Les deux flics avaient pénétré en coup de vent dans le bâtiment de la police scientifique, quai de l’Horloge. L’endroit était divisé en différents services comme la toxicologie, la balistique, l’analyse de documents. Un concentré de technologie, un labyrinthe de machines toutes plus coûteuses les unes que les autres, qui analysaient le sang, les mégots, les explosifs, les cheveux. Des aveux arrachés par le biais de la science.
Jean-Paul Lemoine, directeur du laboratoire de biologie moléculaire de la police scientifique de Paris, les attendait dans un petit bureau. Âgé d’une quarantaine d’années, il avait de courts cheveux blonds, presque gris, et d’épais sourcils assortis. Un physique passe-partout, sans éclat, mais sans gros défauts non plus. Son job ? Manipuler avec ses équipes d’énormes machines, comme les amplificateurs PCR1, les séquenceurs, qui photocopiaient, découpaient, analysaient des morceaux d’ADN.
Il invita les flics à s’asseoir, un peu gêné.
— Des microsatellites… Votre homme a raison. Ils étaient noyés dans la masse d’informations du livre. On aurait peut-être fini par trouver, mais en combien de jours, de semaines ?
Il fixa l’ouvrage ouvert devant lui.
— En tout cas, c’était sacrément astucieux d’avoir dissimulé des codes génétiques dans un livre publié. C’est la meilleure façon d’empêcher qu’un secret soit détruit. En le dispersant dans des milliers de foyers… Je connaissais ce livre. À sa sortie, Stéphane Terney l’avait fait envoyer gratuitement à des universités, des scientifiques, des chercheurs. Une forme de propagande pour des thèses eugénistes habilement dissimulées derrière des données mathématiques. Un auteur turc avait déjà utilisé ce genre de technique dans son Grand Atlas de la création, pour remettre en cause le darwinisme et propager la vague créationniste. L’ouvrage du Turc, magnifique, très fouillé et documenté, avait été adressé aux scientifiques et intellectuels du monde entier.
Il repoussa le livre vers Sharko.
— Que désirez-vous de plus ? La procédure exacte que nous utilisons pour dresser un profil génétique ?
— Pas vraiment, non. On est venus vous voir pour savoir si on pouvait lancer une recherche de ces sept empreintes génétiques dans le FNAEG.
C’était Sharko qui avait eu l’idée. Le FNAEG était le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Depuis 1998, tous les auteurs d’infractions à caractère sexuel y figuraient et, depuis 2007, on pouvait y ajouter presque tous les contrevenants interpellés par la police ou la gendarmerie. Il suffisait qu’il y ait correspondance entre l’enregistrement dans le fichier, et celui trouvé sur une scène de crime par exemple, pour remonter à un suspect.
Lemoine eut l’air sceptique.
— Euh… Il faudrait que je me tape la saisie des lettres à la main pour les rentrer dans l’ordinateur, tout est automatisé d’ordinaire. Normalement, on reçoit un écouvillon de salive à analyser, un vêtement taché de sperme, on met le prélèvement dans la machine et le code-barres de l’individu en ressort. Mais ici, on n’a aucun prélèvement, juste… du papier. Regardez ces pages, vous avez vu comme moi, une empreinte génétique peut atteindre, je ne sais pas, un millier de lettres successives ? Ça prendrait des heures de tout saisir, et encore, sans commettre la moindre erreur. Ce qui demanderait une grande concentration, à renouveler sept fois. Et moi, j’ai déjà eu ma nuit de travail, je suis un peu fatigué.
Il haussa les épaules, l’air gêné. Apparemment, il n’avait qu’une envie à présent : rentrer chez lui.
— Vous savez commissaire, le FNAEG contient moins d’un million et demi de profils génétiques de prévenus, soit même pas 2 % de la population française. Française, commissaire, et non mondiale. Et puis, rien ne nous dit que les empreintes génétiques du livre sont réelles. Elles pourraient…
— Des gens sont morts à cause de ça, le coupa Sharko. Ces empreintes sont réelles, j’en mettrais ma main à couper. Terney les a écrites dans son livre et s’est mis en relation avec un autiste savant pour qu’un jour peut-être, on puisse comprendre s’il lui arrivait malheur. Même si Daniel Mullier n’avait pas été présent sur les lieux du crime, il est évident que nous serions remontés à lui, d’une façon ou d’une autre. Il était comme… une clé, destinée à ouvrir un cadenas. Faites-le. S’il vous plaît.
Après réflexion, le scientifique reposa son gobelet vide et acquiesça dans un léger soupir.
— Très bien. Je vais essayer. Il faudrait quelqu’un pour lire, pendant que je tape.
Il s’empara de l’ouvrage, le tendit à Sharko, qui le tendit lui-même à Levallois.
— Vas-y. J’ai mal dormi, j’ai les yeux qui brûlent.
Levallois grogna.
— Ben voyons. Et moi, tu crois que j’ai dormi ?
Avec un soupir, le lieutenant s’installa aux côtés de Lemoine. Le scientifique l’avisa :
— Surtout, surtout, aucune erreur. Je vais vous indiquer où commencer, pour que ça coïncide avec le format exigé par le logiciel.
Il entoura une lettre particulière, celle juste après la séquence d’amorçage identique à toutes les encyclopédies de la vie.
— Allez-y lentement, mais sûrement.
Levallois se mit à lire…
— AATAATAATAATGTCGTC…
… tandis que Lemoine tapait. Après une vingtaine de minutes, Levallois souffla « Terminé ! », et le biologiste appuya sur « Entrée ». Il patienta quelques secondes. La première empreinte génétique se trouva comparée instantanément aux millions d’enregistrements stockés sur les serveurs sécurisés, basés à Écully.
Sur l’écran, un mot : NÉGATIF. Déception sur les visages.
— Première empreinte inconnue. On dirait que votre théorie ne fonctionne pas, commissaire. On arrête ?
— On continue.
Ils recommencèrent. Deuxième empreinte : négatif. Des cafés, une clope pour Levallois, les cent pas pour Sharko. Troisième empreinte : négatif. Quatrième empreinte… Ronronnement des processeurs, feulement du ventilateur. Les yeux de Lemoine s’écarquillèrent.
— C’est pas vrai. On en tient un. Alors là, je n’en reviens pas.
Sharko s’arracha de son siège et se précipita de l’autre côté. Lemoine lut à voix haute ce que l’écran lui affichait. Nom, prénom, date de naissance.
— Grégory Carnot. Né en janvier 1987.
Sharko eut l’impression de recevoir une balle en pleine poitrine. Levallois détailla à nouveau l’écran, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
— Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous le connaissez ? demanda le scientifique.
Le jeune lieutenant acquiesça.
— La fille qui a été assassinée, à l’origine de notre enquête, est allée le voir en prison. Enfin, il me semble.
Il fixa Sharko dans les yeux.
— Je me trompe, Franck ? Éva Louts est bien allée rendre visite à ce Grégory Carnot, non ? Il faisait bien partie du fameux listing des prisonniers ?
Sharko lui posa la main sur l’épaule, inquiet.
— Va te dégourdir les jambes, je prends le relais.
— T’as les yeux comme des billes. Il ne faut pas se tromper d’une seule lettre. T’es sûr que ça va aller ?
— Tu me prends pour un demeuré ?
Finalement, Levallois lui laissa volontiers sa place. Le commissaire s’installa, l’œil rivé vers le profil génétique de Carnot. Pourquoi Terney avait-il caché l’identité du tueur dans son livre ? Quel était le lien entre les deux hommes ? Il secoua la tête, se concentra sur les lettres comme face à une grille de mots croisés. Les questions viendraient plus tard.
— On y va ? demanda le biologiste.
— On y va…
Sharko se mit alors à réciter les séries de lettres, méticuleusement, posant l’index sous chacune d’elle. Intérieurement, il se battait contre son organisme pour ne pas céder à la déconcentration. Lemoine tapait en silence. Les aiguilles de l’horloge défilaient. Dans la pièce, les corps se chargeaient d’électricité, les doigts se couvraient de moiteur.
Cinquième profil : inconnu. Levallois revint avec trois cafés achetés à la machine. La caféine glissait dans les artères, excitait les neurones. Malheureusement, le sixième profil ne donna pas davantage de résultat. Les hommes reprirent leur souffle. Sharko bâilla, se frotta les yeux, Lemoine fit craquer la jointure de ses doigts, au bout du rouleau.
— Allez, en route pour le dernier, avant la barre dans le crâne.
Ils reprirent leur travail de fourmi, construisant, lettre après lettre, l’identité unique de l’un des sept milliards d’individus peuplant la planète.
Touche « Entrée ».
Le résultat renvoyé par le FNAEG pour le septième et dernier profil leur explosa à la figure.
POSITIF.
Mais le logiciel ne déclina aucune identité, n’afficha aucune photo. Lemoine cliqua sur un bouton qui donnait le détail de la recherche.
— L’enregistrement qui nous intéresse a été saisi par la gendarmerie. C’est une trace qui tourne dans le FNAEG depuis seulement trois jours, sans identité. Ce qui signifie…
Sharko soupira, se passant les deux mains sur le visage, puis compléta :
— … qu’il s’agit d’ADN prélevé sur le lieu d’un délit, mais qu’on n’a toujours pas arrêté son propriétaire. Cela veut aussi dire que l’auteur du délit en est probablement à sa première infraction grave, puisqu’il n’est pas fiché. Je pense avoir la réponse, mais pouvez-vous me dire de quel genre de délit il s’agit ?
Le biologiste lui répondit d’une voix blanche :
— Crime de sang.
1- Polymerase Chain Reaction.