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- Je me demande si vous pourriez identifier les gens qui figurent sur ces clichés.
Elle lui présenta la photo de Miles Shackley qui figurait sur son faux permis de conduire, ainsi que celle du dossier, fournie par Musgrave.
- Pouvez-vous me dire qui est cet homme ?
- Non. Je n'ai pas le sentiment de l'avoir jamais vu. Qui est-ce ?
- Je vais y revenir. Et eux ?
Mme Theroux prit le portrait de groupe.
- Oh, ils ont l'air si jeunes! Ils étaient jeunes! C'est Bernard, là, au premier plan... il devait avoir dix-neuf ans à l'époque. Mon Dieu, qu'est-ce qu'il est maigre. Là, à gauche, c'est Daniel Lemoine. La fille, je ne sais pas. Celui qui est tout à droite, mon Dieu, c'est Yves Grenelle.
- Yves Grenelle ?
La main de Mme Theroux s'était portée à sa bouche.
- Qui est Yves Grenelle ?
- Ce n'est pas lui. J'ai dû me tromper.
- Mais vous en étiez certaine. Pourquoi ne voulez-vous pas me parler de lui ?
- C'est impossible. Je vous en prie. Je ne peux plus vous aider.
- Non, il faut que je vous pose des questions sur cet homme.
Delorme lui montra la photo de l'Américain datant de 1970.
- Est-ce que le nom de Miles Shackley vous rappelle quelque chose ?
- Non. Et son visage ne me dit rien.
- Madame Theroux, il y a deux choses que vous devriez savoir avant de me répondre. La première, c'est qu'il a téléphoné chez vous il y a moins d'un mois. La deuxième, qu'il aét< assassiné.
Mme Theroux regarda le plafond pendant quelques instants en respirant profondément. Elle se leva et se rendit dans 1 s pièce voisine, récupéra tasses et assiettes de gâteaux. Des voiis enfantines l'appelèrent, la suppliant de venir dessiner. Elle regagna la cuisine et posa le plateau sur le plan de travail, avec force.
- Bernard n'a jamais tué personne, déclara-t-elle. Il n'a jamais rien eu à voir avec aucun meurtre.
- Excusez-moi, mais votre mari a été reconnu coupable de la mort de Raoul Duquette. Il a avoué.
- Il a été reconnu coupable d'enlèvement, pas de meurtre. Et ses aveux n'ont pas été déclarés recevables par le tribunal.
- Madame Theroux, un homme qui est connu pour avoir été impliqué dans la crise d'Octobre a téléphoné chez vous le mois dernier. Cet homme est aujourd'hui décédé. Votre mari a été impliqué dans un homicide volontaire par le passé ; il est possible qu'il l'ait été à nouveau.
- Écoutez-moi. Mon mari n'a jamais tué personne. Je vais vous le répéter, si vous voulez. Je vous en prie, écrivez-le. Notez-le sur votre calepin, inscrivez-le dans votre ordinateur, gravez-le où vous voudrez, n'importe où, là où ça vous permettra de vous en souvenir parce que c'est la vérité vraie : mon mari n'a jamais tué personne.
- Vous me parlez de Raoul Duquette, là ?
Mme Theroux poussa un long soupir et se laissa tomber sur une chaise.
- Oui, je vous parle de Raoul Duquette.
- L'autopsie a établi qu'il était mort par strangulation. Votre mari a déclaré qu'il l'avait tenu pendant que Daniel Lemoine l'étranglait.
- Vous avez une photo de Bernard. Il avait dix-neuf ans. Il pesait cinquante-cinq kilos. Est-ce que vous savez comment était Duquette, physiquement ? Il mesurait presque un mètre quatre-vingt-dix pour quatre-vingt-dix kilos, c'était un ancien joueur de football américain. Mon mari ne l'a pas maintenu au sol.
- Madame Theroux, le ministre avait les mains attachées. Il était retenu prisonnier depuis une semaine.
Un petit garçon entra dans la cuisine, tendant une feuille de papier brouillon devant lui comme une offrande.
- Françoise, je t'ai fait une peinture.
- Oh, elle est très belle, Michel, dit-elle en se penchant pour contempler la tache d'aquarelle bleue aux contours imprécis.
C'est qui, sur ta peinture ?
- C'est mon papa. Il est policier.
- Tu devrais la montrer à Mme Delorme, elle aussi elle est dans la police.
Le garçon leva vers Delorme des yeux qui étaient deux lacs d'étonnement profond.
- T'es aussi dans la police ?
- Oui. Je suis aussi dans la police.
- Il n'a probablement jamais vu de femme policier. Michel» tu veux bien lui montrer ta très belle peinture ?
Le petit se tourna vers la visiteuse et lui présenta la feuille d'un air hésitant. Deux courbes de peinture bleue traversées d'un trait noir.
- C'est très joli, le complimenta Delorme. Il a l'air d'être un très bon policier.
- Françoise, reprit le petit garçon qui se tourna vers elle, son dessin déjà oublié. Tu nous lis une histoire ?
- Dans une petite minute, Michel.
Elle alla refermer la porte derrière lui, proposa une nouvelle tasse de café à Delorme qui déclina, puis s'en versa une avant d^ se rasseoir à la table en la remuant lentement.
- Je ne veux pas que vous reveniez, dit-elle enfin. La paiç que nous goûtons ici est trop fragile, trop chèrement acquise.
Certains souvenirs peuvent être comme des tremblements de terr€, Alors je vais vous dire tout ce que je sais parce que je ne veux pa$ que vous harceliez mon mari. Et après, je ne veux pas que vou$ reveniez.
- Je ne sais pas ce que vous allez me dire. Je ne peux vou$ faire aucune promesse.
- Je n'y croirais pas, si vous m'en faisiez. Mais je vais vou§
raconter ce qui s'est réellement passé il y a tant d'années, et après vous n'aurez plus jamais besoin de revenir. Si vous le faites quarx:} même, je ne vous dirai rien de plus. Personne ne connaît la vérk table histoire. C'était comme s'ils avaient déjà décidé de la ve>.
sion officielle avant qu'ils ne procèdent à aucune arrestation.
Mais écoutez-moi, je vais vous raconter la vérité. La première chose que vous devez comprendre, c'est la loyauté totale que nous ressentions tous les uns envers les autres. Tous ceux qui faisaient partie du FLQ l'éprouvaient, absolue et inébranlable, mais Bernard et Daniel Lemoine en particulier. Ils ont fait connaissance dans une manifestation. Il y en avait tout le temps, à l'époque. À .'une d'elles, peut-être celle organisée pour soutenir les employés ie Seven-Up, je ne sais plus, ou peut-être celle des chauffeurs de :axi... en tout cas, Bernard a été blessé, il saignait du crâne à l'endroit où un salaud de flic l'avait frappé avec sa matraque. Excu-►ez-moi, mais...
- Pas de problème. Je n'ai pas d'affection marquée pour les policiers brutaux.
- Enfin, le voilà à l'arrière du panier à salade, à pisser le ;ang.
Daniel Lemoine a déchiré sa chemise pour lui faire un bandage.
- Des compagnons d'armes.
- Des compagnons d'armes, exactement. C'est ça qu'ils sont levenus.
Elle leva deux doigts entrecroisés puis reprit :
- Inséparables. Mais il ne se passe pas un jour sans que je egrette qu'ils se soient rencontrés. Je ne sais pas, pour Lemoine, e crois qu'il aurait été exactement le même indépendamment les gens qu'il fréquentait, mais je suis sûre que Bernard n'aurait amais enlevé personne s'il ne l'avait pas connu. Bernard a tou-ours été partisan de l'action de masse, de la mobilisation des
;ens. Il n'était pas partisan des complots individuels. Mais je ne ais pas comment, c'est devenu une folie partagée, cet enlèvement.
- Une folie qu'ils ont partagée avec Yves Grenelle, non? Jourquoi son nom n'a-t-il jamais été mentionné ?
- Yves Grenelle n'a jamais été arrêté, jamais inculpé de ien.
Son attitude s'était brusquement altérée. Elle baissa les yeux ur ses mains comme si elle tenait entre elles un écran fragile sur equel se déroulaient les événements de sa jeunesse.
- Cela s'inscrivait dans leur accord, vous comprenez.
- Quel accord ?
- Entre les membres de la cellule. Ils étaient comme de frères de sang. L'accord disait que si les flics les trouvaient, cea qui parviendraient à s'échapper ne devraient jamais être mefl donnés, ni à la police, ni à la presse, ni à personne. Tout devai se passer comme si ils ou elles n'avaient jamais existé. C'est ce qu s'est passé pour Yves Grenelle. Il n'a pas été capturé avec les autres Il a disparu de la surface de la terre le jour où Raoul Duquette ; été tué. Personne n'a entendu parler de lui depuis. Il est san doute parti en France, ce que beaucoup ont fait quand ça a ma tourné. La plupart sont revenus. Mais personne n'a jamais revi Grenelle.
- Comment avait-il été recruté, ce Grenelle? C'était ui ami de votre mari ? Un ami de Lemoine ?
- Ça devait être un ami de Lemoine. Bernard ne le connais sait pas. Je crois que c'est Simone Rouault qui l'avait fait connaîtra à Lemoine, un an ou deux plus tôt. C'est à elle que vous devriez parler si vous voulez en savoir plus sur les techniques de recrute ment. Elle était tellement belle que s'ils avaient imprimé de(
affiches avec son portrait dessus, le nombre des adhérents aurai'
triplé du jour au lendemain. C'est elle qui en a attiré un gran^
nombre, parmi les hommes jeunes. Elle dotait la révolution d'un joli visage, d une bouche magnifique. Et, bien sûr, elle baisait tout ce qui bougeait.
- J'ai déjà entendu son nom. Est-ce que vous étiez proches >
- On s'entendait bien. On ne la voyait pas beaucoup à cause de la nécessité d'opérer un cloisonnement, mais c'était quelqu'un.
Une sacrée personnalité. (Elle secoua la tête à ce sou-venir.) Elle ne buvait que du Champagne. Du Champagne français, de la Veuve-Cliquot uniquement. Et elle fumait des Gitanes en permanence. J'ai horreur de ces cigarettes. Elles puent comme le cigare. Je vous préviens, si vous allez parler à Simone, apportez-lui une bouteille de Veuve-Cliquot et elle vous racontera sa vie.
- Mais Simone Rouault était dans la cellule Libération?
celle qui a enlevé Hawthorne, non ? Par conséquent elle et Grenelle n'ont pas pu se rencontrer.
— Oh, mais si, vous comprenez, Grenelle assurait le contact entre les cellules. Il allait de l'une à l'autre. Grande gueule, toujours plein d'idées, toujours prêt à l'action, toujours partisan de l'action. Bernard et même Lemoine, ils étaient, je ne sais pas, plus réfléchis.
— Alors comment s'y est-il pris pour échapper à la capture ?
— Ç'a été en partie dû à mon mari. Bernard est menuisier-charpentier, comme son père. Avant d'enlever Duquette, ils s'étaient aménagé une autre planque sûre où se réfugier. Une maison sur la rive sud. Bernard avait monté une fausse cloison à l'intérieur d'un placard. C'était tout ce qu'ils avaient prévu, comme plan de repli. Ça paraît pitoyable, a posteriori> mais vous comprenez, il n'avait jamais été dans leur intention de tuer qui que ce soit, par conséquent ils n'avaient pas élaboré un plan de fuite détaillé.
— Ce n'est pas ce que disaient les communiqués. Dès le premier jour ils ont menacé d'exécuter Duquette.
— Ils négociaient. Ils se servaient de leur otage comme moyen de pression. Vous ne me croyez pas, mais c'est vrai : trente ans après, je n'ai aucune raison de mentir. Ils ont été stupéfaits par la réaction du gouvernement. La suspension des droits constitutionnels. L'intervention de l'armée. Personne ne l'avait vu venir. Bernard et Daniel pensaient avoir une très bonne -
hance d'obtenir la libération de deux ou trois prisonniers politiques. Personne ne pensait que le gouvernement allait laisser exécuter les otages. Au pire, ils imaginaient qu'ils parviendraient ^ obtenir, pour eux-mêmes, un vol à destination de Cuba, de 'Algérie ou d'ailleurs.
— Vous seriez partie à Cuba avec votre mari ?
— Oui, bien sûr. En Algérie. N'importe où.
Elle eut un haussement d'épaules :
— J'étais jeune.
— Et vous n'avez jamais cru qu'ils allaient tuer ? Même quand ls ont enlevé un ministre de la province comme Duquette?
- Non, ça ne m'a jamais effleurée. Pas un instant.
Elle se leva et alla regarder par la fenêtre. Delorme pensa que c'était simplement pour pouvoir se détourner.
- Il lui en faut, du temps, au taxi.
- Oui. S'il n'est pas là dans quelques minutes, je vais les rappeler.
La porte s'ouvrit et une fillette entra. La tragédie se lisait sur son visage.
- Sasha, il a renversé de la peinture sur mon dessin.
- Oh, ma pauvre Monique, fit Mme Theroux en se penchant et en posant la main sur son épaule. Je suis sûre qu'il ne l'a pas fait exprès.
- Si! Sasha, il est méchant!
- Bon, va en parler à Gabrielle. Tu peux toujours en faire un autre, tu sais.
- Je veux pas !
- Bon, va voir Gabrielle.
Elle lui tint la porte et une bouffée de vacarme enfantin leur arriva de la pièce voisine. Mme Theroux reprit place de l'autre côté de la table et remua son café jusqu'à ce que Delorme se dise qu'il allait s'évaporer.
- L'idée ne m'a jamais effleurée que Bernard puisse être impliqué dans un meurtre. Je connais mon mari. Je le connais maintenant et je le connaissais à l'époque. Faire sauter des statu.es à la dynamite, oui. S'attaquer à des grandes compagnies, oui. mais au milieu de la nuit, quand il n'y a personne dans les parages et après avoir envoyé une mise en garde. Quant à assassiner quelqu'un de sang-froid, jamais. Il n'a pas ça en lui, c'est tout
Elle fronça les sourcils et se frotta le front comme si elle pouvait effacer ces souvenirs.
- Au bout de quatre ou cinq jours, la pression devient vraiment très forte. Il y a des policiers et des militaires partout. À eui trois, ils essayent de décider de ce qu'il faut faire. Grenelle, av^c sa grande gueule, est à fond partisan de tuer Duquette, mais Lemoine et Bernard ont besoin de temps pour réfléchir. Ils vont chez un ami, quelqu'un du réseau de soutien logistique, pour dis
:uter de ce qu'il faut faire, juste eux deux, ils laissent Grenelle pour surveiller le ministre. Après un long débat houleux, ils décident qu'ils n'ont rien à gagner à exécuter leur otage.
L'armée était partout, le gouvernement refusait de négocier, ça donnait l'impression que la partie était complètement perdue, vous voyez ? Ils décident de ne pas tuer Duquette.
» Ils retournent à la maison pour faire part de leur décision i
Grenelle. Ils entrent, ils le trouvent dans la cuisine, le regard craqué dehors, il ne dit pas un mot, ce qui était inhabituel pour ui, grande gueule comme il l'était. Mais là il restait assis à fixer a fenêtre, Bernard m'a raconté, comme s'il avait pris un coup de narteau sur la tête. Ils lui annoncent qu'ils ont décidé de ne pas
:uer Duquette. Ils lui expliquent leurs raisons. Ils exposent le pour et le contre. Ils lui disent que ç'a été une décision difficile nais qu'ils sont persuadés que c'est la bonne. Durant tout ce
:emps, Grenelle ne dit rien. Pas un mot. Il regarde par la fenêtre, point final.
» À la fin, il se tourne vers eux. Il les détaille de pied en cap *t il secoue la tête, déçu. "Quoi ? ils lui disent. Qu'est-ce qu'il y i ? Si tu n'es pas d'accord, dis-le. Ce n'est pas la peine de regarder dans le vide avec cet air bovin. Dis-nous ce que tu penses."
4Vous arrivez trop tard", il leur répond. "Trop tard ? Comment ja, trop tard ?" "Je l'ai tué", il leur dit avant de fondre en larmes.
Un grand gaillard comme lui, le roi de l'action, le voilà qui se net à chialer comme un gosse. Bernard et Lemoine se précipitent dans la pièce voisine et découvrent qu'il a dit vrai. Duquette gît, inerte, près de la fenêtre : pas de pouls, pas de respiration, et il a
:ette épouvantable marque autour du cou. La vitre est brisée et
:out est en désordre comme s'il y avait eu lutte.
» Ils retournent dans la cuisine où Grenelle continue à pleurer.
Ils parviennent finalement à le calmer. "Raconte-nous ce }ui s'est passé, lui dit Bernard. Il a essayé de s'échapper ?"
» Grenelle leur raconte que Duquette est parvenu à se libérer de ses liens. Lui, il est dans la cuisine, il écoute les informations.
Tout d'un coup, il entend un bruit de vitre cassée. Il se rue dans la chambre et trouve Duquette déjà à moitié dehors. Il le ij
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tire de force à l'intérieur, mais l'autre se défend comme un forcené, il est hystérique. Grenelle leur montre son œil qui commence à noircir. Bon, lui et Duquette se battent et finalement Grenelle parvient à le retourner sur le ventre et il tire comme un dingue sur son pull. Tout ce qu'il veut, c'est le calmer, le mettre hors d'état de se débattre. Il relâche sa prise et Duquette recommence à lutter. Alors il se remet à tirer sur le pull. Cette fois, il est bien décidé à lui faire perdre connaissance.
Il se penche en arrière en y mettant tout son poids, il lui serre l'encolure fort sur la gorge. Ça marche. Duquette s'évanouit, Grenelle s'empare de la corde et lui attache les poignets. Le seul problème c'est qu'il n'est pas inconscient, il est mort.
» Grenelle leur raconte tout ça et il pleure de plus belle. Le révolutionnaire sans pitié, le voilà tout d'un coup redevenu le fï-
fils à sa maman. Les deux autres en sont malades, de ce qui s'est passé, mais en même temps ils comprennent comment ça a pu se produire. Toutes leurs décisions sont à reconsidérer.
- Ça, c'est sûr. Soit ils vont déclarer que son décès est accidentel, auquel cas ils donneront l'image d'amateurs maladroits, Soit ils vont affirmer que c'est une exécution, auquel cas ils seront perçus comme impitoyables, cruels... mais comme des révolutionnaires.
- Exactement. Ils optent pour l'image des révolutionnaires, I Ils vont se conformer au plan d'origine. La cellule tout entière ^va revendiquer sa responsabilité collective, quels que soient ceux q vu se feront prendre et ceux qui s'échapperont. Ils diront que ç'a été un acte collectif.
» Ils mettent donc le cadavre dans le coffre de la voiture et se rendent à l'aéroport de Saint-Hubert. Ils informent les médi a*
de l'endroit où ils le trouveront. Ensuite ils se replient sur levxi planque de la rive sud. Trois semaines plus tard, la police trouve la maison et ils parviennent à se serrer tous les trois dans h double fond du placard. Ils y sont restés tout le temps où la police a fouillé les lieux, à écouter ce que les flics disaient.
Quam.<l la police est enfin partie, ils ont attendu encore douze heur « avant de s'enfuir au milieu de la nuit. Comme les autorit-
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n'avaient laissé personne pour garder la maison, ils n'ont eu qu'à s'esquiver par l'arrière.
» Bernard et Lemoine ont été arrêtés dans la semaine qui a suivi, ils se cachaient dans une grange comme deux vagabonds.
Grenelle s'est échappé.
Elle eut un profond soupir et se mordit la lèvre :
- C'est le seul qui se soit échappé.
- Pourquoi n'avez-vous jamais raconté cela à personne?
interrogea Delorme d'une voix douce.
- D'abord, parce qu'il y avait le serment de loyauté. Et Bernard ne voulait en parler à personne. Il voulait que l'histoire retienne les événements comme ça.
Des cris d'indignation enfantine leur parvinrent de la pièce raisiné.
- Pas autant de bruit là-dedans, Sasha! lança Mme Theroux. Tu n'es pas tout seul. D'autres que toi essayent de parler!
- Est-ce que l'idée vous est jamais venue, à l'un ou à l'autre, que Grenelle mentait ? Qu'il avait peut-être senti que la détermination de ses frères d'armes vacillait, qu'à son opinion, ils faisaient preuve de faiblesse et que, pour sauver la révolution, il avait de sa propre initiative décidé d'assassiner Duquette ?
- Oh oui, elle nous est venue à tous, en dépit de toutes ses larmes. Grenelle était toujours le plus tête brûlée du groupe.
Celui qui voulait davantage d'action, des explosions plus spectaculaires, plus d'articles dans la presse. J'ai même soulevé le problème avec Bernard, pendant le procès. Au début, il n'a pas voulu y réfléchir mais après, en prison, il a conclu que ça n'y changerait rien. Souvenez-vous que mon mari n'a été condamné que pour enlèvement, pas pour meurtre.
- Il y a autre chose qui m'ennuie. Si Grenelle était tête brûlée à ce point, s'il était aussi révolutionnaire que ça, pourquoi ne s'est-il pas attribué le mérite du meurtre? Pourquoi prétendre que c'était un accident ? Après tout, de son point de vue, c'était un acte de guerre, non ? Donc il était un héros ?
- Oh, oui. Il ne cessait jamais de se vanter de ses exploits avec les bombes et le reste. Il était toujours prompt à s'attribuer le mérite de toutes les actions violentes que menait la cellule. Je veux dire, en général, c'était lui qui en était l'instigateur, alors pourquoi pas ?
- Mais au lieu de se vanter d'avoir tué Duquette, il éclate en sanglots. D'après ce que vous m'avez raconté, ça ne lui ressemble pas.
Mme Theroux haussa les épaules.
- Peut-être est-ce la réaction normale. Je ne peux pas le savoir, je n'ai jamais tué personne.
Delorme, si. Une tueuse en série nommée Edie Soames. Et ça l'avait laissée déprimée et au bord des larmes pendant des semaines.
- Votre taxi... je commence à me dire que vous ne l'avez jamais appelé.
- Ça ne fait rien, je crois que la pluie se calme. Merci pour le café.
Elle enfila son manteau puis demanda :
- Vous dites que votre mari ne voulait pas entendre parler de la possibilité que Grenelle ait tué Duquette délibérément. [ quoi attribuez-vous cela? Moi, j'aurais pensé que ça l'aiderait à préserver sa propre image de révolutionnaire.
Mme Theroux s'était levée en même temps que Delorme. Elle se détourna alors légèrement et froissa son tablier entre s«s mains.
Elle regarda par la fenêtre festonnée de glaçons d'où tombaient des gouttes.
- Il ne vous a jamais parlé d'autres possibilités ?
Mme Theroux secoua la tête d'un geste étriqué.
- Il n'a jamais, je ne sais pas moi, par exemple il n'a jarnas mentionné quelque chose concernant le lieu où ça s'est passtf La chambre, quand lui et Lemoine y sont entrés et ont trouvé Duquette mort ? Il n'a jamais rien dit sur l'aspect des lieux ? Si (a correspondait à ce que Grenelle leur avait raconté concernant ia tentative d'évasion, la fenêtre brisée, la lutte ?
- Mon mari avait dix-neuf ans. Il était menuisier-charpei-tier, pas expert de la police scientifique.
- Oui, mais étant donné la gravité de la situation, s<n impact sur leurs vies personnelles, pour ne rien dire de l'histoie avec un grand H, ils voulaient sûrement savoir avec précision e m
[ui était vrai et ce qui ne l'était pas. Après tout, Lemoine et votre nari ont passé douze ans en prison. S'il n'y avait pas eu Grenelle, 1s auraient très bien pu s'en tirer avec un voyage à Cuba et deux
>u trois ans de détention à leur retour. Alors ce que je vous lemande, c'est si, à votre connaissance, il y avait quoi que ce soit, lans la chambre, qui ait pu inciter votre mari à se demander si Grenelle pouvait être un autre que celui qu'il prétendait être ?
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
- Je crois que si. Je crois que cette idée est présente à votre
;sprit depuis trente ans.
- Vous feriez mieux de partir. Bernard avait raison, nous l'avons rien à gagner à parler avec les flics, et tout à perdre.
- Pourquoi Miles Shackley a-t-il téléphoné ici? Moins l'un mois avant d'être assassiné ?
- Je vous l'ai dit : je ne connais pas de Miles Shackley. Vtais quelqu'un a bien téléphoné ici, il y a un mois. Un inconnu. 1
s'est présenté comme étant le cousin d'Yves Grenelle, habitant L
Trois-Rivières. Bernard dit que c'est vrai, que Grenelle était de
["rois-Rivières, mais qu'il ait eu des cousins ou pas, qui peut le
;avoir ? Enfin, ce « cousin » a affirmé que son père était décédé et ju'une partie de ses biens devait revenir à Yves, alors est-ce que îous savions où le trouver? Mais même si nous nous sommes néfiés, qui pourrait être à sa recherche, après tout ce temps ? La ^MRC ? Elle a toujours ignoré son existence.
- Qu'est-ce que vous lui avez répondu, à cet inconnu qui essayait de trouver Grenelle ?
- C'est Bernard qui a décroché. Il lui a répondu qu'il n'avait amais entendu parler d'un Yves Grenelle.
Des yeux, Delorme fit le tour de la cuisine, des dessins d'en-
:ants, s'imprégnant de l'atmosphère de paix domestique.
- Merci, dit-elle. Merci beaucoup.
- Mon mari n'acceptera jamais de vous parler et je vous ai dit tout ce que je sais. J'espère que vous ne reviendrez pas.
- Non. Cela ne devrait pas être nécessaire.
Mme Theroux, qu'une délégation de trois petits enfants /enait réclamer afin qu'elle s'acquitte de ses devoirs de lectrice en chef à la crèche Beau Soleil, disparut dans la pièce voisii. Delorme franchit le seuil en sens inverse.
Dehors, la pluie s'était calmée, les rues de Montréal panaient neuves et propres.
Sur le trajet du retour, après son inutile visite à l'ancien :aporal Sauvé, Cardinal appela Catherine. Elle l'informa que son père avait été autorisé à quitter l'hôpital et qu'il était rentré chez ui.
- Je l'ai invité à la maison, mais il n'a pas voulu en entendre parler. Je n'ai pas insisté. Tu sais comment il est.
- Comment l'as-tu trouvé ?
- Pas mal, étant donné les circonstances. Un peu chance-ant, mais il est coriace, l'animal.
Cardinal lui annonça qu'il pensait revenir le lendemain.
- Tu ferais bien de ne pas partir trop tard. Il pleut et on lirait qu'on va avoir droit à une nouvelle couche de glace. Ça pourrait devenir très compliqué de voyager.
Ils s'étaient entendus, avec Delorme, pour se retrouver dans m café de Saint-Denis, mais comme il était en avance et que la pruine avait recommencé à tomber, il se réfugia dans une des galeries commerciales souterraines, sous Sainte-Catherine. Bien
;ûr, la majorité des grandes villes modernes possèdent ces com-nerces, et ils sont particulièrement appréciés dans les cités sou-nises à des hivers longs et rigoureux. Mais Montréal dissimule ine civilisation entière sous ses rues. Des boutiques de toutes ortes, pharmacies, grands magasins, buralistes, fourreurs, se suc-:èdent sur des kilomètres et des kilomètres. Cardinal en compre-îait l'intérêt, par les journées pluvieuses comme celle-ci, et plus mcore quand la température atteignait moins trente, mais ce l'était pas la conception qu'il se faisait d'un moment agréable. Il rouvait oppressant de se trouver en sous-sol, en dépit des décorations exubérantes, et l'éclairage électrique donnait à tout le monde l'air d'être lessivé et désenchanté.
Il atteignit une intersection vaste comme un aéroport où il lut très attentivement le nom des rues ; sous terre, on perd tout sens de l'orientation. Un magasin de cosmétiques attira son regard et il demeura quelques instants à étudier la devanture, se demandant s'il y aurait quelque chose qu'il puisse rapporter à Catherine. Il remarqua une eau de toilette appelée Torso, dont le flacon, par sa forme, justifiait le nom, mais cela lui fit penser à des autopsies.
À treize heures il remonta au niveau de la rue et retrouva sa collègue, comme ils en étaient convenus, à la cafétéria Tasse-Toi. C'était une minuscule crêperie pour touristes où des boîtes d'allumettes en provenance du monde entier étaient collées au plafond. La clientèle semblait se composer exclusivement de Texanes obèses.
- Seigneur, je suis vraiment heureux de te voir.
- Je sais que tu ne peux pas vivre sans moi, Cardinal. C'est la seule raison pour laquelle je suis venue.
Ils commandèrent tous deux la crêpe spéciale du jour et un café, décaféiné pour lui.
- Comment ça s'est passé, avec Bernard Theroux ?
- En fait, c'est Françoise Theroux que j'ai vue. Je pense que ça m'a vraisemblablement permis d'obtenir de meilleurs résultats.
Cardinal l'écouta en silence et prit quelques notes. Il appuya la photo des jeunes felquistes contre sa tasse.
- Il s'appelle donc Yves Grenelle, et Miles Shackley était à sa recherche peu de temps avant d'être assassiné. Enfin, si Mme Theroux est digne de foi.
- C'est une femme d'une cinquantaine d'années qui tierxt une crèche et, tout ce qu'elle souhaite, c'est en finir avec toute cette affaire. Je crois que nous pouvons la croire. Qu'est-ce quic tu as obtenu de Sauvé ?
- Rien.
- Rien du tout ? Après être allé jusque là-bas ?
- Je ne crois pas qu'il ait apprécié mon français.
- Pour ça, ce n'est pas moi qui lui donnerai tort.
- D'autre part, nous n'avons aucun moyen de pression contre lui. Il a purgé sa peine, il reste tranquillement dans son coin, qu'est-ce qu'il en a à fiche de ce que peuvent vouloir deux flics venus de l'Ontario ? Je me comporterais vraisemblablement de la même façon, si j'étais lui.
Lorsque la note arriva, Cardinal commenta :
- C'est plutôt chéro pour deux malheureux cafés. Comment les gens acceptent-ils de payer des prix pareils ?
- Ils multiplient la note par deux pour les clients qui arrivent de l'Ontario.
Ils laissèrent une des voitures au quartier général de la PMRC
puis traversèrent la ville en direction du quartier de Hochelaga.
Delorme consultait un plan des rues qu'elle tenait ouvert sur ses genoux et pilotait Cardinal dans un réseau compliqué de voies à sens unique.
- Est-ce qu'on n'aurait pas pu y aller tout droit en suivant Sainte-Catherine ?
- Pas si tu veux arriver à destination aujourd'hui. Nous y sommes.
Il tourna dans une petite rue déprimante à un seul sens de circulation.
- Eh bien dis donc, fit Delorme. C'est deux bons crans en dessous du quartier où habite Theroux.
Elle se rappelait ce que le sergent Ducharme leur avait dit le matin même à propos de Simone Rouault : selon les termes qu'il avait employés, c'était un sacré numéro. «Une informatrice, entre autres choses... quantité d'autres choses. Simone Rouault était, dirons-nous, une personnalité complexe. Un instant elle était à cent pour cent pour les bons, pour le respect des lois, c'était : 'Jetons ces salopards aux oubliettes et bazardons la clé."
L'instant suivant, elle faisait exploser une charge de dynamite sur le mont Royal. Elle adorait tout faire sauter, cette femme.
C'était Line séparatiste convaincue qui transmettait des informations au groupe CAT, et quand vous aurez réussi à comprendre ça, vous m'expliquerez. Plus lunatique qu'elle, ça n'existe pas. Chaque fois, Fougère revenait de leurs rencontres comme s'il avait disputé un combat en cinq rounds contre un lynx. » Le bon côté des choses, leur avait expliqué le sergent, c'était que si on lui offrait à boire, elle était prête à vendre père et mère.
L'adresse était un minuscule duplex avec, à l'étage, un balcon rouge mangé par la rouille qui s'affaissait telle une lèvre fendue.
Au bout d'une éternité, une femme très âgée qui prenait appui sur un déambulateur vint leur ouvrir. Une cigarette pendait à la commissure de ses lèvres, quatre centimètres de cendres tremblotant à son extrémité.
— Nous sommes désolés de vous déranger, commença Delorme en français. Nous sommes à la recherche de Simone Rouault.
— C'est moi. Qu'est-ce que vous me voulez ?
Le français hyperrapide de Delorme dépassait largement les capacités de compréhension de Cardinal. Le seul mot qu'il reconnut, pratiquement, fut «Ontario». Et la réponse de Simone Rouault lui parut encore plus hermétique. Il adopta une position de repli derrière sa partenaire, tentant de prendre un air grave mais dépourvu de menace.
Finalement la vieille femme s'écarta. Les deux policiers pénétrèrent dans une chambre à peine plus grande que celle de Cardinal, chez lui.
— Qu'est-ce que vous avez qui va pas? l'agressa Simone Rouault.
Vous êtes sourd-muet ?
— Je crains que mon français ne soit pas très bon.
— Ça, c'est typique de l'Ontario. Très bien. On va parler en anglais... une langue extrêmement imprécise, mais il va bien falloir s'en contenter.
Elle se déplaçait avec une pénible lenteur, une forte gîte, Chacun de ses pas évoquait un cri de douleur involontaire. Elle prit lentement place dans un fauteuil. Il n'y avait pas d'autre siège que son lit, un canapé repliable qu'elle n'avait pas pris U
peine de refermer. Cardinal douta qu'elle en eût la force.
— Pas de problème, dit-il. Je vais rester debout.
— Asseyez-vous, bon Dieu. Ce n'est qu'un lit. Il ne va pa< mordre. Vous pouvez toujours courir pour que je vous replie cette foutue saleté.
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- Madame, commença-t-il, l'affaire sur laquelle nous travaillons concerne une personne au moins qui a joué un rôle actif I au sein du FLQ en 1970, et nous avons besoin de parler de cette \
époque avec vous. Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter.
Nous sommes venus strictement pour obtenir des informations.
- M'inquiéter? Mais, mon petit, je ne m'inquiète pas. J'ai fait exploser une douzaine de bombes, j'ai rédigé vingt-cinq communiqués, hébergé des personnes recherchées, j'ai été la complice d'ennemis de l'État et j'ai organisé sept cambriolages de banques. Allez-y, arrêtez-moi.
Elle tendit ses poignets déformés et torturés pour recevoir les menottes.
- Nous ne sommes pas ici pour vous arrêter.
- Ça, je ne vois pas comment vous pourriez. Vous seriez obligés d'arrêter la PMRC au grand complet si vous vouliez y parvenir.
Mes complices ont été emprisonnés. Mes amants aussi. Même mon meilleur ami l'a été. Mais moi, je suis restée en liberté. Il y a des raisons pour ça.
- C'est ce que nous avons compris. En fait, je me demande comment il se fait que vous viviez toujours à Montréal, et sous le même nom.
- Regardez-moi. Qu'est-ce qu'ils peuvent me faire, maintenant ?
Défoncer ma porte et abattre une petite vieille ? Qu'ils y viennent, je m'en fiche.
- Euh, nous espérons que vous pouvez...
- Vous savez que je ne devrais pas vous parler ? l'interrom-pit-elle.
- Les événements qui nous intéressent se sont déroulés il y a plus de trente ans. Je ne pense pas que vous violeriez encore des secrets d'État.
- Le SRSI ne partage pas votre avis. Ils m'ont appelée ce matin pour m'ordonner de ne rien vous dire.
- C'est Calvin Squier qui vous a appelée ?
- Il n'a pas voulu me dire son nom. Un homme d'un certain âge.
Canadien français. Il m'a dit que je mettrais la sécurité nationale en péril si je vous communiquais des renseignements.
Il m'a même menacée de me faire retenir mes prestations m
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!
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sociales. Je n'éprouve absolument aucune loyauté à leur égard.
Vous voyez comment je vis. Je doute que le lieutenant de la police criminelle Jean-Paul Fougère ait vécu comme ça... au Nouveau-Brunswick ou je ne sais où il a pris sa retraite avant de mourir. Le SRSI, c'est du pareil au même avec un nom différent.
S'ils n'avaient pas appelé pour me menacer, ces cons, je ne vous aurais peut-être pas parlé, mais maintenant, en ce qui me concerne, ils peuvent aller se faire foutre.
Delorme plongea la main dans son sac et en sortit une boîte oblongue.
- Françoise Theroux m'a dit que vous aimiez bien ça.
La vieille dame prit la boîte et l'examina comme s'il s'agissait d'un objet d'une extrême rareté. Digne de figurer dans un musée. Elle en sortit la bouteille avec difficulté et la prit tendrement dans ses bras comme un nouveau-né.
- Est-ce qu'ils s'en sortent bien, les Theroux ?
- Ils semblent gagner correctement leur vie.
- Dieu a le sens de l'humour, pas vrai ? Le meurtrier gagne bien sa vie. Moi, je vis comme une assistée.
- Nous cherchons des renseignements sur cet homme, dit: Cardinal en lui tendant la photographie de Shackley à l'époque où il était jeune.
Elle l'étudia sans montrer de réaction pendant quelques instants avant de la rendre. Un léger sourire flotta sur ses lèvres sèches et gercées. Elle secoua la tête d'un côté et de l'autre d'un geste mesuré.
- L'histoire que je pourrais vous raconter..., fit-elle avarxT de tendre le cou vers la bouteille. Vous voulez bien me l'ouvrir ?
Cardinal s'en saisit et entreprit d'en retirer le papier métallisé.
- C'est toujours un grand plaisir, non ? dit-elle à Delorm^^« De regarder un homme fort travailler de ses mains.
Delorme ne fit pas de commentaire.
- Les verres sont là, mon chéri, poursuivit la vieille dam- ^ en indiquant une rangée de placards métalliques au-dessus d'u:«n petit réfrigérateur compact. Vous vous joindrez bien à moi ?
- J'aimerais beaucoup, dit Cardinal. Mais malheureuse=-
- Oui, oui. C'est tellement triste. On ne tient pas à voir des Tuniques rouges en état d'ébriété avancé à tous les coins de rue, hein?
- Nous ne faisons pas partie de la police montée.
- Je m'exprimais métaphoriquement, mon chéri. Il ne faut pas toujours prendre les choses au pied de la lettre.
Il s'approcha avec une flûte à Champagne d'une propreté douteuse qu'il remplit avant de poser la bouteille.
Elle porta un court instant le verre à son nez afin d'en humer le contenu.
- La Veuve-Cliquot, dit-elle. La veuve préférée de tous.
- Veuve* expliqua Delorme à Cardinal, c'est le mot qu'utilisent les Français pour désigner une femme qui a perdu son mari.
- Merci. J'avais deviné.
- À une époque, je ne buvais rien d'autre.
Elle porta délicatement le breuvage à ses lèvres, leva le verre pour en apprécier la couleur, puis avala une seconde gorgée.
- Elle n'a pas changé du tout, commenta-t-elle, ce n'est pas comme moi.
Les deux policiers attendirent.
- J'étais belle. C'est la première chose que vous devez comprendre. J'étais très belle.
- Ça n'a rien de difficile à croire, assura Cardinal.
Même si elles étaient veinées de vaisseaux capillaires violacés, ses pommettes hautes et bien dessinées étaient toujours là, ainsi que l'arrondi gracieux des sourcils. Les yeux gris, presque dissimulés désormais dans les replis de la peau, étaient si espacés qu'ils avaient dû, dans sa jeunesse, lui donner une sagesse apparente allant bien au-delà de son âge.
- Ça tenait à une intensité que je possédais, poursuivit- elle d'un ton purement factuel, un air passionné associé à une réserve nécessaire que les gens trouvaient irrésistible.
Elle tendit péniblement la main vers une étagère et en descendit un cliché représentant une jeune femme qui riait face à l'objectif. Elle avait des dents magnifiques, une lèvre supérieure à
la sensualité attirante et ces grands yeux gris, d'une limpidité absolue.
- À la plage. Été 1970. J'avais trente et un ans.
Ce qui lui en donnait largement soixante. Elle paraissait plus proche des quatre-vingts.
- Ostéoporose, arthrose, la totale, dit-elle en suivant les pensées de Cardinal. Je n'ai jamais aimé le lait. Et ce que j'ai toujours adoré, c'est ça.
Elle sortit un paquet de Gitanes, en alluma une. Puis elle récupéra la photo dans sa patte desséchée et pointa l'index non pas sur le visage jeune mais sur les nuages en arrière-plan, la colline sur la gauche, les feuillages sur la droite.
- Vous voyez ça ? Vous savez ce que c'est ? Ou plutôt, ce que c'était ?
- Vous avez dit que c'était à la plage, fit Cardinal avec un haussement d'épaules.
- Toujours le pied de la lettre. Vous devriez vous marier, tous les deux. Je vous montrais mon futur. Voilà ce que c'était J'en avais encore un à l'époque. Si ça ne vous dérange pas ?
Elle tendit son verre à Cardinal qui le lui remplit. Elle bu: une gorgée frémissante puis abaissa le verre sur ses cuisses.
- Mon futur, répéta-t-elle. C'est vraiment étrange de pen ser que ce corps, ce visage, cette pièce, vraiment étrange de pense que c'était ça, mon futur. Si je l'avais su à l'époque, je me serai: pendue, évidemment. Vous avez un peu de temps devant vous, y suppose ?
Les deux policiers hochèrent la tête.
- C'est un luxe merveilleux, d'avoir du temps. Bon. J'a votre attention, j'ai ma cigarette, j'ai un verre plein. Laissez dont une vieille femme vous raconter où son futur s'en est allé.
» J'avais vingt-neuf ans. Pas si vieille que ça, en fait. Mais \
l'époque, la jeunesse représentait tout. Être jeune était considéra comme un honneur, exactement comme, à une époque anté rieure, être vieux était considéré comme une réussite. Des conne ries, aussi bien l'un que l'autre. On a l'âge qu'on a, et on n'y peui rien. Mais à l'époque, je vous parle de 1968, 1969, si vous avie; de trente ans, c'était le début de la déchéance. Les Beatle
étaient au sommet de leur gloire. Il y avait la Trudeaumania...
pourquoi ? Parce qu'il était jeune et beau, comme Kennedy. Il était télégénique. Il y avait même un programme fédéral de création d'emplois qui s'appelait le Groupement des jeunes canadiens. Bien sûr, c'était un programme d'emplois fictifs destiné à masquer les chiffres élevés du chômage, mais ça sonnait de manière tellement romantique.
» Cinquante pour cent de la population avait moins de trente ans, et cela signifiait que nous détenions le pouvoir. Avec de pareils chiffres, les hommes politiques étaient obligés de nous écouter. Dans les universités, les étudiants se mettaient en grève pour modifier les programmes, et même pour avoir leur mot à dire sur le recrutement des enseignants, les renvois, l'attribution des postes. Sans oublier les défilés incessants contre la guerre du Viêt Nam. C'était une époque de radicalisme.
» On participait à un défilé, à un sit-in, et il n'y avait pas âme qui vive au-dessus de trente ans, ou si peu. C'est extrêmement exaltant d'être entouré de milliers de personnes qui sont exactement comme vous. Qui disent toutes la même chose, chantent la même chose, croient la même chose. Bien sûr, ça a un aspect effrayant : une telle masse de gens qui portent les mêmes vêtements, vestes de treillis et blue jeans, T-shirts en tie-dye et blue jeans, tuniques en soie des Indes et blue jeans, et qui
disent toutes la même chose. George Orwell ne racontait pas n'importe quoi.
Elle but une gorgée de Champagne, tira longuement sur sa cigarette. Souffla lentement un fleuve de fumée qu'elle contempla.
- J'étais terrifiée à l'idée de vieillir. C'était dû à l'époque dans laquelle je vivais, pas uniquement à ma névrose personnelle. Ça, c'est le premier point. Deuxième point : je m'étais mariée jeune et sans discernement. Mon mari se considérait comme un grand artiste, mais le reste du monde ne partageait pas son opinion et il m'en faisait supporter les conséquences. Bref, ç'a été un échec et je me suis sentie complètement lessivée du moment où j'ai franchi le cap de la trentaine.
» J'étais déjà trop vieille pour m'impliquer dans les mouvements étudiants. J'avais fréquenté l'université de Montréal pen-
dant deux ans mais j'avais abandonné quand je m'étais mariée.
Après notre séparation, je me suis restructurée très lentement.
J'ai trouvé un emploi dans une compagnie pétrolière, un boulot à peu près aussi ennuyeux que vous pouvez vous l'imaginer, et j'ai développé un intérêt sérieux pour la politique, autant pour la vie sociale que cela représentait que pour autre chose.
» À l'époque, j'étais séparatiste. René Lévesque avait créé le Parti québécois et j'y croyais avec une passion sans faille. Le Québec allait obtenir sa souveraineté, mais il resterait lié au reste du pays par des accords économiques, comparables à ceux qu'ont maintenant les pays de l'Union européenne. Et le Parti québécois y parviendrait par le processus démocratique : d'abord, il se ferait élire au gouvernement de la province; ensuite il appellerait les gens à participer à un référendum pour ou contre l'indépendance ; enfin, il fonderait une nouvelle nation.
» Je me sentais seule, avide de quelque chose pour rempli* mes heures désespérément vides. J'étais heureuse de faire tout ce travail de fourmi, cacheter les enveloppes, lécher les timbres, distribuer les tracts au porte-à-porte. Il y avait plein d'autres jeune* québécois qui donnaient un coup de main et je me suis donc fait quantité d'amis. Je me levais à six heures du matin pour me poster à la sortie du métro avec notre candidat, je refaisais la mêmt chose le soir après le travail, et après, la nuit, il y avait les interminables réunions de préparation.
» Mais comme nous étions jeunes, bien sûr, nous pension.; que ça allait venir tout de suite. Quand notre candidat a ét< battu, et que René Lévesque l'a été aussi, j'en suis restée complè tement abasourdie et déprimée. Et je vais vous dire l'une des raisons pour lesquelles nous avons perdu : le FLQ. Les Libéraux on eu tôt fait d'assimiler le Parti québécois aux bombes qui explo saient à Westmount, ce qui a effrayé les gens en les détournant «JL< nous. Et cela n'y changeait rien, le nombre de fois où Lévesq*J-< disait qu'il n'excusait pas la violence, que son parti s'inscriv^i dans la voie de la démocratie ; le FLQ terrorisait les gens et no avons perdu, nous avons perdu largement.
» Le résultat a affecté de différentes manières ceux q*-11
œuvraient au sein du parti. Un des jeunes gens avec qui je vaillais, Louis Labrecque, m'a dit que ça lui donnait envie de rejoindre le FLQ. Il m'a même demandé de venir avec lui, et j'étais tellement abattue que j'ai dit peut-être. Je ne pensais pas qu'il en sortirait quelque chose. Pour vous dire la vérité, j'ai complètement oublié tout ça.
» Bon*. Six mois plus tard environ, il se présente à ma porte | et me demande si je serais disposée à soutenir la révolution, autrement dit le FLQ. Je lui ai répondu que je ne voulais être associée en rien à la violence. Il m'a dit non, non, pas de violence. Ce dont ils avaient besoin, c'était d'argent. Il m'a demandé si je travaillais toujours à la compagnie pétrolière.
Pour je ne sais plus quelle raison, je lui avais parlé d'une des tâches qui m'incombaient au boulot. Une fois par mois, la compagnie faisait parvenir de grosses sommes d'argent dans ses différents bureaux pour payer le personnel. C'était avant l'époque des transferts électroniques, bien sûr. Mais elle n'utilisait pas de fourgon de convoyage de la Brinks ni rien de ce genre. Je faisais simplement la tournée en voiture avec mon chef pour livrer ces grandes enveloppes kraft dans les différents bureaux. Il restait assis dans la voiture pendant que je les portais à l'intérieur.
» J'ai répondu à Louis qu'il était hors de question que je commette un vol dans la compagnie pour laquelle je travaillais.
Et il m'a dit que non, bien sûr que non, je serais la victime du détournement. Ils nous dévaliseraient, mon patron et moi, pendant que nous ferions notre tournée. La nouvelle paye arrivait dans deux semaines et ils allaient passer à l'action à ce moment-là. Je lui ai dit que j'avais besoin de temps pour réfléchir.
» Eh bien, à ce moment-là, il m'a regardée d'une autre manière.
Ça ne lui plaisait pas du tout. Et j'ai vu dans ses yeux exactement ce qu'il pensait : si elle ne marche pas avec nous, ça veut dire que je me suis complètement mis à la merci de cette salope, sans m'entourer de la moindre précaution. Il allait se retrouver en très mauvais posture auprès des autres felquistes.
Je peux vous assurer que son regard m'a terrifiée. Il m'a donné trois jours.
» Je ne parvenais plus à dormir tellement j'étais terrorisée. Si je refusais, j'avais le sentiment qu'ils pourraient me tuer, et si je marchais avec eux, j'avais peur d'aller en prison. Alors, dei jours plus tard, j'ai coiffé une perruque blonde et, au milieu de I nuit, je me suis rendue au poste de police et je leur ai dit ql j'avais des informations sur le FLQ. Et c'est comme ça que fait la connaissance du lieutenant Fougère, Dieu ait son âme. Elle tira longuement sur sa cigarette avant de reprendre so récit.
- Jean-Paul Fougère... Jean-Paul Fougère avait trente-cin ans, il était mince, avec un physique qui n'était pas du tôt imposant, et gracieux, si gracieux est un terme que l'on peu appliquer à un homme : il avait simplement une façon de boug* qui me fascinait. Le seul fait de le regarder allumer une cigarett était un plaisir, la façon dont il la tenait pendant qu'il parlait, ol dont il la tapotait contre le cendrier, on aurait cru un acteur su une scène de théâtre, quelque chose de ce genre.
» Pendant les quelques mois qui ont suivi, il m'a beaucoU) parlé de lui, mais ça, vous n'avez pas besoin de le savoir pou l'instant.
Tout ce que vous avez besoin de savoir c'est qu'il occu pait un poste important dans le groupe CAT et qu'il cherchai par tous les moyens à infiltrer le FLQ. Les flics n'avaient jamai la moindre idée de l'endroit où les felquistes allaient frapper l fois suivante, ils n'avaient aucune idée de l'ampleur de la menacé Ils connaissaient l'identité d'un grand nombre des membres d*
Front, des gens issus de l'extrême gauche, du parti communiste M des luttes ouvrières. Mais ils ne pouvaient rien prouver. Il lei*
ÎMfallait quelqu'un dans la place.
» Leurs tentatives pour recruter des informateurs étaiei*
pitoyables. Jean-Paul, ça le rendait fou. Vous savez comment il1
essayaient de recruter quelqu'un ? Ils lui mettaient simplement U main au collet dans la rue, ils le conduisaient dans un petit hôt^l sordide et le terrorisaient durant des heures. Ils le menaçaient dl leurs armes, etc. Comme si cela avait des chances de lui inspire*-» à ce pauvre type, de la loyauté pour les forces de l'ordre. Ou alor^ ils menaçaient un petit jeune de révéler publiquement son homc^ (sexualité, ce qui aurait pu marcher s'ils en avaient effectivement choisi un qui était en même temps proche du FLQ, mais ils trompaient systématiquement. Pendant ce temps, les bombes écla^
tent partout à Montréal et à Québec, et le groupe CAT n'obtient absolument aucun résultat. Le chef de Jean-Paul exige la peau des activistes, le premier ministre exige la même chose, et eux, ils sont dans le noir complet. Et c'est à ce moment-là que je débarque avec mon dilemme concernant le hold-up.
- Votre arrivée a dû être du pain béni pour eux.
- Oh, Jean-Paul ne parvenait pas à croire à sa chance. J'étais là à me lamenter : « Mais qu'est-ce que je vais faire, pour ce hold-up
? Ils vont me tuer si je n'accepte pas. » « Oh, il m'a répondu, vous devez accepter, aucun doute là-dessus. » Mot pour mot.
J'ai cru qu'il était cinglé. Je ne voulais pour rien au monde être délestée de l'argent. Et s'ils me tuaient ou tuaient mon patron durant l'opération ?
Elle se tut quelques instants pour se reverser du Champagne, remplissant son verre jusqu'en haut avec des gestes de chirurgien, s'assurant que pas une once de mousse ne débordait. Elle alluma une autre cigarette alors même que la précédente continuait de se consumer dans le cendrier et que les yeux de Cardinal le piquaient. Pendant un moment, elle but pensivement. Puis, posant le pied de son verre sur sa jambe et concentrant son regard sur l'or pâle | du liquide comme s'il s'agissait d'une boule de cristal, elle déclara doucement :
- Ç'a été le début de ma vie d'agent de renseignements.
Delorme se pencha en avant. Cardinal avait presque oublié que sa collègue était là. Elle avait cette capacité à adopter un silence et une immobilité tels qu'on en oubliait sa présence à vos côtés.
- Ils n'ont pas averti la compagnie du hold-up imminent ?
demanda-t-elle.
Simone Rouault secoua la tête, éparpillant des cendres sur sa poitrine et sur ses genoux.
- La compagnie ne savait rien. Fougère a pris ses dispositions auprès de la banque pour qu'elle ne leur prépare que des billets marqués, mais ceci mis à part, tout a suivi son cours normal. Le jour de la paye arrive, mon patron et moi partons faire notre tournée, comme d'habitude.
- Et qui a vraiment participé à ce hold-up ?
— Ils étaient trois : Labrecque, un garçon plus ancien dans le mouvement appelé Claude Hibert et un authentique partisan nommé Grenelle. Yves Grenelle... c'était lui la seule touche d'amateurisme de toute l'opération.
» À trois heures pile, mon patron et moi nous apprêtons à livrer l'argent à la première agence. Nous nous garons devant, au même endroit que d'habitude, et avant que je puisse descendre avec l'enveloppe, deux hommes surgissent, un de chaque côté de la voiture. Il y en a un troisième, Hibert, je l'ai appris par la suite, qui attend dans un véhicule, juste de l'autre côté de la rue.
Ils exigent tout notre argent, en commençant par son portefeuille et par mon sac pour que ça n'ait pas l'air d'un coup monté. Après, comme s'il obéissait à un réflexe, Labrecque se saisit de l'enveloppe que je tiens dans ma main.
» Jusque-là, tout s'était déroulé sans aucun problème. Mais à ce moment précis, et absolument sans aucune raison, Grenelle frappe violemment mon patron à la tête. Je crois que c'était avec une matraque. Mon patron n'avait rien fait. Il n'avait pas opposé la moindre résistance. Mais Grenelle lui abat ce truc sur le crâne et l'autre perd connaissance. C'était stupide, vous savez, parce que cela requalifiait le crime de vol à main armé en vol à main armée associé à des actes de violence, sans la moindre raison. Et mon patron, bon, je ne l'aimais pas, il n'arrêtait pas de me pincer les fesses et de me faire de l'œil, mais je ne le détestais pas non plus. Je ne tenais certainement pas à ce qu'il se retrouve à l'hôpital pendant trois jours, et c'est ce qui s'est produit. Ça ne se passe pas comme dans les films où on se fait assommer et on va parfai-bien deux minutes après.
- Comment le FLQ a-t-il réagi à votre engagement dans la lutte ?
interrogea Cardinal.
- Oh, j'ai été accueillie avec enthousiasme. Labrecque m'a confié qu'il n'avait jamais vu les autres excités à ce point. Bien sûr, il en a largement tiré profit parce que c'était lui qui m'avait recrutée.
Ils avaient récupéré cinq mille dollars, sans s'apercevoir que c'étaient des billets marqués, bien évidemment. Alors ils
'adoraient.
- Et avez-vous revu Grenelle ?
- La première chose que j'ai dite, quand Labrecque m'a annoncé que j'étais acceptée, c'est que je ne voulais plus jamais retravailler avec Yves Grenelle. Lui et sa violence stupide.
Simone Rouault se reversa du Champagne.
- Durant les mois qui ont suivi, ils ont surtout fait appel à moi pour recruter des nouveaux. Ils ne m'ont pas demandé de participer à des actions extrémistes. Pour l'essentiel, je m'installais au café du Chat Noir, c'était là que les activistes se réunissaient, et j'attendais qu'un jeune séparatiste vienne me draguer. On parlait de la révolution et, très vite, il s'engageait dans le FLQ. C'est stupéfiant le genre de pétrin dans lequel on est capable de se mettre quand on est amoureux de quelqu'un.
» Le côté phénoménalement ironique de la chose, quand même, c'est que je n'avais pas la moindre idée de la façon dont on se servait de moi. Vous comprenez, dès ce tout premier soir, l'inspecteur Fougère s'est comporté avec moi comme si j'étais l'amour de sa vie. Il était si gentil, si attentionné, si inquiet pour ma sécurité. J'étais continuellement en danger, bien entendu, en menant cette double vie. Je participais aux réunions du FLQ
dans la soirée et, deux heures plus tard, j'en relayais jusqu'au dernier mot au groupe CAT. J'avais tout le temps peur.
Nerveusement, j'étais une épave. Je dormais à peine. Je ne pouvais rien avaler. Les gens comme Hibert, comme Grenelle, ils étaient d'un sérieux absolu. Il n'y a pas le moindre doute qu'ils m'auraient tuée s'ils avaient su ce que je manigançais.
Enfin, le résultat c'est que je suis tombée totalement amoureuse de Fougère.
Elle garda sa tête aux cheveux gris courbée un moment.
Cardinal était sur le point de relancer son récit par une question quand elle la releva. Et ses yeux brillaient.
- Je ne vivais que dans l'attente de nos rencontres. C'était le seul moment où je me sentais exister réellement, vous comprenez, le seul moment où je pouvais exprimer la vérité sans crainte, j Au bout de quelques mois, je ne peux pas vous dire quel soulagement ça pouvait représenter.
- J'imagine, dit Delorme. Ça devait être comme une drogue.
- Exactement, ma chérie, souligna Simone Rouault avec Lin hochement de tête en répandant sa cendre partout. Les deux facettes étaient comme une drogue. Cette double vie... j'avaiain tel sentiment de puissance. Une importance telle ! Après avoirété la petite femme au foyer décriée, je risquais ma vie et je sauais mon pays en même temps. Fougère n'ignorait pas que j'étais ine séparatiste, bien sûr, mais ça lui était égal. Nous voulions lun comme l'autre mettre un terme aux agissements du FLQ, nais pour des raisons différentes. Et il était d'une telle gentillesse arec moi, d'une telle tendresse.
Elle s'interrompit à nouveau, la cigarette suspendue dansles airs. Ses yeux gris regardaient quelque part dans le vide comm; si le visage de Fougère flottait au milieu de la fumée.
- Le seul fait qu'il me tienne par la main revêtait une tdle importance pour moi. Je me sentais tellement en confiance, complètement en sécurité. Oh, il a vraiment fait ce qu'il voulait de moi.
» Bon * Durant tous ces mois, Jean-Paul ne s'est pas intéressé à Labrecque. Trop bas, sur l'échelle, pour s'en inquiéter. Grenelle ne l'intéressait pas non plus : il disait de lui que c'était un vantard. Négligeable. C'était de Claude Hibert qu'il voulait c;ue je sois proche. Hibert n'était pas soupçonné de commettre des actes de violence, mais il était désormais à la tête de la cellule d'information, le bureau des relations publiques du FLQ, si vous voulez. Il avait forcément des contacts avec les autres cellules.
J'avais donc deux missions : gagner la confiance de Claude Hibert et me hisser à la tête de ma propre cellule.
» Pour être crédible en tant que chef de cellule, évidemment, il allait falloir que je puisse poser des bombes et diffuser des communiqués. J'ai demandé à Hibert de me fournir de la dynamite. Il a refusé. "Tu n'es pas prête", m'a-t-il répondu. Je lui ai demandé du papier à en-tête du FLQ. Nous n'avons jamais réussi à découvrir où ils le faisaient imprimer. Il y avait un filigrane qui courait du haut au bas de la page, un dessin représentant un patriote, la pipe à la bouche et le fusil entre les mains. Le groupe CAT rêvait de me voir mettre le grappin sur des originaux. Je ne comprenais pas pourquoi, à l'époque.
» Mais je n'arrêtais pas d'insister auprès de Hibert po-a* I qu'il me donne de la dynamite et du papier à en-tête. Et il ne cessait de me répondre : "Je vais essayer, je vais essayer." Fougère en avait de plus en plus marre. Et puis un soir, c'est arrivé comme ça, sans prévenir, il m'a emmenée dans un restaurant très spécial, Ma Bourgogne. Le meilleur restaurant de la ville.
Normalement, nous ne pouvions pas nous permettre ce genre de chose parce que nous ne pouvions pas risquer d'être vus ensemble. Mais Jean-Paul avait pris des précautions infinies, nous avions je ne sais pas combien d'hommes pour surveiller ce qui se passait dans notre dos et sécuriser la zone qui entourait le restaurant. Il faisait ça pour me remonter le moral, me prouver à quel point j'étais | précieuse pour le groupe, et il faisait également bon usage du i décor romantique.
» Il le savait, depuis le temps, que j'étais folle de lui... tout cela, je le faisais autant pour lui que pour le Québec. Je l'aimais sans réserve. Et il a commencé la soirée en me disant, et ce, dès le stade de l'apéritif, il a commencé en me disant à quel point il était amoureux de moi. Il me tenait la main et me regardait dans les yeux. Tout ce que j'y voyais, c'était de l'adoration. En fait, vous savez, je me suis même imaginé qu'il allait me demander en mariage. Tu parles !
L'exclamation dégénéra en toux qui secoua sa fragile ossature.
Puis la toux fit place à une respiration sifflante. S'ensuivit la recherche d'un mouchoir. Le remplissage du verre. L'allumage d'une cigarette.
- Nous avons dîné. Un repas merveilleux : bisque de homard suivie d'un bœuf Chateaubriand. Champagne, bien entendu. Et pour finir, armagnac. À ce jour, je crois que c'est le meilleur repas que j'aie jamais fait. Et après, quand nous étions à l'armagnac, Jean-Paul me prend la main. Il a le visage sérieux et je sais que les mots qu'il va prononcer vont changer le cours de ma vie. « C'est difficile pour moi de te dire ça, Simone, commence-t-il. Tu as déjà tellement accompli. C'est vrai, quoi, tu risques vraiment ta vie tous les jours. Mais Simone, nous avons besoin de savoir jusqu'où, exactement, tu es capable d'aller pour défendre tes idéaux. » « Mais tu le sais déjà, je lui réponds. Tu le vois, jusqu où. Qu'est-ce que tu veux que je fasse
? Que je tue quelqu'un ? » Il
secoue la tête. « Non », il me répond, et il y a un tremblement dans sa voix.
» Là, j'ai eu peur. Je ne savais pas ce qu'il allait dire... mais mon estomac le savait, lui, parce qu'il commençait à se retourner.
Brusquement, la bisque de homard ne semblait plus avoir été une aussi bonne idée que ça. Mon cœur s'est arrêté de battre. Je me suis mise à transpirer abondamment. J'ai posé mon verre sur la table. J'étais incapable de le regarder en face. "Tu veux que je baise avec quelqu'un." "Nous ne voulons pas que tu fasses quelque chose que tu considérerais comme allant trop loin, il m'a dit très vite. C'est à toi de décider, bien sûr. Mais nous avons le sentiment que Hibert a atteint la limite de ce qu'il était prêt à faire, et il faut que nous trouvions quelque chose pour sortir de, euh, de cette impasse."
» Je ne pouvais pas le regarder. Je me suis juste penchée en me balançant d'avant en arrière, les bras serrés autour du corps.
"Ça va ?" il m'a demandé. Est-ce que vous pouvez vous imaginer
? Si ça allait ? Il l'a répété je ne sais combien de fois. "Est-ce que ça va ? Est-ce que ça va ?" Mon Dieu. Il pouvait me demander ça
? Si ça allait ?
» Je lui ai répondu que j'allais très bien. "Tu le feras?" "Si c'est ce que tu veux." Je l'ai regardé dans les yeux en disant ça. Je voulais voir l'expression qu'il aurait quand je le dirais. "Simone, ce n'est pas ce que je souhaite, moi. Ça ne pourrait pas être plus éloigné de ce que je souhaite. Tu le sais. Mais dans ce travail, on n'a pas le choix des moyens."
» "Je vais le faire." Je le lui ai redit, très fermement, comme si je m'adressais à un sourd. "Je vais le faire. Si c'est ce que ti veux.
Est-ce que tu veux que je le fasse ?" Il a fait oui de la tête Maintenant c'était lui qui était incapable de me regarder en face Vous comprenez, s'il pouvait me faire une chose pareille, j(
n'avais plus aucune raison de ne pas accepter. Il était clair que y n'étais rien pour lui. À partir de ce moment-là, je n'en ai plui rien eu à foutre, de ce que je faisais, de ceux avec qui je couchais Je n'avais plus rien à perdre.
- Mais vous auriez pu partir, objecta Delorme. Ils n'au raient pas pu vous obliger.
— Après ce que Jean-Paul m'avait dit, je voulais mourir.
Vraiment, la mort n'avait plus rien de terrifiant pour moi. Et
:ontinuer à jouer les agents infiltrés au sein du FLQ semblait un moyen très efficace de me suicider. Par conséquent, la fois suivante où Hibert et moi nous nous sommes retrouvés seuls, nous avons couché ensemble... et après, je n'ai plus eu le sentiment de mourir, je me suis sentie morte. J'étais complètement privée de réactions et de sentiments.
» J'ai tenté de blesser Jean-Paul quand je lui ai fait mon rapport. Je lui ai raconté que Hibert était un amant vraiment exceptionnel, qu'il était bien monté, très à l'écoute. Rien de tout cela n'était vrai, soit dit en passant. Ça ne lui a même pas arraché un dignement d'yeux. Il m'a répondu : "Contente-toi de me rendre compte des faits pertinents, Simone."
» D'un point de vue tactique, baiser avec Hibert s'est révélé être une manœuvre efficace. Il se trouvait maintenant dans une situation où il devait s'inquiéter de coucher avec une informatrice, ou alors me faire totalement confiance. Il a décidé de me faire confiance et, une semaine plus tard, j'avais un bloc de papier à en-tête et trois caisses de dynamite.
» Avec le papier, j'ai diffusé des communiqués, inventant des noms de cellules au fur et à mesure. J'annonçais que nous allions "frapper un grand coup" par exemple, puis nous partions poser la dynamite. Le point culminant de ma carrière a été quand j'ai eu huit recrues au même moment dans mon appartement. Nous rédigions les communiqués dans une pièce pendant qu'ils étaient deux à fabriquer des bombes dans ma baignoire.
Cardinal s'agita.
- Vous nous dites que les Tuniques rouges et la police de Montréal vous ont laissée élaborer des engins explosifs dans votre appartement ? Je ne peux pas le croire.
- Ils avaient trafiqué les explosifs de telle sorte qu'ils étaient inertes. Il leur arrivait de substituer leur propre dynamite une fois que nous avions posé la nôtre, je veux dire, quand ils voulaient que l'explosion ait réellement lieu. D'autres fois, ils nous laissaient simplement déposer une bombe inactivable. Par exemple, ils nous ont laissé faire sauter une portion de voie ferrée du Canadien Pacifique, mais ils ont remplacé notre explosif inerte par une faible charge qui n'a provoqué que très peu de dégâts.
Comme ça, ma crédibilité était intacte. Ils ont arrêté quatre types, après cet attentat-là.
- Tous des gens que vous aviez recrutés ?
- Tous des recrues à moi, oui. Ils ont écopé de quatre ans.
Cardinal regarda Delorme mais elle ne quittait pas Simone Rouault des yeux, sourcils levés.
- Ne me regardez pas comme ça. Vous croyez qu'ils étaient si innocents que ça? C'étaient des gens qui auraient tué, s'ils avaient rejoint une véritable cellule. Nous les avons empêchés de nuire avant qu'ils ne puissent causer des dégâts. Écoutez, j'ai fait mettre vingt-sept personnes en prison, et il n'y en avait probablement pas plus de trois qui faisaient partie du FLQ
avant de me rencontrer. Et je leur ai probablement rendu service à tous.
Oh, oui, pensa Cardinal, nous sommes tous obligés de nous raconter des mensonges, de temps en temps. Dieu sait qu'il l'avait fait plus souvent qu'à son tour, lui aussi. Il ressortit la photographie de Shackley.
- Est-ce que vous reconnaissez cet homme ?
- Shackley, dit-elle sans hésitation. Il s'appelait Miles Shackley.
Il travaillait avec Jean-Paul. Je l'ai rencontré bon nombre de fois. Comme il était américain, j'en ai conclu qu'il était de la CIA, même si j'étais trop polie pour le lui demander. Ils étaient censés être équipiers, mais Shackley a toujours eu un comportement d'instructeur vis-à-vis de Jean-Paul. C'était indéniable qu'il avait davantage d'expérience, et j'avais le sentiment qu'il disposait de son propre informateur, très bien implanté dans l'une des cellules du FLQ. C'était un homme d'une froideur extrême, semblable à une machine, on avait l'impression qu'il émettait un cliquetis métallique quand il marchait. Je ne l'aimais pas du tout Quand il a été retiré de la circulation, je ne l'ai absolument pas regretté.
- Retiré de la circulation ? répéta Cardinal.
- Un soir, il devait dîner avec Jean-Paul et moi. Quand Jean-Paul est arrivé seul, je lui ai demandé où était Shackley et il m'a répondu : «Je ne crois pas que nous allons le revoir. » Il avait eu une grave engueulade politique avec ses supérieurs, allez savoir à quel sujet.
- Quand était-ce, exactement ?
- Le 17 août 1970. Je m'en souviens parce que ce jour-là, le FLQ
a fait sauter quatre bombes dans toute la ville. Un homme a été tué, un agent de sécurité, et la police était partout. Pour la première fois, il flottait dans l'air une atmosphère de crise.
- Et ensuite vous avez revu Shackley ?
- Jamais. Je sais que le groupe CAT l'a recherché, après l'enlèvement de Hawthorne. Enfin, « rechercher» n'est pas le mot exact, ils ont fouillé la ville de fond en comble pour lui mettre la main dessus. J'avais reçu pour stricte instruction de ne l'approcher sous aucun prétexte. S'il me contactait de quelque façon que ce soit, je devais en référer immédiatement au quartier général. Je ne sais pas ce qu'il avait fait, mais ils le voulaient avec le même acharnement qu'ils voulaient les felquistes.
- Et ceux qui sont là ? Est-ce que vous pouvez les identifier ?
Simone Rouault posa son verre et prit la photo entre ses doigts tremblants.
- Oh, ça alors, fit-elle. C'est Madeleine. Madeleine Ferrier. 3h, je l'aimais vraiment beaucoup. Elle était la seule felquiste que
'appréciais réellement. Elle était si jeune. Dix-huit ans, je crois,
)as plus de dix-neuf. Je n'ai jamais donné son nom à personne.
_,es agents de surveillance la remarquaient, bien sûr, et Jean-Paul ne posait la question mais je lui répondais toujours qu'elle ne ouait aucun rôle, c'était la cousine de quelqu'un, elle leur cuisi-îait juste leur repas. Et en fait, son engagement n'allait pas beau-:oup plus loin que ça. Elle était folle amoureuse d'Yves Grenelle et l était évident qu'elle s'impliquait dans l'action terroriste unique-nent pour être près de lui. Elle était suspendue à ses moindres >aroles. Mais ce n'était qu'une gosse.
Elle n'a jamais transporté ['explosifs, d'armes à feu ni rien de tout ça. Pauvre Madeleine, ^uand je pense qu'elle aurait cinquante ans aujourd'hui.
- Comment ça, elle aurait cinquante ans ? Elle est décédée ?
- Elle n'est pas décédée. Elle a été assassinée. Après l'arres-ition des ravisseurs de Hawthorne, elle a été condamnée à une courte peine pour association de malfaiteurs et complicité, abso lument pas à cause de ce que moi, j'avais pu dire, et elle a purgî six mois de prison. Après elle s'est complètement réhabilitée.
EU; est partie à l'université, elle est devenue enseignante et elle s'ei est très bien sortie. Elle est allée s'installer en Ontario il y a douz; ans. Nous n'étions pas proches mais nous sommes restées ei contact au fil des années. Je l'appréciais tellement que c'est li seule à qui j'aurais pu envisager de raconter la vérité sur mo; mais je n'en ai pas eu le courage. Mais bon, elle m'a appelée pou-me dire qu'elle déménageait dans l'Ontario, j'ai oublié où, e: tout à coup, j'apprends qu'elle est morte. Son meurtrier n\
jamais été arrêté, à ma connaissance.
— Est-ce que vous vous souvenez de l'endroit où elle a été tuée?
— Je ne sais pas. Quelque part dans le Nord. Aller vivre dans l'Ontario, faut pas déconner.
— Et vous me dites qu'elle était amoureuse de Grenelle ?
— Oui. C'est lui, là.
Son doigt déformé était en équilibre au-dessus du jeune homme qui riait, à la limite du cadre. Ses épais cheveux bouclés et sa barbe lui donnaient l'air d'un bandido de film de série B,
— Est-ce que vous avez beaucoup vu Grenelle après votrç première participation active ?
— Pas beaucoup. Il était tout le temps fourré avec Lemoinç et Theroux qui étaient dans le mouvement depuis le tout début, Je vous l'ai dit, il voulait diriger le Québec libre une fois qu'il l'aurait arraché des griffes de Pierre Trudeau. Il a grimpé très vite dans la hiérarchie.
— Avez-vous jamais entendu dire que c'était lui qui avait assassiné le ministre ? Raoul Duquette ?
— Il en était assurément capable : violent, très en colère, avide d'action et affamé de pouvoir. Il aurait pu, absolument. Mais Daniel Lemoine et Bernard Theroux ont avoué le crime. Voilà Lemoine.
Le doigt osseux désigna le jeune homme plus enrobé, de l'autre côté de la photo.
— Grenelle et lui étaient de grands amis, je crois. Ça m'a
>ujours stupéfiée que Grenelle n'ait pas été capturé en même
~mps que lui et Theroux. On m'a dit qu'il s'était réfugié à Paris.
Elle inclina la tête et un silence s'ensuivit. Les deux policiers *
consultèrent du regard, attendirent. Cardinal se disait que imone Rouault tentait de rassembler ses souvenirs, ou qu 'elle leurait peut-être son amour depuis longtemps perdu. Mais un tès léger bourdonnement s'éleva alors et ils comprirent qu 'elle Enflait.
- Je crois que nous en avons terminé ici, non ? fit Delorme voix basse.
Cardinal tendit la main, écrasa la cigarette et retira le verre ^e Champagne d'entre les doigts âgés. La bouteille, posée sur le ol, était vide.
Les deux enquêteurs regagnèrent l'hôtel Regent et leurs chambres respectives, Delorme au rez-de-chaussée, Cardinal au troisième. Comme l'ascenseur poussif mettait trop de temps à arriver, il s'engagea dans une cage d'escalier humide.
Tout ce dont il avait envie dans l'immédiat était de prendre une douche et faire un petit somme avant le dîner, mais à peine avait-il ôté ses chaussures que quelqu'un frappa à sa porte.
Quand il ouvrit, Calvin Squier lui adressa un grand sourire que n'aurait pas désavoué un complice de fraternité estudiantine perdu de vue depuis très longtemps.
- John, écoutez. Avant que vous ne disiez quoi que ce soit, laissez-moi vous présenter mes excuses. Je sais que je vous ai causé des difficultés majeures, là-bas dans le Nord, et je veux que vous sachiez...
Cardinal referma.
- John, je suis venu pour vous aider.
- Expliquez-moi pourquoi chaque fois que vous m'aidez je me retrouve dans la merde ? demanda Cardinal à travers la porte.
- Non, je vous assure, cette fois je suis à cent pour cent avec vous. Et je ne peux pas croire, après les entretiens que vous avez menés aujourd'hui, que vous n'allez pas avoir besoin des renseignements dont je dispose. D'autant qu'il s'est produit un changement dont il faut que je vous parle.
Cardinal rouvrit brutalement.
- Comment savez-vous que j'ai eu des entretiens?
- Je ne peux pas parler dans le couloir.
Le policier s'écarta et Squier s'insinua dans la pièce en déboutonnant son manteau.
- Ce n'est pas la peine de le retirer. Vous ne restez pas. Et le toute façon, comment avez-vous fait pour me trouver ici ? Je
»Uppose qu'en plus, vous avez posé un mouchard.
Squier prit l'air offusqué.
- Bien sûr que non. Vous voyez, ce que vous refusez d'accepter c'est que je vous fais confiance même si la réciproque n'est ^as vraie.
Il leva la main pour écarter les accusations.
- Je sais, je sais. Je vous ai causé des difficultés. C'est pour ?a que je suis ici. Pour me rattraper si faire se peut.
- Vous pouvez commencer en me disant qui a appelé Simone Rouault pour la dissuader de parler.
- Euh, ça, ce n'était pas moi, je vous le garantis.
- Canadien français. Assez âgé. Il a prétendu qu'il appelait le la part du SRSI. Si vous vous mettez un instant à ma place, 'ous allez voir que ça n'a rien de difficile à croire.
- Ça pourrait être un des grands chefs d'Ottawa. Je n'ai Uicun moyen de le savoir avec certitude. Vous comprenez, c'est ïa le grand changement dont il fallait que je vous parle : j'ai démissionné.
- Vous avez démissionné ?
- C'est ce que je viens de dire. Calvin Squier et le SRSI constituent désormais deux entités séparées et distinctes.
- Je suis certain que vous y trouverez tous deux votre bonheur.
Squier s'assit sur le lit le plus proche. Il lâcha un profond Joupir comme si une vague de désespoir s'abattait sur lui.
- John, arrive un moment dans la vie de chaque homme où 1
doit tout simplement prendre son courage à deux mains et faire ce qui est juste et bien. La vérité, c'est que je n'aime pas du tout a façon dont le SRSI se comporte depuis le début, dans cette histoire. J'essaye d'être un bon petit soldat, de faire mon boulot et de ne pas poser trop de questions, mais quand on en arrive à des entraves pures et simples à une enquête portant sur un homicide, "h bien, là, je trace un trait.
- Hum. Et qu'est-ce qui a motivé ce changement d'opinion ?
- Eh bien, je pense que c'est quand vous m'avez arrêté.
C'est à ce moment-là que mes œillères sont tombées. Je travaille. .. Je travaillais pour une organisation importante et je voulais croire que mes supérieurs respectaient l'éthique. Mais c'est stupéfiant à quel point il suffit de se retrouver à plat ventre par terre avec les menottes aux poignets pour reconsidérer sa position. Je me suis tout à coup rendu compte que j'appliquais les ordres de gens qui se moquent éperdument de petites choses comme la vérité et la justice.
— ... et les valeurs de l'Amérique5.
- Bon, maintenant vous vous moquez de moi, et je le mérite sûrement. Mais vous savez ce que je veux dire. Je me suis engagé dans le SRSI parce que je crois en certaines valeurs. Et j'ai pris conscience que mes supérieurs ne partagent pas ces croyances. Vous savez, vous n'êtes pas le seul qu'ils ont laissé dans l'ignorance. Ils ne m'ont même pas autorisé à voir les archives concernant Shackley. Pourquoi son dossier est-il classé rouge, voilà ce que j'ai voulu savoir, pour commencer. Personne n'a accepté de me renseigner et ils ont refusé de m'en communiquer le contenu. Et c'est pour cela que nos chemins ont divergé.
- Et que vous êtes venu me présenter vos excuses.
- Et vous aider si je le peux.
- Excuses acceptées, Squier. Salut.
Cardinal ouvrit la porte.
- John, attendez. Laissez-moi aller au bout de ma mission et après je vous foutrai la paix. Vous avez rencontré l'ancien caporal Sauvé, aujourd'hui. Je suis certain qu'il ne vous a pas beaucoup aidé.
- Vous ne m'avez pas suivi là-bas, affirma Cardinal en refermant. Il n'y avait personne derrière moi.
- Non, mais vous avez l'esprit logique et Sauvé représentait le point de départ logique. Il n'a pas dit un mot, hein ? C'est comme poser des questions à un monument, je parie.
- À peu près.
Squier nota quelque chose sur son ordinateur.
- Parfait. Nous reviendrons à Sauvé plus tard. Je parie que tous n'avez rien obtenu de plus de Theroux.
- Nous avons parlé avec sa femme. Elle a été extrêmement coopérative.
- Vraiment ? Est-ce qu'elle vous a dit que ce n'est pas son mari qui a assassiné Duquette ?
- Comment vous savez ça ?
- Regardez le dossier, John. Elle n'a pas arrêté de le proclamer depuis le jour où Theroux a été condamné.
- Pas en public. Elle affirme que c'est Yves Grenelle qui l'a tué.
- Eh bien, elle ne risque pas d'aller loin avec ça. Dans le Vaste public, personne n'a entendu parler de Grenelle. Et tous ceux qui faisaient partie du groupe CAT vous diront que c'est extrêmement peu vraisemblable. Yves Grenelle c'était du vent, un point c'est tout, il n'y avait rien derrière. Il n'était pas membre de la cellule Chénier ; il n'était pas membre de la cellule Libération. Au mieux, il effectuait la liaison entre les deux. Ne me croyez pas sur parole ; allez vérifier dans le dossier.
- Simone Rouault n'a éprouvé aucune difficulté à penser qu'Yves Grenelle avait très bien pu tuer Duquette. Selon l'opinion qu'elle avait de lui, c'était un voyou au comportement violent qui voulait régir le monde... le Québec, en tout cas.
- Vous avez parlé aussi avec Simone Rouault. Mon vieux, Vous devriez voir les trucs que le SRSI a sur elle. Cette femme mérite une décoration. Est-ce que vous savez combien de personnes elle a fait jeter en prison ?
- Elle en revendique vingt-sept.
- Ça, c'est uniquement ce qu'elle sait. Elle a été laissée dans l'ignorance pour quantité de choses.
- Je n'en doute pas, répondit Cardinal en revoyant le visage de la vieille femme quand le souvenir du lieutenant Fougère lui était revenu.
- Une femme remarquable, aucun doute là-dessus, mais pas en position de dire qui a tué ou n'a pas tué Raoul Duquette.
- Mais elle connaissait quand même Miles Shackley.
- Bien sûr qu'elle le connaissait. Lui et Fougère étaient très
>ches, et Fougère la manipulait. Mais Rouault était un agent renseignements de niveau inférieur, John... efficace, mais de niveau inférieur.
- Parce qu'ils en avaient au niveau supérieur? Vous allez me raconter que Daniel Lemoine travaillait pour la CIA?
Squier eut un sourire forcé :
- Toujours la même vieille blague éculée.
- D'après ce que je sais à ce jour, Simone Rouault était le meilleur agent de renseignements que la police montée ait jamais eu.
- Ce que je veux dire, c'est qu'elle ne peut vous aider que dans une certaine limite. Le lieutenant Fougère est mort, et ni Lemoine ni Theroux ne diront rien.
- La personne à qui il faut vraiment que je parle, c'est Yves Grenelle.
- Yves Grenelle a disparu de la surface de la terre en 1970 et personne n'a plus jamais entendu parler de lui depuis.
Travaillez avec ce dont vous disposez. C'est Sauvé qui peut vous aider. Il faisait partie du groupe CAT. Et en dépit de ses orientations criminelles, il sait tout ce qu'il y a à savoir sur le FLQ.
- Malheureusement, c'est aussi un sphynx.
- Montrez-lui ça.
Squier plongea la main dans sa mallette et en sortit une enveloppe marron pliée en deux.
Cardinal la prit et l'ouvrit.
- Une cassette vidéo ?
- Je l'ai embarquée comme petit cadeau d'adieu de la part du SRSI. Contrairement à eux, je ne suis pas d'avis que lorsqu'un citoyen américain est assassiné sur notre sol, nous devons nous abstenir d'intervenir. Peut-être cela compensera-t-il certains des ennuis que nous vous avons causés. De toute façon, une fois qu'il y aura jeté un coup d'œil, je pense que notre ancienne Tunique rouge et ex-taulard se montrera beaucoup plus coopératif.
Squier se leva.
- Je suis heureux d'avoir eu l'occasion de travailler avec vous, John. Vous savez, je vais avoir du temps libre, dans le proche avenir, pour réfléchir à ce que je vais faire après. Et je vais envisager sérieusement l'idée d'entrer dans la police. Ce qui est entièrement dû à votre influence.
- Je ne me le pardonnerai jamais.
- Le prochain boulot que j'aurai, je veux être certain d'aider vraiment les gens. Plus question de ces petits jeux qui visent à garder tout le monde dans l'ignorance. Si c'est ce que veut Ottawa, il ne faut plus qu'ils comptent sur moi pour ça.
Cardinal eut l'impression que son interlocuteur allait pousser les choses jusqu'à claquer des talons mais il se contenta d'ajuster les boutons de son pardessus et d'échanger une dernière poignée de main.
- Continuez de lutter pour la bonne cause, conclut-il avant de s'éclipser.
Cardinal attendit quelques instants avant de descendre et de frapper à la porte de Delorme. Elle lui ouvrit en T-shirt et en jean, les cheveux encore mouillés par la douche.
- Qu'est-ce qui se passe? demanda-t-elle. Je croyais que nous devions nous retrouver plus tard, pour dîner.
- Calvin Squier, ex-membre du Service de renseignements pour la sécurité intérieure, est venu échanger le baiser de la réconciliation.
Il lui montra la cassette vidéo :
- Il a accompagné sa démarche d'un cadeau.
- Génial. Sur quoi allons-nous la visionner?
*
Ils prirent à nouveau la voiture pour retourner au quartier général de la PMRC. Le sergent Ducharme avait fini sa journée et leur démarche s'avéra problématique. Le jeune qui se trouvait à l'accueil ne manifesta pas un empressement particulier à laisser entrer dans la place des policiers venus d'une autre province, sans parler de leur appartenance à une autre force.
Après avoir consulté non pas un, mais deux supérieurs, il appela le sergent Ducharme à son domicile et reçut le feu vert.
S'ensuivit une longue recherche afin de trouver un bureau disponible. Cardinal et Delorme furent enfin installés dans une salle d'interrogatoire avec un écran de télévision et un magnétoscope. La bande vidéo durait juste un peu moins d'une demi-heure et, quand ils parvinrent au bout, Delorme se tourna vers son collègue.
- Il semblerait que votre gaillard du SRSI ait tenu parole, pour une fois.
- Je retire tout ce que j'ai dit. Allons dîner et je serai heureux de lever mon verre à la santé de Calvin Squier.
Vingt minutes plus tard, ils étaient assis dans un box du restaurant Embassy, dans Peel Street. De même que le terme d'«hôtel» était surfait pour le Regent, celui de «restaurant» se révéla l'être pour l'Embassy. Certes, il y avait les nappes et les banquettes. Il y avait une hôtesse, des lumières tamisées et des serveuses vêtues de tenues suggestives, sans oublier un panneau qui précisait : Prière d'attendre que Von vous indique votre table. Mais tout le reste, depuis le menu jusqu'à la garniture des sièges en vinyle en passant par les aquariums, grands comme des cercueils et désertés par les poissons, laissait redouter une cuisine grasse.
- À ton avis, qu'est-il advenu des poissons rouges ? demanda Delorme pendant qu'ils étudiaient le menu.
- Ils sont probablement partis en quête d'un meilleur restaurant. Ça te convient, ou préfères-tu que nous allions ailleurs ?
- Je suis fatiguée et je meurs de faim. Restons ici.
- Tu as choisi ? Moi, je vais prendre un steak.
- Et moi, le spécial fruits de mer.
- À ta place, je me méfierais. Tu vas peut-être voir arriver quantité de petits poissons rouges.
- Ça m'est égal. Je boirai beaucoup de bière avec.
Ils passèrent commande à une jeune femme désagréable dont les objectifs dans l'existence n'incluaient pas de servir les clients d'un restaurant. Cardinal s'estima heureux qu'elle leur parle en anglais.
Quand leurs bières arrivèrent, il but une gorgée de sa Labatt puis fronça les sourcils en regardant la bouteille.
- Elle a un drôle de goût.
- La fabrication est légèrement différente pour le marché québécois.
- Et pour quelle raison ?
- Parce que les Canadiens français ont le goût plus subtil, plus raffiné.
- Oh oui, bien sûr. Ils sont célèbres pour ça.
Delorme lui adressa une grimace. Elle n'avait pas attaché ses cheveux de telle sorte qu'ils tombaient en lourdes vagues ondulées sur ses épaules, et portait un T-shirt rouge qui était beaucoup plus seyant que pareil vêtement n'a le droit de l'être.
Il y avait un tout petit chat noir brodé sur son sternum.
Quand la nourriture arriva, ils furent surpris de la trouver aussi bonne. Le steak de Cardinal était tendre, cuit exactement entre saignant et à point, comme il l'aimait. Et l'expression qui se lisait sur les traits de Delorme était celle d'un pur délice.
- Les fruits de mer sont bons ?
- Bon ? Ils sont fabuleux.
La qualité de la chère leur redonna le moral. Tout en mangeant, ils parlèrent des progrès qu'ils avaient accomplis dans la journée et de ceux qu'ils espéraient réaliser le lendemain. Ils ne disposaient toujours d'aucun mobile clairement établi concernant le meurtre de Shackley, mais si la chance tournait en leur faveur, ils pourraient en voir un émerger. Au bout d'un moment, ils en vinrent à parler de sujets plus personnels.
Cardinal posa une question sur le petit ami qu'elle avait mentionné à une ou deux reprises.
- Eric... c'est bien ça? Il m'a donné l'impression d'un garçon très bien d'après ce que tu m'as dit.
- Oh, oui, c'était un garçon très bien, sauf qu'il s'imaginait pouvoir baiser tout ce qui bougeait. Parfois, je comprends pourquoi il y a des femmes qui virent lesbiennes.
Un silence s'ensuivit. Delorme regarda un moment ailleurs puis se pencha un peu vers son collègue.
- John, nous n'en avons jamais parlé depuis que tu as failli démissionner l'an dernier, mais je te pose la question en amie : sst-ce que Rick Bouchard et compagnie te mettent toujours la pression ?
- Un peu.
- J'en étais sûre. Qu'est-ce qui se passe ?
- Il m'a envoyé une carte postale. Il a mon adresse.
- Chez toi ? Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Il lui reste du temps à purger, sur sa condamnation. Je ■ peux toujours espérer qu'il va faire le con et récolter quelques années supplémentaires.
- Mais tu ne peux pas compter dessus.
- Et puis, il y a le facteur grande gueule. Cela fait douze ans qu'il est derrière les barreaux. Est-ce qu'il va vraiment prendre le risque d'y retourner en s'attaquant à moi ? Il y a toutes les chances que ce soit des fanfaronnades de taulard.
- Je l'espère. Si je peux faire quelque chose, n'hésite pas.
- Merci, Lise. Est-ce que nous pouvons parler d'autre chose ?
- De quoi, alors ?
- Raconte-moi le pire de tous les rendez-vous que tu aies jamais eu.
- Oh, c'est dur, ça. Il y en a eu tellement.
Elle se lança dans une histoire de rencontre arrangée avec un dingue de voitures aux moteurs gonflés qu'elle ne connaissait pas. Ça avait débuté par une contravention pour excès de vitesse et s'était terminé par un pneu crevé sous une pluie battante.
Tout au long du repas, Cardinal ne put s'empêcher de remarquer à quel point elle était différente, en dehors du boulot.
Elle avait un visage merveilleusement expressif. Au bureau, elle se comportait avec une efficacité brusque qui tenait les gens à distance respectable et il n'était pas facile de lire en elle. Mais là, après la journée de travail et dans une ville différente, elle avait baissé sa garde. Ses gestes prenaient plus d'emphase, ses yeux s'écarquillaient pendant qu'elle racontait son périple avec le roi de la vitesse, sa voix adoptait un accent traînant incroyable tandis qu'elle répétait ce qu'il avait dit. Cardinal était touché qu'elle lui révèle un aspect de sa personnalité qui était plus sentimental, plus féminin et:, peut-être, pensa-t-il, plus français.
Lorsque leurs assiettes eurent été débarrassées, ils restèreai tranquillement assis à leur table.
— Tu veux une autre bière ? proposa-t-il.
Elle haussa les épaules, ce qui fît momentanément gonfler >a poitrine, puis elle adressa un signe à la serveuse.
- Je voudrais une autre bière. Et une deuxième Labatt, )our mon père.
*
Quand ils regagnèrent l'hôtel, l'une des jeunes femmes de la réception les appela. Elle s'exprimait en français.- Mademoiselle Delorme, je suis vraiment désolée mais nous avons un problème. Une tuyauterie a éclaté au rez-de-chaussée et ça a inondé toutes les chambres. J'ai peur qu'il vous soit impossible de dormir dans la vôtre.
- Ça ne fait rien. Donnez-m'en une autre.
- C'est bien ça, notre problème. Nous sommes absolument complets. Il n'y a pas une seule chambre de libre.
- Vous avez compris ce qu'elle a dit ? demanda Delorme à Cardinal.
- Plus ou moins.
- Je vous jure que la prochaine fois, je descends au Queen Elizabeth.
Elle se retourna vers la réception et s'exprima à nouveau en français. Cardinal ne saisit pas tout mais constata avec admiration qu'elle ne perdait pas son calme ni ne haussait la voix, même quand les mauvaises nouvelles se firent pires encore.
Elle relaya à nouveau l'information :
- Il y a un Holiday Inn à environ deux kilomètres d'ici. Ils vont prendre en charge ma chambre là-bas.
- Vous êtes sûre qu'il ne vous reste vraiment rien ? demanda-t-il à la réceptionniste. Dans tout l'hôtel il doit bien...
La réponse de la jeune femme fut prononcée avec un accent fortement marqué.
- En temps normal, oui, ce ne serait pas un problème. Mais ce soir nous avons une équipe scolaire de hockey qui occupe un étage entier. Je suis désolée.
Cardinal plaignit sa collègue qui avait soudain l'air toute petite et très fatiguée.
- Pourquoi tu ne prendrais pas la mienne? Moi, je vais aller au Holiday Inn.
- Certainement pas. Il est hors de question que je te mette à la porte.
- Écoute, à part ça, il n'y a qu'une seule possibilité, c'est que nous dormions tous les deux dans ma chambre. Il y a deux lits doubles.
Delorme fit non de la tête.
- Nous sommes capables de nous comporter comme des adultes, déclara-t-il calmement. Je ne vais pas te sauter dessus.
- Avec les collègues qui vont en faire des gorges chaudes ? Très peu pour moi.
- Personne n'en saura rien. Ce n'est pas moi qui vais leur dire.
- Ce serait préférable que j'aille ailleurs.
- La journée a été longue. Tu es fatiguée. Et nous voulons démarrer tôt demain matin. Dors dans ma chambre.
- Je te jure, John, que si tu en parles à quiconque, je dis bien à quiconque... je ne t'adresse plus jamais la parole.
*
Il se coucha pendant qu'elle se brossait les dents. Il voulait appeler Catherine mais ça lui faisait trop bizarre en présence de Delorme. Il sortit un livre de poche et se força à lire quelques pages.
Quand la porte de la salle de bains s'ouvrit, il garda le regard rivé sur le volume mais, du coin de l'œil, il vit qu'elle était encore habillée. Il roula sur le côté en lui tournant le dos.
Entendit les bruits qu'elle faisait en se déshabillant, celui de la fermeture à glissière de son jean.
Suivis d'un grand soupir quand elle se glissa dans le lit. La chambre était surchauffée ; qu'est-ce qu'elle pouvait bien porter sous les draps ?
Il se remit sur le dos et se demanda ce qu'il allait dire. I| n'avait assurément pas l'intention d'aborder un domaine trop personnel, de tenir des propos qui pourraient être interprété comme grivois, mais il n'avait pas non plus envie de reparler de l'enquête. Delorme ressentait-elle quelque chose de vaguement comparable ? Se demandait-elle de quoi elle pourrait parler ?
Ima-ginait-elle des choses ?
Comme pour répondre à ces interrogations, elle se tourna | de l'autre côté et éteignit sa lumière.
Bien sûr, cela pouvait donner lieu à interprétation. Espé-rait-elle qu'il allait prendre l'initiative ? C'était très beau, la façon dont ses boucles de cheveux se répandaient sur l'oreiller derrière elle, dont les draps étaient tendus sur sa hanche.
Au restaurant, elle s'était référée à lui comme à son père.
Histoire de me remettre à ma place, médita-t-il, de me rappeler qu'il y a une bonne douzaine d'années entre nous. Il éteignit la lumière à son tour et résolut de ne plus penser à elle.
Ça ne marcha pas et il resta éveillé très longtemps.
Delorme était levée et habillée de pied en cap avant que le téléphone annonçant l'heure du réveil n'arrache Cardinal au sommeil.
- Je t'attends à la cafétéria, dit-elle avant de disparaître.
Ils prirent la route des Cantons de l'Est et descendirent le chemin très accidenté qui permettait d'accéder à la maison de Sauvé. Le soleil avait fait son apparition et un vent soutenu soufflait sur les terres agricoles environnantes. Les prés ressemblaient à un marécage, prenaient des reflets métalliques au soleil. Cardinal passa deux coups de téléphone au consulat britannique à l'aide de son portable. Une jeune femme d'une extrême politesse l'assura qu'elle allait se renseigner et que quelqu'un le rappellerait très bientôt.
- Ça va ? lui demanda Delorme à un moment. Tu as l'air ronchon.
- Fatigué, concéda-t-il. Je n'ai pas beaucoup dormi.
- C'est vrai ? Moi très bien.
Il se demanda si elle insistait lourdement sur la totale indifférence physique qu'elle ressentait à son égard. Plus vraisemblablement, elle énonçait juste un fait : la question de l'attirance physique n'était pas présente à ses pensées.
Ils se garèrent sur l'allée de Sauvé, lui bloquant le passage au moment où il s'apprêtait à sortir en marche arrière. Il appuya sur le klaxon, déclenchant l'envol de corneilles et de geais bleus dans les arbres. Comme Cardinal refusait de lui laisser le passage, il ouvrit brutalement la portière de son camion et s'approcha d'eux de sa démarche heurtée.
- Je vous l'ai déjà dit, je n'ai rien à raconter à la police montée, pas plus qu'à la sûreté ni à aucune autre force de police.
Maintenant, foutez le camp de mon allée.
- Monsieur Sauvé, avez-vous un magnétoscope? Nous en avons apporté un, au cas où votre réponse serait non.
*
L'intérieur de la maison était dans un état de délabrement pire encore que son propriétaire. Des feuilles de plastique battaient aux fenêtres dans une vaine tentative pour empêcher l'hiver québécois de s'insinuer. De l'une des cloisons du séjour, seuls des étais subsistaient. Des fragments de mur en pierre sèche gisaient sur le sol dans le couloir de l'entrée. Dans le séjour, il y avait un canapé défoncé, recouvert d'une couverture en laine, sur lequel les policiers prirent place. Sauvé occupa un fauteuil qui vomissait sa bourre par l'un de ses bras. Un chat noir souffrant de pelade tournait autour de ses pieds.L'ancien caporal tenait dans sa main une bière Molson et était assis de guingois de telle sorte qu'il puisse concentrer la vision de son œil valide sur l'écran. La bande vidéo avait été enregistrée de nuit dans un parking, selon différents angles. Elle montrait Sauvé qui descendait de son camion et déchargeait des boîtes estampillées Minisûre des Transports. Deux hommes sortaient d'une camionnette et les examinaient avant de lui remettre une enveloppe. Sauvé repartait pendant qu'ils chargeaient la marchandise dans leur véhicule. Quand l'enregistrement prit fin, l'an-cien caporal projeta sa bière à travers la pièce, la pulvérisant
Vnfl!? mur- L'odeur du houblon emplit l'air où elle se mêla eue ce la moisissure.
W ~ Certaines Personnes directement concernées sont prêtes l Vous coo é ' SXA °et épisode' assura Cardinal, à condition qu<
^éfinitivP nCZ J S n°tre encluête- Et, bien sûr, que vous cessie2
^défense"16™ ^^ deS exPlosifs à la Ligue française d'au-ri
ioues^l ?aSSa la main dans les Poils de barbe qui couvraient ^e colère pure manqUa" trois doigts- Son œil était un puits noi Wz P.ltes"mo1 un truc, inspecteur. Est-ce que vous vous ima-
*hontée T™ qU'il 7 a Une §rande différence entre la police _ ^ ,gens 4ue VOUS bouclez derrière les barreaux? W les v' CC '°Ur'
ne conna's aucune Tunique rouge qui ai ViP ,> tlmes de ses meurtres en pâture aux ours. Mais je béné-
- M-fX1StenCe u^traPr°tégée. Jours "pW12 ShacWey ltait arrivé à Algonquin Bay quelques Hez savoir pou • M me' Nous pensons que vous pour-Kaç ~ be?>vous savez quoi, poupée ? Je n'en sais rien. Je n'ai vu M,les Shackley depuis plus de trente ans. «pm;in , t néanmoins, il vous a appelé il y a trois semaines. Je me demande bien pour quelle raison
L ~ . était une vieille barbouze qui supportait mal d'être à ^es vieu aCcord? 11 était d'humeur nostalgique, il appelait fechane* T' P°Ur ressasser ensemble les histoires d'autrefois. Appelé? souvenirs de guerre. Pourquoi il ne m'aurait pas
t'est bie^°ÇaS?aVeZ traVaillé conj°intement dans le groupe CAT, w tir, °Ui' et notre mission consistait à infiltrer le FLQ. Ce i nous avons fait. _ p.
fougère ? ^^ ^^ travaillé tous les deux avec le lieutenant tnenc^ début J'ai travaillé avec Fougère quand il a com mis vra °nner- 0h' Pafdon, j'ai dit du mal d'un défunt? Je aiment confus. Le lieutenant Fougère a eu la brillante idée de l'opération Coquette. Surtout parce qu'il tringlait la Coquette en question.
- Vous parlez de Simone Rouault, là ?
- Ouais. La traînée totale. Fougère recrute sa maîtresse pour infiltrer le FLQ et il passe les trois premiers mois à la convaincre de se faire bien voir de Claude Hibert. Un seul problème : Claude Hibert se trouvait être mon propre informateur.
- Il travaillait déjà pour le groupe CAT ?
- Il était mon informateur... avant que je rejoigne le groupe CAT.
Ça faisait dix-huit mois que je l'avais. Fougère et sa putain ont fichu des mois de boulot en l'air. Par conséquent, Shackley et moi avons dû le chapeauter. Shackley travaillait pour la CIA et c'était un type qui était toujours là quand on avait besoin de lui.
Une des rares personnes en ce monde en qui on pouvait vraiment avoir confiance. Quand nous avons créé la force conjointe antiterroriste, il s'est porté volontaire pour en faire partie. Il n'était pas obligé. Avant ça, il avait une bonne planque à New York.
» En plus, il avait de la ressource. Ce n'était pas comme Fougère. Quand Shackley est venu nous rejoindre, il avait déjà un agent dans la place. Selon les règles en vigueur à la CIA, il n'était pas censé nous faire savoir de qui il s'agissait, ni où il opérait. Il pouvait partager les renseignements avec nous, et en estimer l'authenticité potentielle, mais le reste s'inscrivait dans le domaine du strict minimum dont nous devions avoir connaissance.
- Mais visiblement, vous deviez avoir connaissance de pas mal de choses. Sinon vous risquiez de commettre la même erreur que Fougère.
- Allez leur expliquer ça, à Langley6. À la fin, ça n'avait plus d'importance parce que Shackley et Langley n'avaient pas la même vision des choses sur nombre de points. Il m'a confié l'identité de son informateur : un individu nommé Yves Grenelle.
- Est-ce que c'est Yves Grenelle qui a assassiné Raoul Duquette ?
- Lisez les dossiers. Ce sont Daniel Lemoine et Bernard Theroux qui ont assassiné Raoul Duquette. Ils ont avoué.
Cardinal se leva.
- Bon. Il est clair que vous êtes pressé de retourner en détention.
La vente d'explosifs à un groupuscule terroriste, voilà qui devrait vous valoir au moins huit ans de plus. Et, bien sûr, en tant qu'ancien flic, vous aurez beaucoup de succès dans l'enceinte de la prison.
- Je vous dis la vérité. Lemoine et Theroux...
- Tout le monde sait qu'ils ont reconnu le meurtre de Duquette.
Nous savons également qu'il existait un pacte de solidarité à l'intérieur des cellules. Selon lequel ceux qui tomberaient endosseraient la responsabilité, et ceux qui s'échapperaient ne seraient pas inquiétés. Yves Grenelle s'est échappé, pas vrai ?
- Ouais, il s'est échappé. Et alors ?
- Et c'était l'agent de Shackley, c'est ça ?
- Ouais, c'était son informateur. Et alors ?
- Et c'est lui qui a tué Duquette. N'est-ce pas ?
- Si c'est lui, je n'ai joué aucun rôle là-dedans.
- Mais il n'en allait peut-être pas de même pour Shackley.
Brutalement, en plein milieu de la crise d'Octobre, le groupe CAT au grand complet essaye de le débusquer par tous les moyens. Pourquoi ?
- Peut-être parce qu'il ne respectait pas les règles. Qu'il ne prenait pas de gants.
- Autrement dit, Grenelle était plus qu'un informateur? C'était un agent provocateur, n'est-ce pas ? Exactement comme Simone Rouault. Il commettait davantage de crimes qu'il n'en empêchait ?
- Et si c'était le cas ?
- Eh bien, si le lieutenant Fougère associait sa maîtresse à des pillages de banques et à des plastiquages, j'imagine que l'homme de Shackley était capable de commettre bien pire. De tuer Raoul Duquette, par exemple.
Sauvé haussa les épaules.
- C'est possible.
- Ça ne pouvait pas être la politique voulue par la CIA. Comment aurait-il pu être dans leur intérêt de fomenter une insurrection chez un voisin ami ?
- Vous avez raison. La CIA ne ferait jamais ce genre de chose. Le premier Chilien venu vous le confirmera. Ou alors vous pourriez poser la question aux Guatémaltèques reconnaissants.
- Vous me dites que c'était pourtant le cas ?
- Seigneur. La subtilité, ça ne s'enseigne pas, en Ontario, on dirait. Officiellement, non, je ne pense pas que la politique de la CIA était de fomenter une insurrection au Canada. Pas sa politique déclarée.
- Mais?
- Pas de mais. Fin de l'histoire.
- Quel effet croyez-vous que cette vidéo va faire aux infos de six heures ? Vous voulez qu'on essaye, pour voir ?
- C'est bon, bordel de merde! Vous me demandez des choses que je ne peux absolument pas savoir! La politique officieuse de la CIA? Les opérations menées dans le plus grand secret?
Comment voulez-vous que je le sache? J'étais dans la police montée, bon Dieu de merde. Si vous voulez savoir ce que je pense, je vais vous le dire de manière désintéressée. Mais ce ne sont que des suppositions et des déductions, et la seule raison pour laquelle je suis en mesure de le faire c'est que Shackley et moi étions très proches. Nous nous entendions bien parce que nous étions tous les deux des brebis galeuses et que nous aimions tous les deux parvenir à nos objectifs.
- Parfait. Nous vous écoutons.
Sauvé poussa un profond soupir. Il commença à parler de manière monocorde comme s'il avait prononcé maintes conférences sur le sujet.
- Sous la présidence de Nixon, les États-Unis étaient extrêmement irrités par le Canada. D'abord, nous avions suggéré la levée de l'embargo contre Cuba. Les Yankees sont dingues, pom ce qui touche à Cuba. Ensuite, nous accueillions par avions entiers les insoumis qui refusaient d'être envoyés au Viêt Nam, ce qui n'était pas une position susceptible de nous gagner l'affection et la compréhension de Washington.
Troisièmement, on est \ l'apogée de la guerre froide et Trudeau nous déclare zone d'exclusion de tout armement nucléaire. Zone d'exclusion ! Ce n'est pas comme si nous avions une véritable armée à équiper. Les
États-Unis dépensent des milliards de dollars pour assurer leur défense et ils ont l'impression que nous cherchons à en profiter sans rien débourser. Et quatrièmement, Trudeau a les cheveux trop longs. Vous croyez que je plaisante, mais c'est de Richard Milhous Nixon que nous parlons, le roi de la paranoïa par excellence.
» Nixon et ses sbires voulaient que leur voisin du Nord adopte une attitude différente et ils voulaient que ce soit tout de suite.
Ils voulaient un conservateur au pouvoir, quelqu'un qui partagerait leurs vues sur des données très secondaires comme le Viêt Nam, la guerre froide et les armes nucléaires. Et la meilleure manière d'y parvenir, selon le ministère nixonien du Monde Réel, consistait à foutre une trouille d'enfer à la population canadienne et à la convaincre d'élire quelqu'un d'autre. Ils avaient un gros problème.
— Pierre Trudeau.
— Pierre Trudeau. C'était l'époque de la Trudeaumania.
Comment allaient-ils pouvoir révéler la vérité vraie aux Canadiens ? Alors ils mijotent le plan que voici. La situation au Québec est extrêmement chaude. Pourquoi ne pas faire monter la température jusqu'à l'ébullition ? Histoire de flanquer vraiment la trouille au reste du pays. Et quand les gens verront à quel point Trudeau est une mauviette, ils le renverseront et le remplaceront par un conservateur vindicatif. Il ne saurait s'agir d'une politique, vous comprenez. Mais d'un « et si par hasard ».
D'un scénario.
» La tâche de Shackley aurait consisté à évaluer la faisabilité.
C'est une pratique courante dans les services de sécurité : on teste une situation de guerre, on soumet une hypothèse à l'épreuve des faits. Donc, Shackley infiltre un agent au sein du FLQ. Il s'arrange pour qu'il occupe une position hyperstratégique. Et après, quand il est prêt à secouer le cocotier, les types de Langley battent en retraite. Ils lui disent merci, mais on s'arrête là. Sauf que Shackley, lui, il joue pour de bon, vous comprenez, alors il continue à piloter Grenelle sans rien demander à personne. C'est pour ça qu'il a disparu, et c'est pour ça, quand Hawthorne et Duquette ont été enlevés, que tous les flics de Montréal qui essayaient de localiser Daniel Lemoine et Bernard Theroux essayaient aussi de trouver Miles Shackley.
- Vous pensez qu'il a donné à Grenelle l'ordre d'exécuter Duquette ?
- Qu'est-ce que ça change ?...
Sauvé cracha sur son réchaud à gaz, ce qui entraîna un grésillement soudain rappelant des parasites à la radio.
- ... Ça fait trente ans que Raoul Duquette est mort.