CHAPITRE X

Le Coq en pâte

 

J’y étais le jour même. Sans la moindre objection, Forster me trouva une monture et me donna Roger Brockley pour escorte. L’unique difficulté vint de celui-ci. Depuis mon arrivée à Cumnor Place, je n’étais plus montée en selle et découvrais donc en lui un homme aux idées gentiment surannées, qui ne croyait pas, selon ses termes, qu’une dame dût charger comme une furie à travers la campagne. Si besoin était, elle se déplaçait en chaise à porteurs, en carrosse ou en croupe, derrière son protecteur. Il voulait que je monte derrière lui ou, si je tenais coûte que coûte à avoir mon propre cheval, que je prenne le hongre apathique de Dale qui était resté à Cumnor avec Étoile.

— Je suis pressée, lui rappelai-je d’un ton sec. Je ne vais pas avancer au pas, assise derrière vous, ni monter cet escargot à quatre pattes. Il a presque fallu le haler pour qu’il vienne jusqu’ici. N’oubliez pas, Brockley, que Sa Majesté la reine est une remarquable cavalière. Je compte bien suivre son exemple.

— Nul au monde n’est plus patriote que moi, cependant… commença-t-il.

Il ne pouvait avoir plus de quarante ans, mais sa voix profonde et grave, s’ajoutant à ses tempes parsemées de fils d’argent, lui prêtait quelquefois la solennité d’un sénateur romain courbé sous les ans. Son front incliné se plissait dans l’effort sincère qu’il mettait à me convaincre.

— Écoutez, Brockley ! Un serviteur malade attend mon aide, et si vous-même étiez couché dans une auberge, sur un lit de souffrance, vous aimeriez peut-être que votre maître se hâte de vous rejoindre !

Cela lui imposa silence et nous partîmes enfin, avec tout juste quelques effets pour le lendemain. En dépit de mon inquiétude, je pris un malin plaisir à démontrer qu’une dame pouvait galoper à fond de train sur une selle de femme. Nous atteignîmes Le Coq en pâte en trois heures.

Laissant Brockley s’occuper des chevaux, j’entrai aussitôt dans la salle pour trouver le tenancier. Dexter me conduisit dans le cellier que nous avions occupé le jour de l’orage.

— Je suis content que vous soyez venue, dame Blanchard. Je vous aurais fait chercher plus tôt, mais avant que messire Wilton ne revienne suffisamment à lui pour parler un peu, nous ne savions qui envoyer quérir, ni où. Alors, par bonheur, messire Blount est arrivé. C’est une mauvaise affaire, madame.

— Je veux le voir. Mais auparavant, racontez-moi ce qui s’est passé.

— Ma foi, c’était il y a une semaine, oui, lundi dernier. Il est entré avec un groupe de gentilshommes et ils sont restés pour la nuit. Il les avait rencontrés sur la route et voyageait avec eux, trouvant ainsi compagnie et protection. Les bandits de grand chemin sont toujours à craindre.

J’acquiesçai. Thomas Blount, transportant de l’argent pour Amy, avait compté sur son épée, mais la plupart des voyageurs cheminaient de conserve s’ils le pouvaient.

— Ils sont partis au matin, tous ensemble. Un peu plus tard, j’ai été dans la forêt avec la carriole pour ramasser du petit bois, et j’ai pris mon chien, Watcher, avec moi. C’est lui qui a trouvé messire Wilton. On l’avait abandonné sous un buisson, à une demi-lieue d’ici. Mon chien courait çà et là. Soudain, il s’est mis à aboyer et à hurler si fort que je suis allé voir. Il y avait de quoi être horrifié, croyez-moi ! Enfin, j’ai hissé messire Wilton dans la carriole pour le ramener, et on l’a soigné de notre mieux jusqu’à ce qu’il puisse nous parler. Il ne faisait guère que marmonner, et je ne crois pas qu’il ait jamais repris tout à fait connaissance, mais pour finir nous avons reconnu le nom de Cumnor, puis le vôtre, et alors je me suis rappelé que votre groupe avait couché ici, y compris messire Wilton et messire Blount. Par un hasard providentiel, messire Blount est arrivé sur ces entrefaites et s’est chargé de vous prévenir.

— S’il avait des compagnons de voyage, comment a-t-il pu être attaqué ainsi ? Qui étaient ces gentilshommes dont il avait fait la connaissance ?

— Oh, ils n’ont rien à voir là-dedans. C’étaient des messieurs très honorables ! Non, non. Je me suis posé cette question, dame Blanchard, mais alors que je ramenais messire Wilton, nous sommes passés devant un paysan qui curait un fossé, et que je me rappelai avoir vu à l’aller. Aussi, je lui ai demandé s’il avait vu passer des cavaliers. Il n’en avait vu qu’un seul, chevauchant à fond de train comme s’il était pressé…

— Il l’était, confirmai-je. Sa course était urgente, du moins, à ce moment-là. Cela n’a plus d’importance, à présent.

— D’après le paysan, si c’est bien lui qu’il a vu, il voyageait seul sur la route de Windsor. La piste forme une fourche, auparavant ; l’embranchement de gauche conduit vers le nord. Les autres auront pris cette direction. Comme il n’avait plus d’argent sur lui, je présume qu’on l’a tué pour le détrousser. L’un de mes gens a trouvé son cheval, errant, quelques heures plus tard. On l’a installé dans notre écurie. Une jolie petite jument baie.

— Oui, messire Blount m’en a informée.

Étoile était sauve, mais seul m’importait John, pauvre John, qui n’avait jamais atteint ni Cecil ni Bridget avec mes lettres.

— J’aimerais voir messire Wilton, à présent.

— Par ici, indiqua Dexter en me conduisant à la porte. Mais… Je préfère vous avertir à nouveau, madame. C’est grave.

 

John était couché sur un lit d’appoint dans une pièce du haut. L’endroit était minuscule, avec des murs en planches et, à la place du plafond, des chevrons pleins de toiles d’araignées soutenant le chaume. Par cette chaleur, avec la lucarne fermée, la pièce était étouffante. Je reconnus les miasmes fétides de la maladie. Je m’assis sur un tabouret près du lit, contemplant les blessures de John, consciente qu’il n’était pas un simple serviteur mais un ami précieux, en qui j’avais toute confiance. Le voir ainsi me causait un chagrin immense.

Il restait immobile, les paupières closes, endormi ou inconscient, et respirait bruyamment. Son visage était couvert d’énormes bleus et de contusions, provoqués non par des poings mais, sans doute, par un gourdin. Ses cheveux hérissés disparaissaient sous le bandage qui maintenait une compresse sur son oreille droite. Du sang et un liquide jaunâtre en suintaient.

— Ce n’est pas tout, murmura l’aubergiste, comme s’il craignait de l’éveiller.

Il tira le drap pour révéler le corps dur et sec de John, à présent détendu. D’autres ecchymoses marquaient son flanc et son bras droits.

— Il portait une dague lorsqu’il a quitté l’auberge, expliqua Dexter. À mon avis, il a voulu se défendre et ils lui ont fait cela en le désarmant.

— Il aurait assurément tenté de riposter.

On lui avait mis une sorte de couche pour protéger le matelas. Les larmes me vinrent aux yeux. C’était une sage précaution, certes, mais aussi une humiliation bien amère pour un adulte.

Cependant, les contusions n’étaient rien, comparées au second bandage, autour de l’estomac. Celui-ci aussi était souillé et, en me penchant pour l’examiner, je découvris la source de l’odeur nauséabonde.

— Il a reçu en outre un coup de poignard, qui a manqué le cœur, mais…

L’aubergiste esquissa un geste d’impuissance.

— Nous avons fait venir un médecin. Il a déclaré que messire Wilton avait la fièvre, ce qui ne nous apprenait rien ; il a préconisé de lui donner une tisane et d’appliquer un onguent, ce que nous avions déjà fait. Ma femme s’entend bien à ces choses-là. Puis il a exigé une somme rondelette et s’en est allé déjeuner.

— Vous inclurez ses honoraires dans votre note, dis-je, scrutant John avec inquiétude. Je veux voir cette blessure, afin de me rendre compte de sa gravité.

— Je vais appeler Annie.

Annie Dexter était aussi sèche et anguleuse que son mari était rond. Elle vint armée d’eau chaude, d’onguents et de linges propres, annonça qu’il était l’heure de changer les pansements et demanda si je pouvais l’aider.

J’avais voulu voir, eh bien ! je voyais.

La plaie à la tête était sérieuse, quoique pas spécialement répugnante. Les taches sur le bandage provenaient d’écoulements à l’oreille. Néanmoins, la blessure à l’estomac était horrible. Je dus serrer les dents pour ne pas m’évanouir. Heureusement, John demeura plus ou moins inconscient. Il gémit un peu et s’agita une ou deux fois pendant que nous le lavions, mais n’ouvrit pas les yeux. Quand nous eûmes fini, Annie emporta les bandages et l’eau souillés. Mon regard croisa celui de Dexter.

— Il n’y a guère d’espoir, n’est-ce pas ? demandai-je à voix basse. La blessure du bas s’est infectée et le crâne…

— Est fracturé. Mais Dieu accomplit parfois des miracles. Ne perdez pas confiance, dame Blanchard. Voudriez-vous descendre ou préférez-vous rester auprès de lui un moment ?

— Je reste ici. Vous pouvez partir et faire vos comptes.

Je passai le reste de la journée au chevet de John. Il ne s’éveilla pas, mais Annie m’expliqua qu’il pouvait avaler les liquides si on lui donnait de petites gorgées. Elle apporta du lait et un brouet clair, que je fis boire à John par intermittence. Elle vint aussi avec du linge propre garni de morceaux de laine, et nous le changeâmes comme un grand enfant. Je ne quittai la chambre qu’une seule fois, pour prendre un repas. Personne n’aurait pu manger au milieu d’une telle puanteur. Je n’en dus pas moins me forcer. Je réglai les frais occasionnés à ce jour, complétés par une généreuse gratification, puis demandai qu’on m’installe une paillasse près du lit afin que je puisse soigner John pendant la nuit.

Brockley avait l’intention de coucher dans le grenier à foin, avec les palefreniers. Dans la soirée, j’allai le voir pour m’assurer qu’il ne manquait de rien, et il me demanda si ma chambre me donnait satisfaction. Quand je l’informai que je partageais celle de John, sur un matelas posé par terre, il leva les bras en signe d’horreur. Sur quoi je le fis monter à l’auberge et lui montrai le malade.

— John Wilton me rendait un immense service lorsque c’est arrivé. J’en suis responsable, Brockley. Maintenant, plus un mot.

Déjà, je ressentais un changement dans son attitude. Il souleva le bandage pour examiner la plaie à l’estomac.

— On dirait un coup d’épée, qui l’a presque transpercé. Je suis navré, madame. Je n’avais pas compris que c’était aussi grave. Mais vous tombez de fatigue. Prenez une chambre, comme il convient, et moi je dormirai sur cette paillasse. Je vous appellerai en cas de nécessité. Vous auriez dû m’envoyer chercher avant. Un homme a besoin d’un autre homme pour prendre soin de lui, c’est tout naturel.

— Vous devez déjà vous occuper des chevaux.

— Il y a en bas un palefrenier et quatre garçons d’écurie. Ils ont intérêt à s’arranger, sans quoi je leur chaufferai les oreilles.

— Brockley… Merci.

Annie me procura une chambre à l’étage inférieur. J’étais exténuée et je m’endormis plus vite que je ne m’y attendais. Comme il faisait encore très chaud, je laissai les volets ouverts.

À mon réveil, l’aube s’insinuait dans la chambre et l’on toquait des coups légers mais insistants à ma porte. Je m’enveloppai dans une robe de chambre et repoussai le verrou. Brockley était dans le couloir, une chandelle à la main.

— Voulez-vous venir, madame ? Il est réveillé.

— Réveillé !

— Je ne crois pas que cela durera. J’ai vu un phénomène un peu semblable auparavant. Je servais un gentilhomme qui participait à des tournois et a péri à la suite d’un accident. Son cas ne différait guère de celui-ci, et mon maître a repris connaissance quelques instants, mais… Enfin, ces choses sont entre les mains de Dieu. Venez, s’il vous plaît.

Je montai derrière lui jusqu’au grenier, où la lumière de la chandelle se mêlait aux lueurs de l’aurore. John avait les yeux ouverts, mais l’une de ses pupilles était énorme et noire, l’autre aussi minuscule qu’une tête d’épingle. Je ne savais s’il y voyait.

— John ? C’est Ursula Blanchard.

Il s’agita, murmura quelque chose et s’efforça de concentrer son regard sur mon visage.

— Il vous reconnaît, dit Brockley. Parlez-lui.

— John ? répétai-je. Vous avez été victime de bandits. Vous êtes à l’auberge du Coq en pâte et maintenant c’est moi qui m’occupe de vous. Oh, je regrette tellement ! Dire que cela vous est arrivé alors que vous portiez un message pour moi !

Il s’efforça de parler. Je me penchai davantage.

— Qu’y a-t-il, John ? Je n’entends rien.

Il essaya encore. Sous l’effort, son front se couvrait de sueur. Ses paroles sortaient en un murmure obscur, entrecoupé par sa respiration laborieuse. Je ne distinguais que des syllabes dénuées de sens. Une fois, je crus saisir son propre nom. Son regard instable se concentra péniblement sur moi, pitoyable d’intensité, tant était grand son désir de se faire comprendre. Alors, dans ce marmonnement confus se détachèrent deux mots intelligibles, prononcés avec force comme pour franchir un obstacle :

— Cheveux roux.

Mon regard rencontra celui de Brockley, de l’autre côté du lit. Il demanda avec calme :

— Avez-vous été attaqué par un homme roux ?

Malgré son accent de la campagne, Brockley s’exprimait clairement et John, le comprenant, répondit « oui ».

Après un silence, comme s’il rassemblait ses forces, il reprit son chuchotement laborieux.

— Un coup de gourdin. Du sang… dans mes yeux. Pas vu qui… tenait l’épée…

Sa voix faiblit et ses paupières se fermèrent.

— John, je vous en prie ! l’exhortai-je. Ces bandits doivent être traînés en justice. Vous rappelez-vous autre chose ?

Il tourna la tête d’un côté et de l’autre sur l’oreiller. Il se remit à marmonner des paroles incohérentes. Brockley aussi s’efforçait de les comprendre, mais le souffle de John s’accéléra. Il se mit à frissonner.

— Serrez-le ! m’intima Brockley d’un ton brusque. Prenez-le dans vos bras, réconfortez-le… madame, ajouta-t-il après coup.

Je fis ce qu’il disait et tins John Wilton contre moi tandis qu’il expirait.

 

Avant de retourner à Cumnor, je réclamai les effets de John et examinai sa veste. Mes deux messages s’y trouvaient, intacts. Il n’avait pas été assassiné à cause de ma lettre à Cecil. Néanmoins, son argent avait disparu. Des voleurs, donc. De simples brigands, dont l’un avait les cheveux roux.

Je rapportai à messire Dexter les paroles de John, mais il haussa les épaules.

— Les voleurs revêtent des apparences de toutes sortes. Probable que celui-là s’est lavé la tête à la teinture de noyer, à l’heure qu’il est, et qu’il arbore des cheveux noir corbeau. Écoutez, dame Blanchard, il va y avoir une enquête, mais vous étiez à Cumnor Place quand tout est arrivé ; inutile de vous presser de revenir ici pour témoigner. Vous devez déjà assister à celle de la pauvre Lady Dudley. Cela suffit, à mon avis ! Toutefois, pourriez-vous organiser les funérailles ? Par cette chaleur…

— Elles doivent avoir lieu au plus vite. Je comprends.

Ainsi, les êtres souffrants auxquels on prodigue des soins aimants deviennent d’embarrassantes carcasses qu’il faut se presser d’enterrer, avant qu’elles n’engendrent la pestilence ! Gerald aussi avait dû être inhumé sans retard.

L’auberge n’était pas loin de St Anne, l’église paroissiale. Escortée par Brockley, j’allai y donner les instructions nécessaires et payai à l’avance, précisant que je reviendrais quand je le pourrais afin de fleurir la tombe.

Nous retournâmes informer Dexter de ces dispositions et boire une ale pour nous remettre, avant que Brockley ne s’occupe de seller les chevaux, et moi d’empaqueter les affaires de John. Je demandai à l’aubergiste de quoi écrire, afin que mon témoignage, paraphé de ma signature, pût être lu lors de l’enquête.

— Néanmoins, dis-je à Dexter, je n’ai pas compris ce qu’il tentait de dire, tout à la fin. Et vous ? demandai-je à Brockley.

— Ma foi, ça ressemblait à « chauve », mais ça ne semble pas très logique. Son agresseur ne pouvait être roux et chauve en même temps.

— Mais ils étaient plusieurs, puisqu’il n’a pas vu celui qui tenait l’épée. Ce devait être tout une bande ! Peut-être essayait-il de nous décrire les meneurs.

J’imaginais deux bandits féroces, l’un doté d’une tignasse flamboyante, l’autre chauve comme Mr. Ellis, le majordome de Cumnor.

— En tout cas, mieux vaut le signaler. Je devrais peut-être revenir pour l’enquête, après tout, remarquai-je avec hésitation.

Brockley secoua la tête et son esprit malicieux perça sous sa gravité, le même qui l’avait poussé à dire que Mrs. Owen n’irait à la foire que portée par des esclaves.

— Non, Mr. Dexter a raison : une seule suffit. Sinon, vous rebondiriez entre les deux comme une balle au jeu de paume.

Dexter nous resservit de la bière et désigna Brockley d’un signe amical du menton.

— Dame Blanchard, vous avez là un bon compagnon. Si vous cherchez à remplacer John Wilton, je pense que vous pourriez trouver pire que messire Brockley, pour peu que l’emploi l’intéresse.