CHAPITRE XI

Il ne restait plus à Goubi qu’une épreuve à subir, mais la plus périlleuse. Il lui fallait effectuer seul sa rentrée en plein bourg de Jaligny. Cette rentrée, il l’entendait triomphale et de préférence spectaculaire. Juliette avait fait livrer un vélomoteur à la ferme et Goubi s’entraîna tout un après-midi à rouler sur cet engin, encouragé par Lerche. Au cinquième jour de son retour au pays, alors que les bans étaient publiés, Goubi fut jugé apte à circuler sur sa mobylette et à se rendre au village.

— Si on t’embête, déclara Juliette, tu cognes. On discutera après.

Plein gaz, il fondit tel l’aigle, le condor et le gypaète barbu sur Jaligny. Pour qu’on le vît clairement, pour que nul n’allât s’imaginer qu’il se cachait, il en fit le tour douze fois en appuyant sur sa trompe.

Il s’arrêta enfin devant le café de l’Aimée, y pénétra en disant calmement, comme tout le monde : « Salut bien », alors qu’autrefois il beuglait à en éveiller Lazare : « Salut la compagnie ! »

A une table, Grafouillère buvait chopine avec Chérot. A la table la plus éloignée d’eux, Courniaulon buvait chopine tout seul.

Aimée et les trois consommateurs se tournèrent d’un bloc vers Goubi, le détaillèrent en silence sous toutes ses coutures avant de répondre un « Salut » méfiant.

Courniaulon ajouta :

— Viens donc boire un canon, Goubi.

Il esquissait déjà un pas vers la table de Jules Courniaulon quand Dudusse Grafouillère se dressa furibard :

— Goubi ! Viens boire un canon avec moi ! C’est un ordre ! Je t’interdis d’aller t’attabler avec l’homme qui t’a lâchement abandonné dans Paris !

Courniaulon se leva, menaçant :

— Va pas boire avec lui, Goubi ! C’est moi qui t’y commande ! Des Grafouillère, j’en fais un tous les matins ! C’est lui qu’y a fait exprès de te perdre, j’y jure sur la tête de ma pauvre mère défunte !

Chérot, Aimée et Goubi s’interposèrent entre les deux antagonistes. Quand l’un et l’autre furent derechef assis sur leur chaise, Goubi fit sur le mode plaisant :

— Vous êtes pas bredins, tous deux, de vouloir vous bourrer ? C’est-y que vous voulez me remplacer ?

Les assistants, ramenés à cette réalité, le considérèrent à nouveau avec circonspection. Aimée l’apostropha enfin :

— Oui, parlons-en. C’est-y vrai, ça, ce qu’on nous a dit d’un peu partout, que tu serais plus bredin ? J’y crois guère, moi, permets-moi de t’y dire.

Il prit une chaise neutre, entre les deux tables, avant de répondre, attentif à ses paroles :

— Paraît pourtant que si.

— Et comment que ça serait arrivé ?

— Comment ?

Il eut une idée qui avait pour elle de couper court à bien des discussions. Lourdes étant exclu, il appela la science à lui :

— Mettons qu’on m’a soigné. J’avais un grain, qu’on m’a enlevé. Un grain pas plus gros qu’un grain de blé, j’y ai ben vu après. Oh, y a des sacrés docteurs, à Paris ! Je vous remercierai jamais assez de m’y avoir amené à Paris, les vieux gars. Dudusse et Jules, vous ferez mes deux garçons d’honneur à ma noce, pour la peine.

Ils le regardaient encore tous les quatre, ébranlés. C’était ma foi exact, il parlait à peu près comme tout le monde.

— Ça me fait drôle de te voir comme ça, murmura Aimée qui gardait vifs en elle les souvenirs d’un Goubi plus ou moins saoul dansant sur les tables, perdant son pantalon et montant des numéros de cirque jusqu’à ce qu’on le mît dehors.

— Oui, ça fait tout drôle, fit Chérot en écho.

— C’est comme ça, dit Goubi.

Grafouillère bougonna :

— Et Clemenceau ? Fini ?

— Fini. Plus de Clemenceau. Fallait déjà être couillon, hein ?

Ils rirent tous, étonnés, rassurés.

— Allons, viens boire un canon pour arroser ça, insista Grafouillère.

— J’y veux bien, avec plaisir, mais faut que Jules trinque avec nous.

— On est fâchés, qu’on t’y dit, grogna Courniaulon. A cause de toi.

— Mais, cré bon Dieu, puisque vous avez fait mon bonheur en m’amenant à Paris, y a plus de raison d’être fâchés !

— Ça, il a raison, y a plus de raison, découvrit Chérot. Y a pas, Goubi, t’es plus bredin, je suis témoin.

— Et pis, continua Goubi pour achever de les convaincre, ça se serait jamais vu, deux garçons d’honneur brouillés ensemble !

— Serrez-vous la main, conseilla Aimée que cet état de guerre avait toujours dérangée dans son service.

— T’y crois ? interrogea faiblement Grafouillère.

— Qui que t’en penses, demanda Jules à Goubi, maintenant que tu penses ?

— Oh, moi, j’en serais ben content !

Les adversaires brûlaient d’envie de se tomber dans les bras. Ils se levèrent, s’adressèrent d’abord au seul Goubi pour sauver les apparences :

— C’est ben pour toi que j’y fais !

— C’est vraiment parce que tu me supplies !

Ensuite, ils se firent face.

— T’es un beau fumier ! rigola Courniaulon.

— J’allais t’y dire ! rigola Grafouillère.

A coups de bourrades amicales, ils s’envoyèrent d’un mur à l’autre.

— Ça se fête ! cria Courniaulon. Je paye une bouteille de vin vieux !

— Moi aussi ! cria Grafouillère.

Ils s’installèrent tous enfin à la même table, Goubi au milieu d’eux, qui les entretint d’abondance des Aggroulés, de sa femme et de ses domestiques. Tous s’accordèrent à le trouver moins drôle qu’avant, mais de sens rassis. Pas plus bête en tous les cas que Sylvain Mardigras, de Vaumas, ou Maxime Desbrunets, de Thionne.

— Ça va nous faire faute, un bredin, soupira Grafouillère. Excuse-moi, Goubi, mais on en avait l’habitude.

— Ça, ça va manquer, surenchérit Chérot.

— Faudra mettre une annonce, fit Courniaulon méditatif.

Le tracteur, la 404, le tilbury, le cheval, le physique et la tenue de Juliette, les notes de boucher et d’épicier de la ferme des Aggroulés firent beaucoup pour le prestige de Goubi. Un gaillard à la tête de tant de biens ne pouvait pas ne pas jouir de toutes ses facultés. Prétendre le contraire eût établi une grave atteinte à la propriété privée. Le théorème était simple : idiot, Goubi n’avait jamais rien possédé ; s’il possédait, il n’était plus idiot.

Pourtant, en secret, Goubi connaissait des affres. Il grimpait parfois au grenier, en sueur, pour y affirmer à haute voix qu’il n’était pas prouvé que Clemenceau ne fût pas son père. Il s’y dissimulait derrière une malle pour exécuter une série d’horribles grimaces. Il tenait des discours aux poutres, aux araignées, aux oignons, pleurnichait, angoissé par ces vieilles étoiles éclatées en sa tête :

— J’y serai toujours, bredin, toujours. Le tout c’est d’y cacher comme on cache ses fesses…

Ces exutoires furtifs le rassérénaient, et il retournait, soulagé, à ses travaux.

La ferme avait retrouvé la vie, ses habitants avec. Elle bruissait de jupes de femmes, de rires, de chansons, grouillait de poulets, de dindes, de pintades. Parfois, Pataud venait rendre visite à Goubi qui, à genoux, prenait les deux pattes avant du chien dans ses deux mains et le regardait dans les yeux pour de longues conversations muettes comme autrefois.

— Tu es heureux, Goubi ? demandait Juliette, parfois soucieuse.

Il l’était. Il l’aimait, il aimait bien Lerche et sa femme, Minet, quant à lui, vivait un rêve. Les saisons n’avaient donc plus qu’à s’accumuler les unes sur les autres.

D’attentions en efforts, d’efforts en persévérances, Goubi deviendrait peut-être un homme ordinaire, qui conduirait peut-être une voiture, tirerait au fusil les oiseaux, maudirait le gouvernement, louerait ou non le Seigneur, compterait son argent, dirait du soleil qu’il ne sert qu’à mûrir le fruit, ferait tout pour ne pas être aperçu, honorerait le grand, honnirait le petit, penserait comme on doit penser, s’abreuverait aux sources légales, officielles, estampillées, se fondrait dans la masse, dans la tiédeur et la béatitude de l’écurie du plus grand nombre, ne flamberait qu’au four banal, épouserait le monde sous le régime de la communauté.

Heureuse, sa vie s’écoulerait comme celle du voisin, coulerait sous des ponts de pierre comme la Besbre, rivière heureuse et qui ne débordait pas souvent.

 

 

Ce fut un beau mariage que celui de Juliette et de Goubi, et qui leur apporta bien de la considération.

Chavon avait bien fait les choses. Ce n’était pas tous les jours qu’il mariait un bredin. Enfin, un ancien bredin… Le député Péronnet avait tenu à assister à une cérémonie qui revêtait un certain côté folklorique. Télé-Auvergne délégua une caméra. Guérin, le commandant des pompiers de Moulins, se déplaça. A la sortie de l’église, la fanfare de la Besbre joua les marches nuptiales de Mendelssohn et de Brassens. Bidesque en costume de clochard fut unanimement apprécié par la province. Et M. Dessertine, au vin d’honneur servi en la salle des fêtes de la mairie, exalta les qualités morales des enfants de l’Assistance.

Néné Ferrier, le restaurateur de la rue des Canettes, confiait à son confrère Rabichon :

— N’empêche que, tout idiot qu’il était, il les a bien laissés à Paris, les vrais idiots. Ceux qui y vivent. Vous et moi.

Le jeune Flutiau étudiait la transformation psychique de son imbécile. Le polytechnicien, maître Coralle et le Prix de Rome, anciennes pratiques de La Tasse, échangeaient à voix basse des confidences salaces sur la mariée Juliette. Les Catolle au grand complet copiaient leur maintien sur celui, fort strict, de leur ex-domestique. Les Lerche et Quetouffe partageaient comme le bon pain la joie des époux. Chavon prit lui-même les photos de la noce.

Au déjeuner, le pâté aux pommes de terre, le brochet de la Besbre et l’escalope à la bourbonnaise spécialités de l’hôtel du Progrès firent que l’on quitta la table à cinq heures pour y revenir à huit à l’occasion du dîner.

— Quelle tronche elles feraient, les copines, si elles me voyaient… songea Juliette en rougissant aux compliments que lui décochait M. le Député.

Goubi, serré par sa cravate, gêné par ses boutons de manchette et le cheveu cosmétiqué, ne vit pas sans regret ni sans mélancolie s’asseoir face à lui le fantôme d’un vieux monsieur à moustaches blanches, coiffé d’un bonnet de police, et qui l’appelait mon fils.

 

 

Goubi et sa femme passèrent leur nuit de noces au Grand Hôtel de Vichy.

 

 

Ils vécurent heureux et eurent deux enfants, un garçon et une fille qui ne furent ni bredins ni de peu de vertu.

 

 

Paris, septembre-novembre 1965.

 

 

 

FIN