De Fontainebleau à Bourg-la-Reine.
La mort de son fils aîné avait réveillé en François Ier de vieilles blessures, jamais résorbées depuis sa captivité en Espagne et l’échange de ses propres enfants... Profondément affecté comme père, il l’était aussi comme souverain, tant la personnalité de son nouvel héritier l’inquiétait. Jusqu’alors, c’est dans les plaisirs de la chair qu’il avait trouvé un dérivatif à ses grandes peines. Mais désormais, son abcès au périnée freinait ses ardeurs ; souffrant dès qu’il montait à cheval, il ne pouvait guère se reporter sur la chasse... Ainsi – et pour la deuxième fois de son existence – le roi François se sentait-il plus que las : usé. Son naturel jovial tenta bien de prendre le dessus : il maria brillamment sa fille Madeleine avec le roi d’Écosse, Jacques V16, mais la pauvre enfant, sitôt débarquée dans son nouveau royaume, tomba malade et mourut. Elle aussi !
Ce fut un malheur de trop. Le roi de France, accablé, baissa les bras et, incapable d’accepter ce nouveau coup du sort, se laissa glisser dans la maladie. Le dauphin Henri dut partir sans lui pour la Picardie, assiéger Thérouanne et imposer à l’empereur la trêve de Bomy. Sur ce terrain délétère allait prospérer, l’automne venant, une épidémie de jaunisse, et c’est pour ainsi dire toute la famille royale qui, à l’image de son chef, dut s’aliter alors : on vit la reine Éléonore, la dauphine Catherine, la jeune princesse Marguerite, pour ne citer qu’elles, s’incliner tour à tour. Et le château de Fontainebleau, pourtant en pleine croissance, offrit un temps l’image désolante d’une ambulance de campagne.
À peu près seule, Marguerite de Navarre tint bon. Habituée, des années durant, à veiller en sa mère une éternelle malade, elle passait d’un chevet à l’autre, pleine de douceur et de réconfort. Et quand son frère, enfin sur pied, repartit en litière vers le Piémont, c’est à elle qu’il confia le soin des convalescentes.
— Ah, que ferais-je sans vous ? pleurnicha-t-il au moment des adieux.
— Le fait est que vous seriez bien mal, admit la sœur dévouée dans un soudain accès de franchise.
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Pour égayer un peu son séjour imposé, la reine de Navarre se mit à recevoir les auteurs qu’elle aimait et qui l’avaient élue souveraine de leur Parnasse. Ainsi Voulté, Jean de Boyssoné, Guillaume Scève, prirent-ils le chemin de Fontainebleau. La poétesse, en elle, les fêtait comme ses autres frères – des frères choisis, ceux-là.
L’après-dîner, très souvent, pour aviver un peu les pâles couleurs de sa nièce, elle l’emmenait se promener dans la forêt majestueuse, empourprée par l’automne et embrasée, malgré la date avancée, d’un soleil plus intense que de coutume. Tendrement les deux Marguerite, la très grande et la plus petite, s’en allaient voir jouter les cerfs dans les taillis – quand elles ne poussaient pas jusqu’aux rives de la Seine, pour cueillir de belles grappes dorées dans les vignes du roi...
— Pensez-vous que Madeleine puisse nous voir, depuis son Paradis ? demanda l’adolescente à sa tante, un soir qu’elles rentraient de promenade, saoulées de grand air et rassérénées.
— Bien sûr : non seulement Madeleine, mais aussi François, et votre sœur Charlotte que vous n’avez pas connue... Et puis votre mère, la bonne reine Claude, et votre grand-mère Louise...
— Ils n’ont donc rien de mieux à faire que de nous observer tous ?
Marguerite admit que la question pouvait être posée.
Mais un matin, on réveilla dès l’aube la reine de Navarre. Un messager venait d’arriver, envoyé d’urgence par la gouvernante de sa fille : alors qu’on emmenait l’infante Jeanne à Blois, d’où il était prévu qu’elle rejoigne un château de Touraine, l’enfant était tombée malade à son tour ; et son état, préoccupant, laissait craindre le pire. Marguerite sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle prit hâtivement congé de sa belle-sœur et des autres convalescents ; le midi même, elle était en litière, entourée d’une suite restreinte et, brûlant les étapes à son habitude, filait déjà dans la direction de Blois.
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Marguerite était transie d’inquiétude. Comme elle aurait voulu sauter tous ces maudits relais ! Elle savait, pourtant, que c’était impossible. Il fallait bien changer les chevaux, se nourrir un peu soi-même et offrir à l’escorte un minimum de repos... Bien qu’elle eût pour une fois – au motif de l’urgence – laissé à Fontainebleau Mme du Lude, elle ne pouvait tout de même pas infliger un train d’enfer au vieux Genouillac et à ses hommes...
— Combien de jours de chevauchée entre ici et Blois ? demanda-t-elle pour la troisième fois au moins.
— En comptant aussi les nuits ?
L’impertinence venait du poète Clément Marot17, rentré de son exil ferrarais et admis de nouveau à la Cour depuis qu’il avait, un an plus tôt, publiquement abjuré l’hérésie. La reine de Navarre l’avait sans hésiter repris à son service, moins par bravade que pour le plaisir de sa conversation.
— Marot, répondit-elle, restez flâner ici à votre guise... Pour moi, j’aimerais revoir en vie ma petite fille !
Cette course contre la maladie rappelait forcément à la souveraine son ancienne épopée dans la sierra de Castille1. Elle était arrivée à temps, cette fois-là ; elle avait même pu rendre la vie à son frère mourant.
— Donnez-moi, Seigneur, donnez à votre servante autant de chance, cette fois-ci !
Mais au relais de Bourg-la-Reine, sur les coups de minuit, Marguerite reconnut de loin, à la lueur d’une lanterne, la silhouette fatale d’un de ses écuyers... Son cœur se serra : quelle nouvelle apportait-il ? La souveraine, bouleversée, comprit soudain la douleur immense que son frère, deux fois de suite, venait d’endurer. Et bien qu’elle eût pleuré de tout son cœur son neveu François et sa nièce Madeleine, elle n’entrevit qu’alors, en anticipant le décès de sa propre fille, à quelles profondeurs pouvait s’immiscer la souffrance.
Surgissant hors de la litière, elle apostropha Gautier de Coisay du plus loin qu’elle put.
— Alors ? Parlez, Coisay !
— Ah, madame, rassurez-vous ! Je suis venu au-devant pour vous tranquilliser. L’infante Jeanne va beaucoup mieux ; elle est tirée d’affaire et Mme de Lafayette me prie de vous dire qu’elle pourra en personne accourir à votre rencontre.
Marguerite ferma les yeux. Elle tourna lentement sur elle-même, épousseta son manteau de voyage... Puis, d’un seul coup, elle se laissa tomber au sol et, agenouillée dans la boue, éclata en sanglots. Son soulagement, sa gratitude, étaient inexprimables. Marguerite sanglotait certes, mais de joie. Et pour la première fois, peut-être, elle réalisa à quel point la maternité avait pu la changer.