LE LACRIMA CHRISTI
Le sixième des Contes de Cantorbéry de Kathryn Swinbrooke, médecin et apothicaire
Et quand une bête est morte elle ne souffre pas. Mais, après sa mort, l'homme éprouve peine et chagrin...
Chaucer, « Le conte du Chevalier » Les Contes de Cantorbéry
Au Moyen Âge, les femmes médecins exerçaient leur pratique en dépit des guerres et des épidémies pour la simple raison que l'on avait besoin d'elles.
Kate Campbellton Hurd-Mead, A History of Women in Medicine (Londres, The Haddam Press, 1938) PROLOGUE
« Tiens ta langue et pense au corbeau. »
Chaucer, « Le conte de l'Économe », Les Contes de Cantorbéry, 1387
Un chroniqueur avait décrit la chapelle Saint- Michel et Tous-les-Anges, dans l'église franciscaine de Greyfriars, en la bonne ville royale de Cantorbéry, comme « un joyau dans un joyau ». Greyfriars était un bel édifice avec ses briques couleur de miel et son toit d'ardoises rouge foncé.
Ses fenêtres, que l'on avait élargies, étaient garnies de verre multicolore représentant des scènes de la Bible. En plein été, ces vitraux, sous les feux d'un soleil ardent, étaient animés d'une vie propre et baignaient l'intérieur du bâtiment d'une vive palette de couleurs chatoyantes.
Greyfriars avait été agrandi et étendu au fil des siècles ; on avait ajouté des transepts et remplacé les toits. Ses murs chaulés étaient à présent couverts de fresques et de mosaïques à couper le souffle. Par un soir d'été embaumé, il était facile d'admettre qu'une telle église était vraiment la maison de Dieu et l'entrée du Paradis. Par la porte du jubé aux sculptures exquises qui dépeignaient la crucifixion du Christ et d'autres épisodes de la Passion, on pouvait apercevoir le maître-autel de marbre avec ses chandeliers d'or. En ce jeudi soir d'août 1473, la nef était silencieuse.
Quelques cierges crépitaient faiblement dans la chapelle de la Vierge à gauche du maître-autel et, de l'autre côté, dans une châsse dédiée à saint François, deux autres gros cierges scintillaient dans leurs ampoules de verre rouge.
C'était un havre de paix, sauf pour le larron qui occupait la chaire de Miséricorde dans le chœur principal. Inquiet et mal à l'aise, il était assis, agrippé aux accotoirs, et contemplait l'autel, les yeux fixés sur le crucifix comme pour demander l'aide du Seigneur.
Le voleur, que les baillis de Cantorbéry connaissaient sous le nom de Laus Tibi, « Louange à Toi », avait oublié son vrai nom. Il lui semblait avoir été élevé à Gravesend mais il avait passé presque toutes ses années à parcourir les grand-routes poussiéreuses d'Angleterre. Il avait subsisté vaille que vaille grâce au vol, au larcin et, surtout, en coupant les escarcelles et en fouillant les poches. Laus Tibi avait les cheveux gras, un visage de rat aux joues grêlées, des yeux noirs et brillants et il était maigre comme une trique. Il s'était joint aux foules de pèlerins qui, maintenant que l'été battait son plein, s'empressaient d'aller prier devant les ossements de Thomas Becket, saint et martyr, dans la cathédrale de Cantorbéry.
Laus Tibi ne se souciait ni des reliques ou des os de saint Thomas ni d'acquérir une indulgence qui, après sa mort, le dispenserait du Purgatoire. Il s'était glissé à travers les grilles de la ville comme un loup dans une bergerie. Il était venu pour larronner, subtiliser des bourses, dérober sur les éventaires et faire quelque profit avant que l'hiver s'installe.
Il aurait besoin d'argent pour se reposer dans une taverne en attendant le printemps. Les pèlerins ressemblaient à des connils dans le foin : il fallait les lever pour les attraper.
C'était facile. Ils s'affairaient tant pour trouver une auberge ou un logis, ils s'extasiaient tellement, bouche bée, devant les églises et les beaux bâtiments de Cantorbéry, qu'ils en oubliaient souvent leurs balluchons ou, plus important encore, leurs escarcelles, leurs besaces et leurs sacs. Au début, Laus Tibi n'en avait pas cru sa chance. Il avait dérobé la bourse d'un prêtre sur la place du marché, puis la besace d'un tailleur dans une taverne après que l'homme eut lampé trop de bière forte du Kent. L'épouse d'un jeune marchand, une aumônière brodée pendue à la ceinture ornée qui entourait sa taille mince, avait été une proie facile et la récolte avait été bonne : une pièce d'or, tout juste frappée par le Trésor royal à Londres, quelques pennies d'argent et un chapelet que Laus Tibi avait vendu en le faisant passer pour une relique sacrée à un échevin du Devon. Laus Tibi avait enfin pu louer un galetas à la Belette Grise, une taverne tout près du marché : nourri et logé, il pouvait s'offrir des pots de bière, et même bénéficier des faveurs d'une avenante chambrière.
En fin de compte, pourtant, il y était demeuré trop longtemps. L'alerte avait été donnée et la place surveillée.
Laus Tibi ferma les yeux et, furieux, grinça de ses dents jaunissantes. Il explora de la langue l'abcès qui se trouvait juste sous sa lèvre supérieure.
— J'aurais dû faire plus attention.
Il ouvrit les paupières, regarda le crucifix et un élan de culpabilité le transperça. Mais comment un homme tel que lui pouvait-il s'en tirer ? Il n'avait ni métier, ni maison, ni famille ; c'était voler ou mourir de faim.
— J'aurais dû faire plus attention, répéta-t-il.
Il glissa la main sous la chemise de lin sale qu'il avait dérobée dans un jardin où elle séchait sur une barrière. Ses doigts malpropres suivirent les contours de la flétrissure au fer rouge, « F » pour félon, infligée trois étés auparavant quand on l'avait surpris à rapiner quelques bourses près du marché de Smithfield à Londres. Si le shérif du roi la voyait, point de pitié : il serait pendu à un carrefour ! Il avait eu l'occasion de passer devant ces gibets chargés de leurs sinistres restes enduits de goudron, terrible avertissement destiné à refroidir les hors-la-loi. Néanmoins, Laus Tibi, en joueur qu'il était, avait estimé que les dés lui seraient toujours favorables... jusqu'à la semaine dernière.
Il avait épié ce gros prêtre bouffi qui se déplaçait comme une carpe bien grasse parmi les éventaires du marché de Cantorbéry, sa chape doublée de fourrure sur le bras, une lourde escarcelle tintant comme une clochette à la ceinture de cuir qui entourait sa taille épaisse. Comme un goupil affamé traquant une oie dodue, il l'avait suivi. Il avait jeté au vent sa prudente ruse habituelle. Il n'avait jamais aimé les prêtres. Ces derniers n'avaient pas de temps à perdre avec lui. Peu nombreux étaient ceux qui s'étaient souciés de lui, moins nombreux encore ceux qui avaient fait montre de compassion. Laus Tibi avait bien l'intention de s'emparer à la fois de la chape et de la bourse. Suprême réussite ! Il avait dû filer sa proie au moins une heure. Le prêtre ne cessait de s'arrêter devant certains étals proposant des tentures et des tapisseries coûteuses venant de l'étranger.
Quelques-unes étaient pendues devant l'éventaire, d'autres étaient roulées et protégées sous une toile. Le prêtre était fort attentif. Il examinait le tissu, le faisait rouler entre ses doigts et assaillait le marchand avide d'une salve de questions.
— Est-ce de l'authentique fil d'argent? De quelle fabrique ?
Il ne parvenait pas à se décider. Il avançait et reculait. Laus Tibi s'était approché. Devant une échoppe offrant du drap tissé au Brabant, le prêtre avait posé sa chape et fait un peu tourner sa ceinture. L'escarcelle qui pendait à son flanc se trouvait alors dans son dos. Laus Tibi avait tiré un couteau fin comme une aiguille du fourreau de cuir fixé à son bras sous son justaucorps usé. Le prêtre débattait du prix avec le marchand. C'était le moment ! Sur le point de conclure sa transaction, le chaland n'avait plus qu'une idée en tête : convaincre le vendeur d'accepter son prix, Laus Tibi n'avait plus conscience des conversations et des bavardages du marché, des cris rauques des apprentis, des odeurs qui montaient du tas d'ordures, des senteurs des tavernes et des boulangeries, des cloches qui sonnaient ni des faibles chants qui s'élevaient dans une église voisine. Comme un faucon en chasse il ne perdait pas sa proie de vue. Un rapide coup d'œil autour de lui : personne ne le surveillait, point de bailli. Le moment était venu. Il s'était avancé à pas furtifs sur les pavés boueux, couteau à la main. Il suffisait d'un geste rapide pour trancher les lanières qui tenaient l'escarcelle et il pourrait l'arracher, saisir la chape et se perdre dans la foule en un clin d'œil...
Laus Tibi se leva, se dirigea vers l'entrée du jubé et scruta la nef. Il distinguait encore les deux franciscains agenouillés sur leur prie-Dieu devant la chapelle Saint-Michel et Tous-les-Anges. L'un des frères l'avait emmené regarder l'oratoire et le larron n'avait pu que s'émerveiller devant la beauté des lieux. C'était une véritable église à l'intérieur de l'église. Construit contre le mur du transept nord, trois treillis de chêne aux sculptures compliquées pourvus de petites ouvertures latérales le séparaient de la nef sur trois côtés. La façade de la chapelle rejoignait le toit du transept ; elle était percée de deux petites fenêtres ovales au-dessus d'une étroite porte en bois, fermée et verrouillée. Frère Simon, le sacristain, lui avait permis de jeter un coup d'œil, à travers la grille, sur la relique sacrée dans son vase suspendu à une chaîne d'argent.
— La légende prétend, avait murmuré frère Simon, que c'est le Lacrima Christi, un magnifique rubis formé quand Notre-Seigneur a été flagellé par les Romains : des larmes de sang sont tombées au sol, et se sont, par miracle, figées en cette pierre étincelante.
Laus Tibi, bouche bée, s'était contenté de hocher la tête.
Oh, pouvoir s'en emparer ! Le rubis avait la taille d'un gros œuf de pigeon. Les bons frères l'avaient placé dans un réceptacle rouge sang et doré qui, lui, pendait au bout d'une longue chaîne d'argent. Elle descendait du toit concave de la chapelle au beau milieu de l'espace compris entre la porte de celle-ci et l'autel installé contre le mur du fond. Le récipient, en forme de C, n'avait que trois côtés afin qu'on puisse bien voir la relique. Une boucle de métal, en haut, servait à le fixer au solide crochet d'argent au bout de la chaîne.
— Pourquoi se trouve-t-il là ? avait questionné Laus Tibi à voix basse.
— Il appartient à Sir Walter Maltravers.
Tout en mâchonnant ses gencives, le volubile sacristain, prenant en pitié le pauvre félon qui avait cherché asile en cette église, avait fourni force explications. Quand frère Simon l'avait aperçu, si pitoyable à l'entrée du jubé, il l'avait invité à s'avancer. L'autre franciscain ne s'était pas montré aussi amical : il était allé s'agenouiller sur son prie-Dieu et avait caché son visage osseux dans ses mains comme pour ne plus voir Laus Tibi.
— Connaissez-vous Sir Walter Maltravers ? avait chuchoté le sacristain.
Le fugitif avait répondu par un signe de dénégation.
— C'est le propriétaire d'Ingoldby Hall, au sud de Cantorbéry. C'est un seigneur très riche, un proche ami du roi. Dans sa jeunesse, Sir Walter faisait partie de la garde personnelle de l'empereur à Constantinople, avait- il ajouté.
Laus Tibi avait plissé les yeux et acquiescé comme s'il comprenait, bien qu'il ignorât tout de l'empereur et de cette cité au nom si long.
— Le Lacrima Christi ? avait-il insisté d'un voix rauque.
Comment est-il là ?
— Oh, l'impératrice Hélène, avait continué frère Simon, la mère du grand Constantin, l'a découvert en Palestine et l'a rapporté dans la ville de son fils. Mais quand les Turcs ont pris Constantinople, il y a environ quarante ans, Sir Walter a dû fuir et, plutôt que de laisser une si précieuse relique aux mains des Infidèles, il l'a emportée avec lui.
— Mais que fait-elle céans ? avait répété Laus Tibi.
— Sir Walter a acquis Ingoldby Hall il y a trois ans, à l'époque où la guerre entre les Lancastre et les York a pris fin. Le prieur Barnabas a ouï parler du Lacrima Christi et a demandé à Sir Walter de le confier au prieuré afin de l'exposer à la vénération publique.
« Oui, avait pensé Laus Tibi, et d'escroquer ainsi les pèlerins plus encore que je ne le fais ! »
— Est-il en sécurité ?
— Regardez donc autour de vous.
La sèche repartie de frère Simon disait assez qu'il regrettait quelque peu d'avoir proposé au larron de voir le trésor. Le joyau était tentant, mais bien gardé. La chapelle était protégée par ses hauts treillis de chêne épais et ciré et son toit dépourvu d'ouverture. On ne pouvait y accéder que par la lourde porte de chêne, close par des verrous et une serrure. Un voleur aux abois pouvait tenter de s'introduire juste au-dessus de l'autel, par le vitrail, qui représentait saint Michel précipitant Satan dans les flammes de l'Enfer, mais la fenêtre était pourvue de plombures renforcées, et qui oserait briser une verrière si splendide ? Le bruit alerterait le prieuré et, si le malandrin pouvait bien entrer, il lui serait plus difficile de sortir. De robustes frères lais, armés de solides gourdins, faisaient des rondes dans le cloître sur lequel donnait la fenêtre ; dans cet oratoire, même une souris n'aurait pu se faufiler. Agenouillés sur les prie-Dieu au seuil de la chapelle ou debout devant la porte, deux membres de la communauté montaient constamment la garde. Ils faisaient avancer les pèlerins et les laissaient, en échange d'une pièce, admirer le bijou à travers la grille étroite. Oh oui, le Lacrima Christi était en sécurité...
Laus Tibi soupira et s'adossa à la porte du jubé. Le soleil se couchait, on avait chanté vêpres et fermé l'église. Mais les frères ne relâcheraient pas leur veille jusqu'à ce que la cloche sonne complies. Laus Tibi renifla. Deux moines étaient encore sur leur prie-Dieu. Le voleur regarda la nef du coin de l'œil et constata que l'un d'entre eux était le prieur Barnabas, un homme vigoureux aux traits durs et aux yeux de mastiff en chasse. L'autre était Ralph, l'infirmier. Ils resteraient là jusqu'à l'heure où on emporterait le joyau pour le ranger en toute sécurité. Laus Tibi eut envie de descendre le voir à nouveau. Les frères avaient transformé la chapelle en un splendide sanctuaire : d'épais tapis rouges d'Orient couvraient chaque pouce du sol. Les linges d'autel, les chandeliers et les cierges arboraient ce même rouge rubis, si bien que l'endroit tout entier semblait étinceler d'une lumière surnaturelle. Le larron se piquait de s'y connaître en beauté et il aurait pu regarder à travers cette grille aussi longtemps que les frères le lui auraient permis. La chapelle Saint-Michel représentait tout ce dont Laus Tibi avait été privé dans sa vie : le confort, l'opulence, le luxe. L'air lui-même exhalait des fragrances d'encens et de cierges en cire d'abeille vierge, d'huile parfumée aux herbes dont on se servait pour lustrer les rutilants bois sculptés.
« Combien peut bien valoir ce rubis ? s'interrogea Laus Tibi. Mais où pourrait-on vendre un tel bijou ? »
Frère Simon avait précisé que le Lacrima Christi resterait à Greyfriars pendant la saison des pèlerinages. Le pendard baissa les yeux sur ses bottes éculées et gémit. La saison des pèlerinages ! Il tâta la flétrissure sur son épaule. Où se trouverait-il à ce moment-là ? Il revint vers la chaire de Miséricorde dans la niche du chœur, s'assit et, prenant l'écuelle en bois, rassembla les miettes, l'esprit ailleurs. Si ce n'avait été de ce prêtre ! Non, non, c'était faux : le voleur avait été cupide et était tombé dans le piège !...
La victime désignée de Laus Tibi n'était pas un prêtre mais un bailli du marché déguisé. Lui et ses compagnons épiaient le filou depuis des jours et le chasseur était devenu la proie. Au moment où Laus Tibi s'apprêtait à couper la bourse pendue à la ceinture du bonhomme, la corne avait sonné derrière lui et l'alarme avait été donnée.
—
Haro ! Haro ! Au voleur ! Au voleur ! avait crié une voix.
Le faux prêtre, tout sourire, avait fait demi-tour et, attrapant Laus Tibi par le bras, l'avait obligé à lâcher son couteau.
— Je vous tiens, messire, avait-il dit d'une voix rauque, son visage vermeil ruisselant de sueur. Je vous arrête au nom du roi !
Laus Tibi lui avait envoyé un méchant coup de pied dans les tibias. L'homme avait desserré sa prise et le coquin avait détalé, non pas hors de la foule mais à travers elle.
Partout avaient retenti cornes et « haro ! ». Laus Tibi avait écarté les gens à coups de coude. Il s'était emparé d'un fendoir sur l'étal d'un boucher et en avait menacé ceux qui tentaient de lui barrer le passage. Glissant et dérapant sur les pavés, il avait couru comme le vent, poursuivi par une petite troupe de baillis semblable à une meute de chiens de chasse jappant. Pantelant, haletant, trempé de sueur, il s'était échappé de la place du marché, mais c'était un homme marqué. Il avait déjà traversé ce genre d'épreuve et en reconnaissait les signes. On s'écartait instinctivement de lui en l'identifiant comme malfaiteur. Un groupe d'apprentis déboucha d'une rue latérale mais la vue du fendoir levé et des yeux fous et fixes de Laus Tibi les fit reculer.
— Haro ! Haro ! Au voleur ! Au voleur !
Laus Tibi avait couru dans les ruelles et les venelles. La sueur l'aveuglait et la douleur au côté se faisait de plus en plus vive. Il ne fallait pas qu'on l'attrape ! Le trajet dans le tombereau des condamnés jusqu'à la potence hors de la ville n'était pas pour lui ! Il tourna sans savoir où, emprunta une ruelle et franchit une grille entrebâillée qui donnait dans un jardin odorant. Il crut d'abord qu'il se trouvait chez un marchand, mais quand il s'effondra sur les genoux et examina les alentours, il comprit qu'il était dans l'enclos d'un prieuré ou d'un couvent. Il connaissait la loi. On l'avait arrêté à York quatre ans auparavant et il avait pu réciter le premier verset du psaume 50 : « Pitié pour moi, Dieu en ta bonté, en ta grande tendresse efface mon péché1. » Il avait réussi à prononcer cette citation, l'infâmant « verset des pendus » qui lui permettait de se prévaloir du privilège de clergie2. Laus Tibi avait été remis aux tribunaux de l'Église pour être châtié. Si les baillis de cette grande ville l'arrêtaient maintenant, ils se livreraient à une enquête approfondie. Il avait déjà bénéficié du privilège de clergie une fois et s'en était tiré indemne ; il n'y avait pas de seconde chance.
Épuisé et désespéré, Laus Tibi s'était relevé non sans mal et avait repris sa course. Il était étourdi. Il avait écarté brutalement un frère lai, atteint la porte de l'église et s'était jeté dans les froides et accueillantes ténèbres. Les lieux grouillaient de pèlerins ; une main s'était posée sur son épaule, mais il s'en était débarrassé et, chancelant, avait 1 Trad. Bible de Jérusalem, Éditions du Cerf, 1998. {N.d.T.) 2
Droit accordé aux clercs d'être jugés par la juridiction ecclésiastique. (N.d.T.) remonté la nef, avait franchi le jubé et pénétré dans le chœur. Il aurait voulu crier de soulagement. Au fond du chœur, dans un recoin, se dressait une lourde chaire de Miséricorde. Laus Tibi avait rampé à quatre pattes vers elle, s'était redressé et avait appuyé sa joue brûlante contre la pierre froide de l'alcôve.
Simon, le sacristain, avait surgi, yeux écarquillés, bouche édentée grande ouverte par la surprise.
— Demandez-vous asile ? avait-il haleté en latin.
Laus Tibi avait hoché la tête.
— Demandez-vous asile ? avait répété frère Simon en se penchant sur lui, ce qui avait permis au filou de sentir l'odeur du vin de messe dans son haleine.
— Oui, je demande asile, avait-il bégayé. Je réclame la protection de notre sainte mère l'Église !
Il avait accompli le rituel juste à temps. À la porte du jubé se pressait une bande de baillis, l'air furieux, la canne à la main. L'un d'eux portait même une paire de menottes. Ils avaient tendu le poing vers Laus Tibi mais aucun n'avait osé traverser le chœur pour se saisir de lui. Laus Tibi s'était couché comme un chien jusqu'à l'arrivée du prieur Barnabas. Sévère et hautain, se tenant droit, ce dernier, accompagné d'un porte- croix, était sorti à grands pas de la sacristie et avait affronté les baillis.
— Vous connaissez la loi ! s'était-il exclamé. Cet homme...
— Ce voleur, oui ! avait rétorqué le chef des baillis.
— Cet enfant de Dieu, l'avait interrompu le prieur, a, selon les règles et la loi de l'Église, demandé asile. Si vous violez cette convention, non seulement vous encourrez le courroux du roi, mais aussi l'ire de notre sainte mère l'Église. Vous serez excommuniés par la cloche, le livre et la chandelle ; votre nourriture, votre boisson, votre sommeil et votre veille seront maudits !
— Je connais la loi ! avait aboyé le chef des baillis.
— Alors respectez-la ! avait tranché Barnabas.
Il avait remonté le capuchon de sa coule brune pour couvrir son crâne dégarni et glissé les mains dans ses amples manches. Bien qu'il fût épuisé, Laus Tibi avait noté que le bon prieur savourait son pouvoir et que la plus franche sympathie ne régnait pas entre ce fier ecclésiastique et les baillis de la ville.
— Alors respectez-la ! avait répété le prieur. Cet homme a le droit de rester ici quarante jours. Puis il choisira : soit se remettre entre vos mains, soit jurer de quitter le royaume.
Je ne pense pas qu'il se rende, avait-il ajouté, sarcastique ; aussi lui donnerai-je un crucifix, deux pièces, un flacon de vin, du pain et de la viande enveloppés dans un linge et il se rendra à Douvres sous bonne garde.
— S'il parvient à l'atteindre ! avait glapi un bailli.
— Cela ne me concerne pas, avait répondu Barnabas. Et à présent, messires, vous êtes dans la maison de Dieu.
Des pèlerins attendent de voir le Lacrima Christi.
— Nous savons tout là-dessus ! avait raillé le bailli en chef.
— Parfait, avait relevé le prieur. Dans ce cas, vous n'ignorez point la générosité dont a fait preuve Sir Walter Maltravers, seigneur d'Ingoldby Hall, proche ami du roi.
Les officiers avaient décidé de battre en retraite. Laus Tibi avait été foudroyé du regard mais la meute s'était retirée.
Le voleur, se sachant en sécurité, s'était installé pour réfléchir à ce qu'il allait faire...
Il sortit de sa rêverie et se retourna pour contempler la chaire du chœur. Sept jours s'étaient écoulés. On lui avait donné un haut-de-chausses propre et les frères avaient été assez affables, bien que Laus Tibi suspectât cette générosité de relever plutôt de l'antipathie envers les baillis de la cité que de la compassion à son égard. Il se frotta les yeux. Le prieur Barnabas avait raison. Il faudrait qu'il s'en aille. Mais comment pourrait-il arriver à Douvres ?
Comment être certain que les baillis le laisseraient passer ?
Il retourna dans le chœur, à présent inondé d'or rougeoyant sous les rayons du soleil couchant qui traversaient les vitraux en flèches brillantes. Les marches de marbre de l'autel luisaient dans la lumière resplendissante qui se reflétait dans le support doré de la pyxide. Mais cela réconforta peu Laus Tibi. Il ferait bientôt nuit. Il frissonna et se frotta les bras. Les ténèbres s'insinuaient déjà comme la brume. En haut des piliers, les faces des gargouilles, images grotesques bougeant dans le crépuscule, semblaient s'animer. Le larron leva les yeux vers la rosace qui représentait le Christ au Jugement. La dernière brise du soir, passant par une fente ou un trou, faisait danser les flammes du cierge.
Il regagna sa place près de la porte du jubé. Les deux frères étaient encore agenouillés sur leur prie-Dieu. La garde serait bientôt terminée et on emporterait en grande cérémonie le Lacrima Christi pour l'enfermer dans son coffre de fer. Le prieur Barnabas s'agita et chuchota quelque chose à frère Ralph, l'infirmier, qui prit de l'amadou et alluma les lumignons à l'aide d'une fine chandelle fixée au bout d'une longue perche. Laus Tibi en fut fort satisfait.
L'église pouvait bien être très belle pendant la journée, elle n'en devenait pas moins un autre endroit, la nuit, avec ses bruits étouffés et ses ombres mouvantes. Le sacristain ne lui avait-il pas raconté que la nef était hantée par un frère qui s'était suicidé, s'était pendu à un crochet de fer tout près de la porte du dépositoire ? Frère Ralph, brandissant toujours la chandelle allumée, le regardait avec sévérité et, d'un geste, lui enjoignait de se retirer. Laus Tibi n'ignorait pas que le prieur désirait qu'il se tienne loin de la porte, aussi recula-t-il dans le chœur et se mit-il à admirer pendant quelques instants le réceptacle de la pyxide sculptée d'étranges symboles. Il ne comprenait pas le grec.
Frère Simon disait que cela signifiait : « Je suis le début et la fin de toute chose. » Il était sur le point de tendre le bras pour caresser le bel or quand un cri provenant de plus bas dans la nef le fit sursauter. Il se hâta vers la porte du jubé.
Frère Ralph regardait à travers la grille et faisait signe au prieur de le rejoindre.
— Le Lacrima Christi ! criait-il. Le Lacrima Christi a disparu !
Laus Tibi, horrifié, écarquillait les yeux.
— Absurde ! railla Barnabas.
Il courut vers son compagnon et même de l'endroit où il se trouvait, le félon pouvait entendre ses gémissements de désespoir.
— Vite ! Vite ! s'écria le prieur, en bousculant presque frère Ralph. Donnez l'alarme !
L'infirmier se précipita dehors. Barnabas parcourut la nef du regard.
— Et vous, messire, dit-il en faisant un geste à l'adresse de Laus Tibi, retournez à votre chaire. Vous avez trouvé asile dans le chœur. Restez-y !
Le voleur s'enfonça dans l'ombre. Quelque part au fond du prieuré une cloche tinta. Puis il y eut un bruit de pas sur le dur sol dallé, de portes ouvertes à la volée. Les frères se pressèrent dans la nef. Laus Tibi regagna la chaire de Miséricorde dans la niche. Il entendit des cris incrédules et les ordres donnés par le prieur Barnabas. Enfin le vacarme s'apaisa.
— J'espère qu'ils ne vont pas m'accuser, maugréa Laus Tibi entre ses dents. Je n'ai rien à voir dans cette histoire.
Comment a-t-on pu enlever le rubis de cet endroit ?
La chapelle était hermétiquement close. Le seul moyen d'y pénétrer était la porte, mais elle avait été fermée et verrouillée. Laus Tibi eut bien du mal à attendre que frère Simon lui apporte son dîner composé de pain, de fromage, de lamelles de jambon fumé et de bière dans un pichet en cuir. La nouvelle avait surexcité le sacristain même s'il jetait des regards suspicieux au hors-la-loi.
— Le Lacrima Christi a vraiment disparu ! dit-il à voix basse.
— Disparu ! s'exclama Laus Tibi.
— Ôté de son crochet, chuchota frère Simon, les yeux remplis de terreur. Le rubis et son support.
Il claqua des doigts.
— Comme ça, mais il n'y a pas de trace d'effraction.
Il se rapprocha.
— On dit que le Christ est revenu réclamer ce qui lui appartient !
Le lendemain, vendredi après-midi, veille de la fête de la Transfiguration, Sir Walter Maltravers, seigneur d'Ingoldby Hall, se préparait à sa pénitence hebdomadaire. Il était entré dans le grand labyrinthe. Il s'agenouilla à l'ombre de ses haies hautes et épaisses et se signa. Sir Walter, robuste individu dans la soixantaine, se flattait de jouir de l'esprit et du corps d'un homme plus jeune de trente ans.
Ce grand propriétaire foncier, homme fier, ami et confident du roi Edouard IV au côté duquel il avait combattu dans le récent conflit contre la maison de Lancastre, était le maître d'Ingoldby et des terres environnantes, des prairies, des bois, des ruisseaux poissonneux, des labours, des granges et des greniers. Il possédait aussi des logis à Cantorbéry et plusieurs maisons sises à Paternoster Row, à Londres, à l'ombre de Saint-Paul. Ingoldby Hall s'enorgueillissait de sa bibliothèque qu'aurait enviée n'importe quel monastère, n'importe quelle abbaye. Oh, oui, les biens de ce monde ne manquaient pas à Sir Walter et il avait investi sur les marchands aventuriers et autres compagnies qui sillonnaient les mers du Nord et la Méditerranée. La Couronne lui devait de l'argent et, même à Rome, son nom inspirait le respect : il avait du bien et apportait son soutien à l'Église. Un sourire sardonique fendit sa figure ridée et sévère.
— À quoi sert-il à un homme de gagner le monde entier s'il perd son âme immortelle ? récita-t-il.
Il avait bu sans retenue le vin de la vie. Sa jeune épouse, Lady Elizabeth, fille des Redvers, la puissante famille de marchands, était réputée d'une grande beauté avec ses yeux bleus comme les bleuets, son visage à l'ovale parfait et ses chatoyants cheveux d'or. Sir Walter soupira. Lady Elizabeth ne cessait de le sermonner et de lui répéter que cette pénitence était inutile. Mais Sir Walter savait bien à quoi s'en tenir : il avait perdu son âme le jour où, dix-neuf ans auparavant, à des milliers de miles de là, il s'était battu au sein de la garde varègue aux côtés du dernier empereur de Constantinople. Il plongea son visage dans ses mains. Il n'oublierait jamais ce jour-là ! Les Turcs avaient ouvert une brèche dans les murailles ; les janissaires en tunique jaune et turban blanc avaient envahi la ville et s'étaient répandus dans ses ruelles pavées et ses larges avenues dallées de basalte. Ils avaient enflammé les églises. Des nuages de fumée noire stagnaient au-dessus des palais, mais l'empereur et sa garde, leurs armures souillées de sang et de sueur, avaient encore tenté de refermer la brèche. En vain. Les trompettes ennemies résonnaient comme celles d'une horde de démons et, même de l'endroit où il se trouvait, en haut d'une tour, Sir Walter avait pu constater que les bannières vert et or s'avançaient plus avant dans la cité. Les Varègues, mercenaires issus de tous les pays sous le soleil, avaient juré solennellement de rester près de leur chef, de périr l'épée à la main et de rejoindre leur Dieu en soldats. Mais l'attaque avait été trop violente. Les troupes de la maison impériale s'étaient débandées. Sir Walter avait été entraîné sur un escalier et avait dû admettre que la cause de l'empereur était perdue. La ville était déjà livrée aux massacres. D'autres portes avaient été enfoncées et la cavalerie légère turque avait débouché à grand fracas. Un turban noir, lance basse, avait chargé Maltravers. Sir Walter avait fait chuter cheval et cavalier, mais son heaume était tombé et un coup à la tempe l'avait fait vaciller. Il avait gravi en titubant les marches d'une église, une belle chapelle byzantine dédiée à la Vierge Marie. Le père John, un prêtre anglais protégé par la maison impériale, s'y était abrité. Il avait soigné la blessure de Sir Walter et l'avait caché dans la crypte, loin du carnage qui faisait rage autour d'eux. Il lui avait murmuré que, bien que la ville soit condamnée et l'empereur mort, ils ne pouvaient laisser les trésors de la chapelle tomber aux mains des Turcs. Ils avaient, ensemble, entassé le butin dans un coffre : pièces d'or, joyaux, et la relique détenue par la chapelle, le Lacrima Christi. Puis ils avaient fui en empruntant les galeries secrètes et les souterrains sombres qui menaient hors de la ville. Ils avaient eu de la chance, avaient pu gagner la côte et s'assurer un passage sur un cogghe marchand en partance pour l'Italie. Depuis ce jour, le père John et Sir Walter ne s'étaient plus quittés.
Le prêtre avait argué que Sir Walter méritait de garder le trésor dont ils s'étaient emparés et c'est ainsi qu'avait commencé sa nouvelle vie. Il était rare que Sir Walter fasse allusion à l'époque où il vivait à Constantinople et, si cela arrivait, c'était toujours en termes des plus vagues.
Il se trouvait à présent près de l'unique entrée de son tentaculaire et mystérieux labyrinthe. Les haies de troène empêchaient le soleil d'y pénétrer ; le sentier qui s'étendait devant lui ressemblait à cette venelle dans laquelle il s'était jeté quand, tant d'années auparavant, le père John et lui s'étaient échappés de la cité défaite. Il n'aurait jamais dû renoncer ! Il aurait dû rester près de son empereur et mourir avec lui ! Les Furies le poursuivaient à présent. La veille, on avait volé le Lacrima Christi dans l'église de Greyfriars.
Était-ce l'œuvre des Athanatoi - ces Immortels ? Sir Walter leva la tête et contempla le ciel bleu clair. Midi n'avait pas encore sonné. Il ne commencerait son pèlerinage que lorsque le père John serait arrivé pour entendre sa confession, comme il le faisait tous les vendredis. Sir Walter, vêtu seulement d'une haire, la corde au cou, se dirigea à genoux vers le banc de marbre. Ses mains moites en apprécièrent la fraîcheur. Il pencha la tête et écouta. Il entendit la chanson mélodieuse qui montait de la tonnelle fleurie où sa femme, Lady Elizabeth, et Eleanora, son inséparable compagne et servante, étaient installées et jouaient du rebec et de la flûte. Elizabeth avait toujours eu l'oreille musicale et elle avait passé des heures à former Eleanora. D'autres voix retinrent son attention : celle, haut perchée, de son intendant, Thurston, puis celle, plus grave, de son capitaine des gardes, Gurnell, qui, avec ses hommes, surveillait toujours l'entrée du dédale. Une autre voix se fit entendre et Sir Walter poussa un soupir de soulagement. Le père John était arrivé ! Le seigneur, genoux à terre, s'assit sur ses talons. Soufflant et haletant, le père John s'approcha à grands pas, s'assit sur le banc de marbre et regarda son maître.
— Je suis navré d'être en retard, dit-il en souriant.
Sir Walter était toujours frappé par l'air bienveillant du prêtre. Ce dernier avait trouvé refuge à Constantinople où il s'était assuré un bénéfice à l'église de la Vierge Marie.
Depuis dix-neuf ans il était le fidèle compagnon de Sir Walter et demandait peu de choses, si ce n'est la compagnie de Maltravers, un toit au-dessus de sa tête et trois copieux repas par jour. Du moins, cela s'était passé ainsi jusqu'à maintenant. Sir Walter cilla. Il ne voulait pas penser à ça !
Comme à l'accoutumée, le père John portait une bure poussiéreuse et plutôt élimée sur une chemise de batiste blanche. Il avait le visage gris et ridé et le rire avait griffé de ridules le contour de ses yeux et de sa bouche. Il se gratta le crâne où ses cheveux noirs s'éclaircissaient et essuya la sueur de son front. Puis il arrangea l'étole mauve autour de son cou et se pencha.
— Je dormais, messire. Je rêvais.
— Vous avez bu trop de clairet, le taquina Maltravers en baissant la voix jusqu'au murmure.
— Ne craignez rien, répondit le père John. Personne ne peut vous ouïr.
Il plongea son regard dans les yeux vert clair de celui qu'il avait si bien servi ces vingt dernières années.
— Walter, vous êtes soucieux.
— Je le suis sans cesse.
— Les meurtres ?
Maltravers détourna la tête. Il se remémora la tuerie à Towton, quelque onze ans plus tôt, les corps à corps sanglants parmi les haies gelées du Yorkshire quand Édouard IV et ses capitaines avaient arraché le pouvoir aux Lancastre, le massacre des prisonniers, les exécutions sommaires...
— Il arrive, expliqua Maltravers, que cela me tourmente, tout comme ma fuite hors de Constantinople. Les Athanatoi...
Le père John se rapprocha.
— Sir Walter, ce sont des sornettes, une cruelle plaisanterie !
— Vraiment ? grinça ce dernier. Les Athanatoi, les Immortels, étaient membres de la maison impériale. Eux, au moins, ont soutenu leur maître. Ils ont connu la prison, l'esclavage...
— Et une sotte fable prétend qu'ils hantent à présent tous ceux qui ont abandonné l'empereur...
— Je ne l'ai point abandonné ! s'insurgea Sir Walter.
— Je sais, je sais, reprit le chapelain d'un ton apaisant.
Alors, renoncez à ces sottises.
— Elles m'obsèdent.
— C'est ridicule ! coupa le prêtre.
— Hier soir ils ont volé le Lacrima Christi à Greyfriars !
— C'est faux, répliqua le prêtre nez à nez avec son maître. Il a été dérobé par un habile félon, par fourberie et méchanceté à Greyfriars.
Sir Walter, agenouillé et hochant la tête, n'écoutait pas.
— Vous devez vous réconcilier avec vous-même, conseilla le père John en effleurant la haire et la corde autour du cou de Maltravers. Vous avez demandé l'absolution et elle vous a été accordée. Mais néanmoins, chaque vendredi, vous entrez dans ce labyrinthe et tenez à toute force à en rejoindre le centre à genoux pour prier devant la Croix des pleurs.
— Ce n'est que justice, rétorqua Sir Walter, pendant les trois heures de la Passion du Christ. C'est un acte d'expiation.
— Est-ce pour cela que vous avez acquis Ingoldby ?
plaisanta son interlocuteur dans l'espoir de détendre l'atmosphère. À cause de ce dédale et de sa Croix des pleurs ? Je préférais le temps où vous vous agenouilliez devant le crucifix d'une chapelle.
Mal travers leva la tête et tendit l'oreille pour entendre la lointaine conversation entre Thurston et Gurnell, le rire de sa femme et d'Eleanora, le son mélodieux de la flûte.
— Vous devriez être avec eux, le pressa le père John, profiter de la présence de votre épouse, jouir de la vie.
Chassez ces sinistres pensées.
Il joignit les mains.
— Vous avez dû fuir Constantinople et quant au massacre des Provençaux à Towton, ce n'était pas votre faute. Voilà dix-neuf ans que Constantinople est tombée et bien plus de dix ans que la victoire de Towton a eu lieu.
Oubliez tout cela.
— Et les Athanatoi ? s'enquit Sir Walter en lançant un coup d'œil courroucé à son chapelain.
— Ils peuvent se donner ce nom, sourit le père John, mais ils n'existent pas. Je ne crois pas qu'ils viennent de Constantinople. Ce n'est qu'une mauvaise plaisanterie organisée par des gens qui ont fouillé dans votre passé.
Dieu seul sait combien ils sont à envier profondément votre bonne fortune.
— Mais les proclamations ? protesta Maltravers.
Affichées sur la croix du marché à Cantorbéry, sans parler de celle qu'on a clouée à la porte même de la cathédrale !
— Ce n'est que malignité, dit le prêtre. Le tour malséant d'un mauvais farceur. Et maintenant, Sir Walter, je vais entendre votre confession bien que je sache qu'elle sera la même que vendredi dernier. In Nomine Patris et Filii...
Il se signa, imité par Maltravers.
— Bénissez-moi, mon père, car j'ai péché. Je ne me suis pas confessé depuis une semaine.
Le père John posa avec douceur la main sur la tête inclinée de son maître et regarda avec désespoir les troènes verts de l'autre côté de la sente. Il commençait à haïr cet endroit.
Il aurait aimé partir, mais avait de sérieuses craintes quant à la déraison de son seigneur. En bien des domaines, Sir Walter était fort sage. Il était généreux et compatissant, c'était un soldat courageux, et un homme de bon conseil, mais quand il s'agissait de son passé...
Il écouta la litanie des peccadilles et eut un petit sourire.
Ingoldby était un paradis avec ses pièces dallées de marbre, ses riches champs et ses jardins odorants. Sir Walter était venu dans la région juste après la guerre et avait sur-le-champ acquis le domaine. Était-ce à cause de ce labyrinthe ? De ces sentiers tortueux qui sinuaient sans fin entre d'épaisses haies de troènes ? Sir Walter seul connaissait le chemin. Il l'avait une fois emmené avec lui.
Ils avaient viré à gauche, à droite jusqu'au centre. Le père John en avait eu le tournis. Les sentes semblaient ne mener nulle part ; les haies se refermaient comme un piège.
— Il doit être facile de s'égarer ici, avait-il remarqué.
Sir Walter s'était contenté de sourire. Ils avaient enfin atteint la Croix des pleurs, un grand crucifix en bois, installé sur un socle de pierre en haut de trois marches de pierre et entouré par une allée gravillonnée. Sir Walter s'était agenouillé sur la marche comme un pèlerin devant le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Le chapelain pensait que le dédale représentait l'âme de Sir Walter, une quête éperdue de la paix.
— J'ai terminé, mon père.
— Oui, bien sûr, répondit le prêtre en souriant.
— Et ma pénitence ?
Le père John eut envie de lui dire de rentrer à Ingoldby, de se délasser dans un bain d'eau chaude et de déguster une coupe de frais vin du Rhin, de rejoindre sa femme et de chanter un cantique, mais Sir Walter était obstiné.
— Récitez trois Ave, chuchota-t-il, et le Salve Regina, mais, pour l'amour du ciel, trouvez la paix ! Je vous absous de vos péchés.
Il esquissa le signe de la croix. Il espérait que son maître resterait pour deviser mais le chevalier tenait à son rituel.
— Il doit être midi, il faut que je me rende à la Croix des pleurs, dit-il à voix basse. Ce soir, mon père, étant donné que demain c'est la fête de la Transfiguration, nous banquetterons. Et peut-être que Lady Elizabeth chantera.
— Je l'espère.
Le prêtre voulut poser la main sur l'épaule de son maître mais Maltravers, serrant son chapelet, se traînait déjà à genoux sur la sente herbeuse. Le père John le regarda s'éloigner, pieds nus, avec cette maudite corde au cou. Il esquissa un autre signe de croix, essuya une larme et repartit vers l'entrée. Il n'aimait pas s'attarder ici. Il redoutait toujours de s'égarer, même si le trajet était fort court, et d'être pris au piège dans les vertes ténèbres. Il regarda à nouveau son maître à présent perdu sur sa propre Via Dolorosa. Comment connaissait-il le chemin ? Possédait-il une carte ? Le père John était chargé de la bibliothèque mais nulle trace, ni là-bas ni dans les documents privés de Sir Walter. Il haussa les épaules et sortit du dédale. Gurnell était accroupi dans l'herbe. Il ne portait qu'une chemise de toile blanche et un haut-de-chausses vert foncé enfoncé dans des bottes de cavalier où tintaient des éperons. Il avait jeté son ceinturon dans l'herbe près de lui. Un peu plus loin se trouvaient les quatre soldats vêtus de la livrée bleu foncé et or des Maltravers. Thurston, l'intendant, habillé comme un moine d'une bure sombre, se dirigeait déjà en se dandinant vers le manoir. Le prêtre s'étira et tourna les yeux, par-delà la vaste pelouse verte, vers l'endroit, à droite du labyrinthe, où Lady Elizabeth et Eleanora étaient assises au fond de la tonnelle fleurie qui se dressait près du bord de la grande prairie bordée d'arbres. Têtes rapprochées, elles bavardaient et parlaient à voix basse. Le père John plissa les yeux. Eleanora était l'amie de toujours de Lady Elizabeth.
— C'est plus une sœur qu'une servante, affirmait la châtelaine.
Le prêtre trouvait qu'Eleanora avait assez belle allure, mais il s'étonnait souvent de voir que les deux lemmes avaient autant à se dire.
— Sir Walter va-t-il bien ? lança Gurnell.
Le père John se dirigea vers le capitaine des gardes, Gurnell, un homme encore jeune, se prétendait d'origine écossaise. Trapu, il avait des cheveux blonds qui se clairsemaient, un visage luisant et rubicond, une bouche souriante, un nez camus et des yeux bruns et malicieux. Le prêtre l'appréciait. Des conversations avec Sir Walter lui avaient appris qu'il ne fallait pas juger Gurnell d'après son apparence. « Un maître d'armes-né, avait déclaré Maltravers. Un combattant qui n'aime rien autant que l'odeur du sang et le bruit des batailles. » Gurnell avait servi comme mercenaire à l'étranger, lors des guerres en France. Il avait été engagé dans la maisonnée deux ans plus tôt et s'était révélé fidèle serviteur.
— Le maître va bien, répondit le père John, tout sourire.
Mais j'aimerais qu'il trouve la paix.
Il ôta son étole, en baisa la broderie d'or et la plia avec soin.
— Et je ne pense pas qu'il la trouvera au centre du labyrinthe.
Pendant que son chapelain regagnait sa bibliothèque bien-aimée, Sir Walter continuait le pèlerinage qu'il s'imposait. Il se déplaçait avec lenteur et s'arrêtait de temps à autre pour murmurer des versets de l'Évangile comme «
Jésus tomba une première fois ». Il reprenait son chemin.
Les sentiers se rétrécissaient. Les haies semblaient s'élever comme des murs qui cachaient le soleil et le ciel mais le chevalier n'en avait cure.
—- Miserere mei Domine, récita-t-il.
Aujourd'hui le trajet semblait interminable. Au fur et à mesure que s'estompaient les bruits venant de la prairie, Sir Walter ne cheminait plus vers la croix mais était revenu dans le passé vers ce groupe de soldats ensanglantés qui se tenaient près de leur empereur sous la bannière impériale. Puis ce fut l'image du bosquet gelé sur le champ de bataille trempé de sang de Towton qui lui vint à l'esprit. Il recommença à prier. Il ne pensait presque pas à sa destination : il connaissait si bien le plan de son dédale que c'était toujours une surprise quand il en sortait et levait les yeux sur la Croix des pleurs. Il se signa et, sans chercher à éviter les cailloux qui lui écorchaient les genoux, il s'avança en titubant vers la première marche. Il prierait d'abord pour ceux qui avaient péri à Constantinople.
— Du fond des ténèbres, je crie vers Toi, ô Seigneur !
Pour une raison quelconque il s'interrompit en se rappelant le Lacrima Christi. Sa disparition était-elle un signe de la colère de Dieu ? Entendant du bruit, il leva les yeux.
— C'est impossible !
Il se retourna et aperçut la silhouette encapuchonnée. Mais il ne lui restait que quelques secondes à vivre. La hache à deux tranchants bien aiguisée s'abattit sur sa nuque, le décapitant avec autant d'aisance qu'une jouvencelle cueille une fleur.