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Le quartier général de la police montée royale canadienne, division C, à Montréal. Ambiance feutrée, professionnelle, grande politesse chez tous. Cardinal se demanda s'il s'était trompé d'immeuble. Delorme et lui arrivaient de l'hôtel Regent, un petit cube de béton totalement dépourvu de caractère, à côté de la voie expresse, où ils avaient pris possession de leurs chambres, et l'intérieur de la division C, luxueux en comparaison, constituait un agréable changement.

— Ça ressemble davantage aux locaux d'une compagnie d'assurances qu'à ceux d'une force de police, commenta-t-elle.

On leur avait octroyé une petite salle d'interrogatoire pour leur première rencontre avec le sergent Raymond Ducharrne.

Cardinal estima que ce dernier devait avoir soixante-cinq ans au bas mot, au vu de toutes les rides qui creusaient son visage rougeaud. Il avait le corps d'un nageur et la tête d'un philosophe, front large, traits marqués, lèvres minces au pli sarcastique. Ses dents paraissaient trop belles pour être naturelles.

— Alors comme ça, vous êtes des amis de Malcolm Musgrave, dit-il avec un accent canadien français vivifiant. Quand je l'ai connu, il était comme ça.

Sa main se porta un peu plus haut que son genou.

- Vraiment ? fit Cardinal. J'ai du mal à me l'imaginer aussi grand que ça.

— Je vous assure. Je travaillais avec son père à l'époque, hein ? Au bon vieux temps. Son père, c'était un des meilleurs. Je vous en prie, prenez place. Je peux vous offrir quelque chose à boire ? Coca ? Café ? Vous êtes sûrs ? D'accord. Bon, j'ai eu le temps de jeter un coup d'œil à la photographie que vous m'avez fait parvenir, mais laissez-moi d'abord vous demander quels souvenirs vous avez gardés de la crise d'Octobre.

— Octobre 1970. Deux hommes ont été enlevés par le Front de libération du Québec. Raoul Duquette, un des ministres de la province, a été tué. C'est à peu près tout.

— Moi, j'étais toute petite, précisa Delorme. Je ne me souviens de rien.

Le sergent Ducharme leva un index pédagogique.

— Le moment est venu d'une petite remise à niveau, alors.

Cardinal sortit un stylo.

— Nous sommes dans la Belle Province, à la fin des années soixante. Nous avons des grèves, en veux-tu, en voilà : les chauffeurs de taxi, les étudiants, même les policiers qui débrayent. Certains manifestants deviennent incontrôlables et il y a des crânes défoncés, un ou deux protestataires qui restent définitivement sur le carreau. De cette anarchie sort un groupement connu sous le nom de Front de libération du Québec, FLQ en abrégé. Les felquistes commencent à placer des bombes dans les boîtes aux lettres de Montréal et de Québec.

Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent que le Québec se sépare du Canada et devienne une nation indépendante.

» D'autres organisations désirent la même chose. Le Parti québécois, par exemple. La différence, c'est que le PQ cherche à y parvenir par le processus démocratique. Le FLQ, lui, s'en fiche totalement, du processus démocratique. Ce qu'il veut, c'est l'indépendance, tout de suite, et ses membres sont disposés à l'obtenir par l'action violente.

» Et donc, des bombes commencent à exploser. Dans la majorité des cas, elles sont de faible puissance et, dans la majorité des cas, il n'y a pas de blessés. Mais des caisses de dynamite continuent à être dérobées sur les chantiers de construction de la ville. En fait, une grande partie de la dynamite utilisée provenait du chantier de l'Expo 67 qui était censée célébrer le centenaire de la nation canadienne. Selon certains, cela montre que le FLQ avait le sens de l'humour. Ce que ça montrait réellement, c'était que plusieurs de ses membres travaillaient sur les chantiers de construction.

» Enfin bref, ils commencent à placer des bombes dans les boîtes aux lettres. Ils en mettent à Québec, ils en mettent à Ottawa, mais ils en mettent surtout dans les rues à Westmount, le quartier de Montréal où réside une communauté anglophone aisée. Et où se trouve le siège de police dans laquelle travaille votre serviteur : la divisioe pu

D'un geste de la main il indiqua la fenêtre^ neige voletaient au-dessus de la pente verte du f r>

- Mais à ce moment-là, il y a des gens e ' tués ou estropiés. Un des membres de notre équje ^ a les deux mains arrachées en tentant de neutr;Sun(^nî Et un garde de sécurité trouve la mort dans uiij^^ ^ felquistes croyaient vide. Ils étaient les cham[f ouvrière, pour reprendre leurs propres termes,ls - -pas que la veuve de l'agent de sécurité serait ^^ arrivé ce moment, nous sommes tous à pied d'c^ n S > d'attraper ces salopards. esst

» 5 octobre 1970. Au domicile de l'attacha, tannique Stuart Hawthorne. On sonne à la p, ja ouvrir. Un homme se tient sur le seuil avec un ^ auet^* les bras. "Un cadeau d'anniversaire pour M. **

t-il. La bonne s'écarte pour ouvrir la porte etïut quatre individus font irruption dans le hall d'en| je ^ C: ouvert et une mitraillette se retrouve pointée s^ 1 ai1 s'emparent de M. Hawthorne qui se rasait dan;,

artre

véhicule, les yeux bandés.

» Des revendications sont envoyées, des îj>enaf0 lées. La pseudo-cellule de Libération du FLQ jamais les plus importantes sont la remise en libet; dc y ^ soi-disant prisonniers politiques, 500

000 dollar

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et, moins de cinq minutes plus tard, il est sur le à ce que ces activistes appellent une contributif vo|ûaj s un sauf-conduit à destination de Cuba pour lo^ *** i leurs amis libérés.

S'ils n'obtiennent pas ce dera par l'exécution de M. Hawthorne.

^ngeiétc^

- Pourquoi ont-ils enlevé un ressortissant ét(

Cardinal. Pourquoi ne pas s'en prendre à quelqu'un dont lap-

>artenance était plus proche ?

- C'est exactement la question que d'autres membres du '"LQ se sont posée. Le gouvernement fédéral en est encore à Organiser ses forces spéciales à la suite de l'enlèvement quand une tutre cellule frappe, la cellule Chénier. Cette fois, c'est Raoul

^uquette, le ministre local de l'éducation, qui est enlevé.

» Le gouvernement tente de gagner du temps. Je faisais parie des services de sécurité à cette époque et nous avons créé notre Sfoupe commun antiterroriste, le groupe CAT, associant la police Montée, celle de la province du Québec et celle de Montréal, ïn moins de quarante-huit heures, nous connaissions l'identité les kidnappeurs. Ce que nous ignorions, c'était l'endroit où ils :e cachaient. J'étais convaincu à l'époque, et je le suis encore Aujourd'hui, que si nous avions eu deux jours de plus devant lous, nous aurions pu les trouver. Mais les gens étaient pris de Panique.

» Le gouvernement fédéral, donc Pierre Trudeau, est prêt à demander l'intervention de l'armée. Littéralement. Tout ce qui Ui manque pour aller de l'avant, c'est une lettre du maire de Vlontréal et du premier ministre de la province du Québec sollicitant son aide pour faire face à un "danger d'insurrection".

Ce *ont les termes exacts requis par la loi sur les Mesures de Guerre, feon, il fait dicter ces lettres par un de ses ministres et, sans surprise, deux heures plus tard, il obtient ses signatures.

Cette nuit-là, le 16 octobre 1970 à minuit, il requiert l'intervention militaire pleine et entière.

» D'un seul coup, nous n'avons plus besoin de mandats d'arrestation. Nous ne sommes plus obligés de fournir un motif

| d'accusation dans les trente jours. Nous collons tout le monde derrière les barreaux, et je dis bien tout le monde, des chauffeurs de taxi aux chanteurs de cabaret. Tous ceux qui ont, un jour ou l'autre, prononcé des paroles en faveur de l'indépendance. Nous les emprisonnons et nous leur demandons des noms.

» La vérité dérangeante, c'est qu'ils n'en ont pas à nous donner.

Sur les 540 personnes arrêtées, seules trente ont été inculpées et une douzaine reconnues coupables, surtout de délits de fr'V/

ports d'armes ridicules. Nous n'avons pas découvert de dépôts d'armes monstrueux, nous n'avons pas découvert de réseau terroriste tentaculaire.

- On a suspendu les droits civiques ? s'insurgea Delorme. Même les Américains ne l'ont pas fait après le 11-Septembre. Pour les immigrés, peut-être, mais pas pour les citoyens américains.

- Vous avez raison. Le gouvernement Trudeau a voulu faire passer un message aux terroristes leur disant que tout acte de violence leur coûterait beaucoup plus cher qu'il ne pourrait jamais leur rapporter. La cellule Chénier l'a interprété différemment. Ses membres en ont conclu que toutes les négociations des jours précédents avaient été totalement bidons. Le lendemain, ils ont donné leur réponse en assassinant Raoul Duquette.

- Mais vous avez sauvé le diplomate, intervint Cardinal. Stuart Hawthorne ?

- Nous avons sauvé Hawthorne. Il a fallu deux mois, mais nous l'avons récupéré vivant. Ses kidnappeurs sont partis, d'abord à Cuba puis à Paris, et la plupart d'entre eux ont fini par revenir au pays où ils ont purgé une peine, pas bien longue, avant de rentrer dans le rang. Les auteurs du meurtre de Duquette ont été arrêtés et envoyés en prison. Malheureusement, nous n'avons pas réussi à établir lequel avait vraiment tué et, par conséquent, ils

n'ont purgé que douze ans. Ce qui nous amène à votre photographie.

Il leva le portrait de groupe trouvé chez Shackley.

- Celui de gauche, avec les cheveux bouclés, c'est Daniel Lemoine, le chef de la cellule Chénier. Le jeune, sur le devant, c est Bernard Theroux. Lors de ses premiers aveux, il a déclaré qu'il avait plaqué Duquette au sol pendant que Lemoine l'étranglait. Il est, par la suite, revenu sur sa déclaration et son avocat a réussi à la faire déclarer irrecevable par le tribunal.

- Et la femme? interrogea Cardinal. On lui donnerait à. peine dix-huit ans.

- Elle devait être à l'extrême frange du groupe, si elle era faisait partie. Je n'ai rien sur elle, pour l'instant. Pareil pour l'autre arçon, celui qui a la barbe et la chemise à rayures. Je connais par

-Qeur les visages des acteurs majeurs de la crise, mais ces deux-

à...

- Ce ne sont pas des membres de la cellule Chénier ?

- Je ne crois pas. Pas dans mon souvenir. Désolé. Norma-ement, nous serions à même de vous fournir cette information >Ur-le-champ, mais cela s'est déroulé bien avant l'informatisation ie nos services, et les dossiers sont en transit, retour d'Ottawa. Le 5RSI a remis la main dessus il y a quelque temps. C'est comme

)our l'assassinat de Kennedy, vous savez : tous les cinq ans, il y a

-in type qui se croit plus malin que les autres et qui décide d'étuiier à nouveau toute l'affaire de la crise d'Octobre. Nous devrions tout récupérer d'ici un jour ou deux, et à ce moment-là vous lurez vos identifications.

- C'est difficile de croire que cela a vraiment eu lieu, dit frelorme. Ça paraît tellement fou, aujourd'hui.

- Vous trouvez? Pas plus tard que durant l'année écoulée, nous avons la Ligue française d'autodéfense qui a placé des tombes devant des cafétérias et des restaurants parce qu'ils ont ies enseignes en anglais. Les passions sont exacerbées, aujour-i'hui encore.

- Et l'autre photo ? demanda Cardinal en pointant le doigt sur un cliché représentant Shackley aux alentours de 1970.

C'était Musgrave qui le lui avait fait parvenir, ainsi qu'à Ducharme. Lorsque Cardinal lui avait demandé comment il se l'était procuré, Musgrave lui avait répondu : «Je suis une Tunique rouge, vous savez, Cardinal. Je dispose de pouvoirs surnaturels. »

- Miles Shackley était un Américain qui travaillait ici à ^époque de la crise. Nous avions quelques agents de la CIA qui étaient à nos côtés, dans le groupement CAT. Et ne faites pas cette tête, c'était tout à fait naturel. Ils étaient aux prises avec les Black Panthers et les Weathermen4, et le terrorisme devenait un problème international. Ç'aurait été stupide de ne pas les associer à la lutte.

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