Chapitre 5

La place du marché de Zanzibar, le matin. Le décor représente des maisons, une échappée sur le port et aussi ce qui peut évoquer aux Français l’idée du jeu de zan-zibar. Un mégaphone en forme de cornet à dés et orné de dés est sur le devant de la scène. Du côté cour, entrée d’une maison ; du côté jardin, un kiosque de journaux avec une nombreuse marchandise étalée et sa marchande figurée dont le bras peut s’animer ; il est encore orné d’une glace sur le côté qui donne sur la scène. Au fond, le personnage collectif et muet qui représente le peuple de Zanzibar est présent dés le lever du rideau. Il est assis sur un banc. Une table est à sa droite et il a sous la main les instruments qui lui serviront à mener tel bruit au moment opportun : revolver, musette, grosse caisse, accordéon, tambour, tonnerre, grelots, castagnettes, trompette d’enfant, vaisselle cassée. Tous les bruits indiqués comme devant être produits au moyen d’un instrument sont menés par le peuple de Zanzibar et tout ce qui est indiqué comme devant être dit au mégaphone doit être crié au public.

Scène première

Le peuple de Zanzibar, Thérèse

Thérèse Visage bleu, longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints. Elle entre dès que le rideau est levé, mais dès que le rideau commence à se lever, elle cherche à dominer le tumulte de l’orchestre Non Monsieur mon mari Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez Chuintement Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme Chuintement Du reste je veux agir à ma guise Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis J’ai envie d’être soldat une deux une deux Je veux faire la guerre - Tonnerre - et non pas faire des enfants Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus Elle se courbe trois fois, derrière au public Au mégaphone 14

Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar

Voix du mari Accent belge Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard Vaisselle cassée

Thérèse Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour Elle a une crise de nerfs Mais tu ne te doutes pas imbécile Éternuement Qu’après avoir été soldat je veux être artiste Éternuement Parfaitement parfaitement Éternuement Je veux être aussi dé-

puté avocat sénateur Deux éternuements Ministre président de la chose publique Éternuement Et je veux médecin physique ou bien psychique Diafoirer à mon gré l’Europe et l’Amérique Faire des enfants faire la cuisine non c’est trop Elle caquette Je veux être mathématicienne philosophe chimiste Groom dans les restaurants petit télégraphiste Et je veux s’il me plaît entretenir à l’an Cette vieille danseuse qui a tant de talent Éternuement caquetage, après quoi elle imite le bruit du che-min de fer

Voix du mari Accent belge Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard Thérèse Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour Petit air de musette Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould Grosse caisse Mais il me semble que la barbe me pousse Ma poitrine se détache Elle pousse un grand cri et entr’ouvre sa blouse dont il en sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue et, comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfants, mais restent retenues par les fils Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse Et caetera Comme c’est joli les appas féminins C’est mignon tout plein On en mangerait Elle tire le fil des ballons et les fait danser Mais trêve de bê-

tises Ne nous livrons pas à l’aéronautique Il y a toujours quelque avantage à pra-tiquer la vertu Le vice est après tout une chose dangereuse C’est pourquoi il vaut mieux sacrifier une beauté Qui peut être une occasion de péché Débarrassons-nous de nos mamelles Elle allume un briquet et les fait exploser, puis elle fait une belle grimace avec double pied de nez aux spectateurs et leur jette des balles qu’elle a dans son corsage Qu’est-ce à dire Non seulement ma barbe pousse mais ma moustache aussi Elle caresse sa barbe et retrousse sa moustache qui ont brusquement poussé Eh diable J’ai l’air d’un champ de blé qui attend la moissonneuse méca-nique Au mégaphone Je me sens viril en diable Je suis un étalon De la tête aux talons Me voilà taureau Sans mégaphone Me ferai-je torero Mais n’étalons Pas mon avenir au grand jour héros Cache tes armes Et toi mari moins viril que moi Fais tout le vacarme Que tu voudras Tout en caquetant, elle va se mirer dans la glace placée sur le kiosque à journaux

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Scène deuxième

Le peuple de Zanzibar, Thérèse, le mari

Le mari Entre avec un gros bouquet de fleurs, voit qu’elle ne le regarde pas et jette les fleurs dans la salle. À partir d’ici le mari perd l’accent belge Je veux du lard je te dis

Thérèse Mange tes pieds à la Sainte-Menehould Le mari Pendant qu’il parle Thérèse hausse le ton de ses caquetages. Il s’approche comme pour la gifler puis en riant Ah mais ce n’est pas Thérèse ma femme Un temps puis sévèrement. Au mégaphone Quel malotru a mis ses vêtements Il va l’examiner et revient. Au mégaphone Aucun doute c’est un assassin et il l’a tuée Sans mégaphone Thérèse ma petite Thérèse où es-tu Il réfléchit la tête dans les mains, puis campé, les poings sur les hanches Mais toi vil personnage qui t’es dé-

guisé en Thérèse je te tuerai Ils se battent, elle a raison de lui Thérèse Tu as raison je ne suis plus ta femme Le mari Par exemple

Thérèse Et cependant c’est moi qui suis Thérèse Le mari Par exemple

Thérèse Mais Thérèse qui n’est plus femme Le mari C’est trop fort

Thérèse Et comme je suis devenu un beau gars Le mari Détail que j’ignorais

Thérèse Je porterai désormais un nom d’homme Tirésias Le mari les mains jointes Adiousias Elle sort 16

Scène troisième

Le peuple de Zanzibar, le mari

Voix de Tirésias Je déménage

Le mari Adiousias Elle jette successivement par la fenêtre un pot de chambre, un bassin et un urinal. Le mari ramasse le pot de chambre Le piano Il ramasse l’urinal Le violon Il ramasse le bassin L’assiette au beurre la situation devient grave Scène quatrième

Les même, Tirésias, Lacouf, Presto

Tirésias revient avec des vêtements, une corde, des objets hétéroclites. Elle jette tout, se précipite sur le mari. Sur la dernière réplique du mari, Presto et Lacouf ar-més de brownings en carton sont sortis gravement de dessous la scène et s’avancent dans la salle, cependant que Tirésias maîtrisant son mari, lui ôte son pantalon, se déshabille, lui passe sa jupe, le ligote, se pantalonne, se coupe les cheveux et met un chapeau haut de forme. Ce jeu de scène dure jusqu’au premier coup de revolver Presto Avec vous vieux Lacouf j’ai perdu au zanzi Tout ce que j’ai voulu Lacouf Monsieur Presto je n’ai rien gagné Et d’abord Zanzibar n’est pas en question vous êtes à Paris

Presto À Zanzibar

Lacouf À Paris

Presto C’en est trop, Après dix ans d’amitié Et tout le mal que je n’ai cessé de dire sur votre compte

Lacouf Tant pis vous ai-je demandé de la réclame vous êtes à Paris Presto À Zanzibar la preuve c’est que j’ai tout perdu Lacouf Monsieur Presto il faut nous battre 17

Presto Il le faut

Ils montent gravement sur la scène et se rangent au fond l’un vis-à-vis de l’autre Lacouf À armes égales

Presto À volonté Tous les coups sont dans la nature Ils se visent. Le peuple de Zanzibar tire deux coups de revolver et ils tombent Tirésias qui est prêt, tressaille au bruit et s’écrie Ah chère liberté te voilà enfin conquise Mais d’abord achetons un journal Pour savoir ce qui vient de se passer Elle achète un journal et le lit ; pendant ce temps le peuple de Zanzibar place une pancarte de chaque côté de la scène

PANCARTE POUR PRESTO COMME IL PERDAIT AU ZANZIBAR MONSIEUR

PRESTO A PERDU SON PARI PUISQUE NOUS SOMMES À PARIS

PANCARTE POUR LACOUF MONSIEUR LACOUF N’A RIEN GAGNÉ PUISQUE

LA SCÈNE SE PASSE À ZANZIBAR AUTANT QUE LA SEINE PASSE À PARIS

Dès que le peuple de Zanzibar est revenu à son poste, Presto et Lacouf se re-dressent, le peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et les duellistes retombent.

Tirésias étonné jette le journal Au mégaphone Maintenant à moi l’univers À moi les femmes à moi l’administration Je vais me faire conseiller municipal Mais j’entends du bruit Il vaut peut-être mieux s’en aller Elle sort en caquetant tandis que le mari imite le bruit de la locomotive en marche Scène cinquième

Le peuple de Zanzibar, le mari, le gendarme 18

Le gendarme Tandis que le peuple de Zanzibar joue de l’accordéon le gendarme à cheval caracole, tire un mort dans la coulisse de façon à ce que ses pieds seuls restent visibles, fait le tour de la scène, agit de même avec l’autre mort, fait une seconde fois le tour de la scène et apercevant le mari ficelé sur le devant de la scène Ça sent le crime ici

Le mari Ah ! puisque enfin voici un agent de l’autorité Zanzibarienne Je vais l’in-terpeller Eh Monsieur si c’est une affaire que vous me cherchez Ayez donc l’obli-geance de prendre Mon livret militaire dans ma poche gauche Le gendarme Au mégaphone La belle fille Sans mégaphone Dites ma belle enfant Qui donc vous a traitée si méchamment

Le mari à part Il me prend pour une demoiselle Au gendarme Si c’est un mariage que vous me cherchez Le gendarme met la main sur son cœur Commencez donc par me détacher

Le gendarme le délie en le chatouillant, ils rient et le gendarme répète toujours Quelle belle fille

Scène sixième

Les mêmes, Presto, Lacouf

Dès que le gendarme commence à détacher le mari, Presto et Lacouf reviennent à l’endroit où ils sont tombés précédemment Presto Je commence à en avoir assez d’être mort Dire qu’il y a des gens Qui trouvent qu’il est plus honorable d’être mort que vif Lacouf Vous voyez bien que vous n’étiez pas à Zanzibar Presto C’est pourtant là que l’on voudrait vivre Mais ça me dégoûte de nous être battus en duel Décidément on regarde la mort D’un œil trop complaisant 19

Lacouf Que voulez-vous on a trop bonne opinion De l’humanité et de ses restes Est-ce que les selles des bijoutiers Contiennent des perles et des diamants Presto On a vu des choses plus extraordinaires Lacouf Bref Monsieur Presto Les paris ne nous réussissent pas Mais vous voyez bien que vous étiez à Paris

Presto À Zanzibar

Lacouf En joue

Presto Feu

Le peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et ils tombent. Le gendarme a fini de délier le mari

Le gendarme Je vous arrête

Presto et Lacouf se sauvent du côté opposé d’où ils sont revenus. Accordéon Scène septième

Le peuple de Zanzibar, le gendarme, le mari habillé en femme Le gendarme Les duellistes du paysage Ne m’empêcheront pas de dire que je vous trouve Agréable au toucher comme une balle en caoutchouc Le mari Atchou Vaisselle cassée

Le gendarme Un rhume c’est exquis

Le mari Atchi Tambour. Le mari relève sa jupe qui le gêne Le gendarme Femme légère Il cligne de l’œil Qu’importe puisque c’est une belle fille

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Le mari à part Ma foi il a raison Puisque ma femme est homme Il est juste que je sois femme Au gendarme pudiquement Je suis une honnête femme-monsieur Ma femme est un homme-madame Elle a emporté le piano le violon l’assiette au beurre Elle est soldat ministre merdecin

Le gendarme Mère des seins

Le mari Ils ont fait explosion mais elle est plutôt merdecine Le gendarme Elle est mère des cygnes Ah ! combien chantent qui vont périr Écoutez

Musette, air triste

Le mari Il s’agit après tout de l’art de guérir les hommes La musique s’en char-gera Aussi bien que toute autre panacée

Le gendarme Ça va bien pas de rouspétance Le mari Je me refuse à continuer la conversation Au mégaphone Où est ma femme

Voix de femmes dans les coulisses Vive Tirésias Plus d’enfants plus d’enfants Tonnerre et grosse caisse Le mari fait une grimace aux spectateurs et met à son oreille une main en cornet acoustique, tandis que le gendarme, tirant une pipe de sa poche, la lui offre. Grelots

Le gendarme Eh ! fumez la pipe bergère Moi je vous jouerai du pipeau Le mari Et cependant la Boulangère Tous les sept ans changeait de peau Le gendarme Tous les sept ans elle exagère Le peuple de Zanzibar accroche une pancarte contenant cette ritournelle qui reste

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EH ! FUMEZ LA PIPE BERGÈRE MOI JE VOUS JOUERAI DU PIPEAU ET CEPENDANT LA BOULANGÈRE TOUS LES 7 ANS CHANGEAIT DE PEAU TOUS LES 7

ANS ELLE EXAGÈRE

Le gendarme Mademoiselle ou Madame je suis amoureux fou De vous Et je veux devenir votre époux

Le mari Atchou Mais ne voyez-vous pas que je ne suis qu’un homme Le gendarme Nonobstant quoi je pourrais vous épouser Par procuration Le mari Sottises Vous feriez mieux de faire des enfants Le gendarme Ah ! par exemple

Voix d’hommes dans les coulisses Vive Tirésias Vive le général Tirésias Vive le député Tirésias L’accordéon joue une marche militaire Voix de femmes dans les coulisses Plus d’enfants Plus d’enfants Scène huitième

Les mêmes, le kiosque

Le kiosque où s’anime le bras de la marchande se déplace lentement vers l’autre bout de la scène

Le mari Fameux représentant de toute autorité Vous l’entendez c’est dit je crois avec clarté La femme à Zanzibar veut des droits politiques Et renonce soudain aux amours prolifiques Vous l’entendez crier Plus d’enfants Plus d’enfants Pour peupler Zanzibar il suffit d’éléphants De singes de serpents de moustiques d’au-truches Et stériles comme est l’habitante des ruches Qui du moins fait la cire et butine le miel La femme n’est qu’un neutre à la face du ciel Et moi je vous le dis cher Monsieur le gendarme Au mégaphone Zanzibar a besoin d’enfants sans mé-

gaphone donnez l’alarme Criez au carrefour et sur le boulevard Qu’il faut refaire des enfants à Zanzibar La femme n’en fait plus Tant pis Que l’homme en fasse Mais oui parfaitement je vous regarde en face Et j’en ferai moi Le gendarme et le kiosque Vous

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Le kiosque au mégaphone que lui tend le mari Elle sort un bobard Bien digne qu’on l’entende ailleurs qu’à Zanzibar Vous qui pleurez voyant la pièce Souhai-tez les enfants vainqueurs Voyez l’impondérable ardeur Naître du changement de sexe

Le mari Revenez dès ce soir voir comment la nature Me donnera sans femme une progéniture

Le gendarme Je reviendrai ce soir voir comment la nature Vous donnera sans femme une progéniture Ne faites pas qu’en vain je croque le marmot Je reviens dès ce soir et je vous prends au mot

Le kiosque Comme est ignare le gendarme Qui gouverne le Zanzibar Le music-hall et le grand bar N’ont-ils pas pour lui plus de charmes Que repeupler le Zanzibar

Scène neuvième

Les mêmes, Presto

Presto chatouillant le mari Comment faut-il que tu les nommes Elles sont tout ce que nous sommes Et cependant ne sont pas hommes Le gendarme Je reviendrai ce soir voir comment la nature Vous donnera sans femme une progéniture

Le mari Revenez donc ce soir voir comment la nature Me donnera sans femme une progéniture

Tous en chœur Ils dansent, le mari et le gendarme accouplés, Presto et le kiosque accouplés et changeant parfois de compagnons. Le peuple de Zanzibar danse seul en jouant de l’accordéon Eh ! fumez la pipe Bergère Moi je vous jouerai du pipeau Et cependant la Boulangère Tous les sept ans changeait de peau Tous les sept ans elle exagère

Rideau

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