Donald Trump,
ou la tentation
néototalitaire
Les citations qui suivent font un corps de doctrine que certains observateurs qualifient désormais de «trumpism». Ce trumpisme est lui-même la synthèse de plusieurs idéologies, qui sont autant de clés d’entrée pour mettre en perspective les citations qui suivent. Enracinées dans une certaine histoire de l’Amérique, elles expliquent le succès électoral du magnat de l’immobilier auprès d’une partie de la base républicaine. Mais elles permettent également de comprendre les sociétés européennes, elles-mêmes soumises à ce que nous qualifierons de «tentation néototalitaire».
Populisme
Nombre de ces citations participent d’un populisme spécifiquement américain. L’historien Michael Kazin, auteur de The Populist Persuasion (1998), estime que cette doctrine remonte aux origines de l’histoire du pays: ne pas laisser le pouvoir central, incarné par la capitale Washington, confisquer le pouvoir du peuple… La dénonciation des élites et des intellectuels gauchistes est un leitmotiv de la rhétorique trumpiste, eux qui ne comprendraient rien aux Américains ordinaires. François Coste, auteur d’une biographie récente de Ronald Reagan, rappelle que ce dernier a commencé sa carrière – dès 1966 – en se présentant comme «quelqu’un qui ne vient pas du système»… À la question «Qui êtes-vous?», Donald Trump a pour habitude de répondre: «En tout cas, pas un homme politique»!
La victoire de Trump est celle de l’antipolitique. Ne pas avoir été sénateur, gouverneur ou maire est pour lui l’atout maître. Face à lui, il y avait plus d’années d’expériences politiques qu’aucune campagne républicaine n’en avait jamais offert: plusieurs sénateurs, plusieurs gouverneurs, et un frère et fils de président, Jeb Bush, qui a dû jeter l’éponge après avoir pourtant levé 150 millions de dollars… Tous étaient devenus les symboles de ce que rejettent aujourd’hui les électeurs: l’establishment.
La posture populiste de Trump a eu raison de l’orthodoxie conservatrice incarnée par Ted Cruz. Sa dénonciation des entreprises qui délocalisent ou son attachement à une sécurité sociale qui va encore plus loin que la réforme Obamacare désarçonnent au sein du parti républicain. Mais la base électorale ne se soucie pas de la cohérence ou de la conformité à une ligne directrice. Elle est en colère.
Cette évolution s’est amorcée lors de la victoire du Tea Party aux élections de mi-mandat en 2010. La victoire des candidats «hors système» à cette occasion a d’ailleurs eu une conséquence inattendue. Elle a créé un cercle vicieux pour le fonctionnement démocratique. Le dégoût du système conduit à l’élection de candidats sans expérience et donc à la multiplication des dysfonctionnements, ce qui vient alimenter un rejet encore plus grand de la démocratie.
Ce populisme est aussi le rejet de tous les corps intermédiaires: partis, syndicats, lobbies (Trump affirme pouvoir se passer de leurs subsides) et surtout journalistes. Le quatrième pouvoir est dans ce contexte dénigré. Trump est sans cesse à la recherche du regard caméra et d’une communication sans filtre: la relation avec le télé-citoyen doit être directe.
Autoritarisme
Trump n’a de cesse de dénoncer la faiblesse du président Obama (qu’il qualifie de «weak leadership»). Il estime que le pays a avant tout besoin de force («We need strength in this country»). Dans la campagne des primaires, il a privilégié la force brutale au dialogue et au débat. Là encore, même s’il est arrivé à Trump de citer Mussolini (retweet du 28 février 2016), sa posture est enracinée dans un contexte américain. Marc Hetherington et Jonathan Weiler, auteurs de Authoritarianism and Polarization in American Politics (2009), estiment que la base républicaine est désormais en quête d’un leader imposant un ordre simple au sein d’un monde dans lequel les États-Unis ne sont précisément plus dominants. Karen Stenner, dans The Authoritarian Dynamic (2005), estime que de nombreux individus développeraient une aspiration à l’autoritarisme politique quand ils se sentent menacés au sein de la société. L’autoritarisme n’a donc rien de commun avec le conservatisme classique, qui est d’abord et avant tout une aversion pour le changement.
Donald Trump connaît mal les totalitarismes européens. En revanche, il est volontiers séduit par les théories complotistes. Sa volonté d’écraser ses adversaires relève plus du processus d’élimination des candidats de la téléréalité qu’elle ne s’inscrit dans une tradition politique établie. En outre, cet autoritarisme tourne le dos à l’esprit des Pères fondateurs du pays, dont l’objectif était d’éviter le risque de tyrannie. Comment imaginer qu’un président puisse gouverner en insultant les membres du Congrès, quand les institutions sont fondées sur l’équilibre des pouvoirs («checks and balances») et sur le compromis? Bernard Crick écrit à raison dans In defense of Politics (1993): «La politique est l’art de gouverner un pays divisé en évitant tout excès de violence.»
Racisme et sexisme
Cet autoritarisme s’inscrit dans une stratégie de recherche de boucs émissaires. Les étrangers, et plus largement tous ceux qui sont vus comme différents, sont la cible de l’ordre répressif proposé à la population. Ainsi, Donald Trump a refusé de désavouer le Ku Klux Klan, qui fait partie des organisations les plus violentes du pays en matière de suprématie blanche. Ses entreprises ont été plusieurs fois poursuivies par le ministère de la Justice pour discrimination raciste.
Pour Trump, la question de la pureté ou de l’impureté identitaire sert à discréditer ses adversaires. C’est ainsi qu’il avait remis en cause les origines américaines de Barack Obama («birtherism») ou qu’il met aujourd’hui en avant les origines amérindiennes supposées d’une adversaire démocrate, la sénatrice Elizabeth Warren.
L’essentialisation des minorités est une constante de la rhétorique de Donald Trump. Il utilise l’article défini quand il s’agit d’évoquer une communauté, comme s’il était question d’un monolithe où les individualités devaient se fondre. Lorsqu’il cherche à se défendre des accusations de racisme, il évoque «les Hispaniques qui auront des emplois et aimeront Trump». Après avoir évoqué l’interdiction pour les musulmans de rentrer aux États-Unis, il dit: «J’aime les musulmans. Ce sont des gens formidables.» En avril 2011, il avait déjà expliqué qu’il avait «une excellente relation avec les Noirs». Cette rhétorique raciale a été à l’origine de quelques incidents dans les écoles américaines, comme l’a relevé Petula Dvorak sur le site du Washington Post, avec un regain de tensions communautaires entre des enfants reprenant les propos du candidat. Les mots que vous allez lire ont des conséquences…
La misogynie est également un élément saillant du discours, comme lorsque Donald Trump, au lendemain du premier débat télévisé entre républicains, en août dernier, insinue que l’agressivité de la journaliste Megyn Kelly était liée au fait qu’elle était indisposée. En avril 2015, il avait déjà partagé le tweet d’un internaute qui écrivait: «Si Hillary Clinton n’est pas capable de satisfaire son mari, comment peut-elle imaginer qu’elle pourrait satisfaire l’Amérique?» Dernier exemple, alors qu’il était à la tête de son émission de téléréalité, il déclarait: «Toutes les filles qui travaillaient sur The Apprentice flirtaient avec moi, consciemment ou inconsciemment.»
Cynisme
Les déclarations de Trump sont prononcées en discours. Elles sont donc destinées à être entendues. Mais en les passant au révélateur de l’écrit, à leur lecture, une question essentielle se pose. Quel est le degré de sincérité de Donald Trump? Certaines de ses assertions sont par exemple en totale contradiction les unes avec les autres.
Et si l’ensemble relevait de la posture électorale plus que de la conviction profonde? La réponse à cette question conditionne ce que serait sa présidence: et si, dans l’exercice du pouvoir, il laissait ses conseillers gouverner, conscient de ses propres limites? Des indices accréditent cette hypothèse du cynisme. Quand il affirme que tirer sur quelqu’un en pleine Cinquième Avenue ne lui vaudrait la perte d’aucun électeur… Lorsqu’on l’interroge sur le fait de citer Mussolini dans un tweet et qu’il affirme: «Qu’importe l’auteur et ce qu’il a fait si la citation est bonne!» Rien ne pèse historiquement. Tout doit rester léger.
Trump fait prévaloir le divertissement, celui des citoyens- spectateurs comme le sien propre… Il le dit lui-même: «Je ne m’intéresse ni au pouvoir ni à l’argent, ce qui m’a toujours excité, c’est le jeu.»
L’historien Daniel J. Boorstin, dans Le triomphe de l’image (1962), anticipait la révolution de l’image. Pour lui, la sphère politique allait également être sous l’influence de l’artifice et du simulacre, avec des pseudo-événements alimentant les médias. Trump serait dans ce contexte le premier «pseudo- candidat»: jamais élu, détaché de tout principe de responsabilité et misant tout sur sa célébrité. De Obama à Trump, on passerait du président devenu people au people devenu président… L’analyse du langage par Boorstin est également prémonitoire. Il évoquait les risques de dérives dans l’usage des superlatifs. Aujourd’hui, les deux adjectifs les plus utilisés par Trump dans ses discours sont «amazing» et «incredible»…
Au soir de la victoire dans l’État de New York, le 19 avril 2016, la rhétorique du candidat évolue vers plus de modération à mesure que se rapproche son investiture. Plus question de qualifier son adversaire de «Ted le menteur» («Lyin’ Ted»). Ce dernier est devenu le sénateur Cruz («Senator Cruz»)… Et déjà les médias évoquent la présidentialisation du personnage… Katy Tur, qui suit Trump pour MSNBC, parle d’un «nouveau Trump»: «Mais le ton de Donald Trump ce soir était tellement, tellement différent de ce que j’ai pu voir ne serait-ce qu’il y a deux semaines encore. Il s’est révélé, et il a été courtois dans son discours de campagne. C’était vraiment court. C’était concis.»
Maggie Haberman, éditorialiste au New York Times, attribue l’évolution de Trump à l’influence de Paul Manafort, consultant républicain.
Et si, depuis le départ, Donald Trump avait fait le pari de cette normalisation en cours de campagne? Et si l’efficacité du populisme n’était pas précisément cette capacité à se dédiaboliser au gré du contexte électoral? Et si, après avoir adhéré à l’interprétation commune de la «folie» de Donald Trump, il ne fallait pas réaliser que le vrai danger tenait plutôt dans son intelligence et son opportunisme?
Critiqué pour sa violence et sa vulgarité, Donald Trump disait lui-même qu’on ne le reconnaîtrait bientôt plus: modéré, consensuel, rassembleur. Il a anticipé que dans le flux permanent – une déclaration en chassant une autre –, rien ne resterait dans l’esprit des électeurs des énormités prononcées au cours des premiers mois de campagne…
C’est cette dictature du flux, ce primat de l’immédiat technologique sur l’analyse critique qui forment le trait le plus saillant de la menace néototalitaire. En cela, inviter à la lecture des déclarations qui suivent permet d’échapper au risque de l’oubli. Car si le téléspectateur, comme Donald Trump en a fait le pari, n’a pas de mémoire, le citoyen, en revanche, peut faire le choix de la mise en perspective…
François Durpaire,
le 21 avril 2016