Paris, quartier Saint-Antoine.
Gautier de Coisay tentait de se frayer un chemin dans des rues sombres et encombrées, jonchées de boues nauséabondes. Le soir approchait sans qu’on eût vraiment vu le jour ; et la ville paraissait plus que jamais fébrile. Sur les perrons et les parvis, devant les échoppes, autour des poêlons des marchands de beignets, des citadins causaient en sourdine, attroupés à la barbe des gens du guet1. L’écuyer picard épiait leurs murmures ; il apprit ainsi que le matin même, des partisans acharnés de la Réforme avaient répandu, à travers Paris, des livrets2 insultant l’Église et déniant à l’hostie la qualité de corps du Christ. Une telle provocation semblait inouïe, pour ne pas dire suicidaire de la part de ses auteurs ; elle rappelait le formidable scandale des « Placards », survenu trois mois plus tôt – quand des affiches contre la messe du pape, placardées en divers lieux de pouvoir, s’étaient retrouvées jusque dans la chambre du roi François !
Un chariot bâché, trop gros pour la venelle, obligea les passants à se plaquer un moment contre l’étal d’un mercier, grand ouvert en dépit du froid. Une matrone surgit bientôt de la pénombre, pour interdire que l’on touchât la marchandise et vérifier qu’on ne lui volait rien.
— Ne te mets pas en peine ! lui lança un vieil homme édenté, vêtu de peaux de lapin cousues ; nos trognes sont celles de bons chrétiens !
Il partit d’un rire gras.
— Garde ta méfiance pour ces chiens d’hérétiques, enchérit une donzelle avinée.
Gautier remonta le col de son manteau et poursuivit son chemin. La puanteur qui, çà et là, émanait de tas d’immondices, s’accordait à ce qu’il venait d’entendre. Il soupira. Ainsi, de nouvelles violences se préparaient contre ses semblables... Luthérien de conviction autant que par fidélité à la mémoire de son père, l’écuyer picard ne faisait pas mystère de son appartenance. Il avait rejoint d’autant plus facilement le service de Marguerite de Navarre, la sœur du roi, proche de la Réforme. C’est elle qui, d’ailleurs, l’avait rendu sensible à ces nouvelles poussées d’intolérance.
— Je cherche l’Hôtel-Neuf, demanda-t-il à une marchande ambulante, qui croulait sous le poids d’un éventaire de choux.
La bonne femme indiqua vaguement une trouée sur la gauche, sans gratifier l’écuyer d’un regard.
— Sais-tu bien, seulement, où tu mets les pieds ? lui lança-t-elle cependant.
Gautier ne jugea pas utile de répondre. La missive que lui avait confiée la reine de Navarre – reléguée pour l’heure en ses terres de Béarn – était à destination de la comtesse d’Étampes. Autant dire la maîtresse du roi !
Et cela ne l’inquiétait pas le moins du monde.
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L’hôtel de la favorite3, avec ses croisées hautes et ses ornements italiens, se voulait un concentré d’innovations. Il faut dire qu’Anne d’Heilly, dame de Pisseleu, comtesse d’Étampes depuis son mariage arrangé avec un gentilhomme complaisant, cultivait cette alliance de la culture et du plaisir, du savoir et de la beauté, qui avait tant séduit le roi de France, jadis, à son retour d’Espagne.
Une rumeur disait l’hôtel ensorcelé ; et le fait est qu’il y régnait un climat singulier. Dès le vestibule, les notes grêles d’un luth, la fragrance puissante d’orangers en caisse, la lumière de cent candélabres plongeait le visiteur dans l’impression d’un songe éveillé. Le saint des saints, évidemment, c’était la chambre de la comtesse : tout y était conçu pour fasciner les hôtes de passage : tentures épaisses aux teintes fortes et aux sujets étranges, coffres ouvragés à l’extrême, tapis de fourrure d’ours recouvrant tout le sol... Un feu d’enfer crépitait dans l’âtre.
La favorite, ce soir-là, était allongée, comme en lévitation, sur un lit d’angle à baldaquin.
Assis dos à la cheminée sur une sorte de trône, le grand amiral de France évoquait avec légèreté un sujet pourtant grave : celui des sanctions préparées par le Conseil en réplique à la récente provocation des « hérétiques ». Le beau seigneur, tout en égrenant les sentences, sirotait un vin de paille que lui servait, par petits verres, avec des précautions d’apothicaire, l’un des fous de la Cour appelé Briandas.
— Enfin, conclut l’amiral, nous voilà bien malheureux !
— Bien impuissants, précisa la favorite en caressant la courtepointe2 d’hermine banche.
— Je maintiens que le roi ne prend de telles mesures qu’à regret, et qu’il s’en faut de peu qu’il n’en abandonne la plupart. Il suffirait... d’un mot... de vous...
— Vous oubliez la Vieille !
Anne de Pisseleu réservait cette appellation à son ennemie intime – du reste sa rivale en beauté – la fameuse Diane de Brézé, veuve du grand sénéchal et défenseuse inflexible de la tradition.
— Mme de Brézé, rectifia l’amiral, n’a pas le tiers de l’influence que vous lui prêtez.
— Elle a trois fois plus de malice que vous ne lui en supposez. Saviez-vous qu’elle avait intrigué, naguère, pour la punition de Marot ? Notre bon, notre délicat poète Marot !
Le grand amiral retint un bâillement : le sort des poètes ne le captivait guère. Il but une ultime rasade de vin de paille.
— Ce qu’il faudrait, dit-il en rendant le verre, c’est concevoir un piège où nous la ferions trébucher – et Montmorency avec elle...
— Oh oui, je vous en prie, trouvez-moi cela !
En cet instant précis, la comtesse aurait pu, aux yeux d’un étranger, passer pour une incarnation du diable. Son huissier, entré sur la pointe des pieds, vint lui glisser un nom à l’oreille.
— Je connais cet écuyer, dit-elle en se coulant hors du lit ; il est à la reine de Navarre.
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On fit entrer Gautier de Coisay, qui s’inclina respectueusement.
Anne de Pisseleu passait sur ses épaules une longue chape constellée de perles véritables. Au reste, tout en elle se voulait précieux, du bleu lapis des yeux à l’or pur des cheveux et à la soie de la peau, fine et satinée. Quant à ses formes, on les aurait dites copiées de l’antique.
— Ce beau messager, dit-elle à l’intention de Chabot, nous arrive tout droit de Nérac.
Elle ne se tourna qu’ensuite vers l’écuyer.
— Vous connaissez le grand amiral de France...
Gautier n’avait que trop souvent croisé Philippe Chabot de Brion : cet ami du monarque n’avait-il pas épousé l’amour de sa vie3, l’inoubliable Françoise ? Il s’inclina de plus belle, mais non sans regretter de ne pouvoir souffleter à son aise ce visage rose à barbe blonde, de ne pouvoir crever lui-même ces yeux bleu gris emplis de morgue.
La favorite s’approcha tout près de l’écuyer, lui donnant le sentiment qu’elle le caressait par la pensée.
— Comment va notre Marguerite ? demanda-t-elle à mi-voix.
Gautier manqua de se troubler. Il regardait fixement devant lui.
— La reine de Navarre se porte bien, madame, Dieu soit loué. Elle m’a chargé de ce pli pour vous.
Il tendit à la comtesse un petit étui d’écaille, qu’elle prit en lui effleurant la main. Elle en sortit un message roulé qu’elle parcourut d’un clin d’œil, avant de le transmettre à l’amiral. Celui-ci mit plus longtemps à le déchiffrer. Anne persévérait à couver l’écuyer du regard.
— Vous arrivez un peu tard, monsieur...
Dans son message, la reine de Navarre enjoignait la favorite d’user de toute son influence sur le roi pour que soient renoués, après trois mois d’interruption, les liens créés avec les Réformés d’Allemagne, et notamment avec Philippe Melanchthon4, l’un de leurs brillants chefs de file. L’idée de la reine de Navarre et de ses partisans était de s’appuyer sur ce dialogue pour envisager une réforme en douceur de l’Église de France.
— Nous traversons des temps pénibles, s’excusa presque la comtesse... Et je crains fort que le dialogue avec les protestants d’Allemagne ne soit plus de saison.
— Melanchthon ! hoquetait de son côté Brion, perdu dans sa lecture.
— Vous l’ignorez peut-être, monsieur, poursuivit-elle, mais on vient de saisir, ce matin même dans Paris, un nouveau pamphlet ordurier contre la sainte messe. Le roi s’en est offusqué ; et notre ami m’informait justement, avant que vous n’entriez, de mesures graves qui seront prises au Conseil dès ce soir.
Anne marqua une pause, comme pour souligner le caractère inouï de ce qu’elle allait révéler.
— Sachez qu’il est question d’interdire, purement et simplement, l’impression des livres dans tout le royaume ; et cela jusqu’à nouvel ordre !
— Interdire les livres ?
— Considérez que c’est chose faite ! approuva l’amiral en achevant sa lecture.
Mme d’Étampes étant connue pour son amour des livres, sa désolation ne pouvait qu’être sincère.
— Vous voyez donc, monsieur, que le moment est mal choisi pour transmettre un message quelconque à nos chers Allemands ! L’heure n’est plus, je le crains, à la conciliation... Nos prêtres réclament des sanctions.
Aux yeux de Croisay, ces confidences feutrées de grands personnages étaient bien plus inquiétantes encore que les éructations des gens du peuple. Qu’allaient devenir ses coreligionnaires ? Sa propre sûreté se trouvait-elle menacée ? Il devait se renseigner.
— Puis-je vous demander, madame, et à vous, monseigneur, ce que vous pensez de la sécurité des Luthériens de France ?
Anne de Pisseleu échangea un regard des plus ironiques avec son visiteur.
— En connaîtriez-vous ? Nous, pas...
Elle laissa tomber un petit rire malicieux, étrangement agréable. Le grand amiral souriait aussi.
— Rassurez-vous, conclut ce haut personnage ; je vous ai sous ma protection. J’aurai peut-être même une mission pour vous.