CHAPITRE VII
« Il fait des grâces, le couteau caché sous sa chape... »
Chaucer, « Le conte du Chevalier », Les Contes de Cantorbéry, 1387
Le réfectoire de l'hôtellerie dépendant de la cathédrale, à Cantorbéry, était un bâtiment à colombage à un étage. Ce soir-là, le verre épais de ses fenêtres scintillait car la haute et puissante Dame Maltravers, accompagnée des principaux membres de sa maison, y séjournait. Elle avait assisté à la levée du corps de son époux. Le cercueil, couvert d'un drap noir et or et entouré de cierges violets, attendait maintenant sur des tréteaux, dans la chapelle.
Ces lumières funéraires brilleraient toute la nuit pendant que la châtelaine ou les frères égrèneraient une litanie de prières afin que, quels que soient ses péchés, l'âme de Sir Walter puisse trouver la paix au Paradis. Lady Elizabeth avait à présent cessé sa veillée et se préparait à souper, avec Gurnell, Thurston, le père John et sa suivante, Eleanora, dans le réfectoire tout en longueur.
C'était une pièce simple et austère, bien digne d'un monastère avec ses lourdes poutres noires et ses murs chaulés ornés çà et là d'un crucifix ou de tableaux édifiants.
Une table sur tréteaux, flanquée de bancs, avait été installée au centre, mais on avait apporté, au haut bout, une chaire capitonnée pour Lady Elizabeth. Les frères avaient balayé et renouvelé la jonchée parsemée de menthe et d'herbes diverses. Les cuisines voisines s'étaient affairées à préparer canard rôti, cailles et quartiers de venaison épicée. Les frères lais avaient servi le repas dans des plats d'étain et avaient remis à chaque convive un linge blanc. Ils avaient laissé le vin sur une desserte et, après que le maître de l'hôtellerie eut entonné le bénédicité, s'étaient retirés avec discrétion. Lady Elizabeth accepta alors de se détendre. Elle repoussa le voile qui lui cachait le visage et, l'esprit ailleurs, picora avec délicatesse dans les mets. Thurston et Gurnell servirent le vin pendant que le chapelain, conscient de la tension grandissante au sein de l'assemblée, se contentait de regarder son écuelle de gibier bien apprêté.
— Madame, dit-il en levant les yeux, la journée s'est passée aussi bien que possible, je veux dire étant donné les circonstances.
— C'est vrai, mon père, étant donné les circonstances, répondit la châtelaine en prenant une gorgée de vin et en jetant, par-dessus sa coupe, un regard froid au prêtre. Je suis heureuse que nous nous retrouvions ici car nous devons aborder certains sujets.
Elle s'interrompit à l'entrée de Mawsby, qui s'inclina, se versa un gobelet de vin et prit place près du père John.
Thurston, puisant dans le grand plat, garnit son assiette tandis que Lady Elizabeth dévisageait le retardataire d'un air contrarié.
— Comme je le faisais remarquer, déclara-t-elle en élevant la voix, nous devons discuter de certaines questions.
Eleanora voulut lui caresser la main, mais sa maîtresse la repoussa avec douceur.
— Non, non, il ne s'agit point du testament. Sir Walter l'a rédigé de façon très claire. Chacun d'entre vous recevra un legs généreux et pourra, s'il le désire, rester à Ingoldby quelque temps bien que, pour ma part, je retournerai à Londres.
— De quoi s'agit-il, Madame ? interrogea le père John qui mangeait du bout des lèvres.
— Vous le savez fort bien, lui fut-il rétorqué d'un ton sec.
Maîtresse Swinbrooke est convaincue que l'un d'entre nous est coupable du trépas de mon mari.
— Elle n'a pas dit cela, fit observer le chapelain.
— Elle l'a laissé entendre, releva le secrétaire en pointant son couteau vers le prêtre. Ça se lit dans ses yeux et dans sa façon de nous regarder.
— Oui, elle est perspicace, admit le père John. Et elle se déplace dans le manoir comme un fantôme.
— Dans ma maison, mon père, corrigea Lady Elizabeth dont les traits s'adoucirent pourtant. Mais il est vrai qu'elle a l'esprit vif et tranchant.
— Si tranchant qu'elle pourrait bien se couper, railla le père John.
— On l'a attaquée, spécifia Gurnell.
Le silence accueillit ses mots.
Lady Elizabeth s'éclaircit la gorge.
— Nous savons tous où nous nous trouvions le jour où Sir Walter a été assassiné, bien que ce ne soit pas l'exacte vérité, n'est-ce pas ?
— Comment ? s'étonna Mawsby en levant la tête.
Madame, j'étais bien à Cantorbéry.
— C'est ce que vous prétendez. C'est ce que vous prétendez. Mais, Maître Gurnell, n'est-il pas vrai que vous avez pénétré dans le labyrinthe ?
Le capitaine lâcha son couteau et tendit la main vers son gobelet qu'il s'empressa de porter à ses lèvres pour boire à grand bruit.
— Oui, en effet. Vous n'ignorez pas que je le fais souvent. Son mystère m'intrigue. Mais j'en suis ressorti.
— Vous étiez pourtant si troublé, insista la châtelaine, que vous avez oublié de guetter le son de la corne ?
— Eh bien, oui, mais...
La voix lui manqua.
— Quant à vous, Maître Thurston, n'avez-vous pas apporté à boire aux gardes puis suivi Maître Gurnell dans le dédale ?
L'intendant, écarlate de courroux, foudroya du regard la jeune femme.
— Certes, mais Gurnell se trouvait juste à l'entrée. Je l'ai prévenu que j'avais déposé un plateau dans l'herbe et qu'il ferait mieux de se désaltérer...
— Et vous, père John ?
— Que voulez-vous dire ? interrogea ce dernier d'un ton calme.
— Vous avez bien quitté la bibliothèque pour aller parler au capitaine ?
— Mais j'y suis ensuite revenu.
— Avez-vous narré tout cela à Maîtresse Swinbrooke ?
— Ce sont des faits sans importance, bafouilla Gurnell.
Où voulez-vous en venir, Madame ? Personne, parmi nous, ne pouvait suivre Sir Walter dans le labyrinthe, et même si nous l'avions pu, qui, ici, aurait voulu le tuer ? C'était un seigneur juste et un bon maître.
— J'essaie simplement de clarifier la situation, déclara Lady Elizabeth. Je suis d'accord avec Maîtresse Swinbrooke. Le meurtrier appartient sans doute à la maison de Sir Walter. Par conséquent, dès que la Chancellerie aura entériné le testament de mon époux, j'ai décidé de renvoyer mes gens.
Elle leva la main pour apaiser les protestations.
— Vous bénéficierez tous d'un legs important, y compris vous, Eleanora.
Elle n'eut cure du sursaut de protestation de sa suivante.
— Je ne me sens pas en sécurité, reprit-elle. Et, en fait, je vous avertis : il devrait en aller de même pour vous tous jusqu'à ce que l'énigme soit résolue.
S'emparant de son couteau, elle se mit à couper sa viande.
Puis elle s'arrêta, prit un petit pain rond et l'émietta sur le plat d'étain.
— Vous connaissez maintenant mon avis sur la question, dit-elle avec un sourire contraint. Mais pour l'heure, nous partageons un banquet funèbre.
Elle leva son gobelet et les convives, l'air renfrogné, l'imitèrent.
La suite du repas se déroula en silence, Lady Elizabeth ayant sans ambiguïté fait comprendre qu'elle interdisait les vains bavardages. Thurston enleva les plats et distribua les petites pâtisseries et les sucreries que les frères avaient déposées sur la desserte. Les coupes furent remplies à nouveau. Le triste souper se poursuivit. Gurnell, qui buvait beaucoup, se rembrunissait et avait du mal à garder les yeux ouverts. Mawsby voulut converser avec le chapelain, mais le prêtre ne lui répondit pas. Thurston contemplait son gobelet comme s'il pouvait y lire l'avenir. Eleanora pleurait en silence et quand la châtelaine essaya de la consoler, elle se détourna, morose. Le dîner touchait à sa fin, et le père John crut que Lady Elizabeth allait commencer un autre discours quand elle repoussa soudain sa chaire et fit mine de se lever, les poings serrés, la douleur contractant son beau visage.
— Oh, Domine Miserere ! chuchota-t-elle. Ô Seigneur, aie pitié de moi !
Eleanora poussa un cri strident, bondit sur ses pieds et tenta de soutenir sa maîtresse qui, n'écoutant que sa souffrance, se tenait le ventre. Sa coiffe se détacha et tomba par terre, laissant ruisseler ses cheveux d'or. Les convives, pétrifiés, ne bougeaient pas et fixaient Lady Elizabeth qui agrippa le bord de la table et s'efforça de se lever. Elle y était presque parvenue quand elle fut en proie à un nouveau spasme. Battant des mains, renversant son gobelet, elle se pâma derechef. Les cris de sa suivante retentirent dans le réfectoire et attirèrent les frères qui nettoyaient la cuisine toute proche. Ils se précipitèrent.
Lady Elizabeth, ses compagnons immobiles autour d'elle, gisait sur le sol, un horrible gargouillis sortant du fond de sa gorge.
— Ma maîtresse a été empoisonnée ! s'exclama Eleanora.
Elle jeta un regard accusateur à la ronde.
— Quelqu'un a empoisonné ma maîtresse !
Kathryn, installée dans son cabinet de travail, remplissait son registre de recettes.
— Et aussi de ce qui m'est dû, dit-elle entre ses dents.
Il s'agissait de petites sommes. Elle faisait du profit, pas tant avec ses patients qu'avec les potions et poudres, les remèdes qu'elle vendait dans son officine, un peu plus loin dans le couloir. Elle reposa sa plume. La maison avait recouvré son calme. Wulf contemplait les étoiles dans le jardin, Agnes et Thomasina s'occupaient à la cuisine.
Kathryn était heureuse de pouvoir penser à autre chose qu'aux meurtres mystérieux qui l'obsédaient depuis qu'elle était rentrée d'Ingoldby Hall. La rumeur de son retour s'était très vite répandue et une file de malades n'avait pas tardé à surgir.
— Aussi vite, avait commenté Thomasina, que des abeilles sur du miel !
Helga, la replète épouse de Torquil le charpentier, soutenait qu'elle était grosse, mais Kathryn pensait à part soi que c'était plus un désir qu'une réalité. Mollyns, le boulanger s'était brûlé aux bras et avait essayé de se soigner lui-même. Les blessures s'étaient mises à suppurer et la jeune femme dut les désinfecter avec du sel, du vin et du miel. Edith et Eadwig, les jumelles de Fulke le tanneur, étaient arrivées sourdes comme des pots.
— On n'entend plus rien ! avaient-elles piaillé. On est devenues sourdes !
— Quand est-ce arrivé ? s'était enquise Kathryn avec toute la solennité requise.
— On ne vous entend pas ! avait braillé Eadwig. C'est pour ça qu'on est là.
L'apothicaire avait examiné avec grand soin leurs oreilles et consulté le livre de médecine. Elle avait prévenu Fulke que la poussière dans son atelier, pour une raison ou une autre, irritait le nez et la gorge de sa famille.
— C'est une accumulation de fluides, avait-elle tenté d'expliquer.
Les jumelles, qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, s'étaient assises, l'air dolent, les yeux écarquillés, sans comprendre un mot.
— Vous avez de la cire durcie dans les oreilles, hurla Kathryn.
— Nous ne sommes pas des chandelles, avait rétorqué Edith.
Kathryn avait essayé de réprimer son rire.
— Si fait, c'est de la cire.
Wulf, alerté par ses cris, était apparu, tout sourire, sur le seuil de la pièce et n'avait détalé que lorsqu'elle l'avait foudroyé du regard. Elle avait fait de son mieux pour curer les oreilles des enfants et avait préparé une mixture d'huile battue avec des clous de girofle et de la cannelle. Elle l'avait fait légèrement chauffer, puis, munie d'un petit entonnoir, elle en avait versé un peu dans les oreilles des malheureuses en annonçant que la cire devrait fondre, processus qu'elles pourraient hâter en se mouchant. Tous les efforts de Kathryn avaient pourtant tourné à la farce. En désespoir de cause, elle avait dépêché Wulf chez leur mère afin qu'elle puisse lui faire part de ce qu'il fallait faire. Mais la femme de Fulke ne se portait pas mieux que ses filles.
D'autres patients attendaient et Kathryn dut pousser mère et enfants dans la cuisine pour que Thomasina, d'une voix de stentor, s'en occupe et leur prépare quelques potions à emporter. Le cas le plus curieux de la soirée était celui de Stephen, un solide jeune homme dont l'épouse venait d'accoucher de vigoureux jumeaux. Stephen avait joué les pères comblés mais ce soir-là il était entré en traînant les pieds et s'était assis sur le tabouret comme un homme sur le point d'être pendu.
— Qu'y a-t-il, Stephen ?
L'homme gratta sa chevelure ébouriffée en marmonnant.
Kathryn lui jeta un bref coup d'œil : mains et doigts fermes, haut-de-chausses propre, justaucorps de cuir. L'air joyeux de Stephen et son visage ouvert lui avaient toujours plu.
Adroit artisan, il avait bon cœur et se montrait généreux.
Les fermiers et les marchands venaient de toute la ville, et même des villages alentour, lui acheter ses sacs. Il ne dupait jamais ses chalands, n'employait jamais de matériaux de mauvaise qualité et aidait la paroisse en cousant des habits pour les mendiants et ceux qui quémandaient du secours.
— Que se passe-t-il, Stephen ? Vous avez l'air en bonne santé ! Judith, votre femme, va-t-elle bien ? Et les garçons ?
— Je buvais au Fastolf quand Goldere le clerc a cru bon de plaisanter, dit-il en relevant la tête et en crachant presque les mots. Il a prétendu que mon épouse était adultère.
— Oh, non ! gémit l'apothicaire en se souvenant du vieux conte de bonnes femmes selon lequel si une femme concevait et portait des jumeaux, c'est qu'elle avait dû forniquer avec un autre homme que son mari. Si vous le croyez, Stephen, déclara-t-elle, alors vous êtes fort sot et vous offensez gravement Judith : c'est une vilenie que vous devriez confesser pour être absous.
— Je sais bien, bégaya-t-il. Mais un seul giron... ?
— Écoutez, Stephen, expliqua Kathryn en lui prenant la main, votre épouse a porté des jumeaux parce que son sein a conçu deux fois.
Elle sourit.
— Comme un arbre prolifique. Dites donc à Goldere que, s'il répand cette histoire vous lui frotterez les oreilles ! Que votre femme ait eu des jumeaux signifie que vous êtes doublement un homme. Répondez à Goldere qu'il en sait aussi long sur la vie que sur l'art d'écrire, c'est-à-dire rien du tout. Demandez-lui de venir me voir. Je ferai son éducation et lui frotterai les oreilles, moi aussi !
Stephen, enfin rassuré, était parti beaucoup plus gai et un peu plus sage. Kathryn soigna d'autres malades. Colum s'était rendu à Kingsmead et était rentré pour souper. Il était en haut dans sa chambre où, l'air absorbé, la langue tirée, il s'évertuait à réparer une pièce de harnais.
Kathryn repoussa son registre et tira vers elle le vélin sur lequel elle avait noté tout ce qu'elle avait appris sur Ingoldby Hall.
Primo : Le meurtre dans le labyrinthe. Qui, comment et pourquoi ?
Secundo : L'assassinat de Veronica. Qui et pourquoi ?
Tertio : Celui de Hockley. Qui et pourquoi ?
Elle fit une pause et essaya de comprendre la raison pour laquelle le tueur avait estimé qu'elle était si dangereuse.
Qu'avait-elle fait si ce n'est suivre le dédale et se promener dans ce manoir hanté par le crime ? L'assassin avait dû l'apercevoir, mais qu'est-ce qui l'avait, lui ou elle, inquiété à ce point ? Elle n'avait rien découvert sur ces terribles malemorts, pas de manuscrit dans la bibliothèque, aucun indice. Elle reprit son travail.
Quarto : Ces crimes sont-ils le ferment empoisonné du massacre de Towton il y a douze ans environ ?
Quel était le mot italien pour parler de vengeance implacable ? Voilà : vendetta. Maltravers avait-il été responsable de morts dont on lui demandait compte à présent ? Ou fallait-il chercher les raisons de tout cela dans la fuite de Sir Walter hors de Constantinople, des années auparavant ? Elle revint à la première question. Le labyrinthe ! Si seulement elle pouvait comprendre comment le criminel s'y était introduit. Qu'avait donc dit la Vaudoise ?
Ah oui ! Sub pede inter liberos. « Sous les pieds parmi les enfants » ? C'était comme ça que Thomasina parlait de Wulf, toujours dans ses jambes. Mais il n'y avait pas d'enfant à Ingoldby Hall ! Exaspérée, Kathryn jeta sa plume et se cacha le visage dans les mains. Et, bien sûr - elle enleva ses mains -, il y avait l'affaire de Greyfriars. Selon les apparences, le larron Laus Tibi s'était échappé du chœur et c'était sans doute lui qui avait apporté le réceptacle à l'orfèvre. Pouvait-on en conclure qu'il trempait dans le vol de la relique ? Mais comment ?
On frappa à l'huis et Thomasina alla ouvrir. Les roucoulements
et
susurrements
de
sa
servante
renseignèrent Kathryn : il devait s'agir du père Cuthbert de l'hospice des Prêtres Indigents. Elle se leva comme la porte s'ouvrait. Cuthbert entra et plissa les yeux pour se protéger de la lumière des chandelles. Derrière lui, Thomasina, mains fébriles, s'apprêtait à le débarrasser de sa chape. Il la lui tendit et Thomasina la prit avec autant de soin que si c'était un nourrisson.
— Et le père désire-t-il de la bière ? Il a l'air affamé !
s'empressa-t-elle.
Cuthbert accepta une chope et Thomasina se retira de mauvaise grâce. Kathryn installa le prêtre dans la chaire près de la table.
— Vous avez bonne mine, mon père.
— En d'autres termes, je n'ai pas changé, Kathryn. La même tignasse blanche, la même carcasse et les mêmes rides !
— Mais vos yeux sombres pétillent de vie, rétorqua la jeune femme en l'embrassant avec douceur sur les deux joues. Pax tibi Pater, que la paix soit avec vous.
— Et pax tecumfilia, et avec vous, ma fille !
Cuthbert posa ses bras sur les accotoirs.
— Êtes-vous prête pour le grand jour de vos noces ?
— Alexander Wyville hante encore mes nuits.
— Allons, Kathryn, observa-t-il en souriant, qu'il soit au Paradis, en Enfer, au Purgatoire ou à Londres, il est mort pour vous. Vivez donc votre vie. Colum est un homme honnête. Les bans ont été lus. Il me tarde de danser avec Thomasina.
— J'ai tout entendu !
Cette dernière, chargée de deux chopes, fît irruption dans la pièce. Elle en déposa une devant sa maîtresse et fourra presque l'autre dans la main du visiteur. Puis elle recula et s'immobilisa dans l'ombre du seuil.
— Vous souvenez-vous, mon père, comme nous virevoltions, il y a bien longtemps maintenant ? Nous étions si alertes et allègres ! Deux âmes sous les étoiles !
Kathryn ne pouvait distinguer le visage de sa servante ; elle perçut pourtant la profonde nostalgie qu'il y avait dans sa voix.
— Nous danserons derechef, Thomasina, sur les pelouses de Cantorbéry et dans les demeures du Paradis !
assura le père Cuthbert.
Il ne se retourna pas mais porta sa chope à ses lèvres.
Thomasina toussa et ferma sans bruit la porte derrière elle.
— Au fait, l'homme que vous m'avez envoyé...
commença le prêtre sans lever la tête, perdu, lui aussi dans le passé.
— Eh bien, mon père ?
— Je suis venu vous dire que la boule qu'il avait dans la gorge n'était due qu'à une petite arête de poisson. Je l'ai enlevée.
— Est-ce pour m'en faire part que vous êtes céans ou pour conter fleurette à Thomasina ?
Il leva la tête en souriant bien que ses yeux fussent tristes.
— Kathryn, nous sommes prisonniers de notre passé ; ce sont les termes de saint Augustin qui voit en nous des âmes hantées par des rêves, des images, des souvenirs, non seulement de la vie sur terre mais aussi de ce que Dieu veut que nous soyons.
— Êtes-vous affligé ? Voulez-vous partager votre mélancolie ? dit-elle d'un ton qu'elle voulait léger.
— Non, non, j'ai ouï parler de l'affaire d'Ingoldby Hall.
Vous savez ce qu'il en est des caquets des serviteurs. Vous m'en avez dépêché un.
— Ah, c'est vrai !
Cuthbert posa sa chope par terre à côté de lui et, se penchant en avant, il prit les mains de la jeune femme entre les siennes.
— Je m'inquiète pour vous, Kathryn, surtout quand vous enquêtez sur ces brutales malemorts. Il paraît qu'on vous a agressée. Non, non, écoutez-moi !
Il la lâcha et reprit sa chope de bière.
— Je suis un vieux prêtre, Kathryn. J'ai ouï des centaines, voire des milliers de confessions. J'ai remis des péchés dont vous n'avez même pas idée, j'ai entendu narrer d'horribles cruautés, mais j'ai toujours admis un fait capital : les hommes et les femmes qui viennent à moi savent qu'ils ont péché et demandent l'absolution. Ils veulent réparer. J'ai pourtant aussi rencontré des gens qui n'ont cure ni de Dieu ni du Diable, ni du bien ni du mal. On dirait qu'ils sont dépourvus de conscience. Ils obéiront à leurs désirs, accompliront n'importe quelle terrible action pour en venir à leur fin. C'est ce qui s'est passé à Ingoldby Hall. Sir Walter a été assassiné de façon barbare et vous vous en êtes mêlée : il faut donc vous empêcher de continuer.
— Savez-vous quelque chose sur Maltravers ? s'enquit Kathryn.
— Non, rien, mais ne changez pas de sujet ! releva Cuthbert en souriant. J'ai entendu parler de sa mort dans le labyrinthe et là-dessus, par contre, je sais quelque chose.
Il leva la main.
— Ah, vous voilà enfin intéressée ! Mais vous ne tiendrez pas compte de mes conseils, n'est-ce pas ?
— Qu'en est-il du dédale ?
— Il ne s'agit pas de ce dédale-là, rétorqua-t-il. Vous souvenez-vous de Peterkin, le braconnier ?
Kathryn s'esclaffa.
— Comment aurais-je pu l'oublier? C'est une intarissable source de viande fraîche ! Lorsqu'on l'a arrêté avec deux lapins dans sa besace, il a affirmé qu'ils avaient dû s'y glisser tout seuls pour mourir !
Le prêtre se mit à rire lui aussi.
— Êh bien, maintenant il est très malade. Il crache du sang mais je l'ai installé confortablement à l'hospice. Nous avons de longues conversations, Kathryn. Quelles histoires il peut raconter sur la vie à la campagne ! On m'avait parlé du labyrinthe. Et comme Peterkin peut se faufiler à travers n'importe quelle haie, n'importe quelle palissade, je lui ai demandé comment il s'y prendrait pour pénétrer dans un dédale, mais pas par l'entrée.
— Et ? le pressa l'apothicaire.
— Il a ri. Il a dit que si on grimpait sur la haie on serait vu et que passer à travers était impossible ! Il m'a expliqué que la partie la moins solide en était la base.
— Mais c'est faux, corrigea Kathryn. Les racines sont profondes et serrées.
— Pas toujours, Kathryn. Peterkin a prétendu qu'il pouvait traverser n'importe quelle haie. D'abord, il n'est pas rare qu'il y ait un vide entre le sol et le bas du buisson.
Ensuite, les racines semblent enlacées, mais c'est souvent une illusion.
Kathryn se remémora ce qu'elle avait vu à Ingoldby Hall et, incrédule, hocha la tête.
— Peut-être qu'un être fluet comme Peterkin pourrait s'y couler, mais un homme avec une épée... ?
— Non, non, Kathryn, Peterkin a précisé qu'il faut cherchez deux failles : une entre les racines, une entre le bas de la haie et le sol. N'oubliez pas qu'elles sont souvent cachées par les herbes hautes et la végétation qui poussent entre les buissons. Ce qu'il faut faire alors, c'est scier chaque racine, l'écarter de force et élargir le trou.
La jeune femme ferma les yeux.
— Mais ce sont des haies de persistants. La sève monte toute l'année et il doit être difficile de couper le tronc.
— Pas plus qu'un tronc de chêne pour un bûcheron, remarqua le père Cuthbert. À votre place j'examinerais cette haie derechef, Kathryn. Peterkin a ajouté qu'il arrive qu'un arbuste commence à mourir et que le tronc soit alors plus facile à sectionner.
Kathryn ne se souvenait pas d'avoir vu rien de semblable à Ingoldby Hall. Elle était sur le point de demander à son interlocuteur s'il voulait une autre chope de bière quand on tambourina à l'huis. Les coups furent suivis par les éclats de voix de Thomasina. Le vacarme alerta même Colum qui descendit l'escalier à grand bruit. Kathryn pria Cuthbert de l'excuser et sortit en reconnaissant la voix de Mawsby.
— Je suis là, Maître Mawsby. Que se passe-t-il ?
Le secrétaire, visage empourpré, yeux brillants, écarta Thomasina.
— Vous avez bu, Maître Mawsby !
— C'est vrai, Maîtresse, mais je suis bien dégrisé à présent ! Vous devez venir à l'hôtellerie de la cathédrale : Lady Elizabeth a été empoisonnée !
— Empoisonnée ! s'exclama Colum qui s'avança derrière Kathryn. Comment pouvez-vous en être certain ? Est-elle morte ?
Mawsby fit un signe de dénégation.
— Un physicien parmi les frères a suggéré qu'elle avait dû vomir la substance toxique. Elle est faible, mais elle va bien et elle a demandé à voir Maîtresse Swinbrooke.
— Allons-y, chuchota cette dernière.
— Est-ce prudent ? s'insurgea Cuthbert du seuil de l'apothicairerie.
— Si vous priez, mon père, je ne risquerai rien, rétorqua la jeune femme en l'embrassant sur chaque joue.
Elle monta en hâte pour enfiler des chausses et une solide paire de bottines. Elle attrapa sa mante et le gourdin qu'elle gardait dans un coin. Mawsby et Murtagh l'attendaient dans la rue. La nuit était tombée et l'air était plus frais. Les lanternes qui flanquaient l'huis projetaient de brillants arcs de lumière.
— Dois-je vous accompagner ? interrogea Thomasina.
— Non, occupe-toi du père Cuthbert.
La servante ne se le fit pas dire deux fois et referma la porte derrière eux en silence.
— Je suis venu à pied, précisa le secrétaire en se hâtant en tête du groupe.
— Lady Elizabeth est-elle en danger ? questionna Kathryn qui pressait le pas près de lui.
— Je ne pense pas, Maîtresse, mais...
— Qui assistait à ce souper ?
Mawsby énuméra les convives, tous membres importants de la maisonnée.
— Et de quoi parliez-vous ?
— C'est curieux que vous le demandiez, Maîtresse, observa Maswby en s'arrêtant pour calmer un point de côté. Lady Elizabeth voulait savoir où nous nous trouvions l'après-midi où son mari a été assassiné.
Il soutint le regard de l'apothicaire.
— Elle estime, comme vous, que le tueur est sans doute quelqu'un de sa maison. Cela nous a bouleversés, d'autant plus qu'elle a annoncé que nous devrions tous quitter son service étant donné qu'elle ne se sentait plus en sécurité.
— Restera-t-elle à Ingoldby Hall ?
— J'en doute, répondit Mawsby en reprenant son chemin. Le manoir lui rappelle de mauvais souvenirs.
Colum, qui essayait toujours de boucler correctement son ceinturon, les rattrapa. Ils traversèrent Bridge Street, dépassèrent le Guildhall et l 'Échiquier de l'espoir, s'engagèrent dans Palace Street et, par Christchurch Gâte, pénétrèrent dans l'enclos de la cathédrale. Les scènes de la rue - baillis qui faisaient leur ronde, buveurs devant les tavernes, sombres silhouettes qui rôdaient au débouché des ruelles et des venelles - laissèrent Kathryn indifférente.
Elle aurait voulu questionner le secrétaire plus avant mais il était manifestement déconcerté. Elle fit halte pour reprendre haleine et leva les yeux vers la masse noire de la cathédrale : créneaux et flèches, contreforts, toits, fenêtres, luisaient dans la nuit claire. Elle distinguait parfois la lueur d'une chandelle. Le caractère sacré et respectable de l'endroit, le parfum d'encens qui persistait quel que soit le temps ou l'heure, l'impressionnaient toujours. Son père l'avait à maintes occasions amenée en ces lieux, surtout pendant les mois d'hiver, la saison des pèlerinages une fois terminée, et ils s'étaient tous deux émerveillés devant la splendeur de la châsse de Becket.
Kathryn, Colum et Mawsby remontèrent les allées au-delà du clocher et se retrouvèrent dans l'enceinte du monastère où se mêlaient ténèbres et torches aux flammes vives. De temps en temps, un frère passait, silencieux comme une ombre. Ils traversèrent les cloîtres et empruntèrent des passages dallés. Soudain une belle voix, celle d'un soliste qui répétait en vue de l'Assomption, entonna une hymne à la Vierge.
A toi, choisie entre toutes les femmes, Gloria, Gloria...
Kathryn aurait aimé l'écouter mais Mawsby, qui semblait oublieux de l'endroit où il se trouvait, les pressa. Ils foulèrent une pelouse en direction de la porte entrebâillée d'un bâtiment à un étage d'où la lumière sortait à flots. Ils furent accueillis par le frère hôtelier qui fit gravir un escalier de bois à l'apothicaire puis l'introduisit dans une chambre.
Lady Elizabeth, adossée à une pile d'oreillers, se reposait sur un petit lit. Elle portait une chemise de nuit blanche gansée de godrons bleus et ses cheveux tombaient sur ses épaules. Elle était pâle comme neige et ses yeux semblaient plus grands.
— Je suis heureuse que vous soyez venue, Maîtresse.
Veuillez m'excuser.
Oubliant toute arrogance, elle tendit la main vers Kathryn.
Eleanora, installée sur un tabouret près du lit, se leva et se dirigea vers un banc contre le mur. Kathryn s'assit sur le siège laissé libre et prit la main de la châtelaine. Murtagh, gêné, restait sur le seuil, Mawsby derrière lui.
— De grâce, attendez-moi en bas, Colum, murmura Kathryn. En fait, j'aimerais que vous alliez quérir le père John et les autres. Je dois leur parler dans le réfectoire.
Colum ne fut que trop content de fermer l'huis et de fuir ainsi le regard froid de Lady Elizabeth. Kathryn posa les doigts sur le poignet de son interlocutrice.
— Un peu rapide, mais rien d'inquiétant.
Puis elle se leva et appuya la main contre le tendre cou.
— J'essaie de compter les battements de votre pouls.
Elle adressa un sourire à Lady Elizabeth.
— Il est sain et fort. Souffrez-vous ?
La châtelaine se tapota le ventre.
— Un peu.
— Ce doit être dû aux nausées.
L'apothicaire repoussa la couverture. Lady Elizabeth ne protesta pas quand elle plaça son oreille contre son abdomen et qu'elle l'ausculta avec attention.
— Il est certain que vos humeurs sont agitées, déclara Kathryn en se rasseyant Mais vous n'avez mal nulle part ailleurs, n'est-ce pas ? Pas de brûlure au fond de la gorge, d'ulcérations ni de taches sur la peau ?
— Aucune.
— Tendez les mains.
Lady Elizabeth s'exécuta.
— Fermez le poing. Parfait ! Avez-vous des faiblesses dans les jambes ou les pieds ?
— Pas du tout.
— Avez-vous faim ?
La châtelaine porta la main à sa bouche.
— Je m'abstiendrai de vin pendant quelque temps, fit-elle avec un petit rire gêné.
— Racontez-moi ce qui s'est passé.
— J'avais terminé ma veille près du cercueil de Sir Walter et suis donc retournée dans ma chambre. Les frères ont annoncé que le souper était prêt. Je me suis rendue au réfectoire. Je ne tiens pas à répéter ce que j'ai dit à mes gens.
Elle lança un bref coup d'œil à sa suivante assise sur le banc, tête basse.
— J'ai dîné d'assez bon appétit de morceaux de canard et de venaison et d'un petit pain beurré.
— Les mets avaient-ils bon goût ?
— Thurston m'a servi de la nourriture venant du plat principal. Je me sentais bien. J'ai pourtant l'estomac délicat, Maîtresse Swinbrooke. Ensuite on a apporté pâtisseries et sucreries. Je me souviens d'avoir bu le vin un peu plus vite que je n'aurais dû.
— Quel vin ? questionna Kathryn.
— Celui du pichet qui se trouvait sur la desserte.
— Et en buvant, Lady Elizabeth, avez-vous remarqué un goût désagréable ? Prenez le temps de réfléchir.
Lady Elizabeth ferma les yeux.
— Je me souviens d'avoir trouvé ce vin plutôt piquant, âcre, mais c'était peut-être à cause de mes humeurs. Puis j'ai eu la nausée. Un peu, au début, puis un élancement.
Elle ouvrit les paupières.
— C'était comme un couteau qu'on aurait retourné dans la plaie, Maîtresse Swinbrooke. J'ai essayé de me lever.
J'avais des haut-le-cœur mais n'ai pas pu vomir.
Je me rappelle m'être effondrée au milieu des cris et des hurlements. La douleur s'est calmée puis a repris. J'ai eu d'atroces vomissements.
Elle fit une grimace.
— Je dois présenter mes excuses aux frères.
— Personne d'autre n'a été incommodé ?
— Non, Maîtresse, personne. Mawsby vous a peut- être narré la nouvelle. J'en suis à avoir peur de mes propres gens. M'a-t-on empoisonnée ?
— Je pense que oui, car le malaise a été soudain et que vous seule avez ressenti ces symptômes, répondit l'apothicaire. Le vin au goût âcre était sans doute trafiqué.
Vous avez été sauvée par les nausées et les vomissements. Votre ventre s'est purgé avec violence, d'où la douleur actuelle.
— Durera-t-elle ? s'enquit Lady Elizabeth en agrippant la couverture.
— Non, non. Il faut que vous buviez une grande quantité d'eau de source pure. Jeûnez jusqu'au matin puis limitez-vous à du pain sec. Vous éprouverez peut- être un certain inconfort avant que votre ventre se calme et vous aurez de la bile dans la gorge et la bouche, mais ne vous en souciez pas. Pain sec et eau, et vous serez assez bien pour assister au Requiem.
— De quel poison s'agissait-il ?
— Je l'ignore. Combien y a-t-il de feuilles sur un arbre, Lady Elizabeth ? Je possède, dans mon apothicairerie, de la belladone, de la digitale, de l'atrope et au moins deux genres d'arsenic. Je peux aller cueillir dans les jardins de la cathédrale des herbes et des plantes, des champignons et des baies qui arrêtent le cœur et tuent en quelques secondes.
— Mais se pourrait-il que ce que j'ai bu soit encore dangereux ?
— Non, la rassura Kathryn. Mon père m'a raconté un jour une histoire qu'il avait lue dans les anciennes chroniques de Rome. L'empereur Claude avait été empoisonné mais était parvenu à se faire vomir en se grattant la gorge avec une plume.
— A-t-il survécu ?
— Oui, Madame. Aussi la fois d'après était-ce la plume qui était empoisonnée !
Lady Elizabeth se mit à rire.
— Votre ventre a donc été purgé. Ce qui m'inquiète, c'est la façon dont le toxique vous a été administré.
La châtelaine ferma à nouveau les yeux.
— J'y ai réfléchi, Maîtresse Swinbrooke. À un moment, Thurston a pris ma coupe pour la remplir. À un autre, Gurnell est allé chercher le pichet. Il y a eu divers déplacements autour de la table.
— Qui se trouvait près de vous ?
— Moi ! répondit Eleanora d'une voix coupante.
Kathryn se retourna. La suivante était assise, immobile comme une statue, mais le courroux empourprait ses joues.
— Je n'ai pas versé du poison dans la coupe de ma maîtresse et je n'ai pas, non plus, vu quoi que ce soit d'anormal !
Kathryn acquiesça d'un signe de tête et se détourna.
— Lady Elizabeth, veuillez m'excuser. Je demanderai à l'infirmier de préparer des poudres, quelque chose pour calmer votre estomac et faire cesser les crampes.
Kathryn sortit et un frère lai l'accompagna à l'hôtellerie.
L'austère réfectoire resplendissait encore de lumières.
Colum était assis au haut bout de la table et les autres sur des bancs, de chaque côté. Tout le monde se leva quand Kathryn entra. Colum lui offrit sa place et resta debout derrière elle.
— Vous êtes tous emmitouflés et encapuchonnés, s'étonna-t-elle.
— Nous devons retourner à Ingoldby Hall, expliqua le secrétaire. Lady Elizabeth ne désire pas que nous demeurions ici cette nuit. Mais nous pouvons, si nous le voulons, revenir demain matin pour la messe de funérailles.
— J'aurais préféré ne pas partir, intervint le père John.
Kathryn nota les marques rouges sur ses pommettes. Il avait les yeux brillants et du mal à s'exprimer.
— Pardonnez-moi, Maîtresse, dit-il en cillant et en s'humectant les lèvres, mais j'ai trop bu.
Il s'affala sur la table et, le visage plongé dans les mains, se mit à parler tout seul. Kathryn crut entendre les mots : «
Trop dur à supporter. »
— Où est la coupe dans laquelle Lady Elizabeth a bu?
Colum se dirigea vers la desserte et rapporta un simple gobelet d'étain.
— Vide ? interrogea Kathryn.
— Dans ses convulsions, Lady Elizabeth l'a fait tomber de la table, répondit Colum qui le sentit et le lui tendit.
La jeune femme le sentit elle aussi. Il y avait un parfum de vin mais aussi d'autre chose, une odeur forte et âcre qu'elle ne parvint pas à identifier, ainsi qu'une légère fragrance de menthe. S'en était-on servi pour masquer le poison ? Elle pria Colum d'approcher une chandelle et examina l'intérieur du récipient, mais elle n'y décela rien. Elle déplaça sa chaire et regarda le sol.
— Les frères l'ont lavé, bafouilla Thurston, l'air abruti par la boisson. Pouah, ça empestait ! ajouta-t-il en agitant la main. Je n'aurais pas voulu être à leur place. Ils ont enlevé la jonchée, l'ont emportée pour la brûler et ont frotté le plancher. Je n'aurais jamais cru qu'une jonchée fraîche pouvait embaumer autant.
Kathryn fit rouler la coupe entre ses mains.
— Quelqu'un sait-il comment ce poison a été administré ??
— Nous avons tourné et retourné la question, déclara le chapelain en levant la tête. N'est-ce pas, Gurnell ?
Le capitaine acquiesça.
-— D'après ce que j'en sais, dit Mawsby, cela a dû se passer vers la fin du repas, mais les gens se déplaçaient autour de la table. On se levait, on enlevait les écuelles, on versait du vin. Regardez les gobelets, Maîtresse, ils sont tous pareils. On les a emportés et rapportés.
— Voilà, c'est ça ! s'exclama Gurnell en claquant des doigts. Vous souvenez-vous, Thurston, qu'au lieu de poser le pichet sur la table, vous avez pris les coupes pour les remplir ?
— Et alors ? s'étonna l'intendant en lui lançant un regard furieux de ses yeux injectés de sang. Que voulez-vous dire ?
— Rien, si ce n'est qu'on a touché les gobelets, intervint l'apothicaire.
— Si on avait versé de la poudre dans une coupe, déclara le père John, on l'aurait vu.
— Comment pouvez-vous affirmer que c'était de la poudre ? rétorqua Kathryn. Certaines substances se présentent sous forme de minuscules boulettes faciles à laisser tomber dans un récipient plein à ras bord où elles se dissolvent aussi vite que du sucre.
— Mais Lady Elizabeth ne s'en serait-elle pas aperçue ?
— Le vin masque fort bien les toxiques, surtout le bourgogne. Sa couleur rouge sombre peut dissimuler toute altération et sa saveur tous les autres goûts, du moins pendant quelque temps.
Les commentaires de l'apothicaire furent accueillis par le silence.
Kathryn repoussa sa chaire.
— Il se fait tard, messires ; et vous avez un long trajet.
Ils se levèrent, prirent chapes et ceinturons et sortirent en groupe du réfectoire. Murtagh ferma la porte derrière eux.
— Un nouveau mystère, n'est-ce pas ?
Il s'installa sur le bord du banc.
— Oui, une énigme. N'importe lequel d'entre eux aurait pu empoisonner le vin de Lady Elizabeth.
— Y compris sa suivante ? suggéra Colum.
— Mais pourquoi leur maîtresse ? interrogea Kathryn en tambourinant du bout des doigts sur la table. Il est vrai qu'elle a annoncé qu'elle se passerait de leurs services, mais ils ne pouvaient s'attendre à cette déclaration.
Pourquoi
s'en
prendraient-ils
maintenant
à
Lady
Elizabeth ?
— Peut-être une affaire de vengeance ? avança Colum.
En Irlande, ce genre de crime n'épargnait ni souche et branches : hommes, femmes et enfants, personne n'y échappait.
Kathryn se pencha et ébouriffa ses cheveux rebelles.
— Souche et branches, hein, l'Irlandais ?
Elle lui pinça la joue.
— Dire que je vais épouser un homme assoiffé de sang !
Murtagh se leva, se pencha et l'embrassa avec passion sur les lèvres tout en lui caressant la hanche.
— Et un homme qui vous aime, murmura-t-il comme elle s'écartait La prochaine fois que vous irez à Ingoldby Hall, je vous accompagnerai.
Il voulut l'embrasser derechef mais Kathryn, affectant la réserve, recula.
— Non, je ne joue pas les princesses lointaines, Irlandais, gloussa-t-elle. Mais je ne veux point effrayer les frères. Ils ont été assez bouleversés pour ce soir. Alors asseyez-vous.
Elle s'accouda sur la table.
— Pourquoi Lady Elizabeth? S'en sont-ils pris à elle comme ils s'en sont pris à moi, parce qu'elle sait quelque chose ? L'assassin a apporté le poison dans le réfectoire.
Lui, ou elle, avait l'intention de passer à l'acte bien avant la déclaration de Lady Elizabeth.
— À moins, observa Colum, qu'Eleanora n'en ait eu vent.
Elle semble toute dévouée à sa maîtresse et serait malheureuse si elle en était séparée. Et si nous l'interrogions ?
— Plus tard, peut-être, répondit Kathryn qui repoussa sa chaire et se leva. J'ai promis à Lady Elizabeth de lui faire apporter quelques poudres. Elle croit que c'est pour apaiser ses douleurs d'estomac mais, en fait, elles la feront dormir.
Que la nature fasse son travail.
Ils quittèrent le réfectoire et retournèrent à l'infirmerie. Le frère qui faisait office d'apothicaire s'affairait, à la lueur d'un lumignon, à tamiser des poudres dans des petits pots. L'œil rieur et la mine réjouie, il n'était que trop disposé à débattre des différentes propriétés de certaines substances et alla quérir ce que voulait Kathryn. Elle s'assit sur un haut tabouret devant les pots d'angélique, de bardane et de pavot blanc et demanda à consulter le livre de médecine.
— Je le garde sous clé, dit le frère en souriant.
Il se dirigea vers une armoire dont il tira les verrous du haut et du bas. Puis il introduisit la clé dans la serrure et s'invectiva à voix basse.
— Quel sot je fais !
Il retira la clé et ouvrit l'armoire.
— Je croyais l'avoir fermée mais j'avais oublié.
Il chercha le livre de médecine et le sortit avec un cri de triomphe. Kathryn regarda fixement l'ouvrage.
— Ma mie, s’inquiéta Colum, tout va bien ?
Colum n'avait pas souvent vu sa promise sans voix, mais à présent, la bouche entrouverte, l'air stupéfait, les yeux rivés sur le volume, elle semblait avoir reçu un choc.
— Je me demande... ? chuchota-t-elle.
L'infirmier, lui aussi, s'inquiétait maintenant.
— Madame ? l'interpella-t-il en lui effleurant la joue du revers de la main. Maîtresse Swinbrooke ?
— La façon dont se manifeste la grâce de Dieu et celle dont nous devons considérer les petites choses de la vie, n'est-elle pas étrange ?
— Kathryn ! l'avertit Colum.
— Tout va bien, dit-elle en sortant soudain de sa rêverie.
Mon frère, j'aimerais qu'on mélange cette mixture dans un gobelet d'eau de source pure. Et qu'on la mélange si bien qu'elle se dissolve. Assurez-vous que
Lady Elizabeth la boive. Prévenez-la aussi de ne rien consommer que vous n'ayez auparavant goûté.
Le prêtre parut surpris mais acquiesça. Kathryn le remercia, prit sa chape avec distraction et sortit dans la cour pavée.
— Et maintenant, ma mie ?
— Eh bien, Irlandais, au lit !
— Ensemble ?
— À jamais, après notre nuit de noces ! rétorqua-t-elle en riant.