CHAPITRE XVI
Repérages
— Je peux me lever ! annonçai-je à Dale quand nous nous réveillâmes.
Mes maux de tête étaient passés et j’avais un peu faim. Je me sentais encore faible, mais je savais d’expérience que cela ne durerait pas. J’avais désormais l’esprit serein. Je me rappelai Gerald, qui avait préféré la fidélité envers Gresham, la reine et sa propre famille à l’intérêt de ceux auxquels il extorquait des informations. Il avait dû faire un choix et s’y tenir. À mon tour, je m’y tiendrais.
Tante Tabitha entra avec une assiette de petits pains et un bol de bouillon de viande ; elle me demanda, sarcastique, si je me sentais à même de prendre mon petit déjeuner et de partir pour Withysham. Je répondis par l’affirmative. Un peu plus tard, je descendis rejoindre Matthew, qui m’attendait dans le hall. Je fus touchée par la joie qui brilla dans ses yeux lorsqu’il me vit sur pied.
— Meg est en sûreté à Westwater et les trois dont nous parlions l’autre jour sont partis pour les Midlands, me dit-il avec douceur. Vous n’avez pas à craindre une éventuelle rencontre. Comment vous sentez-vous ? Je vous trouve très pâle.
— Ce sont les conséquences d’hier. Je serai bientôt comme à mon habitude.
En temps normal, c’eût été vrai, toutefois ma pâleur présente était en partie due à la peur. Le risque que j’assumais ne concernait pas que moi, mais aussi Dale et Brockley. Cette responsabilité pesait lourd sur mes épaules.
Pauvre Matthew ! Si je réussissais, ce serait en abusant de sa confiance. Sous ses dehors très « homme du monde », il avait en lui cette curieuse simplicité, ce côté enfantin. Je me voyais telle qu’il me verrait alors, froide et cruelle. L’image n’était pas belle.
Cependant, je ne reviendrais pas sur ma décision. On avait préparé nos chevaux, Étoile, Escargot et Tacheté, le demi-sang de Brockley. Par égard pour ma personne, Matthew nous imposa une allure lente. Une seule fois, Brockley réussit à échanger quelques mots avec moi sans que nul ne nous entende.
— Vous comptez aller jusqu’au bout de cette affaire ?
— Jusqu’au bout.
— Dieu vous guide, dit-il avec ferveur, puis, retrouvant son sens pratique : Quand nous serons à Withysham, il faudra examiner le terrain. Nous devrons tirer parti du moindre avantage.
— Merci, Brockley.
L’ancienne abbaye de Withysham était ceinte par un fossé, lui-même bordé d’un mur de pierre de dix pieds de haut du côté intérieur. L’entrée se faisait par un corps de garde, où un court tunnel passait sous le logement du portier et à côté d’un petit bureau, dans lequel ce dernier s’asseyait lorsqu’il était de faction. La grille ouverte livrait passage à des chariots qui entraient et sortaient, et nous nous retrouvâmes derrière un chargement de tonnelets de vin. Je regardai autour de moi avec intérêt. L’endroit était désert du temps de mon enfance, quand j’étais entrée en grimpant par-dessus des éboulis, mais je ne me rappelais aucun détail ; or, maintenant j’avais besoin de connaître le mieux possible la disposition des lieux.
L’intérieur donnait une grande impression d’espace. De part et d’autre du corps de garde se trouvait un enclos, où une douzaine de vaches paissaient d’un air placide. Le chemin traversait ensuite une étendue herbeuse jusqu’aux anciens bâtiments de l’abbaye, transformés en habitation. Un passage voûté menait sans doute vers la cour principale, tandis qu’un second chemin, sur la droite, contournait l’édifice pour rejoindre des écuries. À côté de la maison, on créait un jardin ; des hommes retournaient la terre afin de former des parterres et installaient des treillis ; plus loin, quelques arches en ruine et les bases de piliers de pierre marquaient le site où se dressait jadis l’abbatiale.
— Les pierres ont servi à bâtir l’église du village, là-bas, expliqua Matthew, qui chevauchait près de moi, en désignant une tour visible au-delà du mur extérieur. Dans l’ancien temps, les villageois possédaient leur propre entrée dans l’église abbatiale. Maintenant, ils ont St Thomas, au village. Je fais respecter la loi sur l’assiduité à l’église et j’assiste aux offices avec régularité, mais une petite chapelle est aménagée à l’intérieur de ma maison. Autrefois, c’était le parloir réservé aux visites, dans la partie la plus ancienne de l’édifice, et c’est là que nous prononcerons le « oui » sacramentel. J’ai préparé la cérémonie pour aujourd’hui, dans l’espoir que vous seriez rétablie à temps. Oh, Ursula, je suis si heureux que vous alliez mieux ! Je n’ai fait que prier pour vous, hier. Tout est prêt. Le prêtre de St Thomas croit que nous nous sommes unis à Faldene dans la plus stricte intimité.
— Je suppose que vous écoutez la messe, dans votre chapelle.
— En effet. J’ai un prêtre à demeure, un vieil homme qui est aussi l’un de mes oncles : Armand de la Roche. Il célèbre la messe. Ursula, croyez-moi : avant longtemps, vous y prendrez goût vous aussi.
— Peut-être, répondis-je d’un ton morne, et il n’insista pas.
Nous franchîmes le passage, débouchâmes dans une cour bien entretenue, et soudain nous fûmes entourés par l’agitation que suscite toute arrivée dans une grande demeure : les chiens aboyèrent, les poules s’égaillèrent en tous sens, des gens surgirent pour nous accueillir. À l’évidence, on nous attendait. Pendant que je gisais sur mon lit de douleur dans la plus belle chambre de Faldene, les allées et venues entre le manoir et Withysham s’étaient succédé.
Brockley emmena les chevaux, tandis que Dale et moi étions conduites à l’intérieur. Je fus présentée à l’oncle Armand, un vieux Français en soutane noire, puis à un grand Anglais taciturne aux épaules voûtées, qui était l’intendant, Mr. Malton, et enfin à la gouvernante, elle aussi française, Mme Montaigle. Elle avait les traits durs, les cheveux grisonnants et des manières brusques, sauf quand elle regardait Matthew. Alors, les lignes de son visage s’adoucissaient et ses yeux pâles fondaient de tendresse. De toute évidence, elle l’adorait.
J’allais infliger une peine cruelle à ces gens.
Il y avait eu en effet des allées et venues. Les tonnelets de vin que j’avais vus en arrivant étaient destinés au festin de noces, et l’on m’avait désigné une chambre où je pourrais me préparer. Mme Montaigle avait trouvé et nettoyé une très belle robe, qui avait appartenu à la mère de Matthew. Elle était en satin bleu pâle brodé de fleurettes dorées, et s’ouvrait sur un jupon crème où courait la même broderie fleurie. Je serais d’une élégance appropriée pour l’occasion.
L’attitude de Mme Montaigle à mon égard exprimait un mélange de doute (« Cette fille saura-t-elle combler mon merveilleux garçon ? ») et de désir de plaire (« Vous êtes la future épouse de Matthew. Pour lui, je vous accueille avec joie »). Je me demandais comment il lui avait expliqué ces noces précipitées, mais je soupçonnais qu’il s’était borné à donner des instructions. Dale considéra Mme Montaigle avec suspicion, au début, mais celle-ci la poussa gentiment du coude et lui dit :
— Bécasse ! Je ne vais pas vous voler votre place ! Mais une future mariée doit avoir plusieurs femmes pour la préparer !
Dale se dégela, après cela, et ensemble elles me baignèrent, me séchèrent, me frictionnèrent avec de l’eau de rose, puis elles épinglèrent avec soin la robe sur moi afin d’apporter quelques retouches. La mère de Matthew avait eu une silhouette plus épaisse que la mienne. Faute de temps, certaines des épingles resteraient.
Puisque j’étais veuve, il n’était pas décent que je garde mes cheveux lâchés. Pendant que je prenais mon bain, Matthew envoya une servante, qui m’apporta une résille ornée de joyaux.
— Il vous fait dire, madame, dit la jeune fille avec une révérence hâtive en jetant un coup d’œil derrière le panneau, que cette sorte de coiffure vous sied et qu’il aimerait que vous l’ayez pour la cérémonie.
C’était une résille en soie dorée, très semblable à celle que j’avais mise à Cumnor, excepté que les mailles étaient plus serrées et qu’elle était parsemée non seulement de perles, mais de rubis et de péridots. Je contemplai la parure scintillante en songeant qu’elle symbolisait mon mariage à la perfection : sous la richesse et la beauté, le filet n’était pas moins là, comme une toile d’araignée dans laquelle, à défaut d’une extrême prudence, je resterais prise.
Une partie de moi ne demandait qu’à se laisser prendre. Mais alors je pensais aux trois meurtriers de John, parcourant les routes d’Angleterre pour pousser des gens comme les Westley et les Mason à la trahison, tissant leur propre toile à travers le pays. Les joyaux de cette toile-là étaient faux, leur éclat n’était qu’un leurre. Matthew ne le pensait pas, mais il se trompait. Je ne reviendrais pas en arrière.
Je me demande combien de futures mariées, en revêtant leur belle robe, tournent constamment leur regard vers la fenêtre pour scruter l’extérieur tel un général préparant son plan de bataille, à l’affût du moindre avantage stratégique.
Dale, enfermant mes cheveux dans la résille scintillante, s’extasia sur l’effet produit, beaucoup plus joli qu’avec les cheveux lâchés. Tout en lui faisant écho, je notai secrètement, non sans regret, que le mur extérieur avait été réparé. On aurait grand-peine à s’introduire dans la propriété en l’escaladant, désormais. Et sortir de ce côté serait tout aussi difficile. Je ne distinguais même pas d’arbre dont les branches eussent fourni un appui commode.
Mme Montaigle fixa une petite collerette de lin autour de mon cou et admira les broderies sur mes manches ; je les admirai moi aussi, tout en me demandant si je ne pourrais pas créer une diversion en provoquant un début d’incendie.
Mon regard revenait le plus souvent vers les enclos. Leur portail donnait sur le chemin du corps de garde, or celui-ci n’était pas fermé durant le jour. Matthew ne faisait pas seulement aménager un jardin, mais aussi construire de nouvelles remises, et le train des tombereaux de pierres, de bois et de plantes ne s’arrêtait pas. J’entrevoyais des possibilités de ce côté-là.
Je demandai à Mme Montaigle si elle avait des sels, disant que, comme j’avais été souffrante la veille, je craignais d’être prise de faiblesse durant la cérémonie ou le banquet. Dès qu’elle partit en chercher, je profitai de l’occasion pour murmurer quelques instructions à Dale.
— Oh, madame !
— Il le faut ! répliquai-je d’un ton sec.
Vint le mariage. Dans la minuscule et sombre chapelle de Withysham House, située un peu plus bas que le niveau du sol à l’extérieur, je me tins au côté de Matthew et déclarai devant l’oncle Armand et la maisonnée entière que je consentais à prendre Matthew de la Roche pour légitime époux.
— Je ne vous ai jamais offert de bague de fiançailles, mais que ceci soit une compensation, murmura Matthew en glissant un large anneau d’or à mon doigt. Il appartenait à ma mère, tout comme votre robe. Celui-ci a l’histoire qui convient.
Je pris part ensuite, pour la seconde fois en l’espace de quelques jours, à une messe illégale. Dale et Brockley étaient aussi présents, mais ils ne participèrent pas au sacrement et je pouvais lire « Je ne peux le souffrir » dans les yeux indignés de Dale.
Puis je restai assise auprès de Matthew pendant le festin qui suivit, dans le réfectoire de l’abbaye transformé en salle à manger : une longue pièce claire, dotée de fenêtres des deux côtés, à laquelle on accédait par une large volée de marches de pierre. Je souris, mangeai et bus. Je dînai en privilégiée, dans une assiette en argent, comme la petite cuiller qui me servait à saler mon repas. Je me souviens qu’une des épingles qui maintenaient ma toilette en place me piqua soudain ; je laissai échapper un cri, puis divertis toute la compagnie en racontant comment nous avions bataillé pour ajuster ma robe.
Chez Matthew, tout le monde était musicien. Mr. Malton – il préférait qu’on l’appelle ainsi plutôt que « messire » – était un expert du clavecin. Oncle Armand pouvait jouer en même temps du pipeau et du tambourin, et un jeune homme dégingandé, professeur de musique à plein temps, jouait de l’épinette. Ils interprétèrent tous ensemble un morceau entraînant, et j’ouvris le bal avec mon nouvel époux. J’avais l’impression d’être coupée en deux, car une partie de moi ressentait vraiment les émotions d’une mariée.
Puis je me retrouvai dans la chambre à coucher de Matthew, parsemée d’herbes odorantes, où Dale et Mme Montaigle me préparèrent pour ma nuit de noces.
Je crois que les événements allaient trop vite pour Dale et qu’elle se sentait perdue dans un monde aussi étrange et hostile que l’Enfer de Dante, toutefois elle avait exécuté mes ordres avec loyauté. Elle m’avait procuré un morceau d’éponge et du vinaigre, qu’elle avait placés dans l’un des flacons en cristal de roche de mon petit nécessaire de toilette. Je réussis à introduire en moi l’éponge imprégnée de vinaigre à l’insu de la gouvernante. Cette méthode était censée prévenir toute grossesse et j’espérais qu’elle serait efficace. Je ne voulais pas concevoir l’enfant de Matthew.
Quelle différence avec mon premier mariage ! Les amis chez qui nous avions trouvé refuge avaient donné une fête en notre honneur, en invitant nombre de leurs proches. J’avais jeté ma jarretière dans l’assistance et nous avions été escortés jusqu’au lit au milieu d’un chœur hilare de conseils et d’encouragements, jusqu’à ce que Gerald, feignant la colère, les eût chassés de la chambre en leur lançant ses chaussures.
Pas d’invités cette fois-ci, hormis les membres de la maison, et même le bal était resté fort séant. Mme Montaigle et Dale replièrent la courtepointe pour moi, je me glissai entre les draps, puis elles me laissèrent. Enfin, Matthew entra, seul, une chandelle à la main. Il la posa sur un coffre et dit :
— Eh bien, me voilà.
— Et me voilà, moi aussi, répondis-je en tremblant.
J’avais su que ce moment me bouleverserait, sans toutefois l’anticiper dans toute sa réalité. C’était là mon mari. C’était notre nuit de noces. Et je le désirais ; ô Dieu, à quel point ! Ma sensation d’être coupée en deux ne faisait qu’empirer ; mon esprit était divisé comme un arbre fendu par la foudre. Une palpitation légère au-dessus de mon œil gauche m’avertit qu’une nouvelle crise menaçait. Je la repoussai de toute la force de ma volonté. Non. Cette nuit-là m’appartenait. On ne me l’enlèverait pas.
Je savourai chaque seconde, et je m’en réjouis encore. Souvent, je fais resurgir ces souvenirs de ma mémoire et je les contemple. Bien que cela me donne toujours envie de pleurer, encore et encore je retourne ce joli couteau dans mon cœur.
Matthew me rejoignit sous les draps et nous nous serrâmes aussitôt l’un contre l’autre, naturellement. Nos bras et nos jambes s’entrelacèrent, nos lèvres, nos corps se trouvèrent. Un instant, je me rappelai Gerald, puis il disparut. Il n’y eut plus que Matthew. J’avais eu faim longtemps et il était, comme il l’avait promis, un festin. Son odeur piquante et épicée évoquait un mélange de cuir, de sueur et de cannelle ; sous mes mains, son corps était souple et musclé, sa force rassurante.
Nous nous désirions trop pour retarder notre union. Avant longtemps, je gémis de désir et Matthew était trop dur, trop impatient pour se contenir. Il pénétra en moi et, dans une étreinte fougueuse, nous nous encourageâmes l’un l’autre : plus loin, plus haut, plus vite, plus fort, encore – encore ! –, jusqu’à l’explosion finale, et nous retombâmes, hors d’haleine et comblés.
Se reposer, se caresser, s’assoupir, réveiller le désir puis s’unir lentement, avec délicatesse. Ressentir un plaisir encore plus intense avant de s’abandonner à un sommeil profond comme l’océan.
Je m’éveillai à l’aube et sortis du lit sans bruit. De l’autre côté des rideaux, je renouvelai en cachette l’éponge et le vinaigre. Puis je me glissai auprès de Matthew pour l’enlacer. Il s’agita, ouvrit les yeux et nous fûmes à nouveau ensemble.
Je m’éloignai du but, comme emportée par une lame de fond. « Je ne peux pas, me disais-je. Je n’y arriverai pas. »
Alors Matthew remarqua paresseusement :
— La France te plaira, Ursula, je te le promets. Nous irons dans la vallée de la Loire, où je vivais dans le temps. J’y ai de proches parents. En Angleterre, je ne me suis jamais senti chez moi. Mes cousins, mes oncles et mes tantes français me manquent. Ils seront une famille pour toi. Celle que tu n’as jamais eue.
Il avait voulu me faire oublier le passé ; au lieu de cela, il le ravivait. En un instant, je vis clairement tout ce que je perdrais en allant avec lui. Ma patrie, ma foi. Élisabeth. Et cela signifiait beaucoup.
Tandis que le jour grandissait derrière les fenêtres médiévales en ogive, je me tournai vers lui et le regardai dans les yeux, résistant à la tentation de me laisser ensorceler. Je m’efforçai au contraire de rendre mon regard clair et aimant.
— Matthew, je crois que je devrais te dire… Je suis ta femme, à présent, et je sais qu’il vaut mieux pour moi ne plus songer qu’à l’avenir. J’essaierai d’être une bonne épouse. J’aimerais faire partie d’une famille. Cela me paraît tout à fait merveilleux.
— Ursula, ma douce…
Il m’était si difficile de continuer à le regarder dans les yeux que je me retournai et collai mon dos contre son ventre. Nous étions blottis l’un contre l’autre, proches et tendres, mais plus face à face. Il passa son bras autour de moi.
— Je crois que je serai heureuse, une fois là-bas, repris-je. Cela m’effraie un peu, Matthew. Ne devrions-nous pas nous tenir prêts à partir bientôt – ou très rapidement ? Si l’on découvrait tes activités…
— Aucun risque. Mais dans le cas contraire, nous aurions le moyen de nous enfuir, n’aie crainte. Nous ne pourrions nous risquer dans les grands ports, mais il existe des pêcheurs catholiques. Je sais à qui m’adresser pour obtenir de l’aide.
Je pouffai de rire de façon convaincante.
— Dale aurait grand-peine à rejoindre la côte à bride abattue. C’est vraiment une cavalière épouvantable. Elle tressaute sur sa selle comme un sac de choux.
— Tu mets tant de sel dans ta conversation, ma chérie ! Et maintenant, nous sommes comme deux cuillers emboîtées l’une dans l’autre, fit-il d’une voix somnolente. Tu es ma petite cuiller à sel.
— Mmmm.
Mes paroles servaient une intention particulière, cependant, et je persistai.
— Dale est beaucoup montée à cheval, ces derniers jours, pourtant cela n’a fait aucune différence. Je pense que Brockley devrait lui donner de vraies leçons. Serait-ce possible, Matthew ? Juste dans les enclos du domaine, bien entendu.
— Bien sûr que c’est possible. Pourquoi pas ? Ne te préoccupe plus de Dale, maintenant. Nous avons mieux à faire…
Il me tourna vers lui et je succombai. Ma propre fausseté m’écœurait et pourtant, avec le recul, je remarque qu’en ces jours doux-amers, si brefs et si étranges, je ne fus plus la proie de nausées ou de maux de tête. Il semble que mon être le plus profond, celui qui donne ou refuse son accord pour toute décision vitale – cette partie qui, parfois, peut pousser au martyre –, avait fait son choix.
— Nous progressons ! annonça Brockley, guidant Tacheté jusqu’à la barrière de l’enclos pour nous parler, à Matthew et moi, alors que nous interrompions notre promenade matinale autour de la ferme. Ce fut une bonne idée, madame, de lui donner une meilleure monture ; les chevaux paresseux comme Escargot sont moins dangereux, mais fatigants. En outre, elle tient mieux en selle à califourchon ; son assiette est bien plus sûre. En général, je n’aime pas voir les femmes en hauts-de-chausses, mais sur elle, c’est tout à fait plaisant. On ne se relâche pas ! ajouta-t-il, élevant la voix afin de se faire entendre de Dale, qui tournait en rond au petit trot. La jument ne vous obéira pas si vous vous affalez !
Il se retourna vers moi et ses yeux gris-bleu fixèrent les miens intensément.
— Nous avons rencontré un léger problème, néanmoins. Elle dit que les étrivières la pincent. Je me demandais, madame, si je pouvais vous importuner afin d’avoir votre avis ?
Il expliqua à Matthew avec courtoisie :
— Si notre maîtresse voulait bien descendre et aller voir de l’autre côté de l’enclos, je crois que Dale l’apprécierait. Le cuir frotte sur ses jambes et elle a honte de les montrer devant un homme.
— Mais bien sûr, approuva Matthew, amusé. Je resterai ici !
Je mis pied à terre, tendis mes rênes à Matthew et me dirigeai vers le portail. Brockley, criant à Dale d’approcher, me rejoignit, et nous traversâmes le terrain herbu dans sa direction.
— Pas une très bonne excuse, mais la meilleure que j’aie trouvée, souffla Brockley. Dale m’a dit que vous vouliez me parler en privé.
— En effet. Il est temps d’organiser notre évasion.
J’avais dû me montrer prudente. En dépit de mes affirmations diplomatiques, Matthew me surveillait non seulement avec amour, mais avec une vigilance que je devais assoupir. C’est pourquoi je m’étais installée dans une routine. Chaque matin, après les prières et le petit déjeuner, j’allais à la cuisine donner mes ordres pour la journée, après quoi – excepté l’unique dimanche que j’avais passé à Withysham, et où nous étions allés à la messe – Matthew m’emmenait faire une promenade à cheval, sur ma requête. J’avais besoin de grand air et d’exercice, lui avais-je expliqué. La semaine suivante, nous irions à Westwater et, si cela lui agréait, nous ramènerions Meg. « Je ne lui rendrai pas visite d’ici là ; la séparation qui suivrait la peinerait encore. Elle est habituée à sa vie paisible auprès de Bridget. »
J’espérais paraître convaincante, comme si je m’étais totalement résignée. Je m’efforçais cependant de ne pas trop en faire. Tout était une question de nuance.
Après la promenade quotidienne, j’examinais les comptes de la maison avec Mr. Malton et, après le dîner, Dale et moi cousions, ou alors je m’exerçais sur l’épinette en suivant les instructions du jeune maître de musique. Le soir, je jouais aux dames ou aux échecs avec Matthew, jusqu’au souper. Puis nous allions nous coucher, et la nuit recelait sa propre magie.
Oh oui, oh, mon Dieu ! Quelle magie ! Comment pourrais-je y renoncer ?
La pensée insidieuse s’insinua tel un serpent dans mon esprit que ce serait facile, si facile. Il me suffisait de m’abandonner à cette routine de journées agréables et de nuits lumineuses. Il me suffisait de ne rien faire du tout. Brockley m’observait du coin de l’œil. Il s’attendait à demi à ce que je me ravise et décide de rester.
— Demain, lui dis-je, si le temps le permet. Dale est-elle prête ?
— Presque. Elle fait des merveilles depuis qu’elle monte à califourchon, cependant le problème des étrivières est bien réel. Plaise au ciel que notre plan réussisse !
J’avais pu lui donner ouvertement des instructions concernant la nouvelle monture de Dale et ses hauts-de-chausses, mais le reste était plus délicat ; c’est pourquoi j’avais eu besoin de cette conversation secrète. Nous avions défini un plan, mais par bribes, à mi-voix au-dessus du garrot d’Étoile quand Brockley l’amenait pour moi devant la porte chaque matin. De telles conditions ne nous permettaient guère d’affiner les détails de notre conspiration.
— En cas d’échec, répondis-je, nous n’aurons pas de seconde chance.
— Et il n’y a pas d’autre voie. J’ai inspecté chaque pouce des murs. L’idée m’est bien venue de provoquer un incendie…
— À moi aussi.
— C’est vrai, madame ? Je pense toutefois que ce plan-ci est préférable.
Il m’observait de nouveau du coin de l’œil et je tournai la tête pour le regarder en face. Une fois de plus, il me fixa avec intensité.
— Vous êtes bien sûre de ce que vous faites ? C’est une grave décision, qu’aucune dame ne devrait avoir à prendre.
— Tout à fait sûre, répondis-je d’une voix dure.
Nous échangeâmes encore quelques mots, en touche finale à notre plan, le temps de rejoindre Dale qui nous attendait sur la jument alezane que Matthew lui avait procurée à la place d’Escargot. Pendant que Brockley, toujours galant, détournait les yeux, elle me montra les ecchymoses produites par les lanières de cuir sur ses mollets. Dale avait été embarrassée, de prime abord, à l’idée de porter des hauts-de-chausses pour monter à califourchon, mais à présent elle se sentait plus à l’aise ainsi. Brockley avait raison : cette tenue lui seyait. En outre, avec tout l’exercice physique auquel elle avait été contrainte ces derniers temps, elle avait perdu du poids. Son visage affiné était presque beau. Elle échangea un sourire avec Brockley, et je m’aperçus qu’ils étaient du même âge et pouvaient fort bien éprouver de l’attirance l’un pour l’autre. Je leur souhaitais tout le bonheur du monde. J’eusse été heureuse, à cet instant, d’être l’un de mes propres serviteurs.
— Il vous faut des bottes hautes, décidai-je. Venez, Brockley ! Pourriez-vous prêter à Dale des bottes assez hautes pour la protéger ? Les siennes s’arrêtent au-dessous des bleus.
Je fis en sorte que ma voix porte jusqu’à Matthew, qui attendait près de la barrière.
— Ma foi oui, mais elle devra les rembourrer aux pointes, car elles seront beaucoup trop grandes, répondit Brockley d’une voix claire, avant d’ajouter tout bas : Je les lui trouverai pour demain. Tout est donc réglé ?
— Oui. Vous avez été magnifique ce matin, Brockley. Quel bon comédien vous feriez !
Il parut tout à fait choqué.
— Je ne peux dire que la vie d’acteur itinérant me conviendrait. Elle est trop hasardeuse.
— Tant mieux, car, pour être franche, je suis heureuse de vous avoir à mes côtés ! À demain, donc.
Je retournai auprès de Matthew.
— La solution est assez simple. Tout ce dont Dale a besoin, c’est de bottes hautes rembourrées de coton aux extrémités !
Matthew se laissa glisser de sa selle et nous marchâmes vers la maison, tenant les chevaux par les rênes.
— Comment allez-vous passer le reste de la journée ? me demanda-t-il.
— Avec Malton et les livres de comptes. Je m’y retrouve peu à peu. Ensuite, dans l’après-midi, Dale et moi commencerons à me tailler une robe dans l’étoffe que vous m’avez donnée.
— Ah oui, mon cadeau de mariage !
Deux jours après les noces, Matthew m’avait apporté un somptueux rouleau de satin rose, qui était resté inutilisé dans un coffre appartenant à sa mère. Il m’offrirait bientôt beaucoup de présents plus précieux, mais d’ici là, si j’aimais cette étoffe…
Il me contempla avec affection.
— J’aurai plaisir à vous admirer dans cette robe. Je regrette seulement que ma mère ne soit plus là pour la voir sur vous.
Matthew non plus ne la verrait pas. Je m’efforçai de ne pas y penser.
Le temps me rendait soucieuse. S’il faisait humide, persister dans ces leçons d’équitation paraîtrait curieux. Mais le lendemain, les nuages ne voilaient pas les prés comme lorsque la pluie menaçait. Le temps était sec et le ciel, quoique gris, semblait devoir s’éclaircir. Nous prîmes le repas du matin, comme d’habitude, dans un petit salon ; Matthew préférait les pièces plus intimes. Celle-ci ressemblait à maintes d’entre celles que j’avais vues à Cumnor avec ses murs de pierre et ses fenêtres gothiques, et elle exhalait la même odeur d’humidité, néanmoins l’atmosphère y différait du tout au tout. Withysham était bâti selon une orientation telle que presque chaque pièce était baignée par le soleil, soit le matin, soit au couchant.
Ces lieux avaient aussi abrité des meurtriers – cela, je ne devais pas l’oublier.
Dale prenait le petit déjeuner avec nous, un peu à l’écart à la même table. Je la taquinai au sujet de ses leçons.
— Je vous ai observée, hier, dis-je ensuite. Vous devez vous tenir beaucoup plus droite ! J’ai bien envie de me joindre à vous après ma promenade, et de vous apprendre moi-même quelques petites choses. Les principes généraux sont les mêmes, bien que j’utilise une selle de dame. Vous n’y voyez pas d’objection, n’est-ce pas, Matthew ? Rien qu’un petit quart d’heure avant que je me rende auprès de Malton. Qu’allez-vous travailler aujourd’hui avec Brockley, Dale ?
— Comme hier, madame. Il veut que je me redresse bien, ainsi que vous venez de le dire, et que j’apprenne à me faire obéir de mon cheval pour m’arrêter ou avancer.
J’attendis que Matthew confirme qu’il n’y voyait rien à redire, mais il garda le silence.
— Quoi qu’il en soit, je viendrai m’enquérir de vos progrès, ajoutai-je d’un ton désinvolte.
Je craignais d’éveiller les soupçons et je priais afin de ne pas tomber au premier obstacle. Sous mon corset à baleines, contre mon cœur, je sentais le poids du sac de souverains d’or et de couronnes d’argent reçus de Dudley, que j’avais sorti d’une de mes malles ce matin-là. J’avais voulu jeter un dernier regard sur cette chambre, afin de dire adieu aux images d’amour qu’elle m’évoquait. Quelle erreur ! Je m’étais enfuie comme devant un ennemi.
— Participez donc à cette leçon si vous le désirez, dit Matthew. Vous devriez accorder à Malton une matinée de libre. Il n’a plus le temps de vaquer à ses autres occupations, mais il dit qu’il ne peut vous laisser seule devant les livres de comptes tant vous posez de questions.
Je poussai un soupir de soulagement silencieux.
— J’en suis désolée. Très bien, je vais le laisser tranquille. J’en ai probablement assez appris pour l’instant, ajoutai-je en riant. Au fait, j’ai remarqué que nous utilisons une quantité extravagante de chandelles, mais je suppose que la salle à manger en requiert un très grand nombre…
Causant sur un ton désinvolte de choses anodines, je détournai la conversation de Dale et de ses leçons.
Je ne me souviens pas de quoi je parlai à Matthew durant notre promenade. Sans doute continuai-je à feindre que tout était normal. Quand nous revînmes, Brockley et Dale se trouvaient à l’autre bout de l’enclos, engagés dans des manœuvres d’arrêt et de départ. La voix de Brockley flotta jusqu’à moi :
— Non ! Je veux que vous vous teniez immobile, puis que vous la lanciez au petit galop et que vous l’arrêtiez avant ce piquet, là-bas. Réessayons. Prête ? Serrez les rênes et pensez à votre assiette. Maintenant !… Non, non, laissez-moi vous montrer…
— Vous savez, je ne pense pas que Brockley soit toujours le professeur idéal, dis-je à Matthew d’un ton critique. Elle ne comprend rien à ses explications. Je suis sûre que je ferais mieux. J’avais songé à les rejoindre un moment, je crois que c’est ce que je vais faire. Je vous verrai au dîner, donc.
— Bien sûr. Ne vous fatiguez pas trop, me recommanda Matthew sans se douter de rien, en m’ouvrant le portail de l’enclos.
Je fis entrer Étoile, il referma la barrière puis se pencha par-dessus pour m’embrasser en chuchotant : « Petite cuiller à sel ! »
Je lui souris, mais les yeux me piquaient tandis qu’il s’en allait vers l’écurie. Immobile, je le regardai s’éloigner avant de me tourner pour rejoindre mes serviteurs. Mes amis. Les complices de ma conspiration.
Nous échangeâmes un regard grave.
— Mieux vaut ne pas perdre de temps, conseilla Brockley.
— Je dois vous poser une question à tous les deux, dis-je. Êtes-vous prêts à courir ce risque ? Si nous échouons, je dirai bien entendu que vous vous contentiez d’obéir à mes ordres. Je vous protégerai dans la mesure du possible, mais messire de la Roche sera extrêmement fâché.
— Allons-y, répondit Dale d’une voix tendue.
Elle tira sur les rênes et l’alezane secoua sa crinière.
— Tout doux, chuchota Brockley. Un char à bœufs chargé de tonneaux entre dans le corps de garde. Le conducteur m’a tout l’air de bien connaître le portier. On dirait qu’ils parlent du temps et des rhumatismes.
Dale pouffa de rire, à bout de nerfs. Brockley la regarda en fronçant les sourcils, avant d’ajouter :
— Il va falloir patienter un peu. Madame, autant poursuivre la leçon. Dale, vous allez pouvoir en profiter pour vous entraîner encore. Passer de l’arrêt complet au petit galop, voilà notre intention. Madame, si vous voulez bien ?…
Je fis le tour du terrain en montrant la manœuvre. Quelques-uns des hommes qui dessinaient le nouveau jardin s’approchèrent pour regarder, mais ils étaient loin du portail et ne constituaient pas une menace. Chaque muscle de mon corps restait sur le qui-vive, redoutant un obstacle.
Dale s’exécuta à son tour et s’en tira fort bien. Brockley ne méritait pas mes remarques désobligeantes. C’était un bon professeur et la jument était beaucoup plus docile qu’Escargot. Néanmoins, je secouai la tête et lui dis qu’il n’expliquait pas assez clairement comment, d’une pression des mollets, on indiquait au cheval ce qu’on attendait de lui. Puis j’assurai à Dale que, maintenant que ses bottes la protégeaient du frottement des étrivières, elle était à même de serrer les flancs de sa monture avec plus de fermeté.
Nous ressemblions à trois personnes pratiquant l’équitation dans un enclos, sans autre idée en tête que les détails techniques dont nous discutions, mais je surveillais le char à bœufs du coin de l’œil. Je le vis enfin s’ébranler, laissant la voie libre. Brockley aussi l’avait remarqué. Il dit : « Assez pour aujourd’hui ! » et nous commençâmes à diriger nos montures vers le portail.
Un autre char à bœufs, celui-là chargé de bois de charpente, vint bloquer le passage comme un bouchon dans une bouteille.
— Oh, non ! gémit Dale.
— Je crois qu’Étoile a des problèmes à son antérieur. Arrêtez, dit Brockley.
Il descendit de sa selle pour examiner le sabot d’Étoile. Un peu intriguée, elle tira sur le mors afin de tourner la tête vers lui. « Dieu ! pensai-je, si seulement on pouvait en finir ! »
Le deuxième char à bœufs repartait en grinçant. Brockley se redressa.
— Voilà. Juste un petit caillou.
Il jeta le caillou imaginaire et remonta sur son demi-sang. Le chariot brinquebalant passa devant l’enclos et prit la direction des nouvelles remises. Il n’y avait pas d’autre véhicule derrière.
Le portier était rentré dans son petit bureau. Brockley ouvrit le portail en se penchant sur sa selle et tint la barrière pendant que Dale et moi la franchissions avec dignité, pour nous retrouver sur le chemin. Feignant de l’attendre pendant qu’il refermait, nous nous tournâmes vers lui et, du même coup, vers le corps de garde. Celui-ci ne se trouvait qu’à quelques toises. Brockley saisit fermement ses rênes, fit pivoter son cheval et s’écria : « Maintenant ! »
Sur ce, nous nous lançâmes tous trois au petit galop, puis au grand galop en six foulées, fonçant vers l’unique issue qu’offrait le mur d’enceinte. À ce bruit, le portier accourut, mais déjà nous traversions le tunnel, l’écho de nos sabots résonnant sous la voûte, et il recula d’un bond pour nous éviter. Nous étions passés ! Étoile trébucha et, l’espace d’une terrifiante seconde, je crus que j’allais basculer par-dessus sa tête, mais elle se rétablit et je conservai l’équilibre. Dans un fracas de tonnerre, nous fonçâmes à toute bride le long de la piste, pour bifurquer à l’ouest sur le chemin menant vers Faldene et Westwater, puis, plus loin, vers la route de Londres.
Nous étions à deux lieues de Faldene, après quoi il y en aurait encore une autre jusqu’à Westwater, tout au bout du vallon. La route que nous voulions, qui reliait Chichester à Londres en passant par Guildford, se trouvait juste au-delà de Westwater. Ce n’était pas une artère importante ; en bien des endroits, elle se réduisait à un chemin crayeux et très accidenté, mais elle comptait néanmoins quelques hostelleries.
— Il y a un relais de poste après Westwater, dis-je à mes compagnons tandis que nous chevauchions de front. C’est environ à quatre lieues d’ici.
— On ne pourra soutenir cette allure aussi longtemps, remarqua Brockley.
Certains que nous serions poursuivis, nous galopâmes sur une bonne distance afin de prendre le plus d’avance possible avant de ralentir pour permettre aux chevaux de souffler.
Toutefois, aller lentement nous mettait au supplice et nous ne cessions de lancer des coups d’œil nerveux par-dessus notre épaule, comme si nos poursuivants pouvaient soudain apparaître au détour du chemin. Les chevaux sentaient notre inquiétude et s’agitaient pour qu’on leur lâche la bride. Bien vite, nous galopions à nouveau et traversâmes le village de Faldene ventre à terre. Des femmes sortirent sur le pas de leur porte et des poules se dispersèrent devant nous. Un chat à sa toilette au milieu du chemin fila à toute allure, et plusieurs chiens nous pourchassèrent en aboyant.
Nous finîmes par adopter un petit galop régulier. Nos chevaux martelaient la terre humide du chemin, sous les arbres dont les feuilles montraient les premières teintes automnales. Nous longions un cours d’eau.
— Nous pourrons peut-être avoir des chevaux frais, mais il serait trop risqué de s’arrêter pour manger à l’auberge, dis-je aux autres. Des provisions nous attendent chez Bridget.
— Comment avez-vous arrangé cela ? s’étonna Brockley.
Dale, qui se trouvait dans ma chambre quand, terrassée par la migraine, j’avais donné mes instructions à la nourrice, me dit avec admiration :
— Quel courage vous avez montré, madame ! Si malade, pourtant vous n’avez rien laissé au hasard. Mr. Brockley, notre maîtresse a été héroïque.
— J’en suis sûr.
Dans sa voix, j’entendis une tendresse indubitable pour Dale. J’avais vu juste. Ces deux-là éprouvaient de l’attirance l’un pour l’autre.
— Mais comment vous y êtes vous prise, madame ? me demanda-t-il.
— Avant de quitter Faldene, j’ai demandé qu’on fasse venir Bridget afin qu’elle emmène Meg. J’étais résolue à saisir la moindre occasion de lui parler sans que personne n’entende, excepté Dale, bien sûr. Je souffrais, il est vrai, mais je l’ai tourné à mon avantage.
La dernière image que je conservais de Matthew me hantait et je n’avais guère envie de rire, mais le souvenir du stratagème que j’avais employé me causa un léger amusement.
— J’ai gémi que je ne pouvais parler fort – ce qui était vrai –, et je lui ai fait signe d’approcher afin de chuchoter à son oreille. J’avais essayé de tout prévoir. J’étais certaine que Matthew ne ferait de mal à aucune d’elles, mais il se pouvait que j’arrive à la cour pour trouver un message m’avisant que, à moins de tenir ma langue, je ne reverrais jamais Meg. On l’emmènerait en France. Ou alors Oncle Herbert me la volerait. Je dis à Bridget de conduire Meg chez Tom et Alice Juniper dès que son escorte l’aurait laissée à la chaumière, et de ne confier à personne où elles allaient. Là-bas, elles seraient en lieu sûr. Je lui demandai aussi de laisser dans son cellier des aliments non périssables.
— C’était bien raisonné, madame. Et même très bien, si je puis me permettre. Est-ce Westwater, là-haut ?
Le chemin s’était écarté de la rivière et montait vers un petit groupe de toits de chaume.
— Oui. Vous le reconnaîtrez dans un instant. On voit déjà la chaumière de Bridget.
— Quel nom étrange5 ! D’où tirent-ils leur eau ?
— D’un puits, expliquai-je. Pas de la rivière, heureusement ! J’y ai vu une vache morte, autrefois. Je pensais que Westwater serait bénéfique à Meg car l’eau du puits est très pure, mais c’était compter sans les Faldene. Nous y voici.
Bien que sans doute intriguée, Bridget avait exécuté mes ordres à la lettre. Nous trouvâmes l’endroit vide ; même les poules avaient disparu. La situation un peu à l’écart de la chaumière jouait à notre avantage : notre visite passa inaperçue. Je mis pied à terre et entrai. Bridget nous avait laissé un jambon, des pommes, une miche de ce pain noir qui se conserve si bien, un tonnelet d’ale et deux gourdes vides. Je remplis celles-ci de bière, trouvai un panier, entassai mon butin à l’intérieur et me hâtai de ressortir. Je tendais le panier à Dale et Brockley descendait de cheval pour m’aider à me remettre en selle, quand il s’arrêta net.
— Regardez par là-bas ! dit-il en montrant le chemin par lequel nous étions venus.
Niché à flanc de coteau, Westwater dominait la cime des arbres de la vallée. Ceux-ci étaient anciens, le tronc moussu et le feuillage épais ; ils dissimulaient la majeure partie du chemin sous leurs frondaisons. Mais par moments, celui-ci s’élargissait et restait à ciel ouvert. J’aperçus un mouvement, le reflet d’une bride, un chapeau de couleur vive passant comme un éclair. Des cavaliers arrivaient au grand galop.
— Ils ont fait vite, constata Brockley d’un air sombre. Leurs chevaux devaient être déjà sellés. Et maintenant, madame ? Vous connaissez bien la région.
Je hochai la tête.
— Suivez-moi !
J’avais passé toute ma vie à Faldene. Il n’y avait pas une sente, pas un vallon ou une source à la ronde qui me fût inconnu.
Brockley m’aida prestement à remonter en selle et sauta sur la sienne. Prenant la tête, je les fis redescendre vers les bois et la rivière. Celle-ci était encaissée entre des berges abruptes bordées d’aulnes, sauf en un endroit où il était possible pour un cheval de se frayer un chemin à travers les arbres, de passer à gué et de remonter sur la rive opposée.
— Par ici ! m’écriai-je.
— Vite ! dit Brockley. Ils seront là dans quelques minutes.
Nous avancions l’un derrière l’autre pour éviter de casser des branches, l’oreille tendue, guettant le rythme de sabots. La jument de Dale, sentant la peur de sa maîtresse, recula devant le gué, mais entre les encouragements de Dale, les jurons de Brockley et Étoile pour montrer l’exemple, nous parvînmes à la faire traverser.
Sur la berge, derrière l’écran formé par les troncs noueux, nous étions hors de vue. À courte distance se trouvait un petit vallon entouré d’arbres épais et de sous-bois. Là, je m’arrêtai.
— Il n’y a plus qu’à attendre. Brockley, gardez Étoile pour moi. Je vais y retourner discrètement et les regarder passer. J’ai mes raisons.
— Mais madame !
— Madame, je ne puis permettre…
— Silence, Dale. Et, si, Brockley vous le pouvez ! Ils ne me verront pas, n’ayez crainte.
Brockley ne put contenir un geste d’exaspération. Je n’en fis aucun cas et retournai vers la rivière. Je m’arrêtai un moment, sautillant sur un pied puis sur l’autre afin d’enlever mes chaussures et mes bas. Alors, retroussant mes jupes, je franchis bien vite le gué pour m’accroupir derrière les troncs enchevêtrés, du côté le plus proche de la piste.
Ils approchaient. Aussitôt, je regrettai ma témérité. Sotte que j’étais ! J’avais voulu savoir si Matthew serait avec eux et l’entrevoir une dernière fois. J’étais certaine de m’être bien dissimulée, mais trop près, beaucoup trop près ! Il n’était plus temps de changer d’avis. Lorsque les cavaliers surgirent, je me pressai contre le sol comme pour m’y enfoncer. Alors qu’ils arrivaient au niveau de ma cachette, quelqu’un cria qu’on distinguait le village de Westwater, et tous ralentirent.
— La petite vit là-bas avec sa nourrice. Je connais leur chaumière, c’est moi qui les y ai accompagnées ! Peut-être cette femme saura-t-elle quelque chose.
C’était la voix d’un des palefreniers de Withysham, qui était venu les chercher à Faldene afin de les ramener chez elles.
Eh bien, le nid serait vide et les oiseaux envolés ! Ils ne pourraient intimider Bridget et Meg. Je me figeai à l’instant où les cavaliers entrèrent dans mon champ de vision. Ils étaient six – Withysham comptait de nombreux serviteurs. Le troisième était Matthew, assez proche pour que je le reconnaisse, mais pas pour distinguer clairement son visage. Alors qu’il passait, il leva sa main gauche et essuya un de ses yeux.
Il aurait pu ôter un petit morceau de terre projeté par les sabots, mais ce n’était pas le cas. Quand on se frotte l’œil pour se débarrasser d’une poussière, on le fait de manière instinctive, parfois assez rudement. Le geste est différent, plus doux, lorsqu’on essuie une larme.
J’avais voulu le voir, une dernière fois. Grand mal m’en avait pris. Je m’attendais à ce que Matthew me poursuive avec rage et avec inquiétude. Maintenant, je savais qu’il me poursuivait, aussi, le cœur lourd de chagrin. J’enfouis mon visage dans l’herbe pour étouffer mes sanglots et je restai ainsi jusqu’à ce que les cavaliers fussent partis.
Je traversai le gué en sens inverse, me séchai les pieds tant bien que mal dans mes jupons, remis mes bas et mes souliers. Quand je rejoignis les autres, je compris à leur façon de me regarder que mes émotions étaient inscrites sur mon visage, mais ils s’abstinrent de tout commentaire.
— Ils montent à la chaumière, annonçai-je. Ils la trouveront vide et, ensuite, j’imagine qu’ils poursuivront leur route. Ils nous précéderont donc.
— Par conséquent, impossible de faire halte au relais, même pour changer de montures, conclut Brockley. Ils risquent d’alerter le tenancier, et Dieu seul sait ce qu’ils prétendront !
— Que je me suis enfuie avec l’argent de mon époux, je suppose, dis-je d’un ton caustique. Par malheur, il se trouve que je transporte une somme importante, bien qu’elle m’appartienne. Cependant, il existe une autre possibilité.
Je ne devais pas penser à Matthew, à cette main furtive effleurant son visage.
— Ces bois, repris-je, s’étendent sur une grande distance. Nous pouvons les traverser vers le sud pour retrouver la route qui mène de Chichester à Londres. Je doute que nos poursuivants tournent de ce côté. Ils prendront par le nord. Quant à nous, une fois sortis des bois, nous passerons par les collines où l’on trouve quelques fermes isolées. Dans l’une d’elles, on nous offrira peut-être un refuge pour la nuit. Nous poursuivrons notre voyage au matin.
Je remontai en selle, et nous nous mîmes en marche. Brockley, qui observait mon visage malheureux avec sollicitude, remarqua soudain :
— Nos entreprises ont été couronnées de succès jusqu’à présent, madame. Je trouve que notre évasion ne manquait pas de panache.
— Du panache ?
Il arborait son air le plus impassible, et seule la petite lueur au fond de ses yeux me disait qu’il plaisantait.
— Mais oui. Au début, beaucoup dépendait, n’est-ce pas, de la faculté de chacun d’entre nous de passer de l’arrêt complet au galop. Aujourd’hui, ce n’était pas la première fois que les ouvriers du jardin venaient nous regarder. Dale s’est entraînée trois matinées durant, juste sous leur nez !
Il s’efforçait de me réconforter et y parvint, dans une certaine mesure. Les leçons d’équitation avaient été, en effet, d’une ingéniosité satisfaisante au plus haut point. Je réussis à esquisser un sourire.
Nous traversâmes la route sans encombre et trouvâmes un coin abrité, au creux des collines, pour prendre notre repas inaccoutumé pendant que les chevaux broutaient. Ensuite nous continuâmes notre chemin et, à l’approche du soir, nous demandâmes dans une ferme si nous pouvions y dormir, recourant à notre vieille excuse que nous nous étions perdus en tentant de prendre un raccourci.
Le fermier avait deux fils et une fille adultes, et tous se demandaient manifestement pourquoi nous cherchions des raccourcis alors que la route était directe. Notre absence de bagages éveilla aussi leur méfiance, mais deux anges d’or accomplirent des miracles. Ils nous invitèrent donc à partager leur souper et nous donnèrent des paillasses au grenier. Je ne dormis pas beaucoup. Dans l’obscurité, mon corps réclamait la présence de Matthew, mais Matthew n’était pas là. Et ne le serait jamais plus.
Au matin, nous repartîmes. Nous préférions éviter Guildford, au cas où nos poursuivants auraient emprunté la route dans cette direction. Cela imposait un détour et nous eûmes du mal à trouver notre chemin. Il nous fallut toute la journée pour atteindre Windsor.
À notre arrivée, au grand étonnement de Brockley et de Dale, je ne voulus pas que nous nous présentions sur-le-champ au palais. J’insistai au contraire pour prendre des chambres dans une auberge.
Intrigué, Brockley s’enquit :
— Vous n’avez donc pas l’intention de tout rapporter à Sa Majesté ?
— Pas tout de suite. Et, le moment venu, je pense commencer par Sir William Cecil.