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Manigances d’arrière-cour
Les Loontwill revinrent de leur expédition le rose du succès aux joues. Sauf monsieur Loontwill : son compte en banque ayant progressé vers le rouge, il avait sur le visage une expression que l’on voit plus couramment sur celui des hommes rentrant d’une bataille largement perdue avec beaucoup de blessés. Floote apparut près de lui avec un grand verre de cognac. Monsieur Loontwill marmonna une phrase qui disait plus ou moins que si Floote n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer, et avala le verre cul sec.
Personne ne fut surpris de trouver mademoiselle Tarabotti en train de recevoir mademoiselle Hisselpenny dans le salon de devant. Monsieur Loontwill marmonna une phrase d’accueil juste assez longue pour satisfaire aux convenances puis se retira dans son bureau avec un second verre de cognac et en exigeant de ne pas être dérangé pour quelque raison que ce soit.
Les dames accueillirent mademoiselle Hisselpenny de manière bien plus prolixe et insistèrent pour lui montrer tous leurs achats.
Mademoiselle Tarabotti eut la présence d’esprit d’envoyer Floote chercher du thé. Il était évident que cet après-midi allait être long.
Félicité sortit une boîte en cuir et souleva le couvercle. « Regardez ça. Ne sont-ils pas absolument divins ? Ne voudrais-tu pas avoir les mêmes ? » Splendide et succulente sur un lit de velours noir, se trouvait une paire de gants du soir en dentelle vert mousse pâle ornée sur les côtés de minuscules boutons de nacre et montant jusqu’au coude.
« Oui », dit Alexia, car ils l’étaient. « Mais tu n’as pas de robe du soir qui va avec, n’est-ce pas ? »
Félicité agita ses sourcils avec excitation. « Très perspicace, ma chère sœur, sauf que j’en ai une à présent. » Elle sourit d’une façon tout à fait inconvenante.
Mademoiselle Tarabotti songea qu’elle commençait à comprendre pourquoi son beau-père était d’une pâleur mortelle. Une robe du soir assortie à de tels gants ne pouvait que coûter une petite fortune et, quoi que Félicité achète, Évyline devait avoir l’équivalent. Évyline démontra cette loi universelle en exhibant fièrement ses propres gants du soir en satin bleu argenté ornés de fleurs roses brodées sur le bord.
Mademoiselle Hisselpenny fut considérablement impressionnée par une telle largesse. Les moyens de sa famille ne lui permettaient pas d’acheter des gants brodés et des robes du soir neuves sur un caprice.
« Les robes seront prêtes la semaine prochaine, expliqua fièrement madame Loontwill, comme si ses filles venaient d’accomplir quelque chose de merveilleux. Juste à temps pour le bal d’Almack, espérons-nous. » Elle toisa Ivy. « Y serez-vous, mademoiselle Hisselpenny ? »
Alexia se rebiffa contre sa mère, qui savait parfaitement que les Hisselpenny n’étaient pas assez titrés pour qu’on les invitât à un événement aussi illustre. « Et quelle nouvelle robe porterez-vous, mama ? demanda-t-elle, acerbe. Quelque chose de convenable, dans votre style habituel – une robe plus appropriée à une dame moitié plus jeune que vous ?
— Alexia ! » siffla Ivy, vraiment choquée.
Madame Loontwill jeta un regard acéré à sa fille aînée. « Peu importe ce que je porterai, il est clair que toi, tu ne seras pas là pour le voir. » Elle se leva. « Et tu n’auras pas non plus la permission d’aller au raout de la duchesse demain soir. » Et, ayant énoncé cette punition, elle sortit de la pièce avec majesté.
Une étincelle d’amusement dansait dans le regard de Félicité. « Tu as tout à fait raison, bien entendu. La robe qu’elle a choisie est tout en fanfreluches et rose pâle avec un décolleté osé.
— Mais vraiment, Alexia, tu ne devrais pas dire des choses pareilles à ta propre mère, insista Ivy.
— Et à qui d’autre devrais-je les dire ? marmonna Alexia sous cape.
— Exactement, et puis pourquoi pas ? demanda Évyline. Personne d’autre ne le fera. Le comportement de maman ne va pas tarder à affecter nos chances. » Elle se désigna elle-même, ainsi que Félicité. « Et nous n’avons pas l’intention de finir vieilles filles. Sans vouloir t’offenser, ma chère sœur. »
Alexia sourit. « Mais de rien. »
Floote apparut avec une nouvelle théière et mademoiselle Tarabotti lui fit signe d’approcher. « Floote, envoyez ma carte à tante Augustina, s’il vous plaît. Pour demain soir. »
Cela ne sembla que très vaguement intéresser Évyline et Félicité. Elles n’avaient pas de tante Augustina, mais une rencontre organisée une nuit de pleine lune avec un personnage portant un nom pareil ne pouvait que signifier qu’il allait lui tirer les cartes. Alexia, contrainte sans avertissement et avec cruauté de rester à la maison, devait s’organiser une distraction.
Ivy n’était pas aussi sotte. Elle jeta à Alexia un regard qui signifiait : « Mais qu’est-ce que tu mijotes ? »
Alexia se contenta de répondre par un sourire énigmatique.
Floote hocha la tête avec résignation et sortit faire ce qu’on lui avait demandé.
Félicité changea de sujet. « Êtes-vous au courant ? On fabrique des bijoux avec ce nouveau métal léger extraordinaire – de l’alu-mini-minimum, quelque chose comme ça. Il ne se ternit pas, comme l’argent. Bien entendu, il est très cher pour l’instant, et papa ne nous a pas autorisées à acheter quoi que ce soit. » Elle fit la moue.
Mademoiselle Tarabotti s’illumina. Ses journaux scientifiques s’étaient extasiés sur les nouvelles méthodes de production de ce métal, découvert quelque vingt ans auparavant. « Aluminium, dit-elle. J’ai lu des articles dessus dans plusieurs publications de la Royal Society. Il a donc enfin fait son apparition dans les magasins de Londres. C’est merveilleux ! Vous savez, il n’est pas magnétique, ni éthérique, mais anticorrosif.
— Il est quoi et quoi ? » Félicité, perplexe, se mordit la lèvre inférieure.
« Oh, mon dieu, soupira Évyline, c’est reparti, on ne va plus pouvoir l’arrêter à présent. Oh, pourquoi a-t-il fallu que j’aie un bas-bleu pour sœur ? »
Mademoiselle Hisselpenny se leva. « Mesdames, veuillez m’excuser. Je vais devoir vous quitter. »
Les demoiselles Loontwill hochèrent la tête.
« Vous avez bien raison. C’est ce que nous ressentons nous aussi quand elle se met à parler science, dit Évyline avec chaleur.
— Sauf que nous devons vivre avec elle, et ne pouvons nous échapper », ajouta Félicité.
Ivy parut embarrassée. « Non, vraiment, c’est juste que je dois rentrer. Ma mère m’attend depuis une demi-heure. »
Mademoiselle Tarabotti accompagna son amie à la porte. Floote apparut avec l’abominable chapeau de bergère, dans toute la gloire de ses rayures blanches, de sa dentelle rouge et de sa plume d’autruche jaune. Alexia le noua sous le menton d’Ivy d’un air dégoûté.
En regardant dans la rue, les deux femmes observèrent monsieur Haverbink qui rôdait sur le trottoir d’en face. Alexia lui adressa un petit signe de la main. Il hocha poliment la tête dans leur direction.
Ivy ouvrit son ombrelle rouge. « Tu n’as jamais eu l’intention d’aller au raout de la duchesse demain soir, n’est-ce pas ? »
Mademoiselle Tarabotti sourit. « Je suis prise sur le fait.
— Alexia. » La voix d’Ivy était chargée de soupçons. « Qui est tante Augustina ?
— Je crois que tu as utilisé le terme “scandaleux” en faisant référence à cet individu, et que tu as désapprouvé notre relation », répondit en riant Alexia.
Horrifiée, Ivy ferma les yeux pendant un long moment. Le changement de sexe l’avait lancée sur une mauvaise piste, mais ce n’était que le code employé devant les Loontwill par Alexia et son majordome. « Deux fois en une semaine ! s’exclama-t-elle, choquée. Les gens vont commencer à jaser. Ils vont penser que tu te transformes en drone. » Elle observa pensivement son amie. C’était une femme pratique et sculpturale, qui avait du style, et n’était pas du type que les vampires appréciaient habituellement. Mais tout le monde le savait : lord Akeldama n’était pas un vampire ordinaire. « Tu n’es pas en train de devenir un drone, n’est-ce pas ? C’est une très grave décision. »
Ce ne fut pas la première fois qu’Alexia regretta de ne pouvoir dire à Ivy la vérité sur sa véritable nature. Ce n’était pas qu’elle ne fît pas confiance à mademoiselle Hisselpenny, mais simplement qu’elle n’était pas sûre que sa langue n’allait pas prendre le dessus à un moment inopportun.
« Tu n’as pas idée à quel point c’est impossible, ma chère, se contenta-t-elle de répondre. Ne t’inquiète pas. Tout ira bien. »
Mademoiselle Hisselpenny ne parut guère rassurée. Elle serra brièvement la main de son amie puis sortit dans la rue en secouant doucement la tête. La longue plume d’autruche jaune de son chapeau se balança d’avant en arrière telle la queue d’un chat en colère – le mouvement de sa désapprobation.
Seule Ivy, se dit Alexia, peut exprimer sa désapprobation d’une façon aussi gaie et légère.
Puis mademoiselle Tarabotti retrouva les bons soins de ses demi-sœurs et se prépara à une soirée de bonheur familial.

 

Mademoiselle Tarabotti fut réveillée au milieu de la nuit par un tapage des plus phénoménal. Il semblait provenir précisément de sous la fenêtre de sa chambre. Elle se glissa hors de son lit en jetant une pelisse de mousseline sur sa chemise de nuit, et alla voir ce qui se passait.
Sa fenêtre, celle de l’une des chambres les moins prestigieuses situées à l’arrière de la maison, donnait sur l’entrée des domestiques et de la cuisine, et sur une ruelle où les commerçants effectuaient leurs livraisons.
La lune, qui serait pleine la nuit suivante, baignait dans un reflet d’argent les silhouettes de plusieurs hommes. Ils étaient apparemment en pleine bagarre. Alexia fut fascinée. Ils paraissaient de force égale et se battaient pour ainsi dire en silence, ce qui conférait une aura d’autant plus sinistre à la scène. Le bruit qui l’avait réveillée avait sans doute été provoqué par une poubelle renversée ; en dehors de cela, seul le son de la chair frappant la chair et quelques grognements étouffés déchiraient l’air.
Alexia vit un homme lancer le bras avec force. Son poing atterrit en plein dans le visage de l’autre. Un direct qui aurait dû l’étendre raide. Au lieu de quoi l’adversaire fit volte-face et répliqua en utilisant son élan. Le bruit de son poing sur la peau, celui d’un choc humide déplaisant, résonna dans l’allée.
Seul un être surnaturel pouvait prendre un tel coup et conserver ses esprits. Mademoiselle Tarabotti se souvint avoir entendu le professeur Lyall dire que des vampires monteraient la garde ce soir. Était-elle témoin d’une bagarre entre vampires ? L’idée l’excitait, en dépit du danger. C’était un spectacle auquel il était rare d’assister car, contrairement aux loups-garous qui se bagarraient souvent, les vampires préféraient en général des méthodes de confrontation plus subtiles.
Elle se pencha à la fenêtre pour mieux voir. L’un des hommes se détacha et se dirigea vers elle, les yeux levés. Son regard vide rencontra celui d’Alexia et elle sut qu’il ne s’agissait pas d’un vampire.
Elle retint un cri d’horreur ; la bagarre ne la fascinait plus. Elle avait déjà vu cette face : c’était celle de l’homme au visage de cire qui avait participé à son enlèvement raté. À la lumière de la lune, sa peau avait le reflet terne de l’étain et était si lisse et dépourvue de vie qu’elle en trembla de révulsion. Les lettres étaient toujours inscrites sur son front, comme avec de la suie : VIXI. Il la vit, sa chemise de nuit pâle se détachant sur l’intérieur sombre de la maison endormie, et sourit. Comme auparavant, ce sourire ne ressemblait à aucun autre : c’était une entaille artificielle remplie de dents carrées blanches et parfaites, qui ouvrait sa tête comme une tomate s’ouvre lorsqu’on la laisse tomber dans de l’eau bouillante.
Il courut vers elle. Trois étages de brique lisse les séparaient et pourtant Alexia sut qu’elle n’était pas en sécurité.
Un autre homme se détacha de la bagarre et courut après son assaillant. Alexia douta qu’il pût arriver à temps. L’homme au visage de cire se déplaçait avec une efficacité et une économie de mouvements absolues, moins comme un homme qui court que comme un serpent d’eau qui ondule.
Mais il était clair que son poursuivant était un vampire et, en le regardant, Alexia comprit qu’elle n’avait jamais vu de vampire courir à pleine vitesse. Il était tout en grâce liquide, ses belles bottes de Hesse ne produisant sur les pavés qu’un murmure bourdonnant.
L’homme au visage de cire atteignit la maison des Loontwill et commença à escalader le mur de brique. Libre, semblable à une araignée, il montait le long du mur tel un liquide. Son visage totalement dépourvu d’expression demeurait levé vers Alexia. Comme si ce visage l’hypnotisait, comme s’il faisait une fixation sur elle et uniquement sur elle. VIXI. Elle lut et relut les lettres. VIXI.
Je ne veux pas mourir, se dit Alexia. Je n’ai pas encore enguirlandé lord Maccon à cause de la dernière fois où il s’est montré grossier ! Prise de panique, elle tendait les bras pour claquer les volets, tout en sachant qu’ils n’offraient qu’une mince protection contre une telle créature, lorsque le vampire frappa.
Son protecteur surnaturel fit un bond en avant et atterrit sur le dos de l’homme au visage de cire. Il saisit la tête de la créature et la fit brutalement pivoter. Le poids, ou le mouvement de torsion, lui fit lâcher la paroi de brique. Ils tombèrent tous les deux et atterrirent dans l’allée avec un horrible bruit d’os brisés. Aucun d’eux ne cria ni ne parla, même après une telle chute. Leurs compagnons continuaient à se battre en silence derrière eux, sans s’interrompre pour observer la bagarre.
Mademoiselle Tarabotti était sûre que l’homme au visage de cire devait être mort. Il était tombé de la hauteur de un étage, et seuls les êtres surnaturels pouvaient survivre à une telle expérience. Comme aucun loup-garou ou vampire ne pouvait avoir son apparence, il devait s’agir d’une sorte d’humain normal.
Sa supposition était erronée, car l’homme au visage de cire roula sur le corps étendu du vampire puis, sautant à nouveau sur ses pieds, il se retourna et chargea avec obstination vers la maison. Et Alexia.
Le vampire, blessé mais pas hors de combat, anticipa son action et saisit l’une de ses jambes dans une poigne d’acier. L’homme, au lieu de tenter de repousser le vampire, se comporta de manière totalement illogique. Il continua ses soubresauts en direction d’Alexia, comme un enfant à qui l’on refuse une friandise et que rien d’autre ne parvient à distraire. Très lentement, il entraîna le vampire derrière lui. À chaque fois qu’il bondissait vers elle, Alexia tressaillait, même si elle savait qu’elle se trouvait bien au-dessus de lui dans sa chambre du troisième étage.
C’était l’impasse. La bagarre dans l’allée semblait opposer des adversaires de force égale, et l’homme au visage de cire ne pouvait pas atteindre Alexia tant que le vampire s’accrochait à sa jambe.
Un bruit de lourdes bottes et un coup de sifflet bref et aigu déchira l’air. Deux policiers arrivèrent en courant au coin de la ruelle. Des rangées d’aiguilles protectrices en argent et en bois décoraient le devant de leurs uniformes ; elles luisaient à la lumière de la lune.
L’un d’entre eux tenait un pistolet-arbalète Adam armé et chargé d’un pieu en bois à la pointe mortelle. L’autre tenait un colt Lupis venu d’Amérique qui tirait des balles en argent – ce qui se faisait de mieux provenait toujours de ce pays des plus superstitieux. En découvrant la nature des participants, il rangea le colt et le remplaça par un grand pieu-matraque.
L’un des hommes qui se battaient dans l’allée cria en latin quelque chose de tranchant et plein d’autorité. Puis son compagnon et lui partirent en courant, ne laissant sans doute que des agents du BUR derrière eux. L’homme au visage de cire cessa de tressauter en direction de la fenêtre d’Alexia. À la place, il s’en prit au malheureux vampire qu’il frappa brutalement au visage. On entendit un bruit d’os écrasés. Mais le vampire ne voulait toujours pas le lâcher. L’homme au visage de cire mit tout son poids sur sa jambe piégée puis lança son pied libre vers le bas, frappant de toutes ses forces les poignets du vampire. Alexia entendit encore un épouvantable bruit mou d’écrasement. Les deux poignets en miettes, le vampire dut lâcher prise. Adressant une dernière fois un sourire dépourvu d’expression à Alexia, l’homme au visage de cire se retourna et fila à toutes jambes, fonçant dans les deux policiers comme s’ils n’avaient même pas été là. Celui qui tenait le pistolet plaça un excellent tir, mais le projectile de bois ne fit même pas trébucher l’homme de cire.
Le vampire d’Alexia se releva, tremblant. Son nez était cassé et ses poignets pendaient mollement, mais lorsqu’il leva le regard vers mademoiselle Tarabotti, son visage exprimait une totale satisfaction. Alexia frémit de sympathie en voyant les éclaboussures de sang sur ses joues et son menton. Elle savait qu’il guérirait assez vite, surtout si on lui trouvait rapidement une source de sang frais, mais ne pouvait s’empêcher de ressentir de l’empathie pour sa souffrance actuelle, qui devait être aiguë.
Alexia prit conscience qu’un étranger, un vampire, venait de la sauver d’elle ne savait quelle horreur. L’avait sauvée elle, une paranaturelle. Elle réunit les deux mains et leva le bout de ses doigts, s’inclinant en un geste silencieux de remerciement. Le vampire hocha la tête en réponse puis lui fit signe de reculer à l’intérieur de la pièce.
Mademoiselle Tarabotti hocha la tête et se retira dans les ombres de sa chambre à coucher.
« Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ? entendit-elle l’un des policiers demander tandis qu’elle fermait les volets fermement derrière elle.
— Une tentative de cambriolage, je crois, monsieur », répondit le vampire.
Le policier soupira. « Eh bien, faites-moi donc voir vos papiers, je vous prie. Et vous aussi, messieurs, s’il vous plaît », ajouta-t-il en direction des autres gentlemen.
Mademoiselle Tarabotti eut, c’était compréhensible, beaucoup de mal à retrouver le sommeil après cela, et lorsqu’elle y parvint enfin, ses rêves furent peuplés de vampires sans visage aux poignets en miettes qui n’arrêtaient pas de transformer de nombreux lord Maccon en statues de cire tatouées du mot VIXI.

 

La famille de mademoiselle Tarabotti était dans tous ses états quand elle se leva le lendemain matin pour le petit déjeuner. C’était d’ordinaire le moment le plus calme de la journée, monsieur Loontwill se levant le premier, Alexia en deuxième, et le reste de la maisonnée loin derrière en troisième position. Mais en raison de l’excitation de la nuit, mademoiselle Tarabotti fut la dernière. Elle déduisit que son retard devait être véritablement inhabituel car lorsqu’elle descendit l’escalier, ce fut pour trouver ses proches rassemblés dans l’entrée plutôt que dans la pièce où ils prenaient le petit déjeuner.
Sa mère vint vers elle en se tordant les mains avec un air encore plus toqué que d’ordinaire. « Arrange ta coiffure, Alexia, vite, ma chérie, vite. Dépêche-toi. Il attend depuis près d’une heure. Il est dans le salon de devant. Bien entendu celui de devant, aucun autre endroit ne conviendrait. Il n’a pas voulu que nous te réveillions. Dieu sait pourquoi il veut te voir toi, mais il ne veut voir personne d’autre. J’espère que ce n’est pas quelque chose d’officiel. Tu n’as rien fait de mal, n’est-ce pas, Alexia ? » Madame Loontwill cessa de se tordre les mains pour les agiter autour de sa tête comme un troupeau de papillons excités.
« Il a mangé trois poulets rôtis froids, précisa Félicité, sur un ton indiquant qu’elle était choquée. Trois, au petit déjeuner ! » Elle disait cela comme si elle ne savait pas vraiment par quoi elle devait être le plus offensée, la quantité ou l’heure.
« Et il n’a toujours pas l’air content, ajouta Évyline, ses grands yeux bleus encore plus grands et plus bleus que d’ordinaire sous l’effet de l’épouvante.
— Il est arrivé très tôt, ce qui ne se fait pas, et n’a même pas voulu parler avec papa, alors que papa voulait lui rendre visite. » Félicité était impressionnée.
Alexia jeta un coup d’œil dans le miroir de l’entrée et tapota ses cheveux pour les remettre en place. Elle avait réglé le problème des bleus sur son cou en jetant un châle vert canard sur sa robe de jour noir et argent. Le motif du châle n’allait pas avec le dessin géométrique de la bordure et couvrait le flatteur décolleté carré du corsage, mais il y avait des choses contre lesquelles on ne pouvait rien.
Ne voyant rien qui clochât du côté de sa coiffure, sauf peut-être le chignon tout simple qui était un peu démodé, elle se tourna vers sa mère. « S’il te plaît mama, calme-toi. Qui, précisément, attend dans le salon ? »
Madame Loontwill ignora la question et entraîna sa fille aînée au bout du hall d’entrée comme si elle avait été un chien de berger bleu à fanfreluches et Alexia un mouton noir récalcitrant.
Alexia ouvrit la porte du salon et, alors que sa mère et ses sœurs l’auraient bien suivie à l’intérieur, la referma avec fermeté sous leur nez.
Le comte de Woolsey était assis dans un silence de pierre tombale sur le sofa le plus éloigné de la fenêtre. Devant lui, les carcasses de trois poulets reposaient sur des plats en argent.
Avant de pouvoir s’en empêcher, mademoiselle Tarabotti lui adressa un grand sourire. Il avait tout simplement l’air si penaud avec tous ces poulets semblables à des squelettes de sentinelles gallinacées montant la garde devant lui.
« Ah, dit le comte en levant une main comme pour parer le sourire d’Alexia. Pas de ça, mademoiselle Tarabotti. Les affaires d’abord. »
Mademoiselle Tarabotti aurait pu être déconfite, s’il n’y avait pas eu le « d’abord ». Elle se souvint également de ce qu’avait dit le professeur Lyall. Dans cette petite danse qui était la leur, elle était censée faire le pas suivant. Aussi baissa-t-elle les cils, remisa-t-elle son sourire pour plus tard et prit-elle un siège près de lui, mais pas trop, au lieu de s’offenser.
« Eh bien, qu’est-ce qui vous amène chez moi ce matin, alors, monsieur le comte ? Vous avez mis une drôle de panique chez les Loontwill, c’est un fait. » Elle pencha la tête sur le côté et s’efforça d’être froidement polie.
« Hmm, oui, désolé. » Il lança un regard penaud aux carcasses. « Votre famille, ils sont un peu, eh bien… (il s’interrompit pour chercher le terme approprié et parut en avoir trouvé un) ce sont de drôles de piapiateurs, non ? »
Les yeux sombres d’Alexia étincelèrent. « Vous avez remarqué ? Imaginez ce que c’est que devoir vivre avec eux tout le temps.
— Je ne préfère pas, merci. Bien que cela en dise beaucoup sur votre force de caractère », dit-il avec un sourire inattendu. L’expression éclaira son habituelle expression fâchée.
Mademoiselle Tarabotti retint son souffle. Jusqu’à cet instant, elle n’avait jamais considéré le comte comme beau. Mais ce sourire. Mon dieu… c’était un problème. Surtout avant le petit déjeuner. Elle se demanda ce qu’un premier pas impliquait exactement.
Elle ôta son châle en cachemire.
Lord Maccon, qui était sur le point de parler, s’interrompit au milieu d’une pensée en voyant le décolleté de sa robe. Le noir et argent sévère du tissu mettait en valeur les tons crémeux de sa peau de Méditerranéenne. « Cette robe va faire ressortir ton teint mat ! » avait critiqué madame Loontwill lorsqu’elle l’avait commandée. Mais lord Maccon aimait ça. Le contraste entre cette robe pleine de style et les tons étrangers de son teint était délicieusement exotique.
« Il fait chaud pour la saison ce matin, ne trouvez-vous pas ? » dit mademoiselle Tarabotti en mettant son châle de côté avec un geste qui lui fit pencher le torse en avant.
Lord Maccon s’éclaircit la gorge et parvint à retrouver ce qu’il allait dire.
« Hier après-midi, pendant que nous étions… occupés à autre chose, on s’est introduit dans le quartier général du BUR. »
Mademoiselle Tarabotti en resta bouche bée. « C’est absolument inadmissible. Quelqu’un a-t-il été gravement blessé ? Avez-vous attrapé les coupables ? Quelque chose de valeur a-t-il été volé ? »
Lord Maccon soupira. On pouvait toujours compter sur mademoiselle Tarabotti pour aller droit au cœur d’un problème. Il répondit à ses questions dans l’ordre. « Pas gravement. Non. Et surtout des dossiers de vampires isolés et de loups solitaires. Une partie de la documentation détaillée a également disparu, ainsi que… » Son expression se troubla et il pinça les lèvres.
Cette expression alerta plus mademoiselle Tarabotti que ses paroles. Elle n’avait jamais vu le comte avec un air si inquiet. « Et ? le pressa-t-elle, en se penchant en avant avec anxiété.
— Vos dossiers.
— Ah. » Elle se renversa en arrière.
« Lyall est retourné au bureau pour vérifier je ne sais quoi en dépit du fait que je lui avais donné l’ordre de rentrer chez lui se coucher, et il a trouvé inconscients tous ceux qui étaient de garde.
— Dieu du ciel, comment cela ?
— Eh bien, il n’y avait pas de marques sur leur corps, mais ils étaient profondément endormis. Il a examiné le bureau et constaté qu’on l’avait pillé et que ces fameux dossiers avaient été volés. C’est à ce moment-là qu’il est venu m’avertir. Le temps que j’arrive, tout le monde avait repris connaissance.
— Chloroforme ? » suggéra Alexia.
Le comte hocha la tête. « Cela semble être le cas. Il a dit qu’une odeur flottait encore dans l’air. Et il en a fallu une quantité considérable. Peu de gens ont accès à une telle quantité de ce produit chimique. J’ai envoyé tous mes agents disponibles dans les plus importantes institutions scientifiques et médicales pour vérifier les grosses commandes récentes de chloroforme. Mais mon personnel est toujours mis à rude épreuve à la pleine lune. »
Alexia prit une expression pensive. « Il y a de nos jours nombre d’institutions de ce type à Londres, n’est-ce pas ? »
Lord Maccon se déplaça dans sa direction, ses yeux caramel pleins d’affection. « Vous voyez, on a des raisons de s’inquiéter pour vous. Avant, nous pouvions penser qu’ils ne connaissaient pas votre vraie nature, qu’ils croyaient que vous étiez juste un humain diurne en train de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Maintenant, ils savent que vous êtes une paranaturelle, et que cela signifie que vous pouvez neutraliser les surnaturels. Ils vont vouloir vous disséquer pour comprendre. »
Lord Maccon espérait faire appréhender la vraie nature du danger à mademoiselle Tarabotti. Elle pouvait se montrer très obstinée sur certains sujets. Et comme c’était aujourd’hui la pleine lune, ni ses agents de la meute ni lui ne pouvaient la protéger. Il faisait confiance à ses autres agents du BUR, même les vampires, mais ils n’appartenaient pas à sa meute et un loup-garou ne pouvait pas s’empêcher de faire confiance à certaines personnes plutôt qu’à d’autres. Et c’était toujours la meute qui l’emportait. Aucun loup-garou ne pouvait monter la garde à la pleine lune – tout ce qu’ils avaient d’humain s’évanouissait pendant cette nuit-là. En fait, il n’aurait pas dû être dehors en ce moment. Il aurait dû être chez lui, en train de dormir en sécurité, pendant que ses porte-clés gardaient l’œil ouvert. Et surtout, comprit-il, il n’aurait pas dû être près d’Alexia Tarabotti, que ses pulsions charnelles, qu’il le veuille ou non, appréhendaient de façon excessivement possessive. Il existait une bonne raison pour enfermer les couples de loups-garous ensemble dans la même cellule à la pleine lune. Tous les autres devaient monter la garde en solitaire sous leur forme animale, vicieuse et implacable, mais la passion est la passion, et elle pouvait être canalisée en des activités plus agréables et un peu moins violentes du moment que la femme souffrait de la même malédiction et était donc en mesure de survivre à l’expérience. Quel effet, se demanda-t-il, cela ferait-il de passer la pleine lune sous forme humaine, et de la conserver grâce au contact d’une amante paranaturelle ? Quelle expérience. C’étaient ses instincts les plus bas, inspirés par le maudit décolleté de la robe de mademoiselle Tarabotti, qui lui soufflaient de telles réflexions.
Lord Maccon ramassa le châle en cachemire et le posa sur la zone supérieure du torse d’Alexia. « Remettez-ça », ordonna-t-il, bourru.
Au lieu de s’offenser, mademoiselle Tarabotti sourit avec sérénité, lui prit le vêtement et le plaça avec précaution derrière elle et hors d’atteinte.
Elle se retourna et, dans un geste d’une grande hardiesse, prit l’une de ses grandes mains calleuses dans les siennes.
« Vous vous inquiétez pour ma sécurité, ce qui est adorable, mais vos gardes ont été des plus efficaces la nuit dernière. Je ne doute pas un seul instant qu’ils seront tout aussi compétents ce soir. »
Il hocha la tête. Il ne rompit pas le contact avec la main hésitante d’Alexia mais la tourna pour qu’elle s’enroule autour de la sienne. « Ils m’ont rapporté l’incident juste avant l’aube. »
Alexia frissonna. « Savez-vous qui il est ?
— Qui ça ? » demanda le comte, avec une voix d’âne. Il promena son pouce distraitement sur son poignet en une caresse rassurante.
« L’homme au visage de cire, précisa Alexia, le regard rendu vitreux par le souvenir et la peur.
— Non. Il n’est ni humain, ni surnaturel, ni paranaturel, répondit-il. Une expérience médicale qui a mal tourné, peut-être ? Il est rempli de vrai sang. »
Elle sursauta. « Comment pouvez-vous le savoir ?
— Le combat, le fiacre. Quand ils ont tenté de vous enlever. Je l’ai mordu, vous ne vous en souvenez pas ? »
Elle hocha la tête en se rappelant la façon dont le comte avait seulement changé sa tête en celle d’un loup et comment il avait essuyé du sang sur son visage avec sa manche.
Une jolie lèvre masculine s’incurva de dégoût. « Cette viande n’était pas fraîche. »
Alexia frémit. Non, pas fraîche. Elle n’aimait pas l’idée que l’homme de cire et ses semblables étaient en possession de ses dossiers personnels. Et, bien entendu, les événements de la nuit précédente prouvaient que ses mystérieux ennemis savaient où la trouver, si bien que rien n’avait fondamentalement changé avec le vol des documents du BUR. Mais à présent que l’homme au visage de cire et l’homme dans l’ombre avec son mouchoir au chloroforme savaient qu’elle n’avait pas d’âme, mademoiselle Tarabotti se sentait terriblement à découvert.
« Je sais que cela ne va pas vous plaire, commença-t-elle, mais j’ai décidé de rendre visite ce soir à lord Akeldama pendant que ma famille sera sortie. Ne vous inquiétez pas. Je m’assurerai que vos gardes pourront me suivre. Je suis convaincue que la résidence de lord Akeldama est extrêmement sûre. »
L’Alpha émit un grognement. « S’il le faut.
— Il sait des choses », insista-t-elle, tentant de le rassurer.
Lord Maccon ne pouvait pas dire le contraire. « Il en sait en général trop, si vous voulez mon avis. »
Mademoiselle Tarabotti tenta de clarifier sa position. « Il ne s’intéresse pas à moi, de quelque manière qui soit… significative.
— Pourquoi le serait-il ? interrogea lord Maccon. Vous êtes paranaturelle. Sans âme. »
Alexia tressaillit mais s’obstina tout de même. « Néanmoins, vous, vous l’êtes. »
Une pause.
Lord Maccon sembla tout à fait fâché. Son mouvement de caresse du pouce s’interrompit, mais il ne retira pas sa main de celle d’Alexia.
Elle se demanda si elle devait insister. Il se comportait comme s’il n’avait pas beaucoup pensé à la question. Et c’était peut-être le cas : le professeur Lyall avait dit que l’Alpha agissait complètement à l’instinct. Et on était bien à la pleine lune, qui était de notoriété publique un mauvais moment pour les loups-garous et leurs pulsions. Était-il convenable de l’interroger sur ses sentiments au sujet de sa petite personne à cette date particulière du mois ? Mais alors, n’était-ce pas le moment où elle avait le plus de chance d’obtenir une réponse honnête ?
« Je suis quoi ? » Le comte ne lui rendait pas les choses faciles.
Alexia ravala sa fierté, s’assit très droite et dit : « Intéressé par moi ? »
Lord Maccon demeura silencieux pendant quelques longues minutes. Il examina ses émotions. Tout en admettant qu’en cet instant précis – ses petites mains dans les siennes, un parfum de vanille et de cannelle dans l’air, et le décolleté de cette maudite robe sous les yeux – son esprit avait la clarté d’une soupe de pois cassés pleine de morceaux de désir de la taille d’un jarret de porc, il savait qu’il rôdait quelque chose dans cette soupe. Quoi que ce soit, cela le mettait en colère, car cela allait désespérément tout compliquer dans sa vie bien réglée, et ce n’était pas le moment de s’en occuper.
« J’ai dépensé pas mal de temps et d’énergie au cours de notre association à essayer de ne pas vous apprécier », finit-il par admettre. Ce qui ne répondait pas à la question d’Alexia.
« Et pourtant je trouve, moi, que ne pas vous apprécier est plutôt facile, en comparaison, surtout quand vous dites ce genre de choses ! » répliqua mademoiselle Tarabotti, en tentant désespérément d’extraire sa main de son odieuse caresse.
La manœuvre se retourna contre elle. Lord Maccon la tira et la souleva comme si elle ne pesait pas plus qu’un duvet.
Mademoiselle Tarabotti se retrouva assise à la même hauteur que lui sur le petit sofa. La journée devint soudain aussi chaude qu’elle l’avait insinué plus tôt. Un contact intime avec les muscles prodigieux de monsieur le comte l’enflammait des épaules aux cuisses. Qu’ont-ils donc de si spécial, se demanda-t-elle, les loups-garous et leurs muscles ?
« Oh, mon dieu, dit Alexia.
— J’ai du mal, dit le comte, à imaginer de ne pas vous apprécier de manière régulière et intime pendant encore très longtemps. »
Mademoiselle Tarabotti sourit. Le parfum de prairies l’entourait, cette fragrance que seul le comte pouvait produire.
Il ne l’embrassa pas, et se contenta de lui toucher le visage, comme s’il attendait quelque chose.
« Vous ne vous êtes pas excusé pour votre comportement », protesta doucement mademoiselle Tarabotti en posant sa joue dans sa main. Il valait mieux ne pas le laisser prendre la main, en quelque sorte, dans cette conversation, ce qui la mettrait dans tous ses états. Elle se demanda si elle allait oser tourner la tête et embrasser le bout de ses doigts.
« Hmmm ? M’excuser ? Pour laquelle de mes nombreuses transgressions ? » Lord Maccon était fasciné par la peau douce de son cou, juste en dessous de l’oreille. Il aimait la façon démodée dont elle avait coiffé ses cheveux, ramenés complètement en arrière comme ceux d’une gouvernante – c’était plus accessible.
« Vous m’avez ignorée à ce dîner », s’obstina Alexia. Elle lui en voulait encore, et n’était pas disposée à le laisser s’en sortir sans un semblant de contrition.
Lord Maccon hocha la tête, en suivant du bout du doigt la courbe de ses sourcils noirs. « Et pourtant vous avez passé la soirée en une compagnie qui semblait vous intéresser davantage que la mienne, et vous avez fait une promenade en voiture avec un jeune savant le lendemain matin. »
Il avait l’air si désespéré qu’Alexia faillit rire. Il ne lui présentait toujours pas ses excuses, mais elle supposa que c’était le mieux qu’on pouvait attendre d’un Alpha. Elle soutint son regard. « C’est lui qui me trouve intéressante. »
Lord Maccon devint livide en entendant cette révélation. « De cela, je suis tout à fait conscient », gronda-t-il.
Mademoiselle Tarabotti soupira. Aussi amusant que cela puisse être, elle n’avait pas voulu le mettre en colère. « Que suis-je censée dire maintenant ? Que voudriez-vous que je dise, vous ou votre meute ? » finit-elle par demander.
Que vous me désirez, songèrent ses pulsions les plus basses. Qu’il y a un futur, pas trop loin dans le temps et l’espace, où nous nous trouverons, vous, moi et un lit particulièrement grand. Il tenta d’affronter les visions en question et d’échapper à leur influence. Maudite pleine lune, se dit-il en tremblant presque sous l’effort.
Il parvint à se contrôler suffisamment pour ne pas l’attaquer pour de bon. Mais ses besoins s’étant amoindris, il dut affronter ses émotions. C’était là, au creux de son estomac. Le seul sentiment qu’il ne voulait pas reconnaître. Et qui allait plus loin que le désir, ou le besoin, ou n’importe lequel de ces instincts pas très civilisés dont il pouvait si aisément accuser sa nature de loup-garou.
Lyall le savait. Lyall n’en avait rien dit, mais il le savait. Combien d’Alphas, se demanda lord Maccon, a-t-il vu tomber amoureux ? Il tourna un regard très semblable à celui d’un loup vers la seule femme capable de l’empêcher de jamais en redevenir un. Il se demanda à quel point son amour était lié à cela : le côté unique de la situation. Paranaturelle et surnaturel – un tel couple était-il possible ?
Tu m’appartiens, disait son regard.
Alexia ne le comprit pas. Pas plus que le silence qui s’ensuivit.
Soudain nerveuse, elle s’éclaircit la gorge. « La Danse de la femelle. Est-ce… à moi de jouer ? » demanda-t-elle en se référant, pour se donner confiance, au protocole de la meute. Elle ignorait ce qu’on exigeait d’elle, mais elle voulait qu’il sache qu’elle en était venue à comprendre une partie de son comportement.
Lord Maccon, encore bouleversé par la révélation à laquelle il était parvenu, la regarda comme s’il ne l’avait jamais vraiment vue auparavant. Il cessa de lui caresser le visage pour frotter le sien à deux mains en un geste fatigué. « Mon Bêta a parlé, dirait-on. » Il la regarda entre ses doigts. « Eh bien, le professeur Lyall m’a assuré que j’ai commis une grave transgression dans la façon dont j’ai traité la situation. Selon lui, vous êtes peut-être Alpha, mais vous n’êtes certes pas un loup-garou. Même si j’ajouterais qu’appropriées ou non, j’ai immensément apprécié nos interactions. » Il jeta un coup d’œil à la bergère.
« Même le hérisson ? » Mademoiselle Tarabotti n’était pas sûre de ce qui était en train d’arriver. Venait-il d’admettre qu’il avait des intentions ? Étaient-elles purement physiques ? Et, si c’était le cas, devait-elle s’engager dans une liaison ? Le mot « mariage » n’avait pas encore franchi ses lèvres. Les loups-garous, étant des êtres surnaturels et morts pour l’essentiel, ne pouvaient pas avoir d’enfants. C’était du moins ce que laissaient entendre les livres de son père. En conséquence, ils se mariaient rarement, et recouraient de préférence à des professionnelles du sport en chambre ou à des porte-clés pour régler la question. Alexia considéra son propre futur. Il était peu probable qu’elle rencontrât jamais une telle occasion, et il existait des moyens d’être discrets. C’est du moins ce qu’elle avait lu. Bien qu’étant donné la nature possessive du comte, tout finirait par être révélé. Au diable la réputation, se dit-elle. Ce n’est pas comme si j’avais des perspectives significatives à gâcher. Je ne ferai que suivre l’exemple de mon don Juan de père. Peut-être lord Maccon me rangera-t-il dans une petite maison quelque part à la campagne avec ma bibliothèque et un grand et beau lit. Ivy lui manquerait, et lord Akeldama, et oui, elle devait l’admettre, son idiote de famille et la bonne société londonienne, qui l’était encore plus. Alexia s’interrogea. Cela en vaudrait-il la peine ?
Lord Maccon choisit cet instant pour lui pencher la tête en arrière et l’embrasser. Cette fois, il n’employa pas la méthode douce, mais alla droit au but en imposant la marque brûlante de ses lèvres, de ses dents et de sa langue.
Elle se plaqua contre lui, agacée, comme cela semblait toujours être le cas quand il l’accostait, par la quantité de vêtements qui se trouvaient entre ses mains et le torse du comte. Une seule réponse possible : oui, ça en vaudrait la peine.
Mademoiselle Tarabotti sourit contre la bouche insistante de monsieur le comte. La Danse de la femelle. Elle s’éloigna et leva les yeux à la rencontre de son regard fauve. Elle aimait la faim de prédateur qu’elle y lisait. Cette sensation de risque épiçait le délicieux goût salé de sa peau. « Très bien, lord Maccon. Si nous jouons cette main-là, seriez-vous intéressé par l’idée de devenir… » Mademoiselle Tarabotti avait du mal à trouver le bon terme. Comment appelle-t-on un amant en langage châtié ? Elle haussa les épaules et sourit. « Mon amant ?
— Que venez-vous de dire ? rugit lord Maccon, scandalisé.
— Euh, ce qu’il ne fallait pas ? », suggéra Alexia, sidérée par son soudain changement d’humeur. Elle n’avait plus le temps de corriger sa gaffe : le cri de lord Maccon avait atteint l’entrée et madame Loontwill, qui rongeait son frein de curiosité, se rua dans la pièce.
Pour trouver sa fille aînée emmêlée avec lord Maccon sur le sofa, derrière une table décorée des carcasses de trois poulets morts.