Château de Fontainebleau.
Jeanne de Navarre et son petit convoi atteignirent Fontainebleau avec le soulagement visible des voyageurs épuisés. Dans les premiers jours de janvier, un messager royal était venu au Plessis, près de Tours, porteur d’une convocation de François Ier. Le roi, toutes affaires cessantes, souhaitait entretenir la jeune infante de choses apparemment importantes. Lui avait-il trouvé un mari ? À défaut d’une alliance impériale, peu probable en ces temps de durcissement des relations avec Charles Quint, son oncle allait peut-être proposer à Jeanne un époux anglais – à moins qu’un prince français ne fît l’affaire...
— Vais-je épouser mon cousin Charles ? avait demandé la fillette.
Elle avait treize ans ; Orléans, bientôt dix-huit.
— C’est au roi d’en décider, avait répondu, déférente, sa gouvernante Aimée de Lafayette.
Tout au long de la route, il avait fallu multiplier les haltes, du fait des malaises répétés de Jeanne qui, travaillée par la puberté, était souffrante alors ; des pertes continuelles la fatiguaient et la rendaient fragile.
— Voilà ce que c’est que de vouloir être femme ! feignait de plaisanter Aimée, dont la bonne nature cherchait à minimiser les épreuves.
Son amour de la vie était communicatif. Mais sous ses apparences légères, elle se souciait fort, en vérité, de la santé de sa pupille, de même qu’elle s’inquiétait du mari qu’on lui destinait en haut lieu... Pour les accompagner jusqu’à Fontainebleau, Aimée avait choisi deux matrones, quelques archers et l’écuyer Gautier de Coisay qui, connaissant fort bien la route, avait beaucoup contribué à contenir leur retard.
Henri et Marguerite de Navarre, néanmoins fort inquiets, étaient accourus à la rencontre de leur fille, qu’ils embrassèrent et câlinèrent comme si elle venait de réchapper d’un naufrage.
En parents attentifs, mais surtout en souverains responsables, ils se préoccupaient du mariage de leur fille. Henri d’Albret n’oubliait jamais que son petit royaume avait été, trente ans plus tôt, amputé de sa moitié méridionale. Il espérait bien récupérer ces territoires ; or, parmi les maigres atouts dont il disposait, figurait à l’évidence la main de Jeanne.

Cet hiver-là, le château de Fontainebleau, en dépit du froid, paraissait en ébullition. Ses couloirs et ses antichambres, tout odorants encore des relents de peinture et de plâtres frais, bruissaient en effet des algarades de la duchesse d’Étampes avec le bouillant Benvenuto Cellini. Cet orfèvre italien, également sculpteur et faiseur de décors, s’était vu passer commande de sujets importants pour la porte et l’hémicycle du séjour royal. Il en avait présenté les modèles au souverain mais, peu au fait des usages de cette cour, avait négligé de solliciter, à leur propos, l’avis de la favorite. Anne, forcément, avait vu rouge.
— Si Benvenuto, avait-elle lâché, glaciale, m’était venu montrer ses beaux ouvrages, il m’aurait donné lieu de penser à lui !
Le lendemain, l’artiste s’était présenté chez la maîtresse en titre avec, pour se faire pardonner sa bévue, un vase qu’il avait l’intention de lui offrir. Elle l’avait fait patienter une journée entière, et avait si bien découragé ses prévenances qu’en fin de compte, Cellini s’en était allé offrir son vase au cardinal de Ferrare !
Dès lors, la duchesse d’Étampes avait résolu de détruire la réputation du maître.
Au moment où s’installaient, dans leurs appartements, l’infante Jeanne et sa suite, on annonça la présentation par Cellini de son dernier chef-d’œuvre : un Jupiter d’argent de toute beauté, monté sur un piédestal en or ! Aimée de Lafayette avait la passion de ces choses ; aussi bien elle se faufila dans la galerie, pour ne rien perdre d’un si grand événement.
Las ! Anne de Pisseleu s’était arrangée pour que le Jupiter fût noyé au milieu de bronzes à l’antique du Primatice, et pour que l’éclairage, insuffisant, ne permît pas d’en apprécier toutes les qualités... C’était compter sans l’ingéniosité de Cellini.
Alors qu’on annonçait le roi de France, le maître disposa, dans la main de son Jupiter, une torche allumée qui mit le roi de l’Olympe en pleine lumière, et souligna toutes ses beautés. Les courtisans riaient sous cape. La favorite était furieuse.
— Il faut croire que vous n’avez pas d’yeux ! lâcha-t-elle à celles qui, trop heureuses de la taquiner, s’extasiaient devant le chef-d’œuvre d’argent. La vraie beauté, la perfection, sont à chercher dans ces bronzes et non... là-dedans !
Elle avait prononcé le dernier mot avec un souverain mépris. Le roi, lui, ne tarissait pas d’éloges devant le génie si évident de Benvenuto. Anne revint vers le Jupiter.
— Vous lui avez drapé la cuisse, remarqua-t-elle. Pour cacher quelque défaut, sans doute...
Piqué au vif, l’Italien, d’un geste un peu rude, arracha le voile qui, par pudeur, avait été jeté sur les parties de la statue. Un murmure parcourut l’assistance.
— Il est parfait aussi de ce côté, crut devoir ajouter l’artiste.
La maîtresse du roi prit cette soudaine exhibition pour une insulte à sa personne. Tournant les talons, elle mit un point d’honneur à déserter la galerie et, presque de force, entraîna le roi vers son souper. Le souverain trouva tout de même le temps de féliciter le maître, et le plus chaleureusement possible.
— J’ai enlevé à l’Italie, conclut-il, l’artiste le plus grand et le plus universel qui ait jamais été !
Cellini s’inclina, mais il paraissait amer. Tant d’efforts pour ce résultat saumâtre... Aimée de Lafayette s’approcha de lui et, gloussant à son habitude, complimenta l’artiste à sa manière.
— Laissez-le donc tout nu, dit-elle. Il est bien mieux ainsi.

François avait réuni, dans un cabinet d’angle, sa sœur Marguerite et son beau-frère, le roi de Navarre, sa nièce Jeanne et le cardinal de Tournon. La petite infante, ragaillardie sans doute par la présence de ses parents, paraissait avoir repris des forces ; poudrée, parée, elle faisait plutôt bonne figure.
— Ma chère petite, déclara le roi, je vous ai tous fait venir pour vous annoncer une grande nouvelle.
Marguerite et Henri échangèrent un regard tendu. François poursuivit.
— Vous êtes presque une dame, à présent, et il faudrait songer à vous marier.
— Vous connaissez, sire, dit le roi de Navarre, la position de sa mère et la mienne quant aux alliances qui...
— Soyez tranquille, mon cher frère1. Le cardinal et moi-même avons beaucoup réfléchi à ce qu’il convenait de faire, et nous avons adopté la solution qui, de loin, se révélera la meilleure.
— Allons-nous asseoir la paix avec l’Empire ? hasarda la reine de Navarre. Dans ce cas, je ne regretterai pas de voir s’éloigner ma fille.
— Les intérêts de mon État... commença Henri.
— Je sais, je sais. Rassurez-vous : je suis la question navarraise avec un soin personnel. N’y va-t-il pas de l’avenir de ma chère Marguerite ? Cependant nous devons tout considérer...
Le roi donna la parole au cardinal de Tournon qui, onctueux, ébaucha plusieurs révérences avant de se lancer dans l’exposé de la situation.
— Il apparaît bien clairement, dit-il, que monsieur de Montmorency s’est laissé abuser : l’empereur Charles n’a pas la moindre intention de nous donner satisfaction sur aucun des points que vous connaissez. Pis : son récent passage parmi nous, n’en déplaise au connétable, l’a davantage braqué contre la France que bien disposé.
— S’achemine-t-on vers une nouvelle guerre ?
— Point encore, madame. Cependant, c’est une issue qu’il pourrait paraître imprudent d’écarter... Aussi bien, nous aurons besoin, dans le prochain conflit, de l’entier soutien des princes d’Allemagne...
Pour Henri d’Albret, dès cet instant, tout fut dit. Il avait assisté, l’été passé, à l’alliance contractée avec le duc de Clèves, puissant héritier de la riche province de Gueldre. L’accord avait vu le jour à Anet, chez Diane de Poitiers qui avait, de son côté, marié sa fille aînée avec un La Marck, cousin de Clèves.
— Ne me dites pas... commença-t-il.
— Ma chère nièce, coupa François en affectant d’ignorer son beau-frère, nous allons faire de vous une princesse puissante et riche. Nous entendons, si vos parents le veulent bien, donner votre main à monseigneur le duc de Clèves.
La petite demeura silencieuse. Ses yeux fixés sur ceux du roi, elle n’osait manifester d’autre émotion qu’une gratitude de circonstance. Dès qu’elle put, toutefois, elle détourna le regard vers sa mère qui, d’un sourire certes crispé, la rassura plus ou moins. Son père paraissait déçu, mais – diplomatie, faiblesse ou fausse habileté – il finit par la prier de débiter le compliment qu’on lui avait appris. Alors Jeanne, rassemblant ses souvenirs, prononça des paroles qui, en son cœur, n’avaient aucun écho.
— Sire, récita-t-elle, je remercie Votre Majesté de toutes les bontés qu’elle a pour nous, et tâcherai de me montrer digne, par ma conduite dans le mariage, de l’honneur qu’elle fait à mes parents et de la confiance qu’elle place en moi.
— À la bonne heure ! dit François sans cacher son soulagement.
Mais il comprit, au visage tendu de sa sœur, que l’affaire était loin d’être réglée.

Le 8 février, une commission spéciale avait lourdement condamné Philippe Chabot de Brion. Pour trafic d’influence et prévarications diverses, parmi lesquelles ses manigances portugaises avaient fini par passer même au second plan, le « ci-devant » grand amiral se voyait privé de toutes ses charges, à vie, dépouillé de l’essentiel de ses biens, incarcéré à Vincennes et taxé d’une amende énorme. C’est tout juste si la favorite, fidèle en amitié, avait obtenu que le condamné ne fût pas déchu de l’ordre de Saint-Michel et sa famille frappée d’infamie.
Devant cette sentence implacable, le clan d’Étampes avait fait bloc. La plus noble initiative de la duchesse, en vue d’adoucir le sort de Brion, avait été le mariage de sa propre sœur, Louise, avec un neveu du ci-devant amiral. Guy de Chabot, baron de Jarnac, était un damoiseau fluet, pas très viril, et qui donnait l’impression, lorsqu’il accompagnait sa jeune femme, d’en être l’impudent petit frère. Louise de Pisseleu ne s’en plaignait pas, au demeurant, et s’amusait même à coiffer et parer son charmant mari comme elle eût fait d’une poupée.
Dans les jours qui suivirent le mariage, tous deux passèrent leurs journées chez la favorite, à jouer avec le singe, à siroter des liqueurs, à faire sauter des osselets – quand ils ne mêlaient pas leur voix aux méchantes rumeurs de la Cour... Anne brocardait volontiers sa sœur.
— Je vous ai trouvé un rude époux, dit-elle en les voyant un soir comparer leurs dentelles. Il vous défendrait contre mille, mais armé d’une épingle à chapeau !
— Il me plaît bien ainsi, rétorqua Louise, piquée au vif.
Guy l’embrassa pour sa peine.
— Madame, intervint un huissier, il y a là un écuyer de la reine de Navarre...
— Qu’il entre, bien sûr !
Gautier de Coisay se présenta devant la duchesse, un peu embarrassé de n’avoir pas de message à transmettre. Mais elle sut se montrer engageante.
— C’est agréable de vous voir, dit-elle. Il y a si longtemps !
— Pardonnez-moi, madame, si je me suis permis de venir chez vous de mon propre chef...
— Mais quelle bonne idée, au contraire !
Comme lors de sa visite, cinq ans plus tôt, à l’hôtel de la rue Saint-Antoine, Gautier sentit que sa belle prestance ne laissait pas la favorite indifférente.
— Vous êtes très aimable, vraiment, dit-il.
— C’est ce qu’il se dit, en effet... Mais en quoi puis-je vous le prouver ?
Ils s’isolèrent dans un cabinet voisin. Gautier commença par déplorer, pour la forme, la condamnation de l’amiral de Brion. Puis, baissant d’un ton, il en vint à ce qui le préoccupait : depuis que le roi, l’année passée, avait octroyé aux parlements tout pouvoir en matière de poursuite de l’hérésie, des familles entières de réformés se trouvaient traquées, arrêtées, persécutées.
— Je sais cela, mon pauvre ami, soupira la duchesse d’Étampes. Mais je n’y peux rien, malheureusement !
— Il se trouve, madame, que des gens d’armes sont venus, tout récemment, inquiéter ma famille à ce sujet, et...
— Où vit votre famille ?
— Tout près de Compiègne. Au château de Coisay.
— Coisay... A-t-on arrêté quelqu’un des vôtres ?
— Pas encore, madame, mais je voulais m’assurer...
— De ma bienveillance ? Oh, pour ça, vous l’avez.
Elle irradia l’écuyer d’un sourire plus que bienveillant – une véritable invite. Puis elle revint sur ce nom de Coisay, qui lui rappelait quelque chose.
— Vous n’avez, je crois, aucun lien avec Simon de Coisay...
— Simon est mon demi-frère. Mais il est bon catholique.
Anne reçut ces deux nouvelles avec surprise. La première, surtout.
— Votre demi-frère m’avait dit...
— Vous connaissez donc Simon ? l’interrompit Gautier, étonné à son tour.
— Je l’ai connu, naguère. À Lyon...
Un sourire – fugace il est vrai – effleura les lèvres de la duchesse, mais elle ne raconta pas à Gautier comment son frère avait commencé une nuit dans son lit, avant de la finir... au-dessous !
L’écuyer la trouvait plus troublante – plus désirable aussi – que jamais. Elle s’était approchée de lui et, comme on tournerait autour d’un objet d’art, le détailla du regard, puis du bout des doigts.
— Ne restez plus si longtemps sans venir me voir, lui souffla-t-elle à l’oreille. Revenez...