10

Il était deux heures et demie lorsque Lynley et Havers atteignirent enfin leur destination, la petite maison d’angle de Joy Sinclair. Situé dans le quartier en vogue de Hampstead, le bâtiment de brique blanche témoignait du succès de l’auteur. Un bow-window décoré de rideaux ivoire diaphanes surplombait un petit jardin planté de rosiers bien taillés, de jasmin d’hiver et de camélias aux boutons abondants. Deux jardinières laissaient le lierre monter à l’assaut des murs, surtout près de la porte, dont l’étroit fronton à bardeaux disparaissait presque entièrement sous le feuillage luxuriant veiné de bronze. La maison faisait face à Flask Walk, mais l’entrée du jardin se trouvait sur Back Lane, étroite allée pavée qui montait vers Heath Street, où à quelques mètres de là les voitures passaient doucement, presque sans un bruit.

Lynley ouvrit la grille de fer forgé et traversa le sentier dallé, suivi de Havers. Il n’y avait pas de vent, mais l’air était vif, et un soleil d’hiver délavé scintillait sur l’applique de cuivre à gauche de la porte et la fente polie de la boîte aux lettres au centre du battant.

— Pas mal, la baraque, remarqua Havers avec une admiration réticente. Rien n’y manque : le petit jardin clos, le petit réverbère XIXe, la petite rue bordée d’arbres, sans oublier la petite BMW. Ça a dû lui coûter un paquet, ajouta-t-elle en désignant la maison du pouce.

— D’après ce que disait Davies-Jones des termes de son testament, j’ai eu l’impression qu’elle pouvait se le permettre, dit Lynley en ouvrant la porte et en faisant signe à Havers d’entrer.

Ils se trouvèrent dans un petit vestibule nu dallé de marbre. Une pile de lettres jetées par le facteur à travers la fente était éparpillée sur le sol. Il y avait là tout ce que l’on peut attendre du courrier d’un auteur à succès : cinq prospectus, une note d’électricité, onze lettres que son éditeur avait fait suivre, une note de téléphone, un certain nombre de petites enveloppes qui avaient l’air d’invitations, et plusieurs autres de format commercial, que Lynley tendit à Havers.

— Jetez un coup d’œil à ça, sergent.

Ils franchirent une porte vitrée opaque qui débouchait dans un grand hall. Là, deux portes s’ouvraient sur la gauche, et un escalier s’élevait sur la droite. À l’autre extrémité du corridor, les ombres de l’après-midi emplissaient ce qui leur parut être la cuisine.

Ils entrèrent d’abord dans le salon. Trois rayons obliques de lumière tamisée et dorée tombaient à travers le large bow-window sur une moquette beige rosé dont l’aspect et l’odeur laissaient supposer qu’elle avait été posée récemment. Bien peu d’autres choses révélaient la personnalité de la propriétaire. Des sièges profonds disposés autour de tables basses suggéraient un penchant pour la décoration moderne, confirmé par le choix artistique de Joy Sinclair, trois huiles à la manière de Jackson Pollock appuyées contre un mur, attendant d’être accrochées, et une sculpture de marbre toute en angles, posée sur une des tables, dont on ne pouvait guère deviner ce qu’elle représentait.

Une double porte ouvrait sur la salle à manger, meublée avec autant de sobriété que le salon, et affichant le même goût pour la pureté indigente du design. Lynley alla jeter un coup d’œil aux deux portes-fenêtres situées derrière la table de la salle à manger. Il constata avec désapprobation la simplicité des serrures et la facilité avec laquelle le moins doué des cambrioleurs pouvait se frayer un chemin. Evidemment, reconnut-il, Joy Sinclair ne possédait pas grand-chose de valeur, à moins que le marché des meubles scandinaves ne soit en plein boom, ou les toiles dans le salon authentiques.

Le sergent Havers tira une des chaises et s’assit à la table en étalant le courrier devant elle. Elle entreprit d’ouvrir les enveloppes avec une moue pensive.

— On se l’arrache, la dame. Il y a là une douzaine d’invitations.

— Hmm, se contenta de répondre Lynley en examinant le jardin clos de murs de brique, juste assez grand pour contenir un frêne fragile agrémenté d’une plate-bande et un carré de pelouse recouvert d’une mince couche de neige.

Il se dirigea vers la cuisine.

L’impression pénétrante d’anonymat était ici la même que dans les deux autres pièces. Les appareils de cuisine noirs rompaient le blanc d’une longue rangée de placards, une table de petit déjeuner en pin naturel accompagnée de deux chaises était disposée contre un mur, et des taches de couleurs primaires éclataient à des endroits stratégiques : ici un coussin rouge, là une bouilloire bleue, un tablier jaune suspendu à un crochet derrière la porte. Lynley s’appuya contre le plan de travail et étudia le tout. Les maisons avaient toujours une façon de lui révéler un peu de leurs propriétaires, mais celle-ci donnait une impression d’artifice délibéré, l’impression d’être la création d’un décorateur à qui une femme indifférente à son environnement personnel avait donné toute liberté. Le résultat était un étalage mesuré et de bon goût de sa réussite, mais il ne lui disait rien.

— Une facture de téléphone exorbitante, jeta Havers depuis la salle à manger. On dirait qu’elle passait son temps à bavarder avec une demi-douzaine de personnes aux quatre coins du monde. Elle a visiblement demandé un relevé détaillé de ses appels.

— Et ?

— Six appels à New York, quatre dans le Somerset, six au pays de Galles… et dix dans le Sussex. Tous très courts à l’exception de deux.

— Effectués au même moment ? L’un après l’autre ?

— Non. Sur un laps de temps de cinq jours, le mois dernier, et intercalés avec les appels au pays de Galles.

— Vérifiez tous les numéros, dit-il en se dirigeant vers l’escalier du hall tandis que Havers ouvrait une autre enveloppe.

— Voilà autre chose, monsieur. « Joy, se mit-elle à lire à haute voix, tu n’as répondu à aucun de mes appels, ni à aucune de mes lettres. J’attends de tes nouvelles d’ici vendredi, sinon l’affaire sera remise entre les mains de notre service juridique. Edna. »

Lynley s’arrêta sur la première marche de l’escalier.

— Son éditeur ?

— Sa directrice littéraire. Et sur le papier à en-tête de la maison d’édition. Plutôt menaçant, non ?

La référence à Edna sur la bande magnétique, les rendez-vous à Upper Grosvenor Street rayés sur l’agenda de Joy revinrent à la mémoire de Lynley.

— Appelez la maison d’édition, sergent. Dénichez ce que vous pourrez. Faites de même pour les appels longue distance du relevé. Je monte à l’étage.

Alors que la personnalité de Joy avait paru absente au rez-de-chaussée, sa présence s’imposa avec un abandon chaotique à peine Lynley eut-il atteint le sommet de l’escalier. Fouillis éclectique d’objets personnels entassés et chéris, le centre vital de la maison se trouvait là. Joy Sinclair était partout, dans les photos tapissant les murs de l’étroit couloir, dans un meuble de rangement débordant de tout et de n’importe quoi, de linge jusqu’à de vieux pinceaux pleins de peinture, dans l’étalage de lingerie suspendue dans la salle de bains, et même dans l’air où flottait une légère odeur de parfum et de sels de bain.

Lynley pénétra dans la chambre. C’était une débauche de coussins multicolores, de vieux mobilier de rotin et de vêtements. Sur la table près du lit défait était posée une photographie qu’il examina rapidement. Elle représentait un jeune homme élancé à l’air sensible debout près de la fontaine de la grande cour de Trinity College, à Cambridge. Lynley reconnut quelque chose de familier dans le port de tête et la carrure. Alec Rintoul, conclut-il en replaçant la photo. Il se dirigea vers le bureau de Joy. Il ne différait guère des autres pièces et, au premier abord, il se demanda comment il était possible d’écrire un livre dans un tel désordre.

Il enjamba une pile de manuscrits posés près de la porte et se dirigea vers le mur où deux cartes étaient accrochées au-dessus d’un ordinateur. La première était une grande carte d’état-major détaillée, de celle que les librairies vendent aux touristes qui veulent explorer une région dans les moindres recoins. Elle représentait le Suffolk, ainsi qu’une partie du Cambridgeshire et du Norfolk. Joy l’avait de toute évidence utilisée pour effectuer des recherches, nota Lynley, car un nom de village était entouré d’un gros trait rouge, et à quelques centimètres de là, non loin de Mildenhall Fen, un grand X était dessiné.

Lynley mit ses lunettes, et lut « Porthill Green » à l’intérieur du cercle rouge.

Un instant plus tard, il fit le rapprochement. Le « P. Green » de l’agenda de Joy. Il ne s’agissait pas d’une personne, mais d’un lieu.

D’autres cercles apparaissaient çà et là : Cambridge, Norwich, Ipswich, Bury St. Edmunds. De chacun de ces points, des itinéraires étaient tracés jusqu’à Porthill Green, et de là jusqu’au X près de Mildenhall Fen. Lynley réfléchit à ce que pouvait bien signifier la présence de cette carte, tandis qu’en dessous il entendait le sergent Havers passer coup de fil après coup de fil, marmonnant toute seule de temps en temps lorsqu’une réponse ne lui convenait pas, que la ligne était occupée, ou qu’on la faisait patienter.

Lynley regarda la seconde carte. Celle-ci, rudimentaire et tracée au crayon, représentait un village et ses bâtiments, communs à n’importe quel village d’Angleterre, identifiés simplement par le terme générique d’« église », « commerces », « pub », « cottage », « pompe à essence ». Cette carte ne lui suggérait rien, à moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse de Porthill Green, et encore n’indiquait-elle rien d’autre que l’intérêt que Joy portait à l’endroit. Elle ne lui disait pas pourquoi Joy s’y intéressait, ou ce qu’elle y aurait fait si elle y était allée.

Lynley se consacra ensuite au bureau. Comme tout le reste de la pièce, il donnait une impression de confusion extrême, le genre de désordre où le créateur sait toujours parfaitement localiser la moindre chose, mais où tout autre être humain est incapable de déceler une logique. Il était jonché de livres, cartes, cahiers de notes, papiers, ainsi que d’une tasse à thé sale, de nombreux crayons, d’une agrafeuse et d’un tube de crème analgésique pour douleurs musculaires. Lynley le contempla plusieurs minutes tandis que la voix de Havers continuait de résonner en dessous.

Il devait bien exister là-dedans un quelconque système, pensa-t-il. Il ne tarda pas à comprendre : bien que les piles dans leur ensemble ne semblent rien signifier, prises individuellement elles étaient parfaitement rationnelles. Il y avait une pile d’ouvrages de référence, trois livres de psychologie consacrés à la dépression et au suicide, deux autres sur le fonctionnement de la police britannique. Un autre tas se composait d’articles de journaux faisant tous référence à des morts diverses. Un troisième tas comprenait tout un assortiment de dépliants décrivant diverses régions. Il n’y avait dans la dernière pile que de la correspondance, qui n’avait probablement pas reçu de réponse.

Il parcourut celle-ci, ignorant les lettres d’admirateurs, se fiant à son instinct, espérant que celui-ci le guiderait vers un indice significatif. Il le trouva au bout de la treizième lettre.

C’était un mot succinct, moins de dix phrases, de la directrice littéraire de Joy. « Quand pouvons-nous espérer voir la première version de Un châtiment trop doux ? Vous avez six mois de retard et, comme le stipule votre contrat… »

D’un seul coup, tout ce qui se trouvait sur le bureau de Joy apparut sous un nouveau jour cohérent. Les textes sur le suicide, les procédures policières, les articles, le titre du nouvel ouvrage et son rapport avec la pendaison… Lynley ressentit le frisson d’excitation qui le parcourait toujours lorsqu’il se savait sur la bonne piste.

Il examina l’ordinateur, qui contenait deux disquettes, constata-t-il, sans doute la disquette du programme et celle qui devait porter le travail de Joy.

— Havers, vous vous y connaissez en ordinateurs ? cria-t-il.

— Une seconde, répliqua-t-elle. J’ai…

Elle baissa la voix en continuant sa conversation téléphonique.

Lynley alluma l’ordinateur sans attendre. Des instructions apparurent rapidement sur l’écran. C’était beaucoup plus facile qu’il ne l’avait imaginé. Quelques secondes plus tard, il avait sous les yeux le travail de Joy sur Un châtiment trop doux.

Malheureusement, le texte de son manuscrit comportait en tout et pour tout une seule phrase : « Hannah décida de se tuer la nuit du 26 mars 1973. » Rien de plus.

Lynley chercha en vain quelque chose d’autre, utilisant toutes les voies que lui offrait le programme informatique. Mais il n’y avait rien. Ou bien son travail avait été effacé, ou bien Joy Sinclair n’était jamais allée plus loin. Pas étonnant que son éditeur écume et la menace de poursuites, pensa-t-il.

Il éteignit la machine et reporta son attention sur son bureau. Il consacra dix minutes à un nouvel examen, sans succès, puis se mit à explorer les quatre tiroirs de son meuble de classement. Il s’attaquait au second lorsque Havers entra.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-elle.

— Un livre baptisé Un châtiment trop doux, quelqu’un du nom de Hannah qui a décidé de se suicider, et un endroit appelé Porthill Green, le « P. Green », je suppose. Et vous ?

— J’ai l’impression que personne ne travaille avant midi, à New York, mais j’ai quand même découvert que le numéro de téléphone est celui d’un agent littéraire.

— Et les autres ?

— Le numéro du Somerset est celui de Stinhurst.

— Et la lettre d’Edna ? Vous avez appelé l’éditeur ?

Havers acquiesça.

— Elle leur a vendu un projet au début de l’année dernière. Elle voulait écrire quelque chose de différent de l’étude d’une affaire criminelle, son domaine habituel. Elle voulait faire une étude sur le suicide, sur les raisons qui y poussent et sur les conséquences. L’éditeur lui a acheté – ils n’avaient jamais eu auparavant à s’inquiéter des délais, qu’elle respectait toujours. Et puis, plus rien. Elle ne leur a pas donné une ligne. Ils la harcèlent depuis des mois. Pour parler franc, ils ont réagi à l’annonce de sa mort comme si quelqu’un là-bas avait passé son temps à prier pour ça.

— Et les autres numéros ?

— Celui du Suffolk est intéressant. Un garçon a répondu, probablement un adolescent. Mais il n’avait pas la moindre idée de qui pouvait bien être Joy Sinclair ou de la raison pour laquelle elle pouvait appeler ce numéro.

— Qu’y a-t-il d’intéressant là-dedans ?

— Son nom, inspecteur. Teddy Darrow. Son père s’appelle John. Et il me parlait d’un pub, le Wine’s the Plough, qui se trouve en plein centre de Porthill Green.

Lynley sourit, éprouva cette brusque bouffée d’énergie qui vous envahit lorsque vos théories reçoivent confirmation.

— Bon sang, Havers, je pense de temps en temps que nous formons une sacrée équipe ! Ça y est, nous y sommes. Vous le sentez ?

Havers ne répondit pas. Elle parcourait les documents éparpillés sur la table.

— Ainsi, réfléchit Lynley, nous avons trouvé le John Darrow dont Joy parlait sur la bande et au dîner. Nous avons l’explication du « P. Green » sur l’agenda, et de la présence de ces allumettes dans son sac – elle a dû aller au pub. Nous cherchons maintenant un lien entre le livre de Joy et John Darrow, entre John Darrow et Westerbrae. Mais il y avait une autre série de coups de fil, non ? ajouta-t-il en jetant un regard vif à Havers. Pour le pays de Galles.

Elle passa soigneusement en revue les coupures de journaux, tout en ne donnant cependant pas l’impression de les lire.

— Il s’agit d’un numéro à Llanbister. Une femme nommée Anghared Mynach.

— Pour quelle raison Joy l’a-t-elle appelée ?

Elle hésita de nouveau.

— Elle cherchait à joindre quelqu’un, monsieur.

Lynley plissa les yeux, et ferma le tiroir du classeur dont il venait d’examiner le contenu.

— Qui ?

Havers fronça les sourcils.

— Rhys Davies-Jones. Anghared Mynach est sa sœur. Il se trouvait chez elle.

Barbara lut sur le visage de Lynley le rapide enchaînement de ses idées, et la façon dont il agençait dans son esprit un ensemble de faits qu’elle connaissait parfaitement : le nom de John Darrow, mentionné au dîner le soir de l’assassinat de Joy Sinclair, l’allusion à Rhys Davies-Jones sur le magnétophone de Joy ; les dix coups de téléphone à Porthill Green combinés à ces six appels au pays de Galles. Six conversations avec Rhys Davies-Jones.

Pour éviter une discussion, Barbara se dirigea vers la pile de manuscrits près de la porte, qu’elle passa en revue avec curiosité, notant l’étendue de l’intérêt que portait Joy Sinclair au meurtre et à la mort : le brouillon d’une étude sur l’Etrangleur du Yorkshire, un article inachevé sur Crippen, au moins soixante pages de documentation sur le décès de lord Mountbatten, les épreuves d’un livre intitulé Un seul coup de couteau, et trois versions très travaillées d’un autre livre, Mort dans l’obscurité. Mais il manquait quelque chose.

Tandis que Lynley retournait à l’exploration du meuble de classement, Barbara s’intéressa au bureau, dont elle ouvrit le tiroir supérieur. Joy y conservait ses disquettes informatiques, deux longues rangées de carrés noirs souples soigneusement étiquetés dans le coin supérieur droit. Barbara les parcourut, déchiffrant les titres, tandis que, petit à petit, elle réalisait ce qui s’imposait à elle. Le deuxième et troisième tiroirs renfermaient papeterie, enveloppes, rubans d’imprimantes, agrafes, vieux papier carbone, ruban adhésif, ciseaux. Mais pas ce qu’elle recherchait. Rien qui y ressemblât de près ou de loin.

Lorsque Lynley se mit à examiner les étagères et leur contenu, Barbara alla au meuble de classement.

— Je l’ai déjà regardé, sergent, lui fit-il remarquer.

Elle chercha une excuse.

— Juste une idée que je viens d’avoir, monsieur. J’en ai pour une seconde.

En fait, elle y passa presque une heure. Entre-temps, Lynley, après avoir ôté la jaquette d’un des derniers livres de Joy Sinclair, l’avait fourrée dans sa poche, puis s’était rendu dans la chambre, et dans le cabinet de rangement sur le palier, où Barbara l’entendait tout passer systématiquement en revue. Il était plus de quatre heures lorsqu’elle acheva sa fouille des dossiers et s’autorisa un repos, satisfaite de la validité de son hypothèse. Elle n’avait plus qu’à prendre une décision : en parler à Lynley, ou bien tenir sa langue jusqu’à ce qu’elle dispose de davantage de faits, des faits qu’il serait incapable de réfuter.

Pourquoi ne l’avait-il pas remarqué lui-même ? se demanda-t-elle. Comment n’y avait-il pas pensé ? Alors que l’absence de ce détail aurait dû lui crever les yeux, il ne voyait que ce qu’il voulait voir, ce qu’il avait besoin de voir, la piste qui menait tout droit à la culpabilité de Rhys Davies-Jones.

Cette culpabilité était si séduisante qu’elle était devenue pour Lynley un écran de fumée efficace, qui lui avait dissimulé un détail essentiel. Joy Sinclair était en train d’écrire une pièce pour Stuart Rintoul, lord Stinhurst. Or, il n’y avait aucune trace de celle-ci dans le bureau. Pas un brouillon, pas un résumé, pas une liste des personnages, pas un bout de papier.

Quelqu’un avait fouillé la maison avant eux.

— Je vous dépose à Acton, sergent, dit Lynley lorsqu’ils furent ressortis.

Ils se dirigèrent vers sa voiture, une Bentley gris métallisé autour de laquelle se pressait un petit groupe d’écoliers admiratifs qui jetaient des coups d’œil à l’intérieur et caressaient pieusement ses ailes rutilantes.

— Essayons de partir tôt pour Porthill Green demain matin. Sept heures et demie, ça vous va ?

— Parfait, monsieur. Mais inutile de me déposer à Acton. Je prendrai le métro juste au coin de Heath Street.

Lynley s’arrêta et se retourna.

— Ne soyez pas ridicule, Barbara. Une correspondance et Dieu sait combien de stations, cela va vous prendre des heures. Montez dans la voiture.

Barbara entendit l’ordre comme ce qu’il était, et chercha un moyen de s’y soustraire sans déclencher sa colère. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre le temps qu’il allait mettre à la raccompagner jusque chez elle. En dépit de ce qu’il pouvait penser, sa journée était loin d’être terminée.

Aussi improbable qu’elle puisse paraître aux oreilles de Lynley, elle s’accrocha à la première excuse qui lui traversa l’esprit.

— Eh bien, en fait, je sors avec quelqu’un, monsieur.

Sachant combien l’idée était ridicule, elle tenta d’en enrober l’absurdité en ajoutant :

— Enfin, pas vraiment. C’est quelqu’un que j’ai rencontré. On pensait… eh bien, peut-être aller dîner, et puis voir ce nouveau film à l’Odéon.

Cette dernière extravagance de son imagination la fit grimacer intérieurement et prier pour qu’il y ait effectivement un nouveau film à l’Odéon. Ou bien pour qu’il ne le sache pas, s’il n’y en avait pas.

— Oh, je vois. Bien. C’est quelqu’un que je connais ?

Bon Dieu, pensa-t-elle.

— Non, juste un type que j’ai rencontré la semaine dernière. Au supermarché, en fait. Nos caddies se sont rentrés dedans entre le thé et les conserves.

Lynley sourit.

— L’entrée en matière me paraît parfaite pour une relation importante. Je vous dépose au métro ?

— Non, je préfère marcher. À demain, monsieur.

Il acquiesça d’un signe de tête, et elle le regarda se diriger à grands pas vers sa voiture. En un instant, les enfants admiratifs l’entourèrent.

— C’est votre voiture, m’sieur ?

— Combien elle coûte ?

— C’est du cuir, les sièges ?

— J’peux la conduire ?

Elle l’entendit rire, le vit s’appuyer contre la voiture, croiser les bras et s’accorder un moment pour engager une conversation amicale avec les enfants. Cela lui ressemble bien, pensa-t-elle. Il n’a pas dormi plus de trois heures en deux jours, il est confronté à l’écroulement d’une partie de sa vie, et il prend encore le temps d’écouter les bavardages de ces gamins. Elle s’imagina qu’elle voyait de loin les rides que le rire dessinait autour de ses yeux, le frémissement bizarre du muscle qui lui donnait un sourire en coin, et à le regarder, elle se demanda ce qu’elle serait réellement capable de faire pour protéger la carrière et l’intégrité d’un tel homme.

N’importe quoi, conclut-elle enfin avant de se diriger vers le métro.

Lorsque Barbara atteignit vers huit heures ce soir-là la maison de Saint-James dans Cheyne Row, à Chelsea, la neige s’était mise à tomber et, à la lueur fauve des réverbères, les flocons ressemblaient à des éclats d’ambre flottant doucement jusqu’à recouvrir le trottoir, les voitures et les entrelacs compliqués des balcons et des barrières en fer forgé. Les rafales n’étaient pas très fortes, mais suffisaient à ralentir la circulation sur l’Embankment, quelques centaines de mètres plus bas, et la rumeur considérablement atténuée du trafic n’était percée que par l’explosion de colère occasionnelle d’un klaxon.

Joseph Cotter, qui jouait dans la vie de Saint-James le double rôle incongru de valet de chambre et de beau-père, ouvrit à Barbara. Petit, trapu et un peu chauve, il ne devait pas dépasser la cinquantaine, et ressemblait si peu à sa fille si élancée qu’après avoir rencontré Deborah Saint-James, il n’était jamais venu à l’idée de Barbara qu’un quelconque lien puisse exister entre eux. Il portait un plateau d’argent chargé de tasses à café, et s’efforçait de son mieux d’éviter de piétiner un petit teckel à poil long et un gros chat gris qui rivalisaient d’attentions à ses pieds. Tous trois jetaient des ombres grotesques sur les sombres boiseries du hall.

— Peach ! Alaska ! Poussez-vous ! enjoignit-il avant de tourner son visage coloré vers Barbara.

Les animaux firent retraite d’au moins dix centimètres.

— Entrez, miss… sergent. Mr Saint-James est dans le bureau. Vous avez mangé, ma jeune dame ? demanda-t-il en l’examinant d’un œil critique. Ces deux-là viennent juste de terminer. Je vais vous préparer quelque chose à grignoter, d’accord ?

— Merci, Mr Cotter. Ce ne sera pas de refus. Je n’ai rien mangé depuis ce matin.

— Ah, la police, dit-il avec un bref hochement de tête désapprobateur. Attendez là, miss, je vous apporte de quoi vous régaler.

Il frappa une fois à la porte située au pied des escaliers, et, sans attendre de réponse, ouvrit le battant. Barbara le suivit dans le bureau de Saint James, une des pièces les plus agréables de la maison de Cheyne Row, garnie de hautes bibliothèques chargées de livres, encombrée de photographies et de documents de toute sorte.

Un feu brûlait dans la cheminée, et les effluves combinés du cuir et du cognac n’étaient pas sans évoquer l’atmosphère odorante d’un club masculin. Saint-James était assis près du foyer, sa mauvaise jambe étendue sur une ottomane usée, tandis qu’en face de lui lady Helen était pelotonnée dans un coin du canapé. Ils étaient tranquillement installés, comme un vieux couple ou comme des amis trop intimes pour éprouver le besoin de converser.

— Voilà le sergent, Mr Saint-James, annonça Cotter en allant déposer le café sur une table basse devant la cheminée.

Les flammes firent flamboyer la porcelaine, dansèrent sur le plateau avec des reflets dorés.

— Et elle n’a rien mangé, alors je vais m’en occuper, si vous voulez bien vous débrouiller du café tout seuls.

— Je crois que nous pouvons nous en tirer sans vous faire honte, Cotter. Et s’il reste du gâteau au chocolat, pouvez-vous en donner encore un peu à lady Helen ? Elle en meurt d’envie, mais vous la connaissez, elle est trop bien élevée pour en redemander.

— Il ment, comme d’habitude, intervint l’intéressée. C’est pour lui, mais il sait que vous êtes contre.

Cotter ne fut pas dupe, et les regarda tour à tour.

— Bien, alors deux parts de gâteau au chocolat. Et un repas pour le sergent.

Et avec une chiquenaude sur la manche de sa veste noire, il quitta la pièce.

— Vous avez l’air épuisée, dit Saint-James à Barbara.

— Nous avons tous l’air épuisé, ajouta lady Helen. Un peu de café, Barbara ?

— Au moins dix tasses, répliqua celle-ci.

Elle se dépêtra de son manteau et de son bonnet de laine, les jeta sur le canapé, et alla réchauffer devant le feu ses doigts engourdis.

— Il neige, annonça-t-elle.

Lady Helen frissonna.

— Après ce dernier week-end, c’est bien la dernière chose que j’ai envie d’entendre. (Elle tendit à Saint-James une tasse de café et en servit deux autres.) J’espère que votre journée a été plus fructueuse que la mienne, Barbara. Après avoir passé cinq heures à explorer le passé de Geoffrey Rintoul, je commence à avoir le sentiment de travailler pour ces comités du Vatican qui recommandent les candidats à la canonisation. Ça ne t’embête pas de réentendre tout ça ? demanda-t-elle à Saint-James avec un sourire.

— Pas du tout, j’en meurs d’envie. Je peux ainsi penser à mon propre passé peu recommandable et me repentir de façon appropriée.

— Voilà qui est parfait, dit-elle en regagnant le canapé, rejetant en arrière quelques mèches de cheveux qui lui tombaient sur la joue.

Elle ôta ses chaussures, replia ses jambes sur le siège et dégusta son café.

Même épuisée, son attitude restait élégante, observa Barbara. Sûre d’elle-même, parfaitement à l’aise. Se trouver en présence de lady Helen représentait toujours pour Barbara un exercice dans l’art de se sentir gauche et totalement dénuée de séduction, et elle se demandait comment la femme de Saint-James pouvait supporter avec placidité le fait que son mari et lady Helen travaillent côte à côte trois jours par semaine dans le laboratoire de criminalistique installé au dernier étage de la maison.

Lady Helen sortit de son sac à main un petit calepin noir.

— Au bout de plusieurs heures en compagnie du Debrett’s, du Burke’s et de Landed Gentry, sans compter trois quarts d’heure au téléphone avec mon père, qui sait tout de n’importe quel détenteur de titre, j’ai réussi à dessiner un portrait tout à fait exceptionnel de notre Geoffrey Rintoul. Voyons cela. (Elle ouvrit le calepin, dont elle parcourut la première page.) Né le 23 novembre 1914. Son père était Francis Rintoul, quatorzième comte de Stinhurst, et sa mère Astrid Selvers, une jeune débutante américaine du style Vanderbilt qui eut apparemment l’audace de mourir en 1925, laissant Francis tout seul avec trois enfants à élever. Ce qu’il fit avec un succès éclatant, à en juger par les prouesses de Geoffrey.

— Il ne s’est jamais remarié ?

— Jamais. Il ne semble même pas qu’il ait eu de liaisons discrètes. Mais l’inappétence sexuelle paraît constituer un trait de famille, comme vous pourrez en juger dans un instant.

— Mais comment cela cadre-t-il avec la liaison de Geoffrey et de sa belle-sœur ? demanda Barbara.

— Un éventuel illogisme, reconnut Saint-James.

— Geoffrey fit ses études à Harrow et Cambridge, continua lady Helen. Sorti de Cambridge en 1936 avec un diplôme d’économie et d’éloquence. Mais il ne s’est véritablement fait remarquer qu’en octobre 1942, où il s’est révélé stupéfiant. Il était avec Montgomery à la bataille d’El Alamein, en Afrique du Nord.

— Son grade ?

— Capitaine. Il faisait partie de l’équipe d’un char. À ce qu’il semble, au cours d’une des pires journées du combat, qui en a duré douze, son char a été touché et immobilisé par un obus allemand. Le véhicule a pris feu, Geoffrey a réussi à en dégager deux blessés, qu’il a tirés à l’abri à plus d’un kilomètre, alors qu’il était lui-même blessé. Il a été décoré de la Victoria Cross.

— Pas le genre d’homme qu’on s’attend à retrouver dans une tombe isolée, remarqua Barbara.

— Il y a plus encore, ajouta lady Helen. À sa requête, et malgré la gravité de ses blessures, qui aurait pu l’écarter du champ de bataille jusqu’à la fin de la guerre, il a fini celle-ci sur le front allié dans les Balkans. Churchill tentait de préserver là-bas un peu de l’influence britannique face à la prépondérance soviétique, et Geoffrey était à l’évidence un partisan convaincu de Churchill. Une fois démobilisé, il est entré à Whitehall, au ministère de la Défense.

— Etonnant qu’il ne soit pas devenu député.

— On lui a demandé de se présenter à plusieurs reprises, mais il a toujours refusé.

— Et il ne s’est jamais marié ?

— Non.

Saint-James esquissa un geste, mais lady Helen l’arrêta d’un mouvement de la main, et se leva pour lui verser sans un mot une seconde tasse de café. Elle se contenta de froncer les sourcils lorsqu’il se servit abondamment de sucre, et écarta définitivement le sucrier lorsqu’il remplit une cinquième cuillerée.

— Il était homosexuel ? demanda Barbara.

— Si c’était le cas, il a fait montre d’une discrétion exemplaire. Quelque type de liaison qu’il ait pu nouer, il n’y a jamais eu la plus petite rumeur de scandale.

— Même pas en relation avec la femme de lord Stinhurst, Marguerite Rintoul ?

— Aucune.

— Il est trop beau pour être vrai, dit Saint-James. Et vous, Barbara, qu’est-ce que vous avez trouvé ?

À l’instant où elle allait sortir son propre calepin de la poche de son manteau, Cotter entra avec les délices promis, du gâteau pour Saint-James et lady Helen, et une assiette de viande froide, de fromage et de pain pour Barbara, ainsi qu’une troisième part de gâteau. Elle lui adressa un sourire de remerciement, auquel il répondit par un clin d’œil amical. Puis il vérifia la cafetière, et s’éclipsa. Ses pas résonnèrent dans l’escalier du hall.

— Mangez d’abord, conseilla lady Helen. Le gâteau au chocolat que j’ai là va de toute façon absorber toute mon attention. Nous reprendrons quand vous aurez terminé de dîner.

D’un hochement de tête reconnaissant, Barbara la remercia de la compréhension dissimulée derrière ce prétexte, tellement caractéristique de lady Helen, et se jeta sur la nourriture, dévorant comme un prisonnier de guerre trois tranches de viande et deux grosses portions de fromage. Lorsqu’elle n’eut plus devant elle que le gâteau et une nouvelle tasse de café, elle sortit son calepin.

— Quelques heures de recherches à la bibliothèque, et tout ce que j’ai pu trouver, c’est que la mort de Geoffrey paraît totalement dénuée d’ambiguïté. Tout ceci d’après les commentaires des journaux après l’enquête. La nuit où il est mort, ou plus exactement les premières heures du 1er janvier 1963, il y a eu une tempête effroyable à Westerbrae.

— Ça, je veux bien le croire, après le temps que nous avons eu ce week-end, remarqua lady Helen.

— Selon l’officier chargé de l’enquête, un certain inspecteur Glencalvie, la portion de route où s’est produit l’accident était totalement verglacée. Rintoul a perdu le contrôle de sa voiture dans le virage en épingle à cheveux, et a effectué plusieurs tonneaux.

— Il n’a pas été éjecté ?

— Apparemment non. Mais il a eu la nuque brisée, et son corps a été carbonisé.

— Cela pourrait signifier… commença lady Helen en se tournant vers Saint-James.

— Non, pas de substitution de cadavres à cette époque, l’interrompit-il. Ils disposaient sans aucun doute de radios et de tableaux dentaires pour l’identifier. Y a-t-il eu des témoins de l’accident, Barbara ?

— Ils n’ont rien trouvé de mieux que le propriétaire de Hillview Farm. Il a entendu l’accident, et a été le premier sur les lieux.

— Et qui était-ce ?

— Hugh Kilbride, le père de Gowan.

Ils réfléchirent un moment en silence. Le feu crépita avec force lorsque les flammes atteignirent une grosse bulle de sève. Barbara reprit lentement :

— Alors, je n’ai pas arrêté de me répéter : que voulait réellement dire Gowan avec ses deux mots « pas vu » ? Evidemment, j’ai d’abord pensé qu’il y avait un rapport avec la mort de Joy. Mais si ce n’était pas le cas ? Si cela était en relation avec un secret que lui aurait confié son père ?

— C’est une éventualité.

— Et puis, il y a autre chose.

Elle leur raconta la fouille du bureau de Joy Sinclair, et l’absence de toute référence à la pièce qu’elle écrivait pour lord Stinhurst.

L’intérêt de Saint-James s’éveilla.

— Il y avait des traces d’effraction ?

— Je n’ai rien remarqué.

— Quelqu’un d’autre aurait-il pu disposer d’une clé ? demanda lady Helen, qui continua : Mais il y a quelque chose qui ne va pas, non ? Tous ceux qui portaient un quelconque intérêt à la pièce se trouvaient à Westerbrae, comment la maison a-t-elle pu… À moins que quelqu’un ne se soit précipité à Londres pour vider le bureau avant votre arrivée. Mais cela n’est guère vraisemblable, ni même possible, n’est-ce pas ? Et puis, qui pourrait avoir une clé ?

— Irene, je pense. Robert Gabriel. Peut-être même…

Barbara hésita.

— Rhys ? suggéra lady Helen.

Un malaise s’empara de Barbara. Elle avait entrevu tout un monde dans le ton sur lequel lady Helen avait prononcé ce nom.

— Peut-être. Un certain nombre de coups de téléphone lui étaient adressés, sur sa facture, entrecoupés d’appels à un endroit nommé Porthill Green.

Sa loyauté à l’égard de Lynley l’empêcha d’en ajouter plus. Cette enquête à son propre compte l’amenait déjà à se déplacer sur un terrain suffisamment glissant sans qu’elle se risque en plus à fournir à lady Helen des informations que celle-ci pouvait transmettre à quelqu’un d’autre, volontairement ou par inadvertance.

Mais lady Helen n’exigea pas davantage de détails.

— Et Tommy pense que, d’une façon ou d’une autre, Porthill Green donne à Rhys un mobile d’assassinat. Bien sûr. Il est à la recherche d’un mobile, il me l’a dit.

— Mais tout ceci ne nous éclaircit guère sur la signification de la pièce de Joy, n’est-ce pas ? (Saint-James se tourna vers Barbara.) « Vassal. » Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?

Elle fronça les sourcils.

— La féodalité et les fiefs. Cela devrait signifier autre chose ?

— Il y a un lien avec tout ceci, répondit lady Helen. Quel qu’il soit. C’est le seul détail de la pièce que j’ai retenu.

— Pourquoi ?

— Parce que personne ne l’a compris, sauf les membres de la famille de Geoffrey Rintoul. Eux ont parfaitement saisi sa signification. Ils ont réagi lorsque le personnage a dit qu’il n’allait pas devenir un autre vassal. Comme s’il s’agissait d’une sorte de mot de passe familial qu’ils étaient seuls à comprendre.

Barbara eut un soupir.

— Et maintenant ? Que faisons-nous ?

Ni Saint-James ni lady Helen ne lui fournirent de réponse. Ils se plongèrent alors dans une méditation rompue quelques minutes plus tard par le bruit de la porte d’entrée, et la voix agréable d’une jeune femme qui s’écriait :

— Papa ? C’est moi. Je meurs de froid et de faim. Je mangerais n’importe quoi, même un pâté à la viande ! Tu vois à quel état de famine j’en suis réduite, ajouta-t-elle avec un rire léger.

La voix de Cotter répliqua sévèrement depuis l’étage :

— Ton mari a mangé la dernière miette qui restait dans cette maison, ma chérie. Ça t’apprendra à abandonner ce pauvre homme pendant des heures à son triste sort. Mais où va le monde !

— Simon ? Il est déjà rentré ?

Des pas vifs résonnèrent dans le hall, la porte du bureau s’ouvrit à la volée, et Deborah Saint-James s’empressa :

— Mon chéri, tu n’as pas…

Elle s’arrêta net à la vue des deux femmes. Elle regarda son mari, et ôta son béret couleur crème, libérant une chevelure roux cuivré indisciplinée. Vêtue d’un beau manteau de lainage ivoire sur un tailleur gris – sa tenue de travail –, elle portait une grande valise métallique de matériel photo qu’elle posa près de la porte.

— J’ai travaillé sur un mariage, expliqua-t-elle. Avec la réception qui suivait, j’ai cru que je ne m’en sortirais jamais. Et vous revenez tous d’Écosse si tôt ? Que s’est-il passé ?

Un sourire éclaira le visage de Saint-James. Il tendit la main et sa femme traversa la pièce.

— Je sais exactement pourquoi je t’ai épousée, Deborah, dit-il en l’embrassant vivement et en noyant sa main dans sa chevelure. À cause des photos !

— Et moi qui ai toujours pensé que c’était parce que tu étais fou de mon parfum, rétorqua-t-elle en faisant mine d’être vexée.

— Jamais de la vie.

Saint-James se leva et se dirigea vers son bureau. Il fouilla dans un grand tiroir dont il tira un répertoire téléphonique.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? interrogea lady Helen.

— Deborah vient de nous donner la réponse à la question de Barbara, répliqua-t-il. Que faisons-nous maintenant ? Nous nous intéressons aux photos. Et si elles existent, Jeremy Vinney est l’homme qui peut nous les obtenir, conclut-il en décrochant le téléphone.