CHAPITRE VII

« Nulle part n'était homme aussi affairé que lui, Et pourtant le paraissait plus que ne l'était. »

Chaucer, Prologue général, Les Contes de Cantorbéry Colum enlaça les épaules de Kathryn. L'horreur de la jeune femme était atténuée par sa ferme détermination à traîner le criminel devant la justice. Les actes des puissants - la charge au Sceau secret de Lord Henry, les machinations de Sanglier - faisaient partie intégrante de la vie, tout comme ceux des pauvres. Elle n'avait connu ni Elias, ni Isabella, ni Adam l'apothicaire. Ils semblaient gens désagréables, habitués à la violence qui s'était retournée contre eux, mais cette vieille femme avait péri, non à cause de ce qu'elle avait fait ou dit, mais simplement parce qu'elle était ce qu'elle était, mémoire vive et œil perçant. Kathryn était persuadée qu'on l'avait tuée pour la réduire au silence, au cas où elle se serait souvenue de quelque chose. Il était clair que l'assassin voyait en elle un danger. Kathryn se jura de réfléchir à tout ce que grand-mère

Croul lui avait narré et se demanda si l'assassin les avait épiées, la veille, à Gallows Point.

— Que s'est-il passé ?

Le père Clement, larmoyant à cause de la fumée, le visage souillé de cendres, s'approcha, Amabilia à son bras. Derrière lui se pressaient les membres du conseil paroissial.

Je l'ignore, répondit la jeune femme, décidée à en dire le moins possible. J'étais au castel quand on a donné l'alarme.

Le prêtre se retourna, toussa et cracha.

Je célébrais les funérailles. Nous descendions les cercueils en terre. Je jetais une motte de terre et donnais la dernière bénédiction quand Amabilia nous a alertés. N'est-ce pas, Amabilia ?

Sa sœur, le visage blême, acquiesça.

J'ai aperçu de la fumée au-dessus des arbres. J'ai d'abord cru que c'était le feu d'un forestier, puis j'ai vu les flammes.

Assistiez-vous tous à l'enterrement ? interrogea Kathryn. L'un d'entre vous en est-il parti ?

Seuls des regards vides lui répondirent.

L'un d'entre vous a-t-il quitté la cérémonie, soit la messe, soit l'inhumation ?

Bien sûr que non ! répliqua le sergent. Nous y étions tous et pouvons nous porter garants les uns des autres. Qu'insinuez-vous ?

L'incendie était peut-être accidentel.

Si le trépas de grand-mère Croul a été accidentel, rétorqua Kathryn, alors autant dire que les fleurs ne poussent pas, que les pigeons ne volent pas.

Elle désigna le coffre à flèches déposé à présent juste au-delà du tapis de cendres.

— Qui priera pour elle ?

Moi, intervint Amabilia, et mon frère dira une messe.

Kathryn ouvrit son escarcelle et en sortit deux pièces d'argent. Le prêtre voulut les refuser mais elle les lui fourra dans la main.

— Dites-en trois. Récitez la messe des morts, mon père. Chantez le Requiem pour elle. Assurez-vous qu'elle ne sera pas enterrée dans ce coffre mais dans une bière décente, en bon bois, avec une croix d'argent dessus. Et une pierre tombale. Je vous promets de vous payer avant de partir.

Le pasteur accepta et serra la main de son interlocutrice avec chaleur en la remerciant de sa générosité.

Kathryn et Colum s'éloignèrent et regagnèrent le village où, sur les seuils, les habitants s'entretenaient à voix basse des horribles événements de la journée. Dans la grand-rue s'avançait une troupe de mimes ambulante. Leurs biens s'entassaient en hautes piles sur des chariots chamarrés décorés de visages grossièrement esquissés en couleurs criardes. Un grand cheval gris à la crinière en brosse et au harnais clinquant tirait la carriole de tête. Il était mené par un homme arborant un masque de gargouille. De petits garçons aux cheveux teints en jaune, des banderoles attachées à leurs haillons bigarrés, couraient de-ci de-là. Une femme au masque de démon, assise dans la voiture, tenait les rênes. Elle leur jeta un coup d'œil et, sous son déguisement, ses lèvres peintes s'ouvrirent sur des dents noires. Macabres, d'autres membres de la troupe étaient vêtus de noir et de vert. Des clochettes de bouffon avaient été cousues à leurs pourpoints en peau d'agneau teinte et en cuir usé. Sur le second chariot se dressait un faux gibet. Des cadavres empaillés de chats et de rats se balançaient à ses trois branches. Au-dessus, une bannière où était inscrit à la peinture blanche « Timor Mortis Conturbat Me » - la peur de la mort m'inquiète - flottait au vent.

Kathryn dissimula son sourire. Cette bande de mystérieux baladins errants avec leurs chevaux aux étranges caparaçons, leurs charrettes clinquantes et leurs costumes de diable, semblait résumer l'atmosphère du village - la mort marchant dans ses rues, hantant ses ruelles, frappant soudain, mais pourquoi ?

Kathryn et Colum s'écartèrent pour libérer le passage. Des villageois criaient des salutations, d'autres riaient, quelques-uns lancèrent des injures auxquelles les mimes répondirent de bon cœur sans pourtant cesser un seul instant de cabrioler au son de la flûte ou au roulement du tambour. Des gamins, chargés de paniers, passaient en courant, mendiant piécettes et rogatons, mais ils étaient le plus souvent repoussés sans ménagement. Kathryn et Colum regardèrent s'éloigner les mimes et les villageois retourner sur le pas de leur porte.

— Ils ne resteront pas ici quand ils auront entendu parler des morts, chuchota Murtagh. Ils seront mal accueillis et iront ailleurs. Vous croyez donc que grand- mère Croul a été assassinée ?

Oui, répondit Kathryn. Mais pas empoisonnée. J'ai dans l'idée qu'elle a été étranglée ou poignardée - ça a dû être très soudain. La chaumine empeste l'huile ; l'incendie a été volontaire.

— Et le tueur ? s'enquit Colum.

Seul l'empoisonneur, ou l'empoisonneuse, le sait. On a fait disparaître grand-mère Croul à dessein, et à présent l'assassin se cache aussi bien qu'auparavant.

— De qui s'agit-il ?

C'est là le mystère. Vous étiez au cimetière, Colum. Que s'est-il passé ?

Je ne me suis pas mêlé à la foule et Lord Henry se tenait un peu derrière moi. J'ai surtout observé le père Clement. Les enterrements m'ont toujours fasciné, Kathryn : le cercueil qui glisse dans le sol, l'aspersion d'eau bénite, l'encensement avant qu'on recouvre la bière de terre... Je pense toujours à la même chose, c'est comme regarder une porte qu'on ferme. Je me demande chaque fois s'il y a quelque chose au-delà. Bref, je murmurais les prières avec les autres lorsque Amabilia est arrivée de l'église en courant et en montrant la fumée.

Ce fut la consternation et le chaos. Le père Clement a réclamé le calme à grands cris le temps d'achever la cérémonie. Quand ce fut fait, il a demandé à un enfant de filer se renseigner. Le gamin est revenu hors d'haleine et a annoncé que la chaumière de grand- mère Croul était en feu mais qu'il n'y avait nul signe de sa propriétaire. Puis le père Clement a ordonné qu'on comble la tombe d'Adam et il est retourné à l'église. Les autres sont allés voir par eux-mêmes. Lord Henry et moi sommes repartis au manoir. Vous savez la suite.

Kathryn leva les yeux vers le ciel. Le jour s'assombrissait. Elle remarqua que les feuilles qui tourbillonnaient dans l'allée étaient d'un brun doré.

Lord Henry a demandé « Qui ? », dit-elle à voix basse. Il se peut que je me trompe ; le meurtrier est peut-être quelqu'un d'autre, un villageois que nous n'avons pas rencontré. Pourtant, Colum, reportez-vous en esprit au cimetière : vous êtes là-bas, on ensevelit Adam l'apothicaire, les mottes de terre ont été jetées dans la tombe.

Le père Clement chante les prières des morts, asperge la bière d'eau bénite. Vous avez sans doute regardé autour de vous. Quelqu'un s'est-il esquivé ?

Colum s'arrêta et ferma les yeux. Il revit la chasuble noir et or du pasteur, l'aube blanche en dessous fouettée par le vent, les enfants de chœur dans leurs surplis, l'un portant la croix, l'autre un petit bénitier et le goupillon, une mer de visages, les gens qui chuchotaient et bavardaient.

— Je ne me souviens de rien de particulier, avoua- t-il. Le cercueil d'Adam a été descendu par des paysans. Le père Clement leur a donné le penny de circonstance quand ils ont eu retiré les cordes.

Mais non, Kathryn, rien. La messe de funérailles a duré environ une heure et Saint-Swithun a plusieurs portes : celle des morts, celle du porche. N'importe qui aurait pu se faufiler dehors. J'ai cru comprendre que la chaumine de grand-mère Croul n'était pas loin si on traverse les bois. Je ne sais pas exactement où était Lord Henry. J'étais seul, appuyé contre un pilier de l'un des transepts. J'étais tout à la cérémonie, j'écoutais les mots de la messe, j'admirais les fresques sur ma gauche. Kathryn, pour ce que j'en sais, n'importe quel villageois aurait pu quitter la messe, se rendre chez grand- mère Croul, l'occire, arroser sa chaumière d'huile et allumer cet incendie.

Je ne sais vraiment pas.

Ils parvinrent au manoir. Colum insista pour qu'elle l'accompagne dans la grand-salle, où les serviteurs avaient préparé une collation de viande, de pain, de pommes et de fromage. Les trois Français s'étaient regroupés, un gobelet à la main. Lord Henry leur parlait.

— Il est inquiet, murmura Colum. Il a déjà dépêché des cavaliers à la recherche du prêcheur, jusqu'à présent sans grand succès.

Kathryn prit un pichet de vin et un plateau des mains d'un valet. La façon dont Sanglier ne cessait de la fixer lui déplaisait. Il murmurait de temps à autre quelques mots à Cavignac. Ils se mettaient alors à pouffer de rire en lui tournant le dos. Elle remarqua que Sanglier posait la main sur le bras ou l'épaule de son compagnon en un geste de confiance et de réconfort. Lord Henry s'était éloigné. Il entretenait ses gens du banquet prévu pour le soir même, déclarant que, malgré les funérailles des villageois et le trépas de grand-mère Croul, le festin aurait lieu.

Kathryn regagna sa chambre pour achever son repas. Colum la rejoignit et lui annonça qu'il devait retourner aux écuries. Kathryn s'installa sur un tabouret. Elle mangea peu et but à petites gorgées le meilleur clairet qu'elle ait eu l'occasion de goûter depuis longtemps.

Dehors, la journée devenait triste et grise et le vent qui forcissait apportait le grondement étouffé de la mer contre les rochers. Kathryn se remémora ce qu'elle savait sur la mort de grand-mère Croul. Elle n'y trouvait aucun sens. Quant au prêcheur... Elle se rappela le rire du vicomte et eut envie d'aller lui demander des explications. Que faisait-il dehors si tard la nuit ?

Elle finit par se rendre compte qu'elle progressait fort peu, aussi ouvrit-elle le coffre pour en sortir les registres qu'elle avait découverts chez Elias et chez l'apothicaire. Elle les feuilleta avec attention. Celui du maréchal-ferrant était plutôt clair : produits achetés, chevaux ferrés, travaux de réparation, mais rien de suspect. Le jour de sa disparition, il avait eu beaucoup de travail, le cheval d'un client après l'autre, des fers à forger, une boîte de clous vendue à un chaudronnier de passage. Malgré ses recherches, Kathryn ne découvrit nulle mention d'un tonneau de vin parmi les achats faits au marché pendant les semaines précédant sa mort.

— Rien du tout, murmura-t-elle en refermant le recueil.

Le livre d'Adam était différent. L'écriture en était plus maîtrisée et plus nette mais, là encore, rien n'éveillait les soupçons. Il contenait une liste de chalands et des différentes herbes qu'ils avaient acquises : sénevé qui, écrasé et mélangé à du miel et à de la cire d'abeille, enlevait marques et taches, apaisait les contusions ou amollissait une croûte ; persil pour clarifier l'urine, safran pour désinfecter les blessures. Adam avait noté avec soin même les quelques poisons qu'il avait dispensés « pour exterminer les rats et la vermine ». Il y avait des poudres pour faire dormir, de la stellaire pour réduire les grosseurs de l'aine, de la centaurée noire pour soigner les maux de gorge ou étancher les saignements, du jus de fenouil qui, dissous dans le vin et introduit goutte à goutte dans les oreilles, calmait la douleur et diminuait les affres provoquées par une dent gâtée.

Kathryn étudia chaque entrée. Les poisons vendus n'avaient rien de suspect ; certains acheteurs lui étaient même inconnus. Adam, parfois, utilisait un code personnel. Kathryn était certaine qu'il s'agissait alors de philtres donnés à quelque jeune femme pour éviter une grossesse. Mais rien ne signalait un assassin, quelqu'un qui aurait accumulé des substances toxiques. Elle ferma le registre et le mit de côté.

Mais, bien sûr, le tueur ne peut qu'agir en cachette, se dit-elle à mi-voix.

Elle se dirigea vers la table de travail et s'y assit, la tête dans les mains. Elle revint en esprit à la chaumière. Pourquoi avait-il fallu supprimer grand-mère Croul ? A cause de ce qu'elle savait ! Que lui avait-elle narré la veille ? Rien, si ce n'est des ragots, selon Kathryn.

Des histoires sur les villageois, le destin des naufrageurs, le caractère de Lord Henry, rien d'extraordinaire.

Colum rentra des écuries et rappela à son épouse que l'heure du banquet approchait. Elle ouvrit son coffre de voyage et en sortit la robe qu'elle porterait : pourpre et or, taillée dans le plus beau damas, garnie d'un haut col blanc et de ruchés assortis. Dessous, elle enfilerait une chemise empesée, et elle chausserait des heuses de velours argent foncé. Elle ne mettrait pas de voile et irait tête nue.

Dans sa cassette à bijoux, elle choisit des épingles à cheveux, des boucles d'oreilles, un bracelet et l'anneau que lui avait offert Colum en gage d'amour. Elle eut à nouveau la certitude qu'on avait fouillé avec soin, bien que rien n'ait été dérobé. Mais elle ne voulait pas inquiéter son mari qui, sans nul doute, en aurait parlé à leur hôte. Elle déposa les joyaux sur le lit et alla au lavarium. Elle se déshabilla et fit de minutieuses ablutions. Quand elle en eut terminé, elle se retourna et rougit de confusion : Colum, assis dans une chaire, ne l'avait pas quittée des yeux.

— Nous sommes mari et femme, Kathryn.

— Nous sommes de jeunes mariés ! corrigea-t-elle.

Elle s'empressa de passer sa chemise pour couvrir sa nudité. Elle prit aussi un petit flacon d'onéreux parfum dont elle enleva le bouchon. La délicieuse fragrance lui fit fermer les yeux. Colum en avait fait l'emplette chez un marchand londonien qui prétendait l'avoir acquis à Alexandrie, en Egypte.

Comment s'appelle-t-il, Colum ?

Nelumbo, répondit Murtagh. On le prétend distillé à partir du lotus bleu.

C'est merveilleux, ça sent tellement bon ! murmura-t-elle.

Elle s'en versa une goutte sur le doigt et s'en mit derrière les oreilles et sur le cou, puis s'essuya les mains sur sa chemise. Elle s'installa devant le miroir et commença à se farder avec grand soin. Elle baissa les yeux sur la boîte de belladone dont quelques femmes usaient pour souligner leurs yeux. Kathryn la gardait mais ne s'en servait plus. Elle avait lu dans un traité, voilà environ dix-huit mois, que la poudre, même si on l'employait comme fard, pouvait être toxique, que la peau, d'une manière ou d'une autre, l'absorbait et la faisait pénétrer dans le corps, ce qui endommageait les humeurs vitales.

Tout en s'habillant et en se préparant, Kathryn ne cessait de penser à grand-mère Croul. Un valet apporta un plateau garni d'un pichet de vin, de deux coupes, d'un plat de pain frais et de morceaux de délicieux fromage. La jeune femme sirota le vin.

Je crois qu'elle a été tuée simplement au cas où...

De quoi parlez-vous, Kathryn ?

De grand-mère Croul ; elle est morte simplement au cas où elle aurait su quelque chose. L'assassin est impitoyable, Colum. Nous devons en tirer la leçon. Qui que ce soit, il, ou elle, est décidé à tuer et à tuer encore. On a supprimé grand-mère Croul parce qu'elle était gênante, bien que, sur ma vie, j'ignore pourquoi.

Et l'affaire, ici, au castel ? s'enquit Colum.

Il s'accroupit près d'elle pour pouvoir se raser devant la glace. Kathryn se leva.

Vous allez vous couper, prévint-elle. Asseyez-vous donc sur le tabouret et faites-le comme il convient. Je pense que Lord Henry a organisé un jeu, un stratagème intelligent et subtil, pour prendre au piège les Français. Il les a attirés ici, ainsi que le prêcheur. Quelque chose s'est mal passé, mais je ne sais quoi.

Colum répondit par des grognements, fort soucieux de se rendre présentable. Il enfila une chemise blanche fermée jusqu'au col et un pourpoint fauve assorti à ses chausses. Il glissa un anneau à son doigt, boucla un léger ceinturon autour de sa taille et se chaussa de souples bottes noires.

Bon, soupira-t-il, j'ai fait de mon mieux. Regardez- vous, Kathryn.

Il s'approcha, lui prit les mains et s'agenouilla.

Nous ressemblons aux peintures des églises, n'est-ce pas ? Qui montrent la vertu et le vice. Vous êtes la beauté et moi la laideur.

Kathryn lui baisa les lèvres avec tendresse.

À mes yeux, Irlandais, vous représenterez toujours la beauté et la bonté incarnées. Mais venez, ne faisons pas attendre notre hôte.

Le banquet ne devait pas se dérouler dans la grand- salle mais dans le solar privé de Lord Henry, pièce somptueuse. De splendides tapisseries suspendues au- dessus du lambris sombre dépeignaient des scènes tirées des Classiques : Jason et ses Argonautes, Achille sur l'île de Chio, le cheval de bois dans Troie, Ulysse retournant à Ithaque. Lord Henry les accueillit, trop heureux de leur décrire chaque tenture en détail et de leur montrer le reste du solar. Les bannières royales d'Angleterre et de France accrochées aux poutres tombaient en drapé. L'endroit était bien éclairé par des chandelles en pure cire d'abeille dont le vif éclat se reflétait dans le verre des vitrines de bois noir. Les chaires, les tabourets, les bancs même, taillés dans le plus beau chêne, reluisaient de cire. Au bout, dans la galerie des ménestrels, des musiciens s'accordaient. Un jeune garçon à la voix angélique répétait l'hymne Dulce Mater.

Les atours de Lord Henry - pourpoint et chausses aux couleurs pourpre et or de la maison royale, collier de son office au cou -

s'harmonisaient avec le luxueux décor. Ses cheveux blonds étaient peignés et huilés, sa barbe et sa moustache taillées avec soin. Il conduisit ses invités vers la cheminée où des bûches pétillaient en répandant une agréable odeur de pin. En attendant les Français, il leur versa des gobelets de vin blanc. Malgré tous les efforts de Kathryn, il se garda de faire allusion aux drames du village et maintint la conversation sur différents détails de la pièce. Il leur expliqua qu'il se passionnait pour les prouesses des anciens Grecs et n'avait pas de plus haute ambition que de conduire une ambassade chez le grand khan des Turcs. Ce bavardage ne cessa que lorsque Sanglier et Cavignac firent leur entrée.

Le vicomte et son clerc étaient vêtus de bleu, blanc et or, les couleurs de la maison royale de France. Des bijoux scintillaient à leur cou et à leurs doigts. Ils avaient pris soin de leur toilette et étaient chargés d'un cadeau pour Lord Henry, un psautier à la belle couverture sertie de pierres précieuses qu'ils lui offrirent avec solennité au nom de leur souverain. Le seigneur reçut le présent en observant toutes les règles de la courtoisie. Il les remercia pour leur générosité et réitéra les formalités d'accueil en espérant qu'ils parviendraient à négocier une paix durable entre les couronnes d'Angleterre et de France. Quand le protocole eut été satisfait, Lord Henry les amena vers la table de bois ronde, au centre du solar. Il fit asseoir la jeune femme à sa gauche, Sanglier à sa droite et, d'un geste, pria les autres de s'installer.

Où est M. Delacroix ? s'enquit-il.

Cavignac haussa les épaules.

N'est-il pas descendu, Messire? murmura le vicomte. Nous avons toqué à l'huis de sa chambre. Je suis sûr qu'il sera bientôt parmi nous.

Lord Henry se rembrunit devant un tel manquement à l'étiquette, mais il leva néanmoins la main pour que le festin commence. Dans la galerie, l'enfant entonna de sa douce voix flûtée le Dulce Mater et le

Virgo Pia. Les valets apparurent avec des plateaux de chapons rôtis aux amandes blanches, du saumon cuit dans une sauce au vin et nappé de cannelle. Lord Henry avait l'intention de faire parade à la fois de sa richesse et de sa puissance. Chaque convive disposait de serviettes damassées, de couteaux et de cuillères à manche d'ambre et à étui rehaussé de filets d'argent. Le seigneur déclara qu'il leur en faisait cadeau et qu'ils pourraient les emporter en quittant la table. Les serviteurs firent circuler des aiguières et des pichets enchâssés d'or afin que les hôtes puissent se laver les mains ; Kathryn apprécia la discrète fragrance de l'eau de rose.

On apporta la suite, un épais potage dans une soupière d'or, mais Delacroix n'était toujours pas là. Lord Henry, pourtant, affecta d'ignorer cette incorrection et régala ses invités de ses aventures en Hainaut, au Brabant et dans les villes rhénanes. Il dit en plaisantant que son royal maître aimerait fort mettre la main au collet d'un autre voyageur anglais, Henri Tudor, le dernier prétendant lancastrien au trône d'Angleterre, qu'on soupçonnait d'avoir trouvé asile en France.

Sanglier refusa de mordre à l'hameçon. On servit des perdrix - le troisième plat - et cette fois les gobelets d'étain furent remplacés par des coupes enchâssées d'or et de précieux verres de Venise à long pied. Enfin, le seigneur prit en compte le siège vide. Il leva la main, faisant taire Sanglier qui narrait l'histoire d'un jongleur français, et appela son chambellan.

— Allez dans la chambre de M. Delacroix et dites- lui que son hôte attend.

L'homme s'empressa de s'exécuter et le souper reprit en silence. Le serviteur revint.

— Monseigneur, déclara-t-il en agitant les mains, on ne répond pas.

J'ai essayé d'ouvrir l'huis mais il semble fermé et verrouillé.

Sanglier repoussa sa chaire à grand bruit et Cavignac l'imita.

— Il a dû se passer quelque chose, murmura le vicomte. Delacroix n'est jamais en retard. Je suis navré, Monseigneur.

Le repas s'acheva soudain. Lord Henry insista pour accompagner Sanglier et Cavignac dans l'appartement de Delacroix, au premier étage. Le seigneur monta l'escalier sans cacher son ire. Il s'arrêta devant la chambre et frappa. Kathryn et Colum l'avaient suivi. Il y eut un moment de confusion. Lord Henry, précédant Sanglier, fit de son mieux pour obtenir une réponse. Sa colère disparut alors et fit place à l'inquiétude. Le vicomte voulut qu'on enfonce la porte et son hôte finit par accepter. Des serviteurs apportèrent des rondins pris dans le bûcher et, sous la direction de leur maître, se mirent à marteler l'huis.

Il céda enfin avec un bruit sec, serrures du haut et du bas arrachées, et pendit sur ses gonds de cuir. L'un d'entre eux se détacha et heurta Lord Henry quand il essaya d'entrer dans la pièce. Sanglier insista pour passer le premier.

— Monseigneur, c'est votre demeure, certes, mais cette chambre est le logis d'un envoyé français accrédité.

On poussa la porte et on la fixa. Puis ils pénétrèrent dans la pièce, meublée avec autant de goût que le reste du manoir. Une lampe à huile brillait sur la table. Au moment où Sanglier s'empressait de contourner la cathèdre placée devant la fenêtre, Kathryn aperçut une tête et un bras qui pendait. Sanglier cria qu'on lui apporte la lampe.

Kathryn se précipita.

Delacroix était mort. Son visage était blême, ses yeux avaient roulé dans leurs orbites, sa tête penchait de côté, son corps était affaissé, un bras sur la poitrine, l'autre par-dessus la chaire. La jeune femme ramassa la coupe de vin sur le sol et la huma.

Morelle, annonça-t-elle.

Bien qu'elle portât sa plus belle robe, elle s'accroupit pour renifler le vin répandu sur le parquet ciré. C'était la même odeur que dans la coupe. Elle se releva et se dirigea vers une table latérale sur laquelle était posé le pichet, mais, comme le déclara Cavignac qui se tenait à côté, il n'était pas pollué. Près du pichet, Kathryn remarqua un petit sac ouvert. Elle le prit et en versa le contenu dans sa main sans tenir compte des protestations de Sanglier, qui rappelait que le Français était un émissaire officiel. Kathryn n'en avait cure : un homme avait été empoisonné. Elle renifla avec attention : l'odeur était amère et âcre.

Est-ce du poison ? demanda Colum en s'approchant.

Sa femme fit un geste de dénégation.

Non, non, répondit-elle en recommençant son examen.

Elle déposa quelques grains sur le bout de son doigt et les goûta avec prudence.

Non, ce n'est rien de plus dangereux que de la valériane.

Delacroix l'appréciait, intervint Cavignac. Il en prenait toujours pour se détendre ou dormir.

C'est chose courante, admit la jeune femme.

Lord Henry arpentait la chambre à grands pas. Il avait tiré sa dague comme s'il s'était attendu qu'un assaillant caché bondisse de derrière la tapisserie ou soit tapi dans un coin. Sanglier, debout devant la cathèdre, contemplait le corps. Kathryn le rejoignit.

Elle tâta la joue du trépassé ; elle était glacée. Elle appuya ses doigts et nota que les muscles du visage avaient commencé à se rigidifier.

Delacroix portait encore les habits qu'il avait quand elle l'avait aperçu dans la grand-salle.

Il est mort depuis plusieurs heures, dit-elle, le corps est froid et se raidit déjà. Je dirais au moins trois ou quatre heures. Le vin était empoisonné.

C'est impossible ! s'insurgea Lord Henry. On vous a servi à tous du vin venant du même pichet.

Il se tourna vers Sanglier.

Messire, vous y étiez ; Delacroix a emporté son gobelet.

Kathryn écoutait la querelle et regardait la figure du trépassé. Vivant, il avait des traits durs qui, à présent, avaient pris un aspect cireux et livide. Les yeux étaient mi-clos, les lèvres étirées et figées dans le rictus final de la mort. Elle déposa la coupe de vin empoisonné sur la petite table près de la cathèdre.

Elle frappa des mains et les deux hommes s'interrompirent.

Messires, peut-être vaudrait-il mieux continuer notre conversation en bas.

Les Français acceptèrent à contrecœur. Sanglier poussa les hauts cris parce qu'un envoyé officiel avait été empoisonné dans la maison de Lord Henry, mais ce dernier n'en voulut rien savoir. Il se déclara innocent et ajouta que ni lui ni quiconque à Walmer n'était responsable de la mort de Delacroix.

Cela, gronda Sanglier en quittant la chambre, reste à prouver.

Avant même d'arriver au solar, Lord Henry et Sanglier s'abreuvaient d'accusations et de contre-accusations. Kathryn prit alors conscience de la profonde et durable inimitié qui existait entre ces deux hommes, qui dissimulaient leur hostilité derrière une étiquette courtoise et le protocole diplomatique. Ce fut Murtagh qui, frappant la table de sa coupe, parvint à rétablir un semblant d'ordre.

Messires ! Ce n'est pas ainsi que nous avancerons.

Cavignac murmura son accord à voix basse. Lord Henry prit une profonde inspiration, s'assit dans sa chaire et ferma les yeux. Sanglier s'apprêtait à boire mais il se ravisa et reposa la chope sur la table avec une telle force que le vin déborda.

Voilà qui est inutile, Messire, commenta Lord Henry en ouvrant les paupières et en tendant la main. Vous êtes mon invité. Je vous assure que je ne suis pour rien dans le décès de votre compagnon.

Le vicomte refusa la main mais accepta les excuses. Lord Henry fit évacuer la pièce et la galerie des ménestrels. Puis il ordonna d'apporter de nouveaux gobelets et de mettre en perce un autre tonneau de vin. Il but le premier pour rassurer ses hôtes puis les servit. On ne pensait plus à se restaurer. Le seigneur protesta de sa bonne foi en faisant remarquer que la coupe de vin empoisonné avait été emportée de la grand-salle par Delacroix en personne.

Il a sur-le-champ regagné sa chambre, n'est-ce pas ?

Je ne l'ai point accompagné, déclara le clerc français, les yeux aux aguets dans son visage efféminé.

Kathryn remarqua que le col de sa chemise était bordé de dentelle. Il avait oint sa chevelure noire qui bouclait sur ses joues comme celle d'une bachelette. Il portait une boucle à un lobe et des bijoux étincelaient sur ses doigts déliés et délicats. Cavignac lui adressa un sourire.

Je vous affirme, Maîtresse Swinbrooke - et je vous connais, avec votre regard sévère -, que Delacroix s'est rendu seul dans sa chambre. Il portait sa coupe de vin. Il nous est habituel, et Messire le vicomte ne me démentira pas, de nous méfier de la nourriture et de la boisson quand nous sommes dans une maison étrangère.

Lord Henry lui jeta un coup d'œil torve.

Dans ce genre d'endroit, continua Cavignac d'un ton vif, nous tastons le vin et refusons tout gobelet qui a un goût étrange. De plus, mon compagnon, comme moi, a toujours laissé sa main sur sa coupe

; c'est une habitude assez répandue.

Même Lord Henry dut en convenir.

Il est donc reparti sans encombre dans sa chambre ? questionna Kathryn.

Lord Henry prit la clochette dissimulée derrière le gobelet sur la table et la secoua avec fureur. Le chambellan surgit et son maître lui donna un ordre d'un ton sec. Quelques instants plus tard, un écuyer armé fit irruption dans la salle, vêtu de la livrée de Walmer, ceinturon bouclé à la taille, une paire de gantelets dans une main, l'autre posée sur le pommeau de son épée.

— Ah, Stephen !

Lord Henry lui fit signe d'approcher. L'homme voulut mettre un genou à terre mais le seigneur secoua la tête.

Vous montiez la garde devant la chambre de Delacroix, n'est-ce pas ?

— Oui, Monseigneur.

— Et vous l'avez vu y entrer ?

— Oui, Monseigneur.

— Portait-il un gobelet de vin ?

L'écuyer acquiesça à nouveau.

— Et il n'était point altéré, ajouta-t-il.

Comment pouvez-vous dire cela ? s'étonna Sanglier, en plissant les yeux et en passant avec fureur les doigts dans sa barbe taillée court.

Messire, il m'a tendu sa coupe pour ouvrir l'huis. J'avais soif. Le Français a dit que si je voulais je pouvais en boire une gorgée. Je l'ai fait ; ce n'est qu'alors que j'ai compris...

Que vous goûtiez le vin pour lui ? intervint Kathryn.

Oui. Le Français m'a repris la coupe et m'a souri. Il a dit qu'il ne faisait jamais confiance aux Anglais coés5 et a claqué la porte. Je l'ai entendu tirer les verrous et tourner la clé. Je suis resté là jusqu'à ce que vêpres sonnent, c'est-à-dire quand le capitaine des gardes m'a dit qu'on n'avait plus besoin de moi car le Français allait descendre ici pour assister au banquet.

— Et vous avez alors quitté votre poste ?

— Oui, Monseigneur.

L'homme désigna Sanglier.

Au moment où celui-ci et l'autre arrivaient dans la galerie. En descendant l'escalier, je les ai ouïs tambouriner à l'huis, en appelant leur compagnon par son nom. J'ai pensé qu'il s'était endormi. Ma tâche avait pris fin.

Et personne n'a rendu visite à Delacroix dans sa chambre ?

interrogea Kathryn.

L'écuyer regarda son maître qui lui fit signe de répondre.

Personne n'est entré chez lui pendant que je montais la garde et le Français n'est point sorti. Je l'ai entendu se déplacer, puis ce fut le silence.

5 On disait que les Anglais étaient pourvus d'une longue queue. (N.d.T.) 5 En français dans le texte. ( N.d.T.)

5 Frère mineur du xiif siècle, né à Celano, auquel on attribue le Dies irae. (N.d.T.) Kathryn se remémora la pièce avec son plancher ciré et son lourd ameublement.

— Y a-t-il une autre entrée, Monseigneur ?

Bien sûr que non ! répondit ce dernier en renvoyant le garde.

Qu'en est-il des fenêtres ? continua la jeune femme.

Elles sont garnies de verre et trop étroites pour laisser passer un homme.

Quant au petit sac de poudre trouvé près du pichet, il ne contenait que de la valériane, une potion qui aurait pu le détendre et l'endormir, mais pas du tout arrêter le cœur.

Que voulez-vous dire, Maîtresse Swinbrooke ? demanda Sanglier, tout courtoisie à présent, bien qu'il la fixât avec curiosité.

Messire le vicomte, je rappelle l'évidence. M. Delacroix quitte la grand-salle. Il est en train de boire du vin non pollué, sinon il en aurait senti les effets dans l'escalier. Le fait de marcher ou de monter accélère souvent l'action du poison. Il tend au garde son gobelet et, en plaisantant à moitié, lui suggère d'y goûter. Delacroix redoutait donc sans nul doute un empoisonnement. Vous avez entendu évoquer les événements qui se sont déroulés au village, je pense ?

— Bien entendu, aboya Cavignac, ainsi que le trépas de cette vieille femme.

— Donc, reprit Kathryn d'un ton ferme et sans tenir compte de l'interruption du clerc, Delacroix, une fois dans sa chambre, a dû prendre son sachet de valériane et en a versé un peu dans sa coupe.

Il voulait se reposer et dormir avant les festivités de ce soir. Il a bu ; il est mort, non de causes naturelles mais victime d'un violent poison, aussi mortel que le venin de la vipère. Il ne restait pas beaucoup de vin. Je pense qu'il a avalé une bonne rasade, peut-être même s'est-il endormi quand le poison a fait effet, aussi n'a-t-il pas pu appeler à l'aide. Le toxique, surtout administré à cette dose, a dû...

Elle s'interrompit.

Oui, c'est comme un feu lui embrasant le corps et provoquant une attaque au cœur, l'impossibilité de respirer, puis une pâmoison.

Elle baissa les yeux sur le plat d'argent à filet d'or ; des quatre côtés une pierre précieuse scintillait.

Quelqu'un parmi vous a-t-il rendu visite à Delacroix aujourd'hui ?

questionna-t-elle.

— Oui, nous deux, s'empressa de répondre le vicomte. Que voulez-vous insinuer ?

— Rien.

La jeune femme se tourna vers Lord Henry.

— Pourriez-vous demander à votre garde de revenir ?

Le seigneur acquiesça et le chambellan ramena

l'écuyer. Devant les questions de Kathryn, il fut très clair : il avait monté la garde une heure avant midi et n'était parti que lorsqu'il avait pensé que le Français allait rejoindre ses compagnons pour banqueter.

— Vous savez que j'étais là, dit-il en adressant un signe de tête à Sanglier. Vous êtes venu frapper à sa porte. Il n'y a pas eu de réponse. Vous avez expliqué qu'il dormait et avez continué votre chemin pour aller festoyer.

Et l'un de ces deux seigneurs, s'enquit Kathryn en désignant les Français, s'est-il rendu chez Delacroix après qu'il eut rapporté son gobelet de vin de la grand- salle ?

— Non, non.

Nous nous préparions, nous aussi, intervint Cavignac. Comme Delacroix, nous nous sommes délassés, changés et lavés. Ensuite, nous sommes descendus. Nous avons toqué à l'huis de Delacroix mais personne n'a répondu. Nous avons cru qu'il s'était endormi et qu'il ne tarderait pas à nous suivre.

Kathryn remercia l'écuyer et Lord Henry le congédia. La jeune femme examina une tapisserie qui dépeignait la Passion du Christ. Sur un bandeau, au-dessous, était écrit : « Expectans, Expectavi, Dominum. »

Elle reconnut une citation tirée du psaume 39 : « J'ai attendu mon Seigneur avec patience et II a tourné les yeux vers moi. » Elle ferma un instant les paupières et pria pour qu'il la guide.

Sanglier reprit l'initiative.

C'est un vrai mystère. Nous sommes là, émissaires français dans le royaume d'Edouard le Quatrième, et pourtant nous sommes en danger.

Absurde ! s'exclama Lord Henry.

Oui, nous sommes en danger, renchérit Cavignac. Or nous avons été dépêchés ici en tant qu'envoyés. Delacroix était notre ami. Et voilà qu'il est vilement empoisonné. N'est-il pas vrai, Monseigneur, que certains de vos villageois l'ont été aussi ?

Voulez-vous dire que le même tueur erre en ce manoir ? rétorqua Lord Henry. C'est ridicule ! Vous n'avez nulle preuve pour imputer le trépas de Delacroix à un Anglais.

Sanglier eut un sourire faux.

Suggérez-vous que ce meurtre peut être mis à mon compte, à celui de Cavignac, ou à notre compte à tous deux ?

Ce que Monseigneur veut dire, s'entremit Colum, c'est qu'il y a eu une mort des plus infortunées, des plus regrettables. M. Delacroix a été empoisonné. Nous ignorons s'il s'est suicidé ou si quelqu'un l'a tué. Et, dans ce cas, s'il s'agit de celui qui assassine les villageois ou d'un habitant du château.

Pourquoi Delacroix aurait-il mis fin à ses jours ? railla Cavignac. Il aimait la vie et en savourait chaque goutte. Il était heureux et satisfait.

Pas assez, pourtant, releva Kathryn avec calme, pour dormir paisiblement. Et le sachet de valériane ?

Il dormait mal parce qu'il avait des scrupules, Maîtresse Swinbrooke. Avez-vous remarqué sa façon de s'habiller ?

En effet, davantage comme un dominicain que comme un ambassadeur du roi de France.

Il avait été destiné à la prêtrise, expliqua Cavignac.

Kathryn se fit la réflexion que son anglais, comme celui de Sanglier, était presque parfait. Elle aurait aimé en savoir plus sur ces deux hommes intelligents dont les réactions la laissaient perplexe. D'une part, ils semblaient affectés par la disparition de leur compagnon, d'autre part, excepté leur accès de rage initial, ils restaient maîtres d'eux-mêmes, calmes et sûrs d'eux.

Et ? demanda-t-elle.

Il n'est pas devenu dominicain comme il l'avait juré à ses parents.

Ils sont morts avant qu'il ait prononcé ses vœux solennels et il a quitté son ordre. Cette affaire le mettait toujours mal à l'aise. Le jour, on ne pouvait trouver esprit plus vif et homme plus avisé.

Cavignac sirota une gorgée de vin.

Mais la nuit, ou quand il était seul, il était différent. Ce qui explique la valériane, ajouta-t-il en haussant les épaules.

J'aimerais fouiller sa chambre.

— Impossible, se rebiffa Sanglier en redressant la tête. C'était un envoyé français officiel. Son appartement contient certains documents...

Je le dois, insista Kathryn. Monsieur le vicomte, vous ne pouvez rester assis céans, à taper du poing sur la table, à exiger la justice, la vérité, des réponses et, quand je veux vous aider, me mettre bâton en la roue.

Sanglier ouvrit la bouche pour répondre, puis s'essuya les lèvres du dos de la main et jeta un coup d'œil en coin à son compagnon.

Faisons un compromis, proposa Murtagh. Pourquoi Lord Henry et moi-même ne fouillerions-nous pas la chambre en votre présence à tous deux ?

Sanglier accepta après avoir hésité un instant et les quatre hommes sortirent. Quand ils furent partis, Kathryn repoussa sa chaire et se leva pour examiner la tapisserie de plus près. Elle étudia les différentes couleurs, des rouges foncés, des bleus, et s'émerveilla devant la façon dont l'artiste avait rendu la sombre atmosphère du Calvaire, la colline aux trois croix, le Christ torturé descendu de la croix et reposant dans le giron de sa mère. Elle se retourna et contempla le parquet ciré. « Qu'avons-nous ici ? » s'interrogea-t-elle à voix basse. Elle revint vers la table et remplit son gobelet de vin. Le feu commençait à s'éteindre. Elle réprima un frisson. Le solar, frappé à présent par la glaciale malemort, n'était plus ni chaud ni accueillant.

Elle s'assit et essaya de rassembler ses idées.

« Un Français est descendu quérir un gobelet de vin, résuma-t-elle. Il est prudent, méfiant et rusé. Il pose la main sur sa coupe et regagne sa chambre. Il autorise le garde qui se trouve devant sa porte à avaler une rasade et celui-ci ne ressent nul effet fâcheux. Delacroix entre dans sa chambre, ferme la porte à clé et tire les verrous, ajoute un peu de valériane à sa boisson et s'endort d'un sommeil qui s'avère être éternel. On ne peut le réveiller et nous le découvrons empoisonné. Il n'y a pas d'entrée secrète. » Elle se souvint de la fenêtre. « Oui, mais personne n'aurait pu s'introduire par là. »

— Kathryn ?

Colum se tenait sur le seuil. Il s'avança en tirant sur un fil lâche de son pourpoint. Puis il prit place au haut bout de la table, dans la chaire de Lord Henry, la fit pivoter pour pouvoir étendre ses longues jambes et regarda sa femme.

— J'ai trop bu ; je suis fatigué.

— Et la chambre du Français ?

Murtagh secoua la tête.

Mis à part la valériane, que voulez-vous trouver dans le logis d'un clerc ? Des habits, des documents, mais rien de bizarre. Il a été assassiné, Kathryn, n'est- ce pas ?

C'est ce que je disais, répondit-elle en souriant. Ou, du moins, ce que je me disais. Comment quelqu'un peut-il entrer dans une chambre close, qui n'a qu'une petite fenêtre et pas de porte dérobée, et empoisonner le vin d'un clerc français plutôt méfiant ? Avez-vous trouvé une autre coupe chez lui ?

Colum fit un geste de dénégation.

Il semble que Delacroix ait été plutôt abstinent : il buvait du vin mais presque jamais quand il était seul.

Kathryn ferma les yeux.

Il doit, sans nul doute, y avoir un moyen de s'en sortir.

Elle se leva et, l'esprit ailleurs, ébouriffa les cheveux de son époux.

Venez, mon vagabond d'Irlandais. Il est temps de se coucher.

Elle lui donna une petite bourrade affectueuse.

Et tout en me déshabillant, vous pourrez citer les vers d'amour de Chaucer, tirés du Livre de la duchesse, sur mon cœur qui aspire à parler au vôtre et le vôtre qui désire parler au mien.

Colum repoussa sa chaire, attira Kathryn vers lui et l'embrassa avec tendresse sur le front. Elle appuya sa tête contre sa poitrine et passa les bras autour de sa taille. En apercevant le siège de Delacroix resté vide, le gobelet miroitant encore dans la lumière, la chaire poussée contre la table, elle se demanda ce qui avait bien pu se passer dans cette chambre. Qui avait expédié l'âme du Français devant Dieu ?