, à cause de ce qu'elle avait vu la veille.

Kathryn garda le silence.

Le maréchal-ferrant est venu au château avec sa femme. Je l'avais toujours trouvée attirante. J'avais bu trop de clairet et son mari était occupé aux écuries. Je l'ai emmenée au verger.

Il se frotta les yeux.

Il ne s'est rien passé de grave, nous avons juste sottement badiné, un baiser, une étreinte, mais mon épouse nous a surpris.

Il haussa les épaules.

Vous savez la suite. Après sa mort, je me suis senti fort coupable

; je voyais des démons partout. Je me suis confessé auprès du père Clement. Il m'a donné comme pénitence de faire quelque chose pour expier mon péché.

Lord Henry soupira.

D'où la lettre. J'ai regretté de l'avoir écrite mais j'avais l'impression que le fantôme de ma femme me la dictait. Les Français ont appris dans quelle humeur je me trouvais et, par le biais de Benedict, je suis sûr qu'ils en savent davantage sur mes affaires qu'ils le devraient.

Le trépas de William Marshall ?

Il se redressa.

Oh, c'est une tout autre affaire !

William Marshall était-il au courant de la missive ? l'interrompit Murtagh.

Il savait que je me sentais coupable. Il m'a juste conseillé d'ériger un splendide tombeau, d'engager un prêtre pour qu'il chante des messes et de me rendre en pèlerinage à la châsse de la Vierge à Walsingham, son lieu de naissance.

Et sa mort ? insista Kathryn.

Marshall était un joyeux compère, expliqua Lord Henry.

Il prit une plume et la balança entre ses doigts.

Malin comme un singe, un homme à femmes, un écuyer à la Chaucer des pieds à la tête. Lady Mary l'aimait, comme un fils, et il la traitait avec la plus grande courtoisie. William et moi sommes allés à Paris et avons logé à une portée de flèche de la porte Saint- Denis.

Nous devions rencontrer nos agents et payer en bon argent ceux qui avaient rassemblé des renseignements utiles.

« Un soir, William est rentré exalté. Il avait appris quelque chose mais ne l'a point divulgué. Il avait fréquenté les tavernes le long de la Seine. Il connaissait tous les malandrins et était ami avec le roi des mendiants, le Roi des Gueux1.

« Le lendemain, peu avant midi, il s'est esquivé du logis. Je l'ai aperçu dans la cour de l'écurie et me suis précipité. Il était fou d'excitation et m'a dit qu'il allait rejoindre quelqu'un, une dame, qui avait commis une faute très grave. Je l'ai accompagné dans les rues jusqu'aux marches de Saint-Pierre sur le fleuve. Il a embarqué sur une barge et je ne l'ai plus jamais revu.

Et le livre des codes ? s'enquit Kathryn. Marshall ne le portait donc pas ?

Le seigneur fit un geste de dénégation.

La disparition de William a suscité désordre et confusion. Je n'ai pas voulu que les Français sachent qu'il devait voir un personnage important, aussi les ai- je dupés en laissant entendre qu'il portait ce précieux document.

Un tel livre existe-t-il ? questionna Colum.

Bien sûr.

Lord Henry repoussa sa chaire, se leva et leur proposa une coupe de vin qu'ils refusèrent. Il remplit la sienne à ras bord. Kathryn remarqua que ses mains tremblaient quand il porta le gobelet à ses lèvres.

Avez-vous cru que William vous avait trahi ? demanda-t-elle.

Je craignais qu'il n'ait péri, Maîtresse Swinbrooke, mais, plus encore, tout comme le roi, qu'il n'ait été fait prisonnier et torturé.

C'était un envoyé accrédité, objecta Colum. Les Français n'auraient pas fait ça !

C'est ce que j'en suis venu à admettre, observa Lord Henry en retournant s'asseoir. J'ai fini par conclure qu'il avait été assassiné. Je n'avais pas de preuve incontestable, mais j'étais persuadé que Sanglier et ses deux fameux acolytes étaient impliqués dans l'affaire.

C'est là qu'intervient le prêcheur. Comme vous ne l'ignorez pas, Irlandais, mes espions et mes agents sillonnent toutes les grand-routes de France. Le prêcheur est l'un des meilleurs d'entre eux, un grand découvreur de secrets. Il entendit les premières rumeurs parmi les riverains de la Seine : un des bateliers avait aussi été porté manquant le même jour que William. On avait repêché son corps, couvert de vase, dans le fleuve. J'ai pensé que c'était sans doute le marinier engagé par William. J'ai ordonné au prêcheur de continuer sa chasse.

L'air surpris de la jeune femme le fit sourire.

Vous comprenez, à présent, Maîtresse Swinbrooke ?

Oui, souffla-t-elle, vous n'avez point fait venir de France Sanglier et ses compagnons pour parler du traité de paix ou d'une trêve. Vous les avez conviés afin de découvrir ce qui était arrivé à William et, s'ils avaient organisé le meurtre, les châtier.

Lord Henry dissimulait à présent le bas de son visage derrière son gobelet.

Mais ce sont des émissaires officiels, insista Murtagh. Leurs personnes sont sacrées.

Il peut pourtant se produire un accident, n'est-ce pas, Monseigneur ?

Le regard de Kathryn passa à la vaste cheminée qui arborait, à chaque angle, une tête de gargouille - un singe à tête humaine, les yeux plissés, la bouche ouverte comme s'il riait aux éclats.

Des accidents peuvent toujours arriver, non ? répéta-t-elle.

En effet, des accidents peuvent arriver. Je voulais que Sanglier et sa clique se trouvent ici, en Angleterre, au moment où le prêcheur reviendrait avec les renseignements, quels qu'ils soient, qu'il avait pu dénicher. J'avoue que je les ai bernés, comme ils ont essayé de me duper. Ils savaient tout au sujet de ma femme et de la disparition de William. Je leur ai fait croire que mon clerc portait le livre des codes.

J'ai même laissé entendre que mon âme pourrait être à vendre : Sanglier n'aurait onc pu résister à cet appât.

Le sourire de Lord Henry s'évanouit.

Ce qu'il ignorait, c'est que j'aimais William comme un frère. J'ai montré aux habitants de Walmer ce qui attend ceux qui me frappent, moi ou les miens.

Il fit tourner son vin dans sa coupe.

Je suis allé jusqu'à tromper Sa Majesté le roi. Je voulais que personne ne sache ce que j'ourdissais. J'ai compris qu'avec le temps le souverain oublierait cette lettre, surtout si je capturais l'Aragne dans une toile de ma fabrication.

Il vida son gobelet.

Je sais ce que veut le roi, ajouta-t-il, énigmatique, et je ferai de mon mieux pour le réaliser.

— Et le prêcheur ? s'enquit Colum.

Vous connaissez la nouvelle qu'il a rapportée, répondit Lord Henry. On a retrouvé le corps ruisselant de William, la gorge tranchée.

Cependant vous n'avez pas une totale confiance dans le prêcheur, n'est-ce pas ? avança Kathryn.

Il en savait plus qu'il ne m'en a dit. Et avant que vous ne me le demandiez, il ne m'a pas expliqué, Dieu m'en soit témoin, pourquoi il se promenait dans le village à jouer une pantomime. Il était plongé dans sa propre enquête. Il est vrai, concéda-t-il, qu'il a peut-être tu quelque chose qu'il a tenté de vendre à Sanglier.

— Et ? demanda Colum.

Lord Henry serra son gobelet dans ses mains.

Le prêcheur a-t-il rencontré le vicomte, a-t-il monnayé des secrets contre un sac d'or avant de disparaître ? Sanglier ou l'un de ses sbires lui ont-ils tranché la gorge et ont-ils caché le cadavre ?

Qu'est-ce qui vous a fait penser que Sanglier, Delacroix ou Cavignac ont pris part au trépas de William ? s'enquit Kathryn. Vous n'aviez pas de preuve.

William était un clerc, un espion de talent. Il n'aurait risqué sa vie que pour un prix très, très élevé, et qui est mieux placé qu'un clerc de haut rang au service de l'Aragne de France ?

Lord Henry eut un mince sourire.

Avez-vous occis Delacroix ? interrogea la jeune femme.

Son interlocuteur leva la main.

Non, Maîtresse Swinbrooke, je le jure sur l'Évangile. Bien que j'en aie eu grande envie.

Kathryn écarta les doigts et contempla sa splendide bague de fiançailles. Elle avait l'impression d'approcher de la vérité.

L'hypothèse qu'elle avait élaborée quant au décès de Lady Mary se fondait sur la logique, sur le fait évident que seul Lord Henry, poussé par le remords et par le besoin d'expier, avait pu rédiger la missive.

L'affaire de William Marshall lui paraissait plus compliquée à résoudre, pourtant elle devait reconnaître que l'arrivée des Français n'avait rien à voir avec un traité de paix ou une trêve mais s'expliquait par une vengeance personnelle. Après tout, cela concordait avec le caractère de Lord Henry, ce jeune seigneur yorkiste qui, des années auparavant, s'était jeté sur Walmer pour capturer et pendre une bande de naufrageurs. Kathryn prit une profonde inspiration et s'aperçut qu'une abeille bourdonnait contre la fenêtre. Colum, silencieux, était assis à ses côtés. Leur hôte avait ouvert le registre relié de cuir comme s'il s'intéressait à une notation. Il releva soudain la tête et croisa le regard de Kathryn.

Je sais ce que vous pensez, murmura-t-il. Que je suis un homme qui obéit à la loi du sang : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie. Il est vrai que si j'avais la certitude que Sanglier a occis William, je lui couperais avec plaisir la tête et la ficherais au bout d'une pique, mais je ne sais rien, si ce n'est que le prêcheur est sorti en pleine nuit, suivi par le vicomte.

Le jeu de la devinette ? demanda Colum. Au sujet du livre des codes, si les Français ont tué Marshall, ils ont sans nul doute appris qu'il ne portait ni recueil ni manuscrit ?

Lord Henry claqua de la langue.

C'est ainsi que vous le savez, n'est-ce pas ? renchérit Kathryn.

La question de Colum avait résolu une des difficultés.

—- Si William Marshall avait été tué par ordre du roi de France, lui et les hommes à sa solde ne pourraient ignorer qu'il n'avait pas ce livre.

Ils auraient taxé de mensonges les histoires prétendant que mon clerc était chargé d'un objet précieux et ne seraient onc tombés dans ce piège, chuchota Lord Henry.

Ce qui signifie, avança Murtagh, que Marshall a été assassiné par quelqu'un agissant en son nom propre, quelqu'un qui n'a pas osé dire la vérité à son royal maître.

J'en suis d'accord, répondit Lord Henry. Il y a maintes possibilités.

Il repoussa sa chaire.

Cavignac et Delacroix, pour des raisons qui leur appartiennent, ont-ils attiré William par ruse pour l'occire ? Était-ce Sanglier, ses deux clercs, ou l'un d'entre eux ?

Nous devrions fouiller leurs chambres, suggéra Kathryn en se levant et en se dirigeant vers la fenêtre. Je suis certaine, Monseigneur, que parmi leurs biens nous découvririons un indice, Dieu seul sait lequel.

Lord Henry s'approcha d'elle.

Mais vous ne le pouvez. Ce sont des diplomates, des envoyés, ils argueraient de leurs privilèges et exigeraient des réparations.

C'est ce qu'ils feront de toute façon, remarqua Colum en riant. Ils vont prétendre que Delacroix a péri par notre faute.

Assassiné ! déclara Kathryn.

Elle regarda un valet qui courait dans l'allée du jardin.

Ils diront que nous l'avons tué. Que va-t-il se passer ?

La dépouille de Delacroix sera conduite à Saint- Swithun. Le père Clement est déjà venu la bénir. Ils ne peuvent la ramener en France.

Dans quelques jours, elle se décomposera. Ils devront donc l'enterrer ici et, une fois achevé le processus de corruption, le cercueil sera transporté en France. Le père Clement a accepté de chanter un requiem ce soir, bien que la loi canon l'interdise. Nous fouillerons par conséquent leurs appartements à ce moment-là.

On frappa à la porte et un serviteur entra en hâte.

Monseigneur, on a apporté un message du village. Un nouvel empoisonnement ! On a retrouvé Simon le bedeau raide mort dans le cimetière.

Le dépositoire de Saint-Swithun - bâtiment de pierre aux poutres basses érigé dans une enceinte au fond du cimetière, en face de la porte des morts - était l'un des plus propres que Kathryn ait jamais vus. Les murs étaient chaulés et le sol en terre battue. Des lanternes suspendues à des crochets répandaient d'opportunes flaques de lumière et, percées en hauteur, des fenêtres aux barreaux de fer laissaient passer l'air frais. Au milieu, dans un coffre étroit posé sur des tréteaux, gisait le corps du bedeau. On avait essayé d'étendre au mieux la dépouille, de dissimuler l'horreur d'une mort si prompte et si terrible. Néanmoins, dans la faible lumière, son visage livide était vraiment macabre, violacé sur les joues, yeux exorbités, bouche bée.

Quelqu'un, sans doute le curé, avait voulu mettre des pièces sur les paupières mais elles avaient glissé et le sacristain, le regard vitreux, semblait frappé de terreur devant quelque chose que Kathryn ne pouvait voir. Malgré les encensoirs et le parfum versé sur les charbons du brasero, l'odeur était épouvantable.

Kathryn porta un bouquet de fleurs sauvages à ses narines. Elle détecta aussi des relents de brûlé et comprit qu'ils devaient émaner des restes de grand-mère Croul qu'on avait mis ici avant de les placer dans un cercueil et de les transporter devant le maître-autel. Elle posa le bouquet et huma la bouche du cadavre. Les effluves d'amande étaient forts. Elle se signa, sortit et rejoignit Colum et le prêtre, qui, chapelet à la main, s'appuyait sur le bras de sa sœur. Walter le sergent, assis dans l'herbe, déchiquetait les pétales d'une fleur en parlant à son bonnet. Benedict et Ursula chuchotaient entre eux.

Roger le physicien s'était éloigné pour contempler une tête de gargouille en haut du mur de l'église. Le soleil était chaud, le parfum de l'herbe coupée intense ; des papillons voletaient dans la brise et le cimetière bourdonnait du chant des grillons et des abeilles affairées.

Qui l'a découvert ? demanda Kathryn.

Walter se releva tant bien que mal, les yeux flamboyants et le teint vermillon, et désigna le tabellion d'un doigt que le vin rendait tremblant.

Colum anticipa la question de sa femme.

Il semble que le père Clement travaillait dans la crypte au tombeau de Lady Mary. Ursula était au presbytère pour prêter main-forte à Amabilia qui, elle- même, préparait la messe de requiem de grand-mère Croul dans la sacristie. Notre noble sergent se trouvait dans l'allée qui mène à l'église et le médecin affirme qu'il était au village.

Oui, j'y étais, aboya Roger, en s'essuyant le nez du revers de la main.

Et pourquoi vous trouviez-vous ici, Maître Benedict ?

Pour affaires, Maîtresse Swinbrooke. Je devais rencontrer un client, un fermier, qui voulait que je scelle un contrat sous le porche de l'église. Ma femme me servait de témoin.

J'aidais Amabilia, déclara cette dernière avec fougue. Elle m'avait priée de me charger de certaines tâches dans la maison pendant qu'elle vaquait à la sacristie.

Que s'est-il donc passé ici ?

Le tabellion expliqua que le fermier n'était pas venu. Il avait donc décidé de quitter l'église et d'aller s'asseoir un moment au soleil.

Je suis sorti par la grande porte. Des amoureux sont sans doute venus ici. J'ai ouï des éclats de rire ; bon, ce n'était point mon affaire.

Puis j'ai aperçu Simon qui titubait vers le portail de Saint-Swithun. Il semblait souffrir et, le temps que je m'approche, il s'était effondré.

Tout a été fini en un instant. J'ai cru que c'était une crise, mais il s'agit de poison, n'est-ce pas ?

La jeune femme acquiesça.

Que faisait Simon dans l'herbe ? s'enquit Colum.

Seuls des regards vides lui répondirent. Le prêtre eut l'air embarrassé et le sergent, narquois, sourit dans sa barbe.

Cela vous amuse, sergent ? interrogea Kathryn d'un ton sec.

Walter porta la main à son aine. Il releva son justaucorps de cuir et gratta ses hauts-de-chausses serrés, ce que Kathryn trouva malséant, mais la façon dont il chancelait sur ses pieds montrait assez qu'il avait la panse pleine de mauvaise bière.

Vous devriez vous asseoir, Walter, suggéra le père Clement avec douceur.

Ce dernier ne se le fit pas répéter et tomba presque sur la pelouse qui entourait l'église.

Il aimait épier les amants et croyait que nous l'ignorions, dit-il, foudroyant du regard Roger qui ricanait derrière sa main.

Simon, confia le médecin, ne vivait que pour la belle saison, quand le soleil est chaud et l'herbe abondante et luxuriante. Les amoureux viennent ici. Ils l'ont toujours fait et le feront toujours, même si le père Clement tonne du haut de sa chaire. Simon le savait. On prétend qu'il profitait de ce qu'il avait surpris pour imposer sa volonté aux bachelettes du village. C'est délit que de faire la chosette en public et aucune jouvencelle n'a envie d'être exposée au pilori, n'est-ce pas, Walter ?

Kathryn embrassa l'endroit du regard. De vieux ifs, entourés d'herbe haute, poussaient ça et là. Par endroits, le sol était inégal, fournissant des caches parfaites aussi bien aux jouvenceaux qu'aux fouineurs comme le sacristain. Elle leva les yeux vers le soleil. Midi était passé.

Elle devina que les jeunes amants s'échappaient jusque-là soit au milieu de la matinée, soit à midi, soit à la tombée de la nuit. Simon devait toujours les y attendre, comme un goupil sous le couvert guettant sa proie.

Étiez-vous au courant, mon père ?

Le prêtre lâcha le bras de sa sœur et s'avança.

— Je m'en doutais. J'en ai parlé avec Simon mais il ne pouvait s'en empêcher.

— Je savais toujours quand il se mettait en chasse, bafouilla Walter.

Il se rendait au Sanglier bleu ou au Cygne d'argent pour remplir sa gourde. C'est ce qu'il a fait ce matin. Je l'ai déjà vérifié.

— Il m'a dit qu'il était très prudent, précisa Amabilia.

Son visage enjoué était devenu écarlate et elle avait les larmes aux yeux.

— J'aimais bien Simon. Il pouvait être prévenant, vous savez. Il a annoncé qu'il se méfierait de ce qu'il mangerait et boirait.

Elle se pencha, ramassa la gourde tombée contre le mur de l'église, la déboucha et la tendit à Kathryn. Cette dernière la sentit et s'empressa de l'éloigner de son nez.

— Il a été empoisonné par ce même toxique qu'a bu l'épouse du forgeron ! s'exclama-t-elle. Il agit aussi vite qu'une flèche décochée en plein cœur.

— C'est donc ainsi qu'il a péri ! commenta Roger en se frottant les mains.

— Montrez-moi l'endroit, demanda Kathryn.

Quittant les lieux, ils passèrent devant l'église et contournèrent les tombes. Kathryn nota derechef qu'elles étaient fort bien entretenues, débarrassées des mousses et des lichens. De-ci de-là, des bouquets ou des fleurs séchaient sous le soleil ardent. On la mena vers le mur jusqu'au lieu où le sol se faisait plus accidenté.

Il est parfois difficile de faucher l'herbe, remarqua le prêtre. C'était Simon qui en était chargé.

Et il protégeait toujours ses cachettes, je suppose ? intervint Colum.

Kathryn s'arrêta au fond du petit creux. L'herbe y était couchée. Elle ramassa une épingle à cheveux qui brillait au soleil. Le haut du talus était couvert de houx et de ronciers. Elle découvrit, un peu plus loin, à l'ombre d'un if, la cache où Simon devait se tapir. Là aussi le sol était piétiné et l'herbe foulée. Elle vit même des gouttes de vin qui miroitaient sur la terre noire sous l'arbre. Au-dessus de sa tête un oiseau se mit à chanter, lançant de tristes notes obsédantes comme s'il savait tout des sinistres événements qui s'étaient déroulés en bas.

La jeune femme s'accroupit ; elle se rendit compte à quel point Simon s'était montré rusé. Il y avait une légère pente qui lui permettait d'avoir une bonne vue sur la cachette où s'étaient retrouvés les amants, à travers les buissons enchevêtrés.

C'est là que Simon prenait son plaisir, annonça-t-elle en se relevant. Il a apporté une gourde de vin et, pendant qu'il était là, quelqu'un a dû venir et empoisonner sa boisson.

C'est absurde ! s'exclama le père Clement.

Il se vantait sans cesse de son astuce, railla Benedict. Il était persuadé que tout le monde ignorait ce qu'il fabriquait. Si on s'approchait, il détalait comme un lévrier. Le cimetière est vaste et Simon en connaissait tous les recoins.

S'il était si malin, réfléchit Kathryn à voix haute, n'aurait-il pas toujours été sur ses gardes ? Le sergent dit qu'il a rempli sa gourde ce matin au Sanglier bleu puis qu'il est revenu ici. Quelqu'un d'autre lui a-t-il parlé ?

Je l'ai croisé dans l'allée, répondit le physicien, mais il est passé sans s'arrêter.

Comme avec moi dans l'église, ajouta Benedict. Il cherchait le père Clement.

Je me trouvais dans la crypte, se justifia ce dernier. Simon n'est pas descendu, il m'a demandé en criant si j'avais besoin de ses services. Je lui ai dit que non. Je n'ai rien entendu d'autre jusqu'à ce que Benedict sonne la cloche.

Nous nous sommes tous rassemblés, expliqua Amabilia, pour aider à transporter le corps au dépositoire.

Elle tenta de refouler ses larmes.

Alors où et quand lui a-t-on donné ce vin empoisonné ?

Il n'est point venu à la maison, chuchota Amabilia.

Les autres gardèrent le silence.

Kathryn jeta un coup d'œil à Colum, qui ne put que hausser les épaules et détourner le regard. Tendant le bras, elle abaissa doucement une branche. De là où elle se trouvait, elle pouvait voir la façade de l'église et le tympan représentant le Christ au Jugement dernier. Elle était tout à fait perplexe. La gourde qu'elle avait rendue à Amabilia était à moitié pleine et sans le moindre doute polluée.

Comment pareille chose avait-elle pu arriver à Simon, qui se faisait gloire de sa finesse et de sa vigilance ?

Je dois m'en aller, annonça le prêtre. Il faut que je dise la messe pour grand-mère Croul. Elle n'a pas de famille.

Et nous ne pouvons y assister, énonça Benedict. J'ai déjà perdu assez de temps.

La petite troupe fit écho à ses paroles.

Moi, je resterai pour l'office, proposa Kathryn.

Kathryn, lui fit observer Colum en l'attirant à part, nous devons nous occuper de l'affaire du castel.

Lord Henry s'inquiète : Sanglier et Cavignac peuvent repartir.

Non, ils n'en feront rien. Le corps de Delacroix n'est pas encore en terre. Je pense que le père Clement célébrera à la fois les obsèques de grand-mère Croul et celles du Français, juste avant vêpres. Nous avons le temps. Il faut que quelqu'un conduise le deuil de grand- mère Croul.

Elle se dégagea de la main de Colum qui la retenait.

Retournez au manoir et, si vous le pouvez, détournez l'attention de Sanglier.

Comme Murtagh allait protester, elle lui posa un doigt sur les lèvres et s'en fut.

Père Clement, lança-t-elle, avant que vous partiez, puis-je visiter le coin des indigents ?

Il accepta et, pendant que son mari s'éloignait, Kathryn se dirigea vers la partie close du champ des morts. Le curé ouvrit le portillon qui donnait sur un espace guère plus grand qu'un petit enclos. Au mitan poussait un if vénérable aux branches déployées. Tout autour se trouvaient des tertres rangés et entretenus avec soin, chacun surmonté d'une croix de bois délabrée. Le père Clement, assisté par son conseil paroissial, expliqua qu'une charte réservait ce coin à l'inhumation des étrangers, des miséreux et de ceux qui n'avaient pas de parentèle.

Ce sont en général des mendiants, précisa Benedict. Des gens qui passent à Walmer et que Dieu rappelle à lui, un colporteur qui se pâme dans la taverne ou un vagabond trouvé mort sur les sentiers.

Vous voyagez souvent, n'est-ce pas ? questionna la jeune femme. Vous servez de messager à Lord Henry à Cantorbéry et même en France ?

Le long visage du notaire s'empourpra et ses yeux se firent méfiants.

Je suis un homme de loi, Maîtresse Swinbrooke, et ma profession...

J'ai cru comprendre que vous allez à Paris ?

— Deux ou trois fois par an.

Benedict écarta un papillon de la main comme pour détourner Kathryn de ce sujet. Il lança un coup d'œil par-dessus son épaule à Walter qui, assis dans l'herbe, dormait sur ses deux oreilles.

Regardez notre noble sergent, dit Roger en lui donnant un coup de pied dans la cuisse. Vous savez, Maîtresse Swinbrooke, c'est un ancien érudit qui s'est battu pour les Lancastre comme soldat.

— Et?

Il était sous les ordres du duc de Somerset, accusé de lâcheté bien que cela n'ait jamais été prouvé. Il est donc venu ici pour servir de sergent.

Roger plissa les yeux.

Mais l'habit ne fait pas le moine. Walter peut être dangereux.

Kathryn se souvint que le sergent se trouvait près de l'église quand le bedeau avait trépassé.

— Que voulez-vous dire par dangereux ?

— Il n'aime aucun d'entre nous.

Dites-moi, s'enquit Kathryn, y a-t-il parmi vous quelqu'un qui aime son prochain ?

Le père Clement, impatient, passait d'un pied sur l'autre.

Que faisons-nous ici, Maîtresse Swinbrooke ? Je dois dire une messe et visiter des paroissiens.

Kathryn jeta un regard autour d'elle.

— Où sont enterrés les trois fugitifs ?

Les réactions de ses compagnons furent éloquentes : ils ne désiraient pas aborder ce sujet. Le tabellion eut un sifflement désapprobateur ; Ursula claqua des doigts de contrariété et tourna le dos à la jeune femme.

— Pourquoi vous intéressent-ils ? interrogea Amabilia.

Parce que, répondit Kathryn. Je m'intéresse à toutes les victimes de meurtre.

De meurtre ? s'insurgea Walter qui, réveillé, était assis les mains entre les jambes. De meurtre ? répéta- t-il avec une bruyante éructation.

— Oui, Maître sergent. La loi définit le meurtre comme la mise à mort illégale d'autrui.

— C'était des traîtres, rétorqua Walter en agitant des doigts menaçants.

Kathryn remarqua qu'ils étaient souillés de peinture.

— N'ont-ils pas offert de se rendre et n'ont-ils pas été tués ?

C'est ici, s'interposa en hâte le prêtre.

Il les conduisit de l'autre côté du grand if vers trois monticules de terre. Une croix de bois était enfoncée dans le sol à la tête de chacun.

— On les a enveloppés dans de vieux draps, murmura-t-il, nus et ensanglantés de la tête aux pieds. Ce rustaud de forgeron a dirigé l'inhumation.

Il leva les yeux, les traits crispés.

— Vous avez raison : nos mains sont souillées de leur sang.

Benedict était sur le point de protester quand le prêtre tourna les talons en maugréant qu'il devait aller dire sa messe et, suivi de sa sœur, partit vers l'église.

Kathryn prit congé des autres et, les laissant à leurs ragots, suivit le père Clement. Le transept baignait dans la lumière qui traversait les vitraux, belle et claire comme la grâce sanctifiante de Dieu. Devant le jubé, sur de hauts tréteaux, se dressait le cercueil de grand- mère Croul, drapé de noir et d'or et entouré de cierges pourpres dans des chandeliers sombres. Amabilia les alluma à l'aide d'un lumignon.

Kathryn remonta la nef. La semelle dure de ses bottes résonnait comme un battement de tambour. La sœur du prêtre cessa de s'occuper des cierges et lui sourit. Dans la lumière chiche, elle avait l'air plus jeune et plus avenante.

— Vous effrayez les ouailles. Nous n'aimons guère qu'on nous rappelle nos péchés, dit-elle.

Kathryn regarda le cercueil. Au centre du drap se trouvait la croix franciscaine de Saint-Damien.

— Tant d'offices funèbres, reprit Amabilia en allumant les derniers cierges, tant de morts, et voilà qu'à présent grand-mère Croul descend en terre, ou du moins ce qu'il reste d'elle.

Kathryn tourna la tête vers le jubé et la grande croix pendue au-dessus du chœur. Le visage du Crucifié semblait courroucé. Dans le sanctuaire lui-même des chandelles brillaient. Le père Clement sortit de la sacristie et pénétra dans la chapelle installée dans le transept qui menait à l'autel de la Vierge. Il adressa un signe de tête à la jeune femme, fit une génuflexion et commença la messe.

Kathryn et Amabilia s'agenouillèrent sur des coussins à l'entrée de la chapelle, de chaque côté du grand écran de bois qui délimitait l'autel et le petit espace devant lui. Au-dessus de l'autel un vitrail représentant saint Antoine de Padoue prêchant aux oiseaux rappelait que l'oratoire avait été fondé par un ami des franciscains. Kathryn, distraite par les trois tombes solitaires dans le coin des indigents et les corps qui se rigidifiaient dans le dépositoire, n'écoutait qu'à moitié l'office.

Elle ne comprenait pas le trépas du bedeau. Comment avait-on pu l'occire avec tant de brutalité et de promptitude ? Pourtant, plus elle y pensait, ainsi qu'aux autres événements illogiques de Walmer, plus elle était certaine que la mort de ces trois étrangers y jouait un rôle.

Le prêtre entonnait à présent l'hymne de Thomas de Celano1

consacrée à la colère de Dieu, et le « fracas retentissant des trompettes ».

Éclatant à travers les sépulcres de la terre, La trompette nous conduira devant le trône Quelle excuse, misérable, alléguer ? Quand les justes devront trembler ?

« Oui, pensa Kathryn, que se passera-t-il au jour de colère, quand les cieux s'ouvriront et que les éléments fondront dans les flammes, que se passera-t-il à Walmer quand toutes les âmes des victimes réclameront justice ? » Elle eut l'esprit ailleurs pendant presque tout le service divin. Le prêtre avait quitté la chapelle quand Amabilia tapota l'épaule de sa compagne.

Vous semblez soucieuse.

Je ne cesse de penser à ces trois étrangers, tués...

Paix à leurs âmes, Maîtresse Swinbrooke. Aimeriez- vous vous restaurer ? Une cruche de petit-lait, peut- être ?

Kathryn refusa d'un signe de tête. La porte des morts s'ouvrit et Roger le médecin, suivi du sergent, entra. Ils firent mine de ne pas la voir, descendirent la nef pour examiner le mur près des fonts baptismaux, à l'entrée de l'église, et se mirent à chuchoter entre eux.

Qu'y a-t-il ? s'enquit Kathryn.

Oh, l'ignorez-vous ?

Amabilia approcha son visage de celui de la jeune femme. Elle avait l'haleine fraîche.

Notre physicien et notre sergent ont un don particulier : ils sont peintres.

Quoi ? s'exclama Kathryn en se relevant.

Je sais que c'est curieux, commenta Amabilia avec un petit rire.

Oui, ils ont tous deux ce talent. Ils ont brossé maintes fresques à la demande de mon frère. C'est-à-dire avant de commencer à se quereller.

Elle conduisit Kathryn vers les deux hommes. Roger et Walter se retournèrent et Kathryn les entendit grogner de conserve.

Je vous croyais occupés, dit-elle.

Nous le sommes, rétorqua Roger.

Il désigna la fresque à moitié achevée qui représentait le Christ enfant, séparé de ses parents, et assis parmi les docteurs du Temple.

Kathryn avait déjà vu ce genre de peinture. Celle-ci, moins minutieuse que la miniature d'un manuscrit, révélait pourtant une force particulière grâce à ses vives couleurs. Le temple était en fait une église, Jésus était vêtu comme n'importe quel enfant du village, Joseph tenait les outils d'un charpentier et Marie était une ménagère affairée.

Où avez-vous appris à peindre ? s'enquit la jeune femme.

Nous n'avons pas appris, répliquèrent les deux hommes d'une seule voix, comme des jumeaux.

Gêné, le sergent gratta le sol du pied.

J'ai été apprenti, autrefois. J'ai travaillé dans des villes comme Ely et Norwich jusqu'à ce que la guerre éclate.

Dans ma jeunesse, déclara le médecin, j'enluminais des manuscrits, mais les grands de ce monde ont préféré s'entre-tuer que faire adorner leur livre d'heures. J'ai découvert le don de Walter, ajouta-t-il sans pouvoir masquer une note de sarcasme.

Que nenni ! corrigea le sergent. J'étais ivre lorsque...

Amabilia s'entremit avec adresse.

En tout cas, quand le père Clement les en a priés, ils ont peint maintes choses jusqu'à...

... jusqu'à ce que nous ne puissions plus nous entendre, compléta Walter en reniflant. A cause de la peinture, vous comprenez, Maîtresse Swinbrooke. Je pense qu'elle doit être mélangée avec de l'huile. Ces trépas, marmonna-t-il, nous ont fait réfléchir. La vie est trop courte.

Il s'interrompit. Le physicien voulait s'en aller, aussi tous deux s'excusèrent-ils et partirent.

Moi aussi, je dois vous laisser, dit Amabilia en effleurant la main de Kathryn. Le père Clement et moi devons aller porter des provisions dans une ferme. Restez ici si vous voulez.

Elle disparut dans la sacristie.

Kathryn se remémora les tombes et retourna au cimetière.

Le soleil de l'après-midi baissait, refroidissant le vent marin qui arrachait les feuilles des arbres et les faisait tourbillonner.

L'automne ne va pas tarder, murmura Kathryn.

En voyant voler les feuilles or et vert, elle fut saisie par la soudaine nostalgie de son foyer. Elle se demanda comment Thomasina se débrouillait avec ses malades. Saint-Swithun était une belle église, le ciel au-dessus de sa tête était limpide, le soleil brillait et l'été n'avait pas encore tout à fait disparu, mais les ruelles de Cantorbéry lui manquaient. Elle se dirigea vers le coin des indigents et s'agenouilla devant les trois tombes anonymes.

— Vous avez péri, déclara-t-elle à voix haute, et moins d'un an après les meurtres ont commencé.

Elle s'interrogea : comment en était-elle venue à cette conclusion ?

« Il y a deux raisons, songea-t-elle. La première, c'est que ces horribles empoisonnements n'ont pas de motif. La seconde... la seconde ? Ah oui ! »

Elle enfonça les doigts dans l'un des monticules de terre.

« Avant qu'on vous assassine, il n'y avait ni crime ni poison. »

Elle retira sa main et se signa. Peut-être se trompait- elle.

Et, soudain, elle découvrit une troisième raison. Seuls des membres du conseil paroissial avaient été frappés. L'assassin, ou les assassins, les tenait-il pour responsables d'un méfait ? De l'exécution de ces trois étrangers, ou d'autre chose ? Elle revit Lord Henry assis à sa table de travail, le visage plongé dans ses mains. Les empoisonnements avaient-ils un lien avec les crimes précédents des habitants de Walmer ? Les meurtres sauvages et sanglants des naufrageurs ?