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Quatre techniciens de la police scientifique et le substitut du procureur qui allait ordonner la levée du corps d’Éva Louts venaient d’arriver sur les lieux. Cravate et costume pour l’un, tenues de lapins blancs pour les autres, afin de préserver au mieux les indices de la scène de crime. Le vétérinaire du centre, d’autres enquêteurs et les garçons de morgue, quant à eux, n’allaient plus tarder. Bientôt, une dizaine d’hommes entreraient et sortiraient de ces lieux avec un objectif unique : la vérité.

Tandis que Levallois interrogeait l’animalier Hervé Beck, Sharko et Clémentine Jaspar évoluaient sur de petites allées en terre, entre les colonies colorées de singes. Autour, les feuilles des arbres frissonnaient, les branchages palpitaient. Des cris aigus, exotiques, perçaient les frondaisons serrées. Indifférents au drame, les primates menaient leurs activités de début de journée : épouillage, récolte de termites dans les troncs, jeux avec la progéniture.

La primatologue s’arrêta devant un petit belvédère artificiel, qui permettait d’observer certaines colonies en contrebas. Elle posa ses coudes sur un tronçon de bois, une pochette à élastiques suspendue au bout de ses doigts épais et cornés.

— Éva réalisait sa thèse en vue d’obtenir son doctorat. Le sujet de son travail concernait d’abord les grands principes de l’Évolution biologique, puis la latéralité chez les grands singes : comprendre pourquoi, chez l’homme par exemple, la majorité des individus est droitière, et non gauchère.

— C’est pour cette raison qu’elle étudiait ici, dans votre centre ?

— Oui, elle devait rester jusque fin octobre. Elle a débuté son travail en 2007, mais s’est vraiment penchée sur la latéralité à la fin de l’été 2009. Elle s’est alors intéréssée aux cinq grands singes : les hommes, les bonobos, chimpanzés, gorilles, orangs-outans. Dans nos locaux, elle devait d’abord établir des statistiques, remplir des grilles. Observer les différentes espèces, voir avec quelle main ils serraient les bâtons leur permettant de récolter des fourmis, de fabriquer des outils ou de casser des noix. Ensuite, en tirer les conclusions qui s’imposaient.

Sharko sirotait son quatrième décaféiné de la matinée.

— Elle travaillait seule ?

— Absolument. Elle évoluait ici en électron libre. Une fille gentille et discrète, qui aimait beaucoup les animaux.

Jaspar aussi devait aimer les animaux, se dit Sharko. Elle observait ses primates avec une affection particulière au fond des yeux, comme si chacun d’eux était un enfant à aimer.

Elle lui tendit le dossier.

— Et maintenant, regardez attentivement. Ce sont les résultats de ses observations, depuis son arrivée au centre, il y a vingt jours. Ils étaient sur le bureau, elle allait probablement les embarquer avant de repartir, hier…

Sharko tira sur les élastiques.

— Qu’est-ce que ces résultats sont censés représenter ?

— Pour chaque singe de chaque colonie, Éva devait noter précisément un ensemble de paramètres. La répétition de certains gestes cités dans des listes chez un même individu devait prouver ou pas sa latéralisation.

Sharko ouvrit et considéra les différents feuillets. Les cases des tableaux préimprimés, portant des références qui devaient être celles des singes regroupés par espèces, étaient toutes vierges.

— Elle ne travaillait donc pas ?

— Non. Ou, tout au moins, pas sur le sujet imposé par son directeur de thèse. Pourtant, elle m’affirmait le contraire. Elle me certifiait qu’en trois semaines, ses travaux avaient bien avancé, et qu’elle serait en mesure de terminer ses recherches dans les temps.

— Pourquoi venir ici, si elle ne faisait rien ?

— Parce que son directeur de thèse l’exigeait, parce qu’elle l’aurait eu sur le dos s’il s’était rendu compte qu’elle ne suivait pas les directives. Olivier Solers n’est pas un tendre avec ses étudiants. Il tolère difficilement les écarts. S’il l’avait prise en grippe, Éva aurait perdu toute chance d’obtenir son doctorat.

— Elle était ambitieuse ?

— Très. Je la connaissais avant tout de réputation. Malgré son jeune âge, elle avait déjà mené des études sérieuses sur la latéralisation chez certains oiseaux et poissons. La précision et la profondeur de ses travaux lui ont valu des articles dans de prestigieux magazines scientifiques, ce qui est extrêmement rare pour une étudiante de vingt-cinq ans. Éva était brillante, elle rêvait déjà de paillettes et de cocktails dans le sillage des prix Nobel.

Sharko ne put s’empêcher de sourire. Lui, qui était on ne peut plus terre à terre, se sentait dépassé par le ridicule des sujets étudiés par les chercheurs.

— Excusez-moi, mais… j’ai un peu de mal à saisir. À quoi ça peut bien nous servir de savoir si un poisson est droitier ou gaucher ? Et franchement, j’ai des difficultés à visualiser à quoi peut ressembler un poisson droitier. Un singe, à la rigueur, mais un poisson.

— Je comprends votre trouble. Vous, vous traquez et arrêtez des meurtriers, vous remplissez des prisons, c’est concret.

— Malheureusement, oui.

— Nous, nous cherchons à savoir d’où nous venons, pour comprendre où nous allons. Nous marchons sur le fil de la vie. Et l’observation des espèces, qu’elles soient plantes, virus, bactéries ou animaux, nous y aide. La latéralité chez certains poissons vivant en communauté est on ne peut plus signifiante. Avez-vous déjà observé le comportement d’un banc de poissons face à un prédateur ? Ils tournent tous dans la même direction, afin de rester unis et de contrer les attaques. Ils ne réfléchissent pas, ils ne se disent pas : « Attention, là, il faut que je tourne à gauche, comme mes camarades. » Non, ce comportement social fait véritablement partie de leur nature, de leurs gènes, si vous voulez une image claire. Dans le cas de ces poissons, la latéralisation permet la survie du plus apte, et c’est pour cette raison qu’elle existe, qu’elle a été sélectionnée.

— Sélectionnée ? Par qui ? Une intelligence supérieure ?

— Certainement pas. Les propos créationnistes, du genre « Dieu a créé l’Homme ainsi que toutes les espèces vivantes peuplant la planète », n’ont pas leur place dans notre centre, ni dans aucune communauté scientifique d’ailleurs. Non, elle a été sélectionnée par l’Évolution, avec un grand E. L’Évolution favorise la propagation de tout ce qui est bénéfique à la diffusion des gènes, à la diffusion des gènes les meilleurs, et élimine le reste.

— La fameuse sélection naturelle, qui se débarrasse des canards boiteux.

— On peut dire cela. Parfois, lorsque ces bancs de poissons virent de bord, quelques individus tournent de l’autre côté, parce qu’ils n’ont pas l’aptitude à suivre ce comportement. Défaut génétique ? « Canards boiteux », comme vous dites ? Toujours est-il que ceux-là meurent plus vite, en se faisant manger par exemple, car ils sont mal adaptés, plus faibles que les autres. C’est l’une des expressions de la sélection naturelle. Chez l’homme, s’il y avait eu un réel avantage à être gaucher, alors, nous serions probablement tous gauchers, nous fonctionnerions un peu comme un banc de poissons. Le problème, c’est que ce n’est pas le cas, et pourtant, les gauchers existent. Pourquoi l’Évolution a-t-elle favorisé cette asymétrie entre droitiers et gauchers ? Pourquoi dans ces proportions-là ? Pourquoi un humain sur dix naît encore gaucher dans un monde où tout est pensé pour les droitiers ? Le sujet de thèse d’Éva Louts était de tenter d’apporter une réponse à ces questions.

Sharko dut bien avouer qu’il ne s’était jamais posé ce genre d’interrogations car, en définitive, ces délires scientifiques lui importaient peu. À son sens, il y avait d’autres sujets bien plus graves et importants à traiter, mais il en fallait pour tous les goûts. Il revint à ce qui l’intéressait, à savoir du concret.

— Éva Louts venait donc tous les jours, en fin d’après-midi ?

— Vers 17 heures, en effet. L’heure où la plupart du temps, nous fermons les portes du centre. Elle prétendait vouloir être au calme, pour observer les singes sans les perturber dans leurs habitudes.

— Et donc, à la vue de ces tableaux vides, elle restait le soir uniquement pour faire acte de présence… Pour que personne, et surtout pas son directeur de thèse, ne s’aperçoive de la supercherie.

— Ou alors, elle occupait ses journées à autre chose… J’ai été extrêmement surprise en découvrant ces grilles vierges. Pour quelle raison une fille si sérieuse se serait-elle brusquement mise à mentir ? Qu’est-ce qui pouvait la préoccuper au point de remettre son avenir en question ?

— Vous avez votre idée là-dessus ?

— Pas vraiment. Mais elle menait des recherches sur la latéralité dans les populations humaines, passées et présentes, et cela faisait plus d’un an qu’elle bossait sur ce sujet précis. Elle a dû fourrer le nez dans des domaines aussi divers que variés. Il y a deux ou trois jours à peine, elle m’a confié être sur quelque chose d’envergure.

— Du genre ?

— Je l’ignore, malheureusement. Mais cela l’excitait, je le voyais dans ses yeux. Au tout début de ses recherches, Éva livrait les informations régulièrement à son directeur, ce qui permettait un suivi et un recadrage, au besoin. Puis, à ce que m’a raconté Olivier Solers, les remontées de données se sont faites plus rares, aux alentours du mois de juin. Cela arrive souvent, il ne s’est pas inquiété. Le directeur de thèse veut tenir les rênes, et le thésard veut se défaire de son influence, acquérir sa propre autonomie. Mais à partir de mi-juillet, un mois avant d’arriver ici, Éva a refusé de faire remonter la moindre information à son laboratoire, elle dissimulait l’essence de ses travaux, allant de promesse en promesse sur une future conférence, et garantissant du « lourd » si ses investigations portaient leurs fruits.

Sharko triturait nerveusement son gobelet vide, il n’y avait pas de poubelle où le jeter. Mentalement, il essaya de visualiser l’affaire sous un autre angle. Louts, de par ses recherches, multiplie les contacts, les rencontres. D’une façon ou d’une autre, à l’identique d’un journaliste, elle met le doigt sur quelque chose de brûlant et se renferme sur elle-même.

Des claquements de portière le firent revenir à lui. Au loin, proche de l’animalerie, deux garçons de morgue embarquaient le cadavre de Louts sur une civière. La housse en plastique noir ressemblait à du bois carbonisé. Tu redeviendras poussière… Puis les hommes retournèrent à l’intérieur avec le brancard vide. Clémentine Jaspar porta ses poings à ses lèvres.

— Ils sont partis chercher Shery. Pourquoi ils l’emmènent à la morgue ?

— Le médecin légiste va juste faire quelques prélèvements, ne vous inquiétez pas.

Sharko ne lui laissa pas le temps de s’apitoyer.

— Éva avait-elle un petit ami ?

— Nous en avions parlé un peu, toutes les deux. Non, ce n’était pas sa priorité. Sa carrière d’abord. Elle était très solitaire, et assez écolo. Pas de téléphone portable ni de télé, m’a-t-elle avoué. Et puis, elle a été aussi une grande sportive. Une escrimeuse qui, plus jeune, avait participé à un tas de championnats. Un esprit sain dans un corps sain.

— Quelqu’un à qui elle aurait pu se confier ?

— Je ne la connaissais pas à ce point. Mais… Je ne sais pas, moi. Vous êtes policier, alors allez fouiller chez elle. Les résultats de ses recherches sont forcément là-bas.

Devant le silence et le scepticisme évident de Sharko, elle désigna les chimpanzés, ces grands singes qu’elle semblait aimer plus que tout au monde.

— Regardez-les une dernière fois attentivement, commissaire. Et dites-moi ce que vous voyez.

— Ce que je vois ? Des familles. Des animaux qui vivent en harmonie, paisiblement.

— Vous devriez aussi voir de grands singes, des êtres qui nous ressemblent.

— Je n’y vois que des primates, désolé.

— Mais nous sommes des primates ! Les chimpanzés sont génétiquement plus proches de nous qu’ils ne le sont du gorille. On dit souvent que nous avons plus de 98 % d’ADN commun avec eux, mais moi, je vais tourner la phrase autrement : 98 % de notre ADN est de l’ADN de chimpanzé.

Sharko médita la remarque quelques secondes.

— Votre image est provocante, mais vu sous cet angle, en effet…

— Il n’y a rien de provocant, c’est la réalité. Maintenant, supposez juste que l’on vous prive de la parole et que l’on vous mette nu dans une cage à leurs côtés. Alors vous seriez pris pour ce que vous êtes : le troisième chimpanzé, aux côtés du chimpanzé pygmée et du chimpanzé commun d’Afrique. Un chimpanzé presque dépourvu de fourrure et marchant debout. À la différence près qu’aucun de vos cousins ne détruit sciemment son environnement. Nos avantages évolutifs, comme la parole, l’intelligence, notre capacité à coloniser l’ensemble de la planète, ont aussi un coût en monnaie darwinienne : nous sommes des animaux capables de répandre le plus grand malheur. Mais l’Évolution a « jugé » que ce coût était inférieur aux avantages procurés. Pour le moment…

Il y avait de la force dans sa voix, et en même temps, de la résignation. Sharko se sentit transpercé par la puissance de son regard animal, et la virulence de ses idées. Cette femme avait dû vivre des moments extraordinaires dans les jungles, les savanes, elle devait en savoir plus que quiconque sur les secrets de la vie, et plus que quiconque, elle avait conscience que nous foncions droit dans un mur.

Elle rétracta ses mains sur le rebord de bois qui encerclait le belvédère.

— Vous avez des enfants, commissaire ?

Sharko hocha le menton, les lèvres serrées.

— J’avais une petite fille… Elle s’appelait Éloïse.

Il y eut un grand silence. Chacun savait ce que cela signifiait que de parler d’un enfant au passé. Sharko regarda une dernière fois les singes, prit une grande inspiration, puis lâcha finalement :

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour découvrir la vérité. Je vous le promets.