CHAPITRE VII

Quand Goubi s’éveilla, le chat n’avait pas bougé de son épaule.

— T’es encore là, vieux affreux ? fit l’innocent avec tendresse. Le chat ouvrit les yeux, lui sourit, lui parla, et Goubi entendit ce qu’aucun homme n’entendra jamais :

« Je suis venu à toi parce que tu sais ce que c’est, les coups de pied aux fesses, la pluie sur le dos, le froid aux pattes. Je serai ton ami si tu es mon ami. N’écoute pas ceux qui te raconteront que les chats sont égoïstes, ou hypocrites, ceux-là nous prennent pour des miroirs. Tu auras ma chaleur, j’aurai la tienne. Quand tu me caresseras, je me frotterai contre ta jambe. J’ai un an de vie, dix de misère et vingt de faim. Tu ne peux pas être mauvais, tu ne m’as pas jeté le caillou de tous les jours. Je serai ton ami si tu es mon ami. »

Goubi songea que ce chat causait drôlement bien pour un chat. Il lui répondit :

— Faut que j’aille te chercher à manger. T’es gras comme un râteau, mon frère.

Et se leva. Cette cave était un palace. Il y avait des fortunes dans les crevasses des murs : un morceau de bougie, une boîte de mégots, des ficelles et une photo de Pompidou. Un cageot servait de table de nuit. Cette cave avait, en outre, une cave, un litre de vin inhumé à six pieds sous terre. Mais de cette tombe seul Bidesque savait l’emplacement.

— Reste là, Minet, je reviens, déclara Goubi. Tu es tombé sur le bon cheval.

Le chat comprit qu’il reviendrait, regarda partir son saint Christophe et se rendormit rassuré.

Le petit peuple de la Quincampe s’agitait dans le petit matin, ménagères, Arabes, clochards, sans oublier quelques vieillards affamés, sous-développés sans intérêt national, et dont le ventre gargouillait que c’était beau, que c’était grand, que c’était bigrement généreux, la France. C’était l’heure où s’effaçait la lune ; où, dans les HLM et les bidonvilles, les enfants dessinaient dans les airs, du doigt, des vaches, des fleurs, des chiens, des hanches de rivières ; où des armées tristes et grises de Rastignac éteints envahissaient les autobus pour une reconquête quotidienne de Paris ; où la vendeuse d’Uniprix disait le « Je t’aime » des films avant de se séparer de la chair de son cœur de seize ans à la correspondance du métro Châtelet, « Je t’aime » dont elle se souviendrait avec rancœur à son sixième enfant ; où, à l’hôpital Broussais, on disposait un paravent pour cacher aux vivants le mort de la nuit ; où, pour devenir bleu, le ciel noir s’effilochait sur les antennes de télé ; où s’évanouissaient les fantômes, la Grande Ourse et la lune.

Goubi pénétra dans une charcuterie, acheta deux tranches de foie, sortit, puis revint aussitôt acheter un saucisson. Il alla donner le foie au chat, et le chat entra à la fois, salué bien bas, chez « Maxim’s », chez la « mère Brazier » et à la « Tour d’Argent ».

Goubi chercha ensuite Bidesque, expédition périlleuse où il pouvait à chaque pas rencontrer Suzanne le sanguinaire. Il trouva le petit bougre derrière une poubelle qu’il tentait en vain de remuer pour la porter sur le trottoir. Il l’aida et lui offrit de partager le saucisson. Bidesque accepta, le décora d’un « T’es bath » et l’entraîna dans un bistrot pour y humecter le casse-croûte.

— Y a que toi, confia Goubi sur le coup du quatrième blanc, y a que toi pour me dire où je pourrais avoir un bidon d’essence.

Bidesque ne posait et ne se posait jamais de questions.

— Je sais où y en a.

— C’est qu’y me le faudrait vide.

— Y sera vide.

— Et rectangle.

— Le vieux modèle, quoi. Ça peut exister.

— Tu me demandes pas pour qui c’est faire ?

— Je m’en tape.

— De la musique, mon cadet. Et pas n’importe laquelle, attention ! De la belle comme y en a à Radio-Luxembourg.

— Arrête, tu me flingues ! Et viens.

Il le conduisit rue du Maure, où tenait ses assises un chiffonnier en gros qui exploitait le clochard comme d’autres le charbon. Bidesque obtint le fameux bidon contre quelques kilos de vieux journaux. Il le tendit à Goubi :

— Ça ira ?

Goubi en étudia la sonorité avec minutie. Bidesque gouailla :

— Y a pas meilleur. C’est un Stradivarius.

— T’y crois ? Y vaut pas le mien que je faisais danser avec les ministres et leurs dames au Rex de Vichy, mais ça ira quand même. Les Parisiens, en bidon comme en culture, ça y connaît toujours ben rien.

Il quitta Bidesque sans autres explications, et se mit à naviguer de rue en rue, son instrument de percussion sous le bras.

Il atteignit ainsi la Porte Saint-Denis, et l’endroit lui parut propice. Il y avait beaucoup de gens, que son concert ne pouvait laisser indifférents. Il plaça devant ses pieds sa casquette pour y recueillir son cachet d’artiste et, l’œil aux nues, inspiré, commença par tambouriner avec âme la Marseillaise, son morceau préféré, qu’il était d’ailleurs le seul à identifier en ce fatras de coups plus ou moins violents. Les neuf dixièmes des passants ne l’honorèrent pas d’un regard, exemplaires types de la foule parisienne, qui enjamberait un mort sans même soupçonner qu’elle vient d’enjamber un mort. Le dixième restant haussa les épaules à toute allure. Une bonne femme, enfin, lui jeta une pièce. Une autre bonne femme courut le dénoncer pour ne pas perdre une main acquise sous l’occupation, perfectionnée à la libération, en veilleuse depuis.

Goubi ronchonnait en frappant de plus en plus fort son bidon pour couvrir le fracas des voitures :

— Y z’aiment que la musique des aveugles, ces bourriques-là ! Je vas quand même pas me crever les yeux pour les faire rigoler !

Deux agents accouraient, actifs et résolus, l’homme ne leur paraissant pas dangereux. Avec urbanité, ils lui posèrent dessus la patte.

— Ne bouge pas, ou on t’assomme ! fit le premier.

— Si on l’assommait quand même, il ne bougerait pas, fit le second.

Le premier réfléchit. La solution proposée par le second lui semblait pertinente. Goubi gigota sous leur poigne :

— Vingt dieux, je fais point de mal ! Je fais de la musique !

— Parfaitement, qu’il fait de la musique ! Et de la belle ! protesta un témoin malheureusement secoué de tics qui enlevaient de la valeur à son affirmation.

— Lâchez-le, mousquetaires, brailla encore le supporter de Goubi, ordre du Roi !

C’était un fou. Le premier agent l’étendit sur le trottoir d’un coup de poing en pleine face.

— J’assomme l’autre ? grogna son collègue.

— Non, finalement non. Faudrait le porter.

— Toujours les mêmes qui s’amusent, quoi ! râla le frustré en tournant le pouce dans les côtes de Goubi pour le faire avancer. Goubi, épouvanté, lâcha son bidon. On lui fit ramasser cette accablante pièce à conviction.

— Suis-nous, et pas de scandale, hein !

— Mais…

— Ta gueule.

Goubi avait trop peur pour broncher davantage. Encadré, poussé par les deux agents, il mourait de honte par surcroît. Il marchait au déshonneur, lui, travailleur qui n’avait jamais eu d’histoires avec les gendarmes de Jaligny, pas même pour défaut d’éclairage à son vélo Mercier. Il baissait la tête et pleurait sur son bidon. Comme il s’empêtrait dans leurs jambes, les agents parfois le soulevaient pour aller plus vite.

— Tu vois le monsieur, dit une mère-grand à son petit-fils, c’est un assassin !

Quelqu’un l’entendit et se mit à hurler :

— Ils ont arrêté l’Etrangleur !

Deux, puis quatre, puis six badauds voulurent lyncher Goubi à tout hasard et il essuya une gifle et un coup de pied. Par bonheur, le commissariat était proche et les agents, protégeant leur prise, y firent irruption pendant que déjà des cris de « A mort ! » s’élevaient dans la rue.

Le chien de commissaire se dressa, empli d’un fol espoir :

— Qu’est-ce que j’entends ? C’est l’Etrangleur ?

— Mais non, grognèrent tristement les agents, c’est qu’un type qui tapait sur la voie publique et sur un bidon.

La déception puis la colère se lurent en lettres de feu sur le visage du chien de commissaire :

— Foutez-moi cette ordure au violon !

Il y avait, dans un coin de la salle, une sorte de volière. On précipita Goubi dans cette cage, on tira des verrous sur lui. L’innocent tomba sur un banc et sanglota, la tête dans les paumes. Sûr qu’ils allaient le fusiller ou, pire, le guillotiner. Jean-Marie Laprune le lui avait prédit un jour : « Avec ton nom de Dieu de bidon, tu nous feras tous périr et tu finiras sur la guillotine. » En se rappelant cette sombre prophétie, Goubi pleurnicha de plus belle.

Une main de femme se posa sur ses cheveux.

— Eh bien, mon pote, ça va pas ?

Goubi crut que le couperet, déjà, s’abattait sur son cou. Il jeta un cri qui, dans le fond du poste de police, troubla une belote. Un des joueurs, indigné, lança un coup de gueule :

— Silence, là-bas ! Si je me dérange, ça va être le massacre !

Goubi trembla à en ébranler le banc. La femme murmura :

— Calme-toi. Pleure pas. Il dit ça pour rire. Je le connais, Rabanel. Il ferait pas de mal à une mouche. Il y a que les ratons qu’il peut pas voir. Ça, les ratons, il se les paie. C’est sa spécialité. Quand ils sortent de là, ils mangent de la blédine avec une paille pendant six mois. Mais toi, t’es pas raton. Pleure pas, tu vas me foutre le bourdon.

Goubi, sous la caresse de cette voix, s’apaisait peu à peu.

— Là, tu vois, ça va mieux. T’en fais pas. Tu faisais l’andouille dans la rue ? C’est pas grave. Ils vont te relâcher tout à l’heure.

Il sentit qu’un mouchoir parfumé lui tamponnait les yeux. Il renifla, regarda enfin sa consolatrice. C’était une belle femme de trente-cinq ans, rousse avec violence, maquillée avec véhémence, habillée avec insolence. Elle lui sourit :

— Allez, fais risette à La Tasse.

— La Tasse ? s’étonna Goubi.

— C’est mon nom de guerre. On m’a appelée comme ça parce que je dis toujours : « Ah, la tasse ! » Et quand on dit : « La tasse ! », c’est pour dire : « Assez ! Y en a marre ! Arrête ! Ecrase ! » Je m’appelle en vrai Léontine, Léontine Vigouroux. Tu me vois avec un blaze pareil dans les rues ?

Goubi sourit aussi, ébloui par ces cheveux de forge :

— Qui que vous avez fait, vous, pour être là ? Vous avez tué quelqu’un ?

Elle eut un rire perçant. Le nommé Rabanel, de sa place, gronda :

— Ferme ça, La Tasse ! Je peux pas me concentrer.

Elle lui tira la langue, s’approcha de Goubi :

— Tu devines pas ce que je fais, dans la vie ?

— Ma foi non.

— Merde, alors, t’es rien pomme. Je fais le tas, pardi.

— Le tas ?

— Le ruban, quoi !

— Un ruban ?

— Ah, t’es trop branque ! Mon métier, c’est de faire l’amour.

Goubi devina enfin et s’exclama, fier de ses dons de prescience :

— Ah bon ! ah bon ! Vous êtes putain !

La Tasse soupira :

— Si tu veux. Mais on peut le dire plus gentiment. Avec des gants.

Goubi sentit qu’il l’avait froissée :

— J’y voulais pas vous faire de la peine, j’y voulais pas.

Elle ne s’en souciait plus, d’ailleurs, l’examinait, s’intéressait soudain à son aspect :

— Dis donc, toi, t’es pas d’ici.

— A quoi que vous y voyez ?

— J’y vois pas, le singea-t-elle, j’y entends. T’es de la campagne.

— Oui. Même que je suis cultivateur.

Elle eut un cri de joie :

— Cultivateur !

Rabanel fulmina :

— Ces putes ! Ces putes ! Joue, Escoubille. Poutignousse a joué carreau.

Elle chuchota, éblouie :

— C’est vrai que tu es cultivateur ? Jure-le-moi !

Goubi prit un petit air supérieur :

— Depuis mieux de trente ans. Aux Patouilloux, commune de Jaligny.

— Tes parents aussi ?

— Je suis été élevé à l’Assistance. Mon papa, il était pas dans la terre. Remarquez, y doit y être, maintenant. Mon papa, c’était Clemenceau.

La Tasse parut sincèrement navrée :

— Oh… Quel dommage que tu sois idiot !

Goubi avait tout oublié, son arrestation, le commissariat, la guillotine, tout. Il ricana, superbe :

— Idiot, j’y suis pas un brin, c’est un docteur qui m’y a dit. Je suis imbécile.

— C’est pareil.

— Justement pas. Ça serait trop long à vous y expliquer. Je suis imbécile, et l’imbécile, y a pas plus intelligent sous le soleil.

Elle rit, tout à fait convaincue des insuffisances mentales de son interlocuteur :

— Tu es mignon. Comment que tu t’appelles ?

— Goubi.

— Tu n’as pas de petit nom ?

— J’ai ben dû en avoir un. Mais je l’ai perdu en route, ma foi. Goubi, on m’a jamais appelé que Goubi, tout le temps.

— C’est beau, ton pays ? Où c’est, déjà ?

— Dans l’Allier. Chef-lieu Moulins. Si c’est beau…

Il chercha des adjectifs extraordinaires, des images fulgurantes, ne trouva rien, se contenta de :

— Y a pas plus beau !…

La Tasse se fit lointaine :

— J’ai été élevée à la campagne, moi aussi. Chez mon grand-père. Dans une ferme, en Touraine. Il y avait un étang avec des canards. Des vaches. Des moutons. Tu peux pas savoir comme ça me manque, maintenant. C’est drôle, mais je n’y repense que depuis trois, quatre ans. J’ai un grand studio avec une terrasse, vers la République. J’ai des fleurs, sur ma terrasse. Mais ça me suffit pas, les fleurs, c’est un peu parisien.

Elle confia en un souffle :

— Alors, j’ai aussi des radis et des salades. Deux poules. Trois lapins. Faudra venir les voir, toi qui es cultivateur.

Elle ouvrit d’un geste vif de femme du métier la chemise de Goubi, fourra son nez contre la peau de l’innocent et, les yeux mi-clos, s’extasia :

— C’est vrai. L’odeur des hommes, ça me trompe pas, tu penses. Tu sens les labours, les moissons, les batteuses, la boue, les engrais.

— Je sens tout ça ?

— Oui. C’est merveilleux.

— Ah ? les engrais, ça pue, d’habitude.

Elle rit encore :

— Mais tu pues ! C’est ça qui est merveilleux !

— Ah bon… fit Goubi, résigné à ne jamais comprendre rien de rien aux femmes.

Un monsieur en chapeau entra, s’arrêta à dix pas du violon :

— C’est encore toi, La Tasse ?

Elle s’était levée, forçait Goubi à l’imiter :

— Oui, monsieur le Commissaire.

Goubi frissonna. Elle dut s’en douter, car elle lui prit la main avec douceur.

— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, encore ?

— Pas de pot. J’ai accosté un père de famille qui a fait du raffut, qui a appelé un agent. Un puceau, quoi !

— Et l’autre, là ?

— C’est un idiot.

— Complètement ?

— Pas tout à fait, mais pas mal.

— Qu’est-ce qu’il faisait ?

Un des agents qui avaient arrêté Goubi répondit :

— Il tapait sur un bidon vers la Porte Saint-Denis, monsieur le Commissaire. Comme un dingue.

— Faudra m’envoyer ça à l’asile, trancha le Commissaire.

L’asile ! Cette fois, Goubi grelotta d’horreur. Des pervers, des malveillants, à Jaligny, lui avaient brossé à coups de langue de vipère d’abominables peintures de l’asile psychiatrique d’Yzeure, près Moulins, asile où, selon eux, Goubi finirait ses jours avec une camisole de force en guise de chemise de nuit. Goubi se rua sur les barreaux en hurlant :

— Non ! Pas l’asile ! J’y ferai plus jamais de jouer du bidon, mais pas l’asile ! Pas l’asile !

Il était tombé à genoux, se blottissait contre la jupe de La Tasse :

— Défendez-moi, madame ! Je suis un brave homme, et vous y savez bien !

L’agent, attaché à son idée fixe, interrogea le Commissaire de l’œil et de la voix :

— On l’assomme, monsieur le Commissaire ?

Les beloteurs, excédés, avaient posé leurs cartes et retroussaient déjà leurs manches, n’attendant qu’un feu vert pour se ruer à la curée.

— Salauds ! Se récria La Tasse hors d’elle. Mort aux vaches !

 

 

Le temps suspendit son vol et le croissant que Chavon tenait à la main.

— Qu’est-ce que c’est, Berthe ?

— Un Monsieur.

Le Monsieur entra, en cotte bleue :

— Excusez, monsieur le Maire, si je vous empêche de prendre le café, mais j’ai pas voulu attendre à plus tard pour vous voir. Je suis Pierre Quetouffe, des transports de Saint-Pourçain.

— Ah, parfaitement ! Asseyez-vous, mon vieux.

— Merci. Voilà. J’étais à Paris hier soir et j’ai rencontré votre bredin.

Le croissant perdit l’équilibre et chut dans le bol d’une hauteur approximative de trente-cinq centimètres. Trempé, Chavon n’en eut cure et se dressa, rayonnant :

— Vous avez vu Goubi !

— Comme je vous vois. Sauf votre respect, monsieur le Maire.

— En bonne santé ?

— Dru comme un chêne.

— Dieu soit loué ! clama Chavon, les mains jointes.

A peine avait-il pris cette pieuse attitude qu’il comprit ce qu’elle avait d’incongru de la part d’un maire radical et qu’il rectifia la position, embarrassé.

— Vous l’avez trouvé où ?

— Dans les Halles. Avec un billet de dix mille, ma foi. Même qu’il m’a raconté qu’il le tenait d’une bonne femme…

Quetouffe baissa la voix pour ne pas être entendu de Mme Chavon.

— …une bonne femme qu’il aurait arrangée, d’après lui.

Chavon fut heureux :

— Sacré Goubi ! Toujours bredin ! Il a pas changé. Et… vous ne l’avez pas ramené ?

— J’y voulais, bien sûr. Mais c’t’ours, il a jamais voulu. Je pouvais quand même pas l’enfermer de force dans le camion.

— Non, évidemment. Berthe, la goutte ! Et mes habits ! Faut que j’aille y dire partout, dans le bourg et aux Patouilloux que Goubi est point mort !

— Il en a pas envie.

— Mais y vous a point dit quand y comptait revenir ?

— Ma foi si ! Quand il lui serait arrivé quelque chose. C’est ses propres paroles.

Chavon hocha la tête devant cette énormité :

— Oh, le pauvre bredignot ! Comme s’y pouvait lui arriver quelque chose !

 

 

La Tasse beuglait toujours « Mort aux vaches ! », le Commissaire s’éloignait déjà, peu soucieux d’assister à la justice sommaire qu’allaient rendre ses subordonnés qui, frétillants, tiraient les verrous, quand, d’un cri, Goubi le figea sur la première marche de l’escalier :

— Si vous me faites du mal, j’y dirai à M. Dessertine !

Le Commissaire fit volte-face :

— Arrêtez !

Les agents s’immobilisèrent comme des molosses rappelés au sifflet. Leur supérieur s’approcha de la cage. La Tasse cessa ses cris séditieux.

— Pourquoi as-tu parlé de M. Dessertine ?

— Parce que c’est un ami à moi, pardi.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— C’est point des histoires. J’ai même un bout de papier qu’y m’a donné.

— Montre.

Goubi se fouilla, puis blêmit. La carte de visite était restée dans les vêtements qu’il avait fourrés sous la baignoire des Flutiau. Les agents reprirent espoir.

— Alors ? fit le Commissaire agacé.

— Je l’ai perdu. J’ai changé d’habits hier soir, chez une femme.

— Chez une femme ! grogna le magistrat. Chez Brigitte, sans doute ! Je vais t’apprendre à te moquer des gens, moi !

Les agents eurent un bon sourire. La Tasse, positive, fit remarquer que tout idiot qu’il était, l’idiot n’avait quand même pas inventé de toutes pièces M. Dessertine. L’argument ébranla le Commissaire :

— Tu as peut-être raison, La Tasse… Tu comprends, M. Dessertine, c’est le président de l’Amicale des Anciens Chasseurs alpins des Ier, 2e et 3e arrondissements réunis. Et moi, j’en suis le trésorier…

— Téléphonez-lui, vous verrez bien.

— C’est une idée ! A vos places, vous autres !

Les agents se renfrognèrent et s’éparpillèrent sans entrain dans la salle en raclant de mélancoliques godillots.

— C’est vrai, ton Dessertine ? chuchota La Tasse.

— Aussi vrai que le bon Dieu existe ! jura Goubi.

— Vaudrait mieux pour toi que ce soit Dessertine qui existe. Enfin, si c’est vrai, c’est comme si tu étais sorti.

Goubi ravi se mit à esquisser des pas de polka. La Tasse, elle, bougonna :

— Pas comme moi. J’y suis pas encore, dehors. On se la rigole pas, les travailleuses, depuis que tante Yvonne veut nous apprendre le tricot.

Goubi, surpris, s’exclama :

— Tiens, vous la connaissez, la tante Yvonne ? J’avais les espadrilles de son mari. Faut pas rire comme ça. Même que je les ai laissées sous la baignoire d’une femme qu’a voulu après que je l’arrange dans son auto, une belle femme, pas si belle que vous, mais pas mal belle quand même.

La Tasse étouffait de rire, il dut lui taper dans le dos avec respect. Quand elle fut calmée, elle l’embrassa sur la joue :

— Je t’adore, Goubi. Si tous les hommes étaient comme toi, ce que j’aimerais la vie ! Imbéciles, ils le sont qu’à moitié, malheureusement. Et salauds, tu peux pas savoir comme, pour l’autre moitié. Toi, tu es trop gentil. C’est dommage que tu sois si sale. C’est même rare d’être aussi crado, et pourtant j’en vois, des crapoteux !

Elle avait en disant cela une moue désolée. Goubi en fut consterné. On lui avait reproché des tas de fois de ne pas se laver de temps en temps. Il n’y avait jamais prêté la moindre attention. Se laver, c’était bon pour ceux qui ne se salissaient pas. Pour ceux qui sont dans les bureaux. Goubi n’avait jamais vu le moyen d’être sou neuf et pimpant en remuant des tas de fumier ou en piétinant dans la boue et les écuries. Mais que la jolie rousse s’en chagrinât le chagrinait beaucoup soudainement. Il fit in petto le serment, sur la tête de son vélo Mercier, celle de Pataud, celle de Minet, de se laver un jour, demain ou après-demain. Avec du savon, s’il le fallait.

Il frémissait encore de ces décisions héroïques quand la porte du poste s’ouvrit. M. Dessertine apparut, sévère.

— Allez me chercher le Commissaire, ordonna-t-il, cassant, à un agent. De la part de M. Dessertine.

L’agent tomba dans l’escalier, victime de sa précipitation.

Le mandataire ne s’approcha pas du violon, mais fit à Goubi un petit signe d’encouragement.

— On va se marrer, souffla La Tasse à l’oreille de l’innocent.

Le Commissaire accourut, suivi de l’agent zélé qui retomba dans l’escalier, se foulant un poignet qui lui était précieux pour ses cours de morale.

— C’est bien mon ami Goubi, proféra M. Dessertine. Je vous félicite, monsieur Glume. L’Etrangleur court toujours, mais vous emprisonnez les assistés, c’est moins dangereux à attraper. Vous un chasseur alpin ! Vous un diable bleu ! Je vous plains d’exercer une profession pareille !

— Mais, monsieur Dessertine…

— Il n’y a pas de mais. J’en parlerai à l’Amicale.

— Je ne pouvais pas savoir…

— Qu’il était de mes amis ? Je ne vous en veux pas d’avoir ignoré ce détail. Je vous reproche de traquer l’Assistance publique, par tous temps, en tous lieux, comme si elle était une association de malfaiteurs. Ce n’est pas très beau, monsieur Glume, de vous attaquer à des assistés. C’est lâche. Ils n’ont pas de parents pour les défendre contre la société. Pas de Noël joyeux. Pas de joujoux. Pas de mamans pour les embrasser.

M. Glume ne put supporter ce couplet qui lui tirait des larmes. Il se tourna comme l’aspic vers les deux agents qui avaient appréhendé Goubi :

— Loigne et Panet, pas besoin de vous faire un dessin. Vous aurez un blâme. Ça vous apprendra la pitié ainsi que la compréhension. Et sortez-moi ce monsieur de là. Vous voulez que je vous aide ?

Loigne et Panet se bousculèrent, se disputant l’honneur de libérer Goubi. Mais celui-ci, désormais rassuré, versait dans la malignité. Il s’accrocha ferme à son banc en braillant :

— Monsieur Dessertine ! Je veux point sortir !

Le mandataire s’informa avec tendresse :

— Et pourquoi donc, mon pauvre garçon ?

— Parce que je veux pas sortir sans Madame. Sans elle, les agents y m’auraient tué ! Y pouvaient pas me souffrir parce que j’étais de l’Assistance ! Si elle sort pas avec moi, je reste, et y nous assassineront tous deux !

Le commissaire Glume chancela sous l’œil empoisonné de M. Dessertine :

— La Tasse, va-t’en. Mais n’y reviens pas !

— Oh, j’y tiens pas du tout, triompha La Tasse. Sans vos flics, je saurais sûrement pas comme il est fait, votre commissariat !

Panet et Loigne, hébétés par la quantité de lie avalée à tous ces calices, firent une haie d’honneur aux deux prisonniers libérés.

— Merci, monsieur Glume, lâcha, condescendant, M. Dessertine en omettant toutefois de lui serrer la main.

— A votre service, monsieur Dessertine, à votre service, s’empressa M. Glume en rampant jusqu’à la porte qu’il ouvrit très grande.

M. Dessertine et ses obligés se retrouvèrent enfin dans la rue.

— Je vous laisse, mes petits, fit le mandataire pour couper court à leurs actions de grâces, j’ai quitté mon bureau en coup de vent. L’Assistance publique avant tout !

Il demanda à La Tasse si elle aussi était de l’Assistance.

— Non, déplora-t-elle.

M. Dessertine en fut satisfait :

— Voyez ! Cela ne vous a pas empêchée de mal tourner. Les parents sont des nuisibles. Ou ils vous élèvent mal, ou pas du tout.

— Vous n’avez pas d’enfants, monsieur ? demanda La Tasse.

— J’en ai deux, que j’avais mis bébés à l’Assistance, pour leur éviter le contact émollient de leur mère. C’est le meilleur collège de France, l’A. P., mon amie, notre Harvard. Je les ai repris à dix-huit ans, admirablement formés pour les dures luttes de l’existence. Le premier a trente-cinq ans, le second trente-deux. Ils travaillent avec moi. Des perles. Goubi, nous déjeunons ensemble. Au bistrot bleu que je t’avais montré, tu te souviens ?

— Oui, chef. J’ai de la tête, moi.

— A tout à l’heure, vers midi.

Il alluma son cigare avec la contravention d’usage, monta dans sa voiture et partit sur un dernier signe d’amitié.

— Tu as été chouette, Goubi. Si tu n’avais pas parlé pour moi, j’y restais, au ballon.

— Vous aussi, vous avez été bonne pour moi.

— Tu m’accompagnes ? Tu verras où je travaille. Quand tu voudras me voir, tu viendras, et si je suis sous presse… enfin, si je suis là, tu demanderas La Tasse aux copines. Viens, c’est pas loin, c’est rue des Lombards. Cause-moi, Goubi, je t’en supplie, cause-moi de la campagne. Il y a combien de vaches, dans ta ferme ?

— Quinze.

— Raconte-les-moi. Tiens-moi par le bras, je ferme les yeux pour les voir, tes vaches…

La Tasse était de cuir vis-à-vis du crochet à venin de l’opinion publique. Elle était blindée de ce côté-là, depuis le temps. Qu’on la vît au bras d’un Goubi hirsute et en loques ne pouvait en aucune sorte la troubler.

Ils descendirent ainsi le boulevard Sébastopol, elle rêvant, lui soufflant sur ce rêve qui prenait feu.

Lorsque Goubi parlait culture, élevage, c’était en somme à la façon d’un paysan raisonnable, sans une extravagance, sans un délire, sans transformer des Clemenceau en pastoureaux, en moissonneurs. On ne lui eût jamais toléré de folies douces dans son travail. Certes, son savoir étant rudimentaire, uniquement pratique, eût sans doute fait sourire de pitié un agronome. Mais peu de métayers de Jaligny ou d’ailleurs sortaient d’Agro’. Quoi qu’il en fût, Goubi n’était pas homme à confondre pioche à défricher et pioche à défoncer, charrue fouilleuse et charrue à avant-train, bigot et binette, extirpateur et scarificateur, encore moins à se mélanger la cervelle entre les genres de céréales. Le père Catolle y eût mis le holà en trente ans de service.

Le lyrisme de Goubi avait quitté ses brumes et ses lunes. C’était soudain, aux oreilles de sa compagne charmée, comme une chanson de haies vives, de mottes de terre, de murs de pierre, de bêtes paisibles, de jambon sec, de quatre saisons et de rose des vents.

On eût bien étonné Goubi en lui révélant que sa belle voisine était séduite, subjuguée par ses paroles, les buvait, s’en grisait. Davantage encore le père Catolle, Jean-Marie, Antoine et Maxime, accoutumés dès le berceau à leur langage professionnel. Mais La Tasse était parisienne.

La mode à Paris était alors de badauder des heures sur le quai de la Mégisserie en quête de graines, de pots, de cache-pots, de jardinières, de sécateurs pour les cultures d’appartement, d’instruments aratoires, d’insecticides, de désherbants pour la maison de campagne, qu’elle soit folie XVIIIe siècle ou cabane préfabriquée. A nous, Truffaut ! Sus à Vilmorin ! Foule aux Floralies ! Ruée à la « Quinzaine du Jardinage » qu’organisaient tous les grands magasins. Au bureau, à l’usine, dans le métro, on discourait ampélopsis, campanules, poules de Houdan, châssis, pièges à taupes, giroflées, gazons, sagine, tondeuses, motoculteurs, cueille-fruits, arrosoirs, laitues pommées, ciboulette, coqs Brahmapoutre et lapins hollandais.

La Tasse, dans son sac à main, ne recelait nul opuscule égrillard, on s’en fût douté ; on eût moins soupçonné la nature de ses lectures, les Ennemis des cultures de Vochelle et Faure, la Pratique du tracteur de Guerber, le Manuel d’arboriculture fruitière de Delplace, la Chèvre et ses produits de J. Nattan, etc. Evasion, oui. A les entendre, ces citadins altérés de chlorophylle, on pensait à ce que pouvaient se confier les prisonniers de Fresnes. Ceux-ci s’entretenaient, derrière les barreaux de Paris, de roses et de légumes ; ceux-là, derrière leurs barreaux de fer, de femmes, de restaurants, de voitures. Ceux-ci et ceux-là, de liberté. Ceux de Fresnes, on les relâchait en général avant les autres, qu’on ne libérait qu’à l’âge de la retraite, et dont l’espace vert se voyait bientôt surmonté d’une croix. Ils s’étaient évadés. Ils n’avaient pas été bien loin. Leur beau rêve d’oiseaux, de pommiers, d’abeilles et de lavande s’achevait sous le pissenlit.

Comme ils passaient rue Quincampoix, Goubi montra à La Tasse l’entrée de son repaire de la rue de Venise :

— C’est là que j’habite, avec le chat Minet, un chat qu’est à moi.

Il était fier d’avoir quelque chose – quelqu’un, même ! – à lui.

— Tu dors là-dedans ! fit La Tasse effarée.

— Et sacrément bien. Sur un matelas tout ce qu’y a de chic. C’est un ami à moi qui m’y a prêté. Bidesque, qu’y s’appelle.

— Je le connais.

— Ah, bon ?

— Ça fait dix ans que je le vois passer.

— Et Suzanne, vous le connaissez ?

— La tante ? Tu parles !

— Y veut m’égorger, c’t’animaux-là.

— Je lui dirai de te foutre la paix.

Goubi en éprouva un vif soulagement. Il ne voulait pas mourir comme les porcs, sans l’assistance du curé. Il avait toujours plaint les porcs, qui ne vont pas au ciel. Pourquoi ? Il trouvait ça injuste.

Après le plateau Beaubourg transformé en parc à voitures – suite à Paris By Night, Paris Parking – la rue Quincampoix devenait un boyau percé dans la nuit des temps. Le fantôme du bosco dont le dos servit d’écritoire aux clients de Law y roulait sa bosse de siècle en siècle, comme y roulaient des fesses les spectres des marmites qui avaient chauffé là du feu d’enfer. Celles du jour d’aujourd’hui se payaient la tête de leur consœur :

— Hé, La Tasse ! T’as levé l’Aga Khan !

— Ben, dis donc, t’es pas passée au travers, tu vas te régaler !

— Visez La Tasse avec Belmondo !

— Oh, La Tasse, tu me l’envoies, après ? Ça serait dommage que tu te le gardes !

La Tasse riait, répondait à toutes :

— C’est un copain, je vous dis ! Arrêtez vos charres, c’est un copain !

Goubi ravi saluait, général passant la revue, prêt à épingler la croix des braves sur ces poitrines généreuses qui avaient soutenu tant de durs combats. Rue des Lombards, La Tasse s’arrêta devant la porte de l’hôtel Mimosa, tendit la main à Goubi :

— Je te laisse, maintenant. Faut que je fasse l’étalage. Alors, c’est compris. Tu viens me voir quand tu veux. Si ça te fait plaisir.

Goubi rougit, lança de tout son cœur :

— Oh, oui, madame !

Attendrie, elle lui caressa furtivement les cheveux :

— Grande saucisse, va ! M’appelle pas madame, ça me fait tout drôle. A bientôt ?

— A bientôt, sûr, sûr !

Comme il ne pouvait se décider à la quitter, il partit en courant, les bras écartés pour imiter l’avion.

Il ne s’arrêta, essoufflé, que sur les quais de la Seine. Elle était belle, Mme La Tasse. Elle était la plus belle. Il se reprocha vigoureusement les Six-Fesses et Mme Flutiau. Il l’avait trompée, elle qui était si belle. Plus belle encore, oui, cent fois, que les fées qu’il avait vues jaillir toutes nues de l’étang des Patouilloux. Il l’avait trompée, il se donna des gifles qui firent hocher sa tête et celle d’un bouquiniste pourtant blasé en matière d’écervelés.

— Tiens, vieux saligaud, rageait Goubi, tiens, vieux vilain ! Tu l’as pas volée, celle-là. Et encore une autre, vieux pourciau ! T’as pas honte de l’avoir salie ! Ah, t’as pas honte ! Hé ben, prends encore celle-là !

Quand il en eut assez, quand fumèrent ses joues, il descendit au bord du fleuve pour y songer à Elle comme tous les amoureux du monde. Car il était amoureux et ne s’en doutait pas pour la simple raison qu’il était imbécile.

Un bien-être inconnu le berçait, qu’il attribuait à la qualité du soleil, aux vagues des bateaux-mouches, à la grande paix des pêcheurs à la ligne, au balancement, là-bas, des saules pleureurs du Vert-Galant, à des cent mille riens du tout, à autant d’il ne savait trop quoi. La Rochefoucauld ne lui disait rien, qui lui eût pourtant dit qu’ « il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour ». Ce qui donnait son prix à l’accord de guitare qui tout à coup vibrait en lui. De l’amour, il n’avait guère entendu parler. De La Rochefoucauld, encore moins si possible. Il n’avait jamais approché de duc. Dommage, car, par lui encore, il aurait appris que « la passion rend souvent les plus sots habiles », ce qui le concernait au premier chef. Les maximes de Goubi, elles, tenaient en trois mots : « Elle est belle », et il reniflait ces trois roses qu’avant lui personne n’avait senties.

Assis sur une marche d’un escalier qui se perdait dans l’eau, hébété, il regardait passer la Seine. Hébété et stupide, hagard, abruti, ahuri. C’était trop pour lui. Il n’y comprenait rien, plus rien, rien de rien. Il murmura, perplexe :

— Je dois être malade comme une bête. Ça me faudrait peut-être des ventouses.

Pourtant, le soleil était doux et d’avril et le cœur de Goubi résonnait comme un bidon premier choix.

Goubi serait demeuré là tout le jour sans bouger, les deux mains sur les deux genoux, si un barbillon ne lui avait fait une peur affreuse en sautant à un mètre de lui, l’aspergeant de gouttelettes. Au contact brusque de celles-ci, il se ressouvint de sa promesse :

— Faut que je me lave, y a pas. C’est pas que ça me fait rire, mais ça y ferait tellement de contentement. Elle doit bien se laver trente fois par jour, elle, pour être si belle. Moi, déjà, une fois par semaine, je serais peut-être beau comme un litre. Faut y aller, Goubi. Si tu te laves pas, c’est pas le pape qui va te laver !

Il gloussa rien que d’imaginer le Saint-Père en train de lui laver le dos, son drôle de chapeau sur la tête et un gant de toilette à la main.

Vaillant, il retira sa veste puis sa chemise, se pencha sur l’onde noirâtre où serpentaient, au gré du courant, de bizarres vessies oblongues qu’il dut écarter pour se mouiller les bras.

— Vingt dieux qu’elle est froide, piailla-t-il, je vas attraper le mal de la mort !

La Tasse lui sourit, quelles dents blanches, lui souffla, quelle voix d’ange : « Lave-toi, Goubi, rien que pour moi… »

Il se frotta le visage à s’en érailler la peau, puis le torse, en glapissant de saisissement.

— Hé, papa, tu te noies, ou tu laves ? lui demanda un pêcheur inquiet.

Goubi se retourna :

— Je me lave, pardi, deux fois par jour, comme d’habitude.

— Ah ! Tu ferais mieux de laver ta limace une fois par an.

— Ma limace ?

Goubi chercha en vain autour de lui un gastéropode.

— Ta chemise, que je veux dire ! Elle est pas nickel, nickel. Enfin, te noie pas. Parce que nous autres de I’UPP(1) on en a marre de casser sur des macchabs. D’accord, ça amorce, mais qu’est-ce qu’on laisse comme hameçons ! Pour l’ablette qu’on est montés, pas pour le gros.

Le pêcheur s’éloigna, et Goubi se vissa un doigt sur la tempe en concluant : « Un fou ! »

Il s’essuya dans sa chemise, l’enfila, reprit sa veste :

— Mon Goubi, sûr que tu vaux deux sous de mieux. Elle a raison, la chtite. L’hygiène, y a rien au-dessus.

Il fleurait bon la lampe à pétrole, la cuve à mazout et l’égout. Un chapelet de rats crevés défilait sur la Seine. A leur vue, Goubi crut avoir oublié de donner à manger à son chat. Il se le reprocha. Au grand jamais autant de pensées ne s’étaient entrechoquées dans sa tête, à sa décharge.

— C’est criminel d’y laisser avec la faim, cette petite bête, se lamenta-t-il en quittant le quai. Il se dit encore, futé :

— Je vas en profiter pour repasser devant Mme La Tasse. Comme ça, par hasard, que j’y expliquerai, malin comme un singe. Elle verra que je me suis récuré. Elle sera contente.

Il se mit à courir, puis s’arrêta net, place du Châtelet, la face ravagée par un scrupule :

— Seulement, qui qu’elle va dire en me revoyant si vite ? C’est pas si bête que ça, les femmes. Ceux qui croient ça, on voit bien qu’y z’en ont jamais fréquenté. Pas comme moi, rusé comme un renard. Pour bien faire, faudrait que je fasse semblant de pas la voir. Elle m’appellerait, alors, forcément. Je ferais celui qu’est étonné : « Qui que vous faites là, madame La Tasse, je pensais pas à vous, sûr ! J’allai faire manger mon chat, comme vous me voyez, mais je suis bien heureux de vous voir quand même, comment ça marche les affaires ? »

Ravi de son plan de bataille, il acheta à un camelot, sur le boulevard Sébastopol, une cravate de toute beauté, blanche et ornée d’impressions multicolores représentant une chasse à courre dans le secteur de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il se l’attacha tant bien que mal autour du cou puis, après s’être procuré un alibi – deux tranches de foie – chez un tripier, cingla vers la rue des Lombards.

Sa gorge se nouait, une appréhension délicieuse lui coupait les jambes. Elle était si belle. Sa bouche si rouge, comme… comme la Mikado écarlate, variété de tomates. Ses cheveux si roux, comme… comme la bassine de cuivre où la mère Catolle préparait la confiture. Roux comme les feux de feuilles mortes. Comme l’automne posé sur les bois. Elle était belle. Belle.

Elle n’était pas devant l’hôtel Mimosa. Il avait tout prévu, sauf cette éventualité. Il demeura pétrifié, piqué au milieu de la rue.

Une énorme fille de joie de cinquante ans, prise jusqu’aux cuissots dans de hautes bottes noires à lacets, lui adressa la parole :

— Tu cherches quelqu’un, ma cocotte ?

Goubi bégaya :

— Elle est… Elle est pas là, Mme La Tasse ?

— Qu’est-ce que tu lui veux, engelure, à La Tasse ?

— Je passais par là, comme ça, par hasard, pour y donner des tranches de foie et lui dire bonjour, s’égara tout à fait Goubi. Il lâcha cette ultime précision :

— Je suis un de ses amis.

La boursouflée, de rire, fit craquer l’armature métallique de son corset :

— Je lui connaissais pas des relations, à La Tasse. Si tu veux tout savoir, elle est montée avec deux soldats.

Elle soupira :

— Deux soldats d’un seul coup. Y en a qu’ont du bol. Moi qu’ai pas encore dérouillé. Même pas un raton.

Elle jaugea Goubi, résignée au pire :

— Allez, viens. Au point où j’en suis ! Je te ferai le tiercé maudit et le casse-croûte du diable.

Mais l’innocent, abattu, lui tournait le dos, s’éloignait, ce qui lui valut une salve d’injures qu’il n’entendit même pas. Il était triste.

Il arracha sa cravate, la jeta au ruisseau.

Deux soldats. Il était jaloux. Il ne la reverrait plus, comme ça elle serait bien attrapée. Lui qui aimait tant les soldats, les marches militaires, les détestait soudain, leur souhaitait une dizaine de guerres de 14. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien fabriquer tous trois dans l’hôtel Mimosa ? Pardi, ce qu’il avait, lui, trafiqué aux Six-Fesses ou au bois de Boulogne ! Une femme qui était si belle, si gentille, si distinguée… Elle n’était pas sérieuse pour un sou. Deux soldats ! Un, passe encore, c’était son métier, elle l’avait dit. Mais deux ! Deux, ce n’était plus de l’amour mais de la crapulerie, de la mauvaise conduite et du péché mortel.

Accablé, il rentra dans sa cave de la rue de Venise, tendit les tranches de foie au chat qui, repu, n’y toucha même pas, ce qui émut Goubi aux larmes :

— T’es comme moi, hein, Minet. Ça te dégoûte, cette affaire-là. Moi aussi ça me coupe l’appétit. Si j’avais un fusil, je me détruirais comme un chien. Je vas rentrer à Jaligny avec Quetouffe. Je t’emmènerai avec moi. Y te prendront bien, aux Patouilloux. Toi qu’as jamais vu la campagne, t’en reviendras pas de ce que c’est joli, par chez nous. Ici, y a que des bandits, j’y répète, qu’y soient hommes ou fumelles.

Il s’était étendu sur son matelas. Le chat, sur son ventre, et ronronna.

— Seulement… seulement… si je rentre, y vont se foutre de moi, à Jaligny. Y me diront : « C’est tout ce que tu ramènes de Paris ? Un chat ! » C’est pas pour te faire offense, Minet, mais y diront que c’était pas la peine d’aller si loin pour ça.

Ce dilemme l’écrasait. Un autre le brisait.

— Seulement… si je reste, je la verrais encore, et ça me fera du mal. Si je reste pas, je la verrais plus, et ça me fera du mal aussi de plus la voir. Sûr que c’est pas une bonne personne mais, mon vieux Minet, t’as jamais rencontré de ta vie une plus belle femme. Deux soldats, oui, oui, oui, tu fais bien d’en causer, j’y oublie pas. Mais elle est belle, hein ! Ça peut se comprendre, dans un sens, qu’y s’y mettent à deux. Y sont comme toi. Y z’ont jamais rien vu d’aussi beau, même en Afrique ou chez les Prussiens.

Il enleva le chat avec précaution, se remit debout.

— Ça doit pas être loin de midi. A tout à l’heure, frère. Faut que j’aille parler de tout ça avec M. Dessertine. Lui qu’est dans mon genre, pas bête pour un brin, y me dira ce qu’y faut faire. Y connaît mieux les Parisiennes que toi et moi.

Il s’extirpa de son antre, et, désarmé, enfiévré par cette maladie inconnue de lui, la déception sentimentale, brinquebala des quatre membres tout au long de la rue Rambuteau.

Les services de voirie nettoyaient les Halles. Des petites gens achetaient les denrées laissées pour compte que leur proposaient, étalées sur un journal, d’autres petites gens. La ronde de nuit était finie, un peuple dormait, un autre entrait en scène.

Goubi marchait, l’œil vague, se heurtait aux chariots, aveuglé par un soleil roux. Il ne soupçonnait pas qu’il avait, somme toute, vécu heureux. Il ignorait qu’à présent il était malheureux. Son souci lui semblait chose naturelle, comme par exemple la grêle, la floraison ou le dégel. Tout valait mieux, selon le père Catolle, que de se casser un bras avant la moisson, catastrophe des catastrophes. Tant qu’il n’aurait pas de bras cassé, Goubi estimait donc ne pas être à plaindre.

Il avisa le bistrot bleu que lui avait désigné M. Dessertine la veille, s’en approcha.

Comme il l’avait vu faire à des passants, il consulta le menu affiché à l’extérieur. Il n’y entendit évidemment rien.

— C’est comme de lire, gémit-il. Faudrait bien que j’y saurais lire un jour, quand même. Elle, je suis bien sûr qu’elle sait lire comme une institutrice, si c’est pas mieux. Je suis intelligent comme y en a pas, mais je suis pas instruit, sûr et certain.

Il soupira si fort que le menu en battit de l’aile.

Goubi tirailla le bec-de-cane en tous sens et pénétra enfin dans le bistrot.

Le patron, une énorme toque blanche de cuisinier perchée sur son énorme tête rouge brique d’alcoolique, était penché sur une table et proposait à des clients la terrine du chef.

Il se retourna, et sa bouche en cœur se transforma en bouche à feu :

— Ah non ! Ah non ! Pas de clodos chez moi ! Dehors !

Comme cet être hospitalier brandissait un couteau, Goubi sortit infiniment plus vite qu’il n’était entré. Il se remit peu à peu, sur le trottoir, et fut enfin ébloui par un éclair :

— C’est parce que t’as pas frappé, Goubi, qu’il était pas content, le gros ! Doit falloir qu’on frappe avant d’entrer, là-dedans. Ça doit sûr se passer comme ça, dans les bistrots chics.

Il entreprit de cogner à la vitre, d’un doigt discret d’abord, ensuite d’un poing solide.

Le patron s’encadra sans tarder dans la porte, si violemment ouverte que l’appel d’air jeta Goubi dans ses bras.

— Encore toi ! rugit le tenancier en le repoussant, j’ai dit pas de clodos, tu l’auras voulu, vermine !

Il leva une patte hérissée de poils de balai-brosse.

Sous le couvercle de cette menotte homicide, Goubi n’eut que le temps de protester :

— Excuses, mais c’est M. Dessertine…

La main resta en l’air telle une boule de cristal au plafond d’un dancing :

— M. Dessertine ?

— Ben oui, quoi, y m’a dit de venir manger avec lui… Mais vous fâchez pas, cré bon Dieu, je m’en vas ! Je m’en vas !

La main redescendit en feuille morte, les doigts frétillants de caresses. Un sourire gluant dégoulina des lèvres du patron, suivi de cette voix visqueuse qu’auraient les confitures de fraise si les confitures de fraise daignaient s’exprimer un jour :

— Restez, monsieur je vous en prie. Que ne le disiez-vous pas, que vous étiez une des relations de ce cher M. Dessertine. Pardonnez ma méprise ! Votre mise originale, typiquement britannique, en est cause. Et permettez-moi de me présenter : Rabichon, Noël Rabichon pour vous être agréable en toutes occasions. Entrez, monsieur, vous êtes chez vous !

Goubi comprit que les choses étaient arrangées, salua humblement cet homme si correct et pénétra pour la seconde fois dans l’établissement.

L’empressé Rabichon le conduisit à une table qu’il prétendait d’honneur, en fait retirée de la vue des autres clients.

— Monsieur boira bien un petit Kir en attendant. Monsieur ? Monsieur ?

— Comment que je m’appelle ? Goubi.

Rabichon tonna :

— Un Kir pour M. Goubi !

Un garçon diligent apporta sur un plateau d’argent un verre de blanc et de cassis.

— Ainsi, monsieur Goubi, fit Rabichon frissonnant de tendresse, vous êtes un ami de M. Dessertine !

— Je pense bien. On est cul et chemise.

— Depuis des années, sans doute ?

— Depuis hier.

Rabichon tiqua mais n’en laissa rien paraître, commerçant jusqu’au bout des ongles qu’il avait larges comme des pelles à tartes. Goubi siffla son verre, expliqua :

— Faut vous dire que M. Dessertine et moi, on est enfants de l’Assistance publique !

Rabichon l’étreignit, l’étouffa :

— Moi aussi, monsieur Goubi ! Moi aussi ! M. Dessertine ne fréquente que les endroits tenus par des anciens élèves de l’Assistance. Ah, monsieur Goubi, comment ai-je pu ! Battez-moi, crachez-moi dessus, je suis un criminel. Un autre Kir pour M. Goubi ! Et un autre pour moi, que je trinque avec M. Goubi mon ami ! Car vous êtes mon ami, n’est-ce pas !

Il relâcha enfin Goubi qui retomba sur sa chaise.

— Ma foi, j’y demande pas mieux. C’est préférable à ramasser des calottes.

— Ne parlons plus de ça, monsieur Goubi, je vous en supplie. Je vous supplie aussi de ne pas en parler à M. Dessertine, il se fâcherait, il serait capable d’aller chez mon concurrent, une fripouille qui se prétend de l’Assistance pour me faire du tort.

— J’en causerai point.

— Merci. A la vôtre, et à notre maman, l’Assistance !

M. Dessertine arriva peu après, s’installa face à Goubi.

— Tu vois, lui dit-il, j’ai réussi, Noël a réussi. Tu réussiras un jour, toi aussi.

— Réussir à quoi faire ?

— Réussir dans la vie.

— Oh… la vie… soupira Goubi désenchanté pendant que Rabichon leur apportait des soles qu’il étalait en platitude.

M. Dessertine se montra surpris :

— Tu n’as pas l’air heureux, mon vieux Goubi.

— C’est pas ça. Mais elle est avec deux soldats.

— Qui ça ?

— Ben, elle. Mme La Tasse.

— Ah oui, la… la…

Embarrassé, M. Dessertine acheva sa phrase par un « la la la laire » insolite. Il reprit :

— Oui, eh bien ? Ça te fait de la peine qu’elle soit avec ces militaires ?

— Ben oui, avoua Goubi.

M. Dessertine sourit :

— Alors, c’est que tu es amoureux, mon garçon.

Ce fut pour l’innocent une révélation, quelque chose comme l’apparition de la Vierge à Bernadette.

— Nom d’un chien, vingt dieux d’ours, s’exclama-t-il, j’y avais pas pensé, c’est peut-être bien ça. Ah, monsieur Dessertine, vous en savez, vous en savez ! Ce que c’est que de savoir lire dans le journal !

Il fixa un point au plafond, tout agité par cet événement qui lui tombait sur la tête. Amoureux !

— Amoureux, ça voudrait dire que je l’aime ?

— Evidemment.

— Ça arrive qu’à moi des affaires pareilles, rêva Goubi.

— Qu’à toi, oui, fit M. Dessertine, attendri.

— Alors, maintenant que je suis amoureux, qu’est-ce qu’y va m’arriver, vous pouvez m’y dire ?

M. Dessertine prit le temps de manger sa sole, d’inviter Goubi à faire de même, avant de déclarer :

— Rien.

Goubi cracha une poignée d’arêtes dans sa serviette :

— Ça va rien m’arriver ?

— Non. Elle ne t’aime pas, elle. Alors, que veux-tu qu’il se passe, si elle ne t’aime pas ?

Goubi en demeura pantois. Encore une question qu’il n’avait pas envisagée. M. Dessertine, lui, grognait :

— Et puis, Goubi ! Tu es travailleur, honnête ! Ce n’est pas une femme pour toi !

Goubi, boudeur, jeta n’importe où une boulette fort sale de mie de pain :

— Ça fait rien ! Des femmes pour moi, y en a pas, d’abord. Elles se sont toutes foutues de moi, toutes. Et les honnêtes bien pis que les autres. Y en a une, je dirai pas son nom, elle me disait : « Tu voudrais bien m’arranger, hein, Goubi ? » Moi je disais comme vous auriez dit à ma place : « Sûr que je t’arrangerais ! » Pourtant, elle était pas belle, pas une dent, des cheveux pas beaucoup. Elle m’a donné trois fois des rendez-vous à la passerelle des Chenaux, sur la Besbre, en plein mois de décembre. Trois fois. Ça neigeait, ça pleuvait, ça faisait nuit, y avait le vent qui faisait peste et rage. Trois fois. Et les trois fois elle est pas venue. J’y aurais ben attrapé la mort, moi, sur la passerelle. Alors, hein, patron, les femmes honnêtes…

Méprisant, il jeta encore une boulette de mie de pain par-dessus son épaule – boulette qui cingla Rabichon en pleine face – avant de conclure, en extase :

— Mme La Tasse, au moins, elle est gentille avec moi. Ça m’étonnerait pas qu’elle m’aime et qu’elle ait pas osé m’y dire.

— Et toi, tu lui as dit ?

— Comment que j’aurais pu y dire ? C’est vous qui venez de m’y apprendre.

— En tout cas, tu feras mieux de te taire quand tu la reverras.

— Et pourquoi donc, chef ?

— Parce qu’elle fera comme ta bonne femme de la passerelle, elle se foutra de toi.

— Alors… elle y saura jamais que je l’aime.

M. Dessertine prit un air navré :

— Sans papa Dessertine, tu ne le saurais pas toi-même. J’aurais été plus sage de garder ça pour moi.

Rabichon créa une diversion en apportant un cassoulet qui l’eût réhabilité aux yeux du monde, un cassoulet à déguster sur un prie-Dieu.

— Noël, s’enquit M. Dessertine, je vous sais amateur de putains…

Rabichon baissa modestement les yeux :

— Oh comme ça !… pour la détente… Je n’ai guère le temps d’aller au cinéma…

— En connaissez-vous une qu’on appelle La Tasse ?

Rabichon, qui servait ses hôtes, réfléchit, la fourchette piquée dans une saucisse, évocation phallique et fortuite qui eut le goût de passer inaperçue.

— La Tasse ? Elle serait pas rue des Lombards ?

— Elle est rouquine, précisa Goubi.

— Rousse, c’est ça, rousse. Belle fille.

— Je le sais, dit M. Dessertine, je l’ai vue. Mais quel genre est-ce ?

— Brave. Timbrée d’agriculture, paraît. Ça lui fait même un peu de tort. Elle parle de tracteurs à ses clients, et tous les gens n’aiment pas ça, les tracteurs, à ces moments-là.

— Elle a un souteneur ?

— Vous voulez dire un mac ? Non. Beaucoup sont libres, à présent. La liberté, ça se niche partout. L’émancipation de la femme, etc. Mangez-moi ça pendant que c’est chaud. Voilà, M. Pussey, voilà, j’arrive !

M. Dessertine et Goubi mangèrent en silence, perdus, l’un dans ses pensées, l’autre dans le brouillard.

— Mon petit Goubi, soupira enfin le mandataire, je voudrais bien t’aider, dans cette histoire-là, mais je ne vois vraiment pas comment.

— Moi, j’y vois. Pour la séductionner, faudrait qu’elle y voie que je suis un bon travailleur. Seulement, elle peut pas y voir, puisque du travail, j’en ai point. Faudrait me trouver du travail. Alors, comme ça, j’y donnerais des sous, et elle y laisserait tomber, ses soldats et tous les autres pourciaux.

— Et qu’est-ce que tu aimerais, comme travail ?

— Ben, ce que je sais faire. De la culture, du jardinage, ou soigner des bêtes, ou couper des arbres.

M. Dessertine hocha la tête :

— C’est facile, tout ça à Paris !

Rabichon, au vol, avait entendu leurs derniers propos. Il accourut :

— J’ai une idée pour notre ami M. Goubi. Un petit travail indépendant.

— Quoi donc ? fit M. Dessertine.

— Qui donc ? fit Goubi.

— Les champignons ! triompha Rabichon. Les morilles, tenez, ça commence, après la neige qu’on a eue cet hiver. Et ça vaut cher, les morilles !

— Question champignons, jubila Goubi, je suis un champion. Y a pas meilleur que moi dans l’Allier. Mon papa Clemenceau c’était la terreur des boches, eh ben moi, Goubi, c’est pareil pour les champignons.

— Ça, surenchérit Rabichon, M. Goubi ne m’a pas l’air homme à prendre l’inocybe de Patouillard, rose et vénéneux, pour une morille. Avec ce printemps, il y a peut-être même des tricholomes de la Saint-Georges, autrement dit des vrais mousserons.

— J’en remplirai des pleins paniers, jura Goubi, c’est comme s’y z’étaient dans la casserole.

M. Dessertine voulut modérer cet enthousiasme :

— Où il les ramassera, ses champignons ? Au bois de Vincennes ?

Rabichon balaya l’objection :

— En forêt de Fontainebleau, monsieur Dessertine ! Il y a assez de camions qui partent de là le matin. Il en prend un, de votre part ou de la mienne. Le soir, pour rentrer, il boit le coup dans un routier, et il en trouve un autre qui va aux Halles.

— Pas bête, approuva M. Dessertine, pas bête, Noël.

Rabichon se rengorgea :

— Remarquez, des ramasseurs, il y en a, à Fontainebleau. Mais pas des coriaces comme M. Goubi, qui connaît à fond les champs et les bois, j’en suis persuadé. Monsieur Goubi, vous pouvez même m’apporter des grenouilles et des escargots, je suis acheteur.

La joie de Goubi enchanta ses frères d’Assistance.

— J’aurai ma DS avec un chauffeur et un cendrier ! Je retirerai Mme La Tasse des mains de l’armée française ! Minet et moi on aura des biftecks plus grands que des assiettes ! Demain, que j’y vas, aux morilles, pas plus tard !

Il renversa deux verres, embrassa M. Dessertine et même Rabichon dont la toque, chavirée, fit plouf dans la marmite de cassoulet.

La mère Catolle et sa fille trayaient les vaches. Jean-Marie Laprune et son beau-père, eux, dans l’étable, étalaient de la paille fraîche pour les litières. Catolle ne décolérait pas :

— Ah la carne ! La buse ! Le v’là ben qui veut point rentrer ! Le monsieur fait l’élégant dans Paris, et c’est nous qu’on fait le boulot ! Y va être reçu quand y reviendra, le voyou ! A coups de fourche, tiens, comme ça ! Comme ça ! Comme ça ! A la baïonnette !

Et, ce disant, il plantait sa fourche à la volée dans les bottes. Les mains de la mère Catolle se crispèrent sur un pis :

— Oh, fais pas si vilain, Catolle ! Moi, j’y sais bien pourquoi que t’es en rage après Goubi !

— Ah oui ? Eh ben dis-y voir ! gueula son mari.

— T’y pardonnes pas de se passer de nous, pardi. Tu le crois trop bête pour vivre ailleurs qu’aux Patouilloux, eh ben le v’là à Paris que tu sais même pas au juste où que c’est, et pas pressé d’en revenir pour manger ta soupe !

Elle eut un rire insultant et un jet de lait gicla avec vigueur dans le seau. Il y avait de la vérité, dans ce qu’elle avait dit. C’était même l’endroit précis où le bât blessait Catolle. Le métayer s’accouda sur la croupe d’une vache :

— Après tout ce qu’on a fait pour lui…

— On l’a fait travailler, quoi ! T’allais pas le border dans son lit, non ?

Elle avait réponse à tout, Maimaine, et Catolle l’admirait en secret pour cette extraordinaire faculté. Il grogna pour la forme :

— Va nous rentrer avec des maladies plein le corps, cette charogne !

— Allez, va, dis plutôt que tu t’ennuies de lui.

Catolle vaincu murmura, si bas que seule la vache l’entendit :

— Y a de ça…

Goubi se coucha tôt dans sa cave, ce soir-là, pour être d’attaque à l’aube. Rabichon lui avait prêté deux paniers, qui seraient ses instruments de travail. L’innocent caressait le chat, en boule, contre son flanc :

— T’y comprends, toi. Mme La Tasse, j’irai plus la voir avant d’avoir le sac. Des cents et des mille dans la poche. Elle peut pas aimer un bon à rien, mets-toi à sa place. Des feignants et des militaires, elle en voit toute la journée. J’arriverai dans sa rue en DS et en veste de velours avec des boutons en cuivre et des têtes de chevreuil et de sanglier dessus. J’y dirai comme je t’y dis : « Madame La Tasse, faudrait voir maintenant à y arrêter, ce que vous faites de mal avec les troufions. J’ai des sous autant qu’autant, on va les manger tous deux. » Même qu’elle répondra : « Je vous attendais, monsieur Goubi. Comme vous voilà beau et propre. Je peux vous le dire, à présent, y a ben que vous que j’aime. » T’entends, Minet, t’entends ? Y a que vous que j’aime !

Réjoui, il embrassa le chat et s’endormit dans les draps blancs que lui tendait la lune, son amie, des draps qui sentaient la lessive.