Tout ce qui sort de la main des hommes porte l’empreinte de leur fragilité et le caractère de leur faiblesse. Les monuments qui attestent le plus leur grandeur sont marqués du fléau de la destruction, et doivent, comme ce qu’ils reproduisent, tomber sous la dent corrosive des siècles, et s’ensevelir dans la nuit des temps. Combien de riches cités qui maintenant ne sont plus ? Combien de peuples puissants et belliqueux dont il ne nous reste plus que de faibles souvenirs, et dont en vain nous voudrions rechercher les vestiges ? Sans aller chercher, dans ces contrées lointaines, de ces grands exemples qui attestent la faiblesse de notre nature et la destructibilité de nos œuvres, jetons un instant les yeux autour de nous. Dites-moi : quelles sont ces vastes cités que l’on a découvertes dernièrement, l’une dans le Mexique, l’autre dans le Brésil ? Après des siècles, elles semblent sortir du fond des déserts, le front couvert de mousse et de la poudre des tombeaux. On ne saurait contester l’existence de ces villes ; leurs ruines sont encore là. L’œil y voit de tous côtés des édifices immenses renversés, des portiques à moitié démolis, luttant encore contre la destruction qui frappe à grands coups sur leurs bases ébranlées. Comment ces villes ont-elles été abandonnées ? Comment ont-elles été détruites ? Et, ce qui est plus surprenant encore, comment se fait-il que nous n’en sachions rien ? Tout cela doit être attribué à la nature de l’homme ; souvent il ne songe pas à ce qui se passe sous ses yeux, loin de les reporter sur ces temps reculés. L’histoire des révolutions des peuples, la décadence et la ruine des grands empires qui ont fait gémir les nations sous le poids de leurs débris, et rempli le monde du bruit de leur chute, souvent ne présentent, à l’homme insouciant, qu’un faible intérêt qui se perd et s’abîme dans la vague de ses pensées ! Et si la tradition ne s’emparait des événements pour les transmettre à la postérité, les actions les plus éclatantes tomberaient dans l’oubli, et l’on n’y songerait pas plus que si elles n’eussent jamais été faites.

C’est ce défaut de traditions qui jette tant d’obscurité sur ces peuples qui, tout nouveaux apparus sur la scène du monde, ne semblent nés que d’hier. Le Canada, ce noble et beau pays que je me glorifie d’avoir pour terre natale, dont l’histoire fournit un champ si vaste et si fertile à exploiter, dans quelles ténèbres ne sont point ensevelis les actes de ses premiers habitants ? Et si parfois un écrivain isolé en a recueilli quelques faits, pour les consigner dans les pages de l’histoire, on voit surgir du fond des forêts des hommes dont les actions brillent comme des météores, au milieu des ténèbres dont ils sont enveloppés. Mais combien de faits mémorables ne sont jamais parvenus jusqu’à nous ; et combien nous sont parvenus qui sont retombés dans l’oubli, et dont maintenant nous n’avons pas le moindre souvenir.

Peut-être la terre que je foule maintenant sous mes pieds a-t-elle été le théâtre de quelque grand exploit ? Peut-être est-ce la cendre d’un héros ? Et le Canada en a fourni plus d’un. Peut-être encore cette poussière recouvre-t-elle les restes de quelque infortuné qui, pour sauver les jours de son semblable, aurait succombé victime de son dévouement ? Qui sait ?

J’étais bien loin, quand j’écrivis l’épisode suivant, de faire ces réflexions, que m’en inspire aujourd’hui la simple lecture. C’est qu’alors, je ne voyais les choses qu’à travers un prisme dont les couleurs se reflétaient sur les objets qui fascinaient mes sens. Et de même que mon imagination ardente se forgeait mille chimères pour l’avenir, de même aussi j’emportais, dans le tourbillon de mes pensées, ce qui aurait dû en modérer les saillies impétueuses. Maintenant que les rides sillonnent mon visage, et que je sens les glaces de la mort courir dans mes veines, ce n’est plus avec un œil de vingt ans que je vois le tableau des actions humaines se dérouler grand et sublime devant moi. Ce qui, aux jours de mes plaisirs, passait rapide et brillant à mes yeux est maintenant pour moi un sujet de sérieuses réflexions. Les choses aujourd’hui m’apparaissent sous leur vrai point de vue ; et les charmes illusoires, que leur prêtait le jeune âge, ont disparu devant la calme et pénétrante expérience de la vieillesse.

Ce m’est un plaisir bien grand de relire quelquefois les mémoires de ma jeunesse ; et de reporter ainsi, sur ces temps passés dans l’ivresse du bonheur, un œil qui déjà a pénétré dans l’horreur de la tombe ! Et lorsque, l’autre jour, je consentis à publier ce passage de mes tablettes, je cédai peut-être plus au désir de vous parler de mes jours de jeune homme qu’à la prière d’un ami. J’étais bien aise aussi, par ce trait pris au hasard parmi les cent et un épisodes qui composent la chronique des peuples du Canada, de donner une idée des mœurs de ses premiers habitants, que l’on avait peints si farouches et d’un caractère si barbare.