10
— Anaba dîne avec Jean-Philippe, alors j’ai pensé qu’on serait aussi bien à la maison qu’au restaurant. Comme je ne suis pas très bonne cuisinière et que je n’aime pas les chichis, je t’ai fait un gratin de macaronis.
— J’adore ! Avec beaucoup de fromage, beaucoup de chapelure et beaucoup de beurre ?
Stéphanie éclata de rire, hochant la tête.
— Plein. Et des allumettes de jambon.
— C’est tigidou.
— Quoi ?
— C’est parfait.
— Je raffole de ces expressions.
— J’en garde plein d’autres en réserve. Mais si tu veux un festival, j’ai une proposition à te faire.
— Honnête ?
— Tu jugeras toi-même.
Augustin prit la bouteille de chablis et le tire-bouchon qu’elle lui tendait.
— Je dois aller passer trois ou quatre jours à Montréal.
— Quand ?
Avec une satisfaction qu’il parvint à dissimuler, il nota l’air déçu de Stéphanie. Si elle n’avait pas envie qu’il s’éloigne, même pour peu de temps, c’était bon signe.
— Le plus tôt serait le mieux. Je dois signer des trucs, discuter avec mon agent, avoir un entretien avec le Journal de Montréal et un autre avec le mensuel L’Actualité.
— Et tout ça ne peut pas se régler par courrier ou par téléphone ?
— Un peu difficile. Mais surtout, j’ai pensé que… eh bien, si tu acceptais de venir avec moi, ça nous ferait une petite escapade d’amoureux !
— Petite escapade, à cinq mille kilomètres d’ici ?
— Je le fais souvent, et toi déjà une fois.
Il la rejoignit, la prit tendrement dans ses bras.
— Dis oui, ma belle, s’il te plaît. Je sais que tu as gardé un mauvais souvenir de Montréal, mais c’est une ville fantastique, elle te plaira forcément.
— Augustin, tu n’es pas sérieux. Les billets coûtent cher et…
— C’est mon voyage, je t’invite. Bien sûr, tu ne pourras pas fumer dans l’avion, mais tu n’auras qu’à prendre un cachet pour dormir. À l’arrivée, tu seras éblouie. Tu n’as vu que l’hiver et ton hôtel Hilton, mais à présent il fait un temps radieux là-bas, et je te montrerai plein d’endroits extraordinaires. J’aimerais tant que tu aies une autre image de mon pays !
— Je ne peux pas partir.
— Si, tu peux. Tu n’as qu’à demander à Anaba de te remplacer au magasin, et tu as aussi des copines prêtes à donner un coup de main, c’est toi qui me l’as dit. On part un dimanche, on rentre le vendredi. Quatre jours pleins sur place, rien qu’un saut de puce.
— Dans un avion susceptible de s’écraser ?
— Voyons, ça n’arrive pas tous les jours. Lawrence a atterri aujourd’hui sans problème.
— Ah oui, Lawrence… Tu l’as vu ?
— Je suis allé le chercher.
— C’est avec ce genre de boniments qu’il avait conquis Anaba. Lui montrer son pays, lui faire suivre la trace de Léotie, l’éblouir de paysages grandioses !
— Stéphanie, protesta-t-il sur un ton de reproche, je ne te fais aucun « boniment ». J’ai seulement très envie que tu viennes avec moi. Tu as l’impression que l’histoire se répète ? Je ne suis pas Lawrence, et nous n’avons pas encore discuté mariage.
Brusquement radoucie, elle eut un petit rire spontané, comme s’il venait de faire une bonne plaisanterie.
— Pardon, Augustin, mais ton copain m’en a fait voir de toutes les couleurs. J’ai cru qu’il avait cassé Anaba, qu’elle ne se remettrait pas d’un coup pareil et qu’elle n’aurait plus jamais confiance en personne. Bon, oublions ça, mon gratin est prêt.
Il attendit qu’elle ait posé le plat sur la table et qu’elle se soit assise pour s’installer en face d’elle. Les portes de la véranda, grandes ouvertes, avaient laissé entrer deux papillons de nuit qui voletaient près des lampes.
— Je chasse les bibittes ? proposa-t-il en souriant.
— Avec plaisir. Je devrais installer une moustiquaire pour les soirs d’été comme celui-ci. Je sais que je suis idiote d’avoir peur des insectes à mon âge mais…
— Arrête de parler de ton âge, ou bien je vais falsifier mes papiers d’identité !
Elle le servit pendant qu’il faisait sortir les papillons à grands coups de torchon puis refermait les portes.
— Ta maison est un petit bijou, apprécia-t-il, en particulier cette cuisine.
— Après avoir décidé de consacrer tout le rez-de-chaussée au magasin, il ne me restait plus que cette pièce, alors j’ai eu l’idée de la véranda pour gagner de l’espace, de la lumière, et la vue sur le jardin. À Noël dernier, il y avait de la neige, j’avais fait un feu d’enfer dans la cheminée, c’était féerique d’être à la fois dehors et dedans, bien au chaud.
— Tu étais seule pour Noël ? demanda-t-il d’un air consterné.
— Non ! Avec tous mes amis célibataires ou divorcés. Et toi ?
— Chez mes parents, à Vancouver.
Il avait terminé son assiette et il redemanda un peu de gratin.
— Tu manges trop vite, s’amusa Stéphanie.
— Tu sais pourquoi ? Je suis pressé d’aller dans l’endroit que je préfère au monde, à savoir ta chambre.
— Une réflexion qui manque furieusement de romantisme.
— Oh, je peux l’être ! Gamin, je savais jouer de la mandoline, je pourrais essayer de te donner l’aubade si tu me procures l’instrument.
— Pourquoi de la mandoline ?
— Parce que mon père voulait que j’apprenne le piano. J’étais déjà contrariant avec lui.
Posant son couvert, il se leva et contourna la table.
— Je vais me mettre à genoux pour te demander de m’accompagner à Montréal.
Il joignit le geste à la parole et, un genou à terre, lui prit les mains.
— Je suis amoureux de toi comme un fou, Stéphanie. Il y a sûrement de meilleures façons de le dire, mais je crains que mes prédécesseurs n’aient usé tout le vocabulaire et que tu me trouves bien banal.
— Non… Ce mot-là ne s’applique pas à toi.
Penchée vers lui pour l’embrasser, elle sursauta en entendant claquer la porte.
— Oh, je vous dérange, je suis désolée ! s’exclama Anaba.
Augustin ne chercha même pas à se relever et expliqua, avec un sourire béat :
— Je fais une déclaration d’amour à ta sœur.
— Il veut m’emmener à Montréal pour cinq jours, précisa Stéphanie.
— Vas-y ! C’est si beau…
Sa réaction spontanée toucha Stéphanie et la rassura. Anaba ne prenait pas ombrage du fait que sa sœur puisse suivre le même chemin qu’elle. Elle aurait pu considérer que tout ce qui touchait au Canada était sa propre histoire, mais apparemment, ça ne l’effleurait pas.
— As-tu passé une bonne soirée ? voulut savoir Stéphanie.
— Pas terrible. Jean-Philippe est gentil, compréhensif, mais il n’apprécie pas que j’aille boire un verre avec Lawrence demain. Je le lui ai dit par honnêteté, et le dîner a été gâché.
— Normal que tu lui coupes l’appétit, railla Stéphanie, si tu lui agites sous le nez le fantôme de ton ex, l’homme qui t’a brisé le cœur et qui menace de faire son come-back !
Les deux sœurs échangèrent un regard circonspect. Anaba connaissait les réticences de Stéphanie et devait se sentir mal à l’aise.
— J’ai néanmoins accepté de restaurer pour lui un pastel de Vuillard. Je vais le déposer dans l’atelier et je monte me coucher.
Elle s’éclipsa vers le jardin, refermant la porte de la véranda derrière elle. Augustin se remit debout, toujours souriant.
— Un Vuillard, mazette ! Avez-vous une alarme à l’atelier ?
— Non, mais la baie est en double vitrage antieffraction, avec une bonne serrure.
Il débarrassa le plat presque vide et revint s’asseoir en face d’elle.
— Anaba paraît un peu retournée, risqua-t-il.
— Elle redoute cette rencontre de demain, mais elle l’a acceptée.
— Et ça t’agace ?
— J’ai peur pour elle. Que veux-tu qu’il en sorte de bon ?
— De bon pour qui ?
— À mon avis, pour personne. Mais je ne cherche pas à avoir raison à tout prix ou à évincer Lawrence. Mon seul désir est qu’Anaba soit heureuse.
— Tu ne feras pas son bonheur malgré elle, ni à sa place.
— D’accord, je me contenterai de la récupérer en morceaux ! Tu vas me dire que j’ai des sentiments trop maternels à son égard, mais contrairement à ce que tu crois, je n’interfère pas dans sa vie, je ne l’ai jamais fait.
Ils se turent car Anaba revenait, la clef de l’atelier à la main.
— J’ai fermé à double tour et j’ai planqué le pastel au milieu de trucs sans grand intérêt. Ah, vous êtes bien mignons, assis sagement tous les deux !
Elle prit le verre de chablis de sa sœur et but une gorgée.
— J’ai lu dans tes pensées et j’en rougis pour toi, plaisanta-t-elle. Allez, je vous laisse, les amoureux.
Les joues gonflées par l’envie de rire, Augustin réussit à attendre qu’elle soit partie.
— J’adore cette fille ! dit-il en s’esclaffant.
De nouveau, il se leva, contourna la table.
— Mais celle que je préfère, de loin, c’est toi.
Debout derrière elle, il l’enlaça puis l’embrassa délicatement dans la nuque.
— Je rêve de toi toutes les nuits, chuchota-t-il à son oreille. Du délicieux mélange de tabac blond et de 5 de Chanel. Tu es mon fantasme absolu.
Il glissa une main dans le décolleté de son chemisier, effleura sa peau nue. Elle se tourna alors pour lui faire face et lui tendit ses lèvres. Elle avait envie de faire l’amour et ce désir lui procurait une joie guerrière, la faisait se sentir extraordinairement vivante. Otant elle-même un à un les boutons de son chemisier, elle s’offrit à ses caresses en fermant les yeux de plaisir.
*
* *
Lawrence changea une nouvelle fois de cravate, puis il s’observa d’un œil critique dans la glace. Non, mieux valait pas de cravate du tout. Son costume bleu nuit et sa chemise bleu ciel étaient d’une parfaite élégance. Il en avait eu la confirmation avec le coup d’œil approbateur de son premier interlocuteur, la veille. Ce matin, pour affronter trois représentants du conseil d’administration, il avait préféré son costume gris clair, une chemise blanche et une cravate rubis. Calme, concis, il avait répondu aisément à toutes les questions avant de se lancer dans un laïus mûrement préparé. Et, deux heures après être entré dans l’immense salle de réunion, il avait su que la partie était gagnée. Pour montrer leur satisfaction, les banquiers l’avaient invité à déjeuner, ce qui n’était pas prévu dans le planning d’origine. Grand restaurant, conversation à bâtons rompus en français et en anglais. Lawrence s’était montré sobre en n’acceptant qu’un verre de vin et fin gourmet en émettant des commentaires avertis sur les saveurs des plats. Un parcours sans faute. Au moment de se quitter, le principal responsable avait lâché, avec un sourire très cordial :
— Eh bien, je crois que nous allons travailler ensemble, maître Kendall !
Radieux, Lawrence était rentré à son hôtel à pied, humant l’air chaud des rues de Paris. À présent, restait l’autre partie du programme : Anaba.
Il s’approcha un peu plus de la glace, se scruta en détail. Après une courte sieste, il s’était de nouveau douché, de nouveau rasé. Était-il le même que celui qui avait séduit Anaba un an et demi plus tôt ? Avait-il vieilli, perdu de son assurance ou de son charisme ? En tout cas, il n’avait jamais autant préparé et redouté un rendez-vous avec une femme ! Qui aurait dû être la sienne…
— Pauvre con, dit-il au miroir.
Mais il se trouvait bien et ne pouvait pas s’empêcher d’être content de lui. D’abord parce qu’il avait un physique séduisant, il le constatait dans la glace, ensuite parce qu’il s’était montré brillant depuis son arrivée à Paris. Il venait de rompre la malédiction qui l’avait poursuivi ces derniers mois et il allait enfin pouvoir démarrer une vie nouvelle. N’y manquait que la reconquête d’Anaba pour boucler la boucle.
Il n’avait plus que dix minutes pour gagner le bar, aussi décida-t-il de descendre tout de suite. Puisqu’elle avait accepté de venir, passant sans doute au-dessus de l’avis de ce pauvre Augustin, son ami, surtout, ne pas la faire attendre !
Lorsqu’il pénétra dans le lounge de l’hôtel, un remarquable bar à champagne, il eut la surprise de découvrir qu’Anaba était déjà arrivée. De loin, il l’observa un instant tandis qu’elle était occupée à détailler les rideaux rouges en perles de verre de Murano. Assise de profil, les jambes croisées, elle portait un petit spencer blanc sur un tee-shirt en V noir. Un jean moulant, noir lui aussi, des sandales à hauts talons, aucun bijou ni aucune trace de maquillage mais une coupe de cheveux très réussie. Il la jugea vraiment jolie, plus attirante que Michelle et beaucoup moins voyante. Plus intelligente, aussi, et donc plus difficile à manœuvrer.
Il s’arrêta devant sa table, attendit qu’elle lève les yeux sur lui.
— J’aurais voulu être ici avant toi.
— Tu n’es pas en retard, fit-elle remarquer avec un sourire forcé.
— As-tu commandé quelque chose ?
— Pas encore.
— Regarde au-dessus du bar toutes les bouteilles de champagne et choisis ton préféré.
Pendant qu’elle tournait la tête, il examina ses mains et constata qu’elle ne portait pas sa bague de fiançailles. Se remémorer le jour où il la lui avait offerte au Beaver Club le mit mal à l’aise. Son serment d’amour éternel avait vite été rompu, il n’était plus crédible. Mais qu’avait-elle fait du bijou ? Rangé, vendu ?
Elle opta pour un Roederer, lui pour un Ruinart, et il passa la commande.
— Tu es très en beauté.
— Merci.
Ça commençait mal, le ton était trop distant, trop formel.
— Je suis très ému, avoua-t-il en baissant la voix. Depuis ma triste visite aux Andelys, pas un jour ne s’est écoulé sans que je pense à toi.
Elle décroisa ses jambes, évitant de le regarder.
— Pour être honnête, poursuivit-il, les regrets m’étouffent, les remords m’asphyxient. Je me fais des reproches, je ne suis pas en paix. Comment puis-je effacer ce que j’ai fait ? J’ai imaginé tous les scénarios possibles, mais pas un seul ne tient la route. Je sais que tu ne me pardonneras pas d’avoir eu la trouille de t’épouser. Pourtant, je t’aime éperdument, et t’avoir perdue me fait t’aimer davantage.
Par malchance, le serveur choisit cet instant pour apporter leurs coupes. Troublé dans son élan, Lawrence en profita pour sortir son téléphone qu’il posa sur la table.
— J’attends un message très important, expliqua-t-il. Je t’ai dit que j’étais ici pour affaires, or c’est une affaire à laquelle je tiens par-dessus tout, l’affaire de ma vie ! J’ai postulé pour un emploi à Paris. Les entretiens se sont déroulés hier et aujourd’hui, et je les crois positifs. Pour moi, travailler en France était le seul moyen de me rapprocher de toi.
Anaba fronça les sourcils, très attentive, jusqu’à ce qu’il enchaîne :
— J’ignore si tu me laisseras une chance de te faire oublier ce qui est arrivé, mais à des milliers de kilomètres de toi, je n’en avais plus la moindre. Alors j’ai décidé de tenter le tout pour le tout, quitte à chambouler mon existence de fond en comble. Prends-le comme une preuve d’amour, Anaba. Je veux être où tu es et respirer le même air que toi.
Voilà, il était parvenu à présenter les choses sous leur meilleur jour. Maintenant, elle le regardait intensément, ses grands yeux noirs rivés sur lui.
— Tu as fait ça ? articula-t-elle.
— Je pense être embauché. Si c’est le cas, je commencerai le premier septembre, ce qui me laisse l’été pour m’organiser, trouver un logement et tout liquider à Montréal. À propos, j’ai vendu mon duplex.
— Augustin me l’a dit.
— Ah, ce cher Augustin ! Il me reproche de te harceler. Tu lui racontes tout ?
— C’est un type formidable. Je suis vraiment ravie pour Stéphanie.
Abasourdi, il la dévisagea en essayant de comprendre.
— Stéphanie ? répéta-t-il. Ta sœur et Augustin ? Mon Dieu, je n’y crois pas ! Mais… il est plus jeune qu’elle, non ?
— Et alors ?
— Rien.
En fait, des tas de commentaires cinglants lui venaient à l’esprit, qu’il préféra taire. Il n’était pas là pour discuter de la vie amoureuse d’Augustin et de ses choix loufoques, même si la nouvelle le laissait pantois.
— J’ai failli être jaloux de lui, reconnut-il. Je trouvais qu’il en savait beaucoup sur toi et j’enrageais qu’il puisse te voir à sa guise. Mais au moins, il me disait comment tu allais.
— Je vais bien, affirma-t-elle froidement.
Était-ce la réflexion à propos de la différence d’âge entre Augustin et Stéphanie qui lui faisait reprendre ses distances ? Il changea aussitôt de sujet.
— Il paraît que tu as des clients, des commandes ?
— Oui, ça marche. Je suis contente de retravailler.
— Il paraît aussi que… Ah, je ne sais pas de quelle façon le formuler, mais ça me brûle la langue !
— Quoi donc ?
— Ne le prends pas mal. Tu as un petit copain ?
À son tour d’être surprise, à son tour de trouver son cher ami Augustin trop bavard.
— Je sors avec quelqu’un, oui, dit-elle sans baisser les yeux.
— Je hais cette idée.
— Tant pis !
Il se pencha, lui prit une main. Lorsqu’elle voulut la retirer, il la serra doucement mais fermement.
— S’il te plaît… Regarde-moi et dis-moi que tu ne m’aimes plus.
Elle était trop franche, trop entière pour mentir, et il misait là-dessus.
— Je n’ai pas pu te rayer d’un trait de plume comme je l’aurais voulu, soupira-t-elle. Les bons souvenirs n’ont pas tous accepté de disparaître.
— Oh, non ! Je les fais défiler un par un avant de m’endormir, et ça ne sert qu’à me donner des insomnies. Tu n’imagines pas le nombre de nuits blanches que je te dois. Mais je ne peux penser qu’à toi et à cette insupportable matinée où j’ai tout gâché. Anaba, y a-t-il encore un petit quelque chose au fond de ton cœur pour moi ? Une minuscule lueur d’espoir me suffirait.
— Lawrence…
Le prénom et rien d’autre, prononcé à la française selon son habitude. Après un silence, elle ajouta :
— Tu vas vraiment vivre à Paris ?
Une perspective qui semblait ouvrir des horizons pour elle.
— Je vivrai là où tu seras. Si tu changeais de pays, je te suivrais.
Elle lui avait abandonné sa main, une première victoire.
— Ce… copain que tu as, il compte ?
— Pas encore.
Deuxième pas sur le long chemin de la reconquête.
— Tu as couché avec lui ?
— Est-ce que je te demande avec qui tu couches ?
— Avec personne ! Je me moque des femmes qui ne sont pas toi. Tu ne comprends donc pas que je me désespère depuis des mois ?
Son téléphone se mit à vibrer entre les deux coupes de champagne, et l’icône d’un message apparut sur l’écran. Brusquement ramené à ses préoccupations professionnelles, Lawrence appuya machinalement sur la commande « afficher ». Dans les deux secondes qui suivirent il réalisa, horrifié, qu’il venait de commettre une bourde monumentale. Le message ne provenait pas du tout des banquiers mais de cette folle de Michelle, et sur l’écran s’étalait un texte de cauchemar. Spontanément, et parce que Lawrence avait bien précisé l’importance du message qu’il attendait, Anaba avait baissé les yeux sur le téléphone.
— Je n’arrive pas à me passer de toi, lut-elle à haute voix. Je t’aime, reviens-moi.
Ces deux phrases étaient comme une condamnation. Lawrence n’eut pas le temps de chercher une parade, une quelconque explication, déjà Anaba était debout. Sans la moindre parole d’adieu, elle se dirigea vers la sortie du bar. Paniqué, Lawrence voulut la suivre mais fut retardé par le serveur qui lui demandait son numéro de chambre. Lorsqu’il déboucha sur le trottoir de la rue Pierre-Charron, il l’aperçut qui marchait vite, comme si elle voulait mettre le plus de distance possible entre eux. Il piqua un sprint pour la rejoindre tout en criant son nom. Elle se retourna, leurs regards se croisèrent, puis elle se précipita sur la chaussée pour traverser.
Lawrence vit la camionnette qui arrivait vite, Anaba qui trébuchait. Il n’eut aucune conscience de ce qu’il faisait, ne décida rien, agissant par réflexe. En deux bonds il fut près d’elle, la ceintura, la tira en arrière et la fit pivoter pour la mettre hors de portée. Le chauffeur klaxonna furieusement dans un grand bruit de freins et le rétroviseur de la camionnette heurta durement l’épaule de Lawrence. Il avait senti l’air brûlant du moteur le frôler au passage.
— Elle est cinglée, la petite dame ! Elle veut mourir ?
Arrêté dix mètres plus loin, le chauffeur vitupérait, la tête à la fenêtre. Des passants qui avaient suivi la scène s’étaient massés le long du trottoir. Le bras tétanisé autour d’Anaba, l’épaule douloureuse, Lawrence respirait vite, son cœur battant à tout rompre. Contre lui, Anaba tremblait des pieds à la tête.
— Ma mère, hoqueta-t-elle, ma mère est morte comme ça…
— Je sais, ma chérie, je sais.
Ils étaient les pieds dans le caniveau, indifférents aux coups de klaxon furieux des voitures bloquées. La camionnette démarra enfin, dégageant la rue.
— Je n’ai pas oublié un seul détail de ta vie, souffla Lawrence. Ta vie est ce qui m’importe.
Elle s’accrochait toujours à lui, encore sous le choc, et pour l’instant ils avaient tous les deux oublié le message de Michelle. Lawrence s’en souvint le premier, avec une bouffée de fureur. Il fit monter Anaba sur le trottoir.
— Cette femme, bredouilla-t-il, ce texto imbécile, je n’y suis pour rien.
Il ne trouvait pas autre chose à dire mais c’était très insuffisant.
— Chapeau pour les réflexes ! lui lança un homme en passant, le pouce levé.
— Ne restons pas là, Anaba. Viens, j’ai des choses à te raconter.
La soulevant pour la faire avancer, il repartit vers l’hôtel.
*
* *
Augustin avait passé un long moment chez son médecin, qui était aussi un bon copain, posant des questions et prenant des notes. De retour chez lui, il avait pu terminer le chapitre où Max Delavigne, grièvement blessé après une fusillade dans les égouts, gisait à l’hôpital entre la vie et la mort. Fort des détails techniques fournis, il s’était lancé dans des dialogues détaillés qui rendaient la scène très authentique.
Après avoir travaillé d’arrache-pied, et satisfait du résultat, il avait réalisé qu’il était mort de faim, ayant oublié de déjeuner. Dans sa cuisine, il avait confectionné et dévoré un sandwich au jambon de Bayonne plein de cornichons et de moutarde, arrosé d’un verre de muscadet. Maintenant, il était presque dix-neuf heures, donc onze heures du matin à Vancouver, et il pouvait appeler son père. Sa mère serait probablement partie au marché.
Il composa le numéro, n’attendit que deux sonneries avant d’entendre la voix grave de Jean Laramie.
— Tu prends ton café, papa ?
— Oui, le troisième, dans ma chaise longue sous l’érable. Il fait un temps divin ici ! Comment vas-tu, mon garçon ?
— Tellement bien qu’il fallait que je t’en parle.
— Oh, là, là… Et comme par hasard tu téléphones au moment où tu es sûr que ta mère ne décrochera pas ?
— C’est ça.
— Mais tu vas tellement bien que je n’ai pas le moindre souci à me faire quant à la suite de cette conversation ? Eh bien, c’est parfait, je t’écoute sereinement.
— Il me semble que vous devez vous rendre à Montréal courant juillet ?
— Tout à fait. J’ai encore deux ou trois petites choses à liquider là-bas, et ta mère est toujours ravie d’y retourner, surtout en été !
— Avez-vous déjà fait vos réservations ?
— Je ne vais pas tarder à m’en occuper. Pour ne rien changer aux habitudes, Charlotte veut descendre au Renaissance parce que les fenêtres des chambres donnent sur le parc Mont-Royal. Moi, j’aime bien leur bar, alors pour une fois nous sommes d’accord.
— As-tu une date précise à respecter ?
— Sois plus explicite.
— Je viens aussi à Montréal pour une petite semaine. Si nos séjours pouvaient coïncider, j’aimerais vous présenter…
— Stéphanie ?
— Tu te souviens de son prénom ?
— Pour une fois que tu me confies un secret, tu penses bien que je ne l’ai pas oublié !
— J’espère arriver à la convaincre de m’accompagner. Elle a presque dit oui, et moi, j’ai déjà pris les billets.
— Très bien, donne-moi tes dates.
— Du huit au treize.
— Noté. On devrait pouvoir s’arranger.
Ce qui, dans la bouche de Jean, signifiait que tout serait réglé en détail le jour même.
— Bon, reprit Augustin, maintenant, j’ai autre chose à te dire.
— Pour avoir voulu me parler à moi au lieu d’offrir la bonne nouvelle toute chaude à ta mère, j’imagine en effet qu’il y a autre chose.
— Je ne sais pas comment tu imagines Stéphanie, mais elle ne correspondra pas forcément…
— Pourquoi ? Elle a un troisième œil au milieu du front ?
— Non, mais ce n’est pas une jeune fille au sens propre du mot.
— Serait-ce un garçon au prénom trompeur ?
— Sois sérieux, papa. Stéphanie a quarante-deux ans.
— Oh…
Il y eut un silence éloquent, qu’Augustin respecta.
— Mais quel âge a donc sa sœur, Anaba ?
— Vingt-huit. Elles ont quatorze ans d’écart et ne sont que demi-sœurs.
Jean laissa passer un autre silence avant de marmonner :
— Pourquoi ne peux-tu jamais rien faire comme tout le monde ?
— J’agis selon mon cœur. Maintenant, si ça pose problème, mieux vaut éviter la rencontre. Nous nous verrons à une autre occasion et je ne vous en voudrai pas.
— La politique de l’autruche, qui consiste à se mettre la tête dans le sable pour ne pas voir la réalité, m’a toujours exaspéré. Stéphanie a quarante-deux ans, voilà. Quarante-deux, ce n’est pas la doyenne de l’humanité. Et dis-moi, Stéphanie est-elle appelée à rester longtemps dans ta vie ?
— Je ferai tout pour, et plus encore.
— Alors il nous faudra faire avec. Ta mère va s’en évanouir, mais je la ranimerai. Je pense à un verre d’eau plutôt qu’à une claque. Déjà que le verre d’eau est risqué, tu connais son caractère. Bon, je dois tout de même ajouter que tu es un fils très… déconcertant. Je t’assure.
— Tu me l’as souvent reproché.
— Vraiment ? Quelle lucidité !
Jean eut un rire un peu forcé. Il plaisantait mais devait s’inquiéter, et Augustin lui tendit une perche.
— Tu crois que c’est jouable, papa ? Je n’aimerais pas du tout que maman prenne son air pincé pour toiser Stéphanie en lui demandant sa date de naissance.
— Tu sais bien que non. Mais elle sera déçue, tu n’y peux rien. Elle rêve d’être grand-mère depuis longtemps, elle se verrait bien repiquer au truc des biberons et des nuits blanches. Moi, ça ne me manquera pas, elle, oui. Néanmoins, c’est ta mère, elle est dingo de toi et elle finira sûrement par t’absoudre, vu qu’elle l’a toujours fait malgré mes protestations. Écoute, mon grand, je vais lui raconter notre petite conversation, et si ça tourne mal, je te rappellerai. Mais à mon avis, la curiosité va l’emporter. Dans ce cas, je prendrai nos réservations du huit au treize au Renaissance. Ça te va ?
— Nickel. Je n’en espérais pas tant. Est-ce que tu es très contrarié ?
— Juste un peu. Néanmoins, venant de toi, plus rien ne m’étonne.
Il se remit à rire, mais plus naturellement cette fois.
— Allez, mon Gus, ne te ruine pas en téléphone, je prends la chose en main et je te tiens au courant.
Attendri par l’emploi de ce diminutif que son père n’utilisait plus depuis longtemps, Augustin l’embrassa et raccrocha. Durant quelques minutes, il resta les yeux dans le vague, essayant de projeter la rencontre de ses parents et de Stéphanie. Il se sentait à la fois anxieux mais exalté, étonné d’éprouver un tel besoin de parler d’elle, de l’emmener avec lui, de la présenter à tout le monde, et de ne plus jamais la quitter. Un soir d’été comme celui-ci, ne pas être avec elle était une torture. Avait-il toujours été aussi excessif en amour ? Non, il se souvenait très bien de chacune des histoires qu’il avait vécues, de ses emballements ou de ses chagrins, mais rien ne ressemblait à ce qu’il vivait aujourd’hui. Un sentiment dense, profond, déjà si solide, et qui lui donnait des ailes !
Il se renversa dans son vieux fauteuil à roulettes, ferma les yeux. Puis il se repassa le film de cette scène où il n’avait rien deviné, rien pressenti. Stéphanie émergeant de la limousine de location et marchant droit sur lui. Sa fureur, ses poings martelant son pardessus, sa voix désespérée qui criait : « Foutus bonshommes de merde ! »
Une sacrée bonne femme… Voilà ce qu’il avait pensé d’elle. Mais comment aurait-il pu prévoir la suite ? Sourire aux lèvres, il décida que, pour une fois, Lawrence lui avait vraiment fait un beau cadeau, même sans le vouloir et sans le savoir.
*
* *
L’excès d’émotions ayant provoqué une crise de larmes, Anaba avait longtemps pleuré, la tête dans les mains, le corps secoué de sanglots convulsifs. Puis elle s’était calmée et enfermée dans la salle de bains. Lawrence en avait profité pour enlever sa chemise afin de jeter un coup d’œil à son épaule. Un large hématome s’y étalait mais il pouvait bouger son bras, il n’avait rien de cassé. Ensuite, il avait fait monter deux cognacs avec un plateau de petits fours. Quand Anaba était revenue dans la chambre, ils s’étaient d’abord regardés en chiens de faïence, puis ils avaient trinqué et bu une gorgée d’alcool.
À présent, ils étaient installés dans le coin salon, assis face à face, et Lawrence venait d’expliquer qui était Michelle et pourquoi elle avait envoyé ce message. Comprenant bien qu’il se trouvait dans la pire des situations, il essayait de s’en tenir à la vérité, au moins pour l’essentiel. Sa fuite lâche à Ottawa, Michelle dans le rôle de la bonne amie prête à conseiller et à consoler, leur liaison reprise cahin-caha jusqu’à ce qu’il rompe définitivement, incapable d’oublier Anaba, enfin sa décision de venir en France pour la retrouver.
— J’ai passé des mois épouvantables. C’est cruel, mais Michelle était un pis-aller, une présence qui m’évitait de devenir fou en pensant à toi. Je n’avais pas le courage de rester seul, pourtant ce n’était pas mieux quand elle était là. Je l’avais déjà quittée pour toi il y a deux ans, et j’ai fait exactement la même chose il y a deux semaines.
— Comment veux-tu que j’arrive à te croire ?
— Parce que c’est la vérité. J’ai été un coureur de jupons dans ma jeunesse, je ne te l’ai jamais caché, mais j’ai changé après t’avoir rencontrée. Je ne suis plus un séducteur, ça ne m’intéresse plus. Je n’ai pas cherché à te remplacer, je n’en aurais pas eu la force, mais Michelle était là, elle avait une revanche à prendre, elle jubilait de notre mariage raté, et comme j’étais au trente-sixième dessous elle en a profité. Je représentais sûrement la proie idéale, le mec qui ne sait plus où il en est, qui a tout foiré et qui se désespère… Elle ne m’apportait aucun soulagement et je continuais à dériver. J’ai aussi bousillé mon boulot au cabinet. J’avais sans doute l’envie inconsciente de tout détruire dans ma vie. Lorsque j’ai vendu mon duplex, je n’étais même pas triste ! J’effaçais, j’effaçais des pans entiers de mon existence, mais je ne pouvais pas effacer mon erreur avec toi. Augustin a été sympa, il m’a tendu la main en me prêtant son studio, le temps que je trouve un travail en France. C’est là que j’ai vu Michelle pour la dernière fois. Je suis sûr d’avoir été très clair avec elle, mais elle n’est pas le genre de femme à accepter qu’on la repousse. Elle ne peut même pas concevoir qu’on ne soit pas à ses pieds ! Je ne crois pas une seconde qu’elle soit malheureuse parce que je ne l’aime pas. Elle souffre d’une blessure d’orgueil et je m’en fous. Son texto, tout à l’heure, c’est un coup de revolver dans le dos.
Pendant qu’il parlait, Anaba avait englouti trois ou quatre petits fours. Elle s’essuya les doigts avec une serviette en papier puis regarda sa montre.
— J’ai raté mon train.
— Veux-tu dîner ici ? demanda-t-il d’un ton plein d’espoir. Le restaurant de l’hôtel est dans un patio, face à un stupéfiant jardin vertical.
— Non, ça me ferait rentrer trop tard.
— Tu peux rester dormir. Tu as été secouée tout à l’heure.
— J’ai eu peur, admit-elle. Ce type a failli m’écraser !
— Tu n’as pas regardé en traversant.
— Tu me poursuivais ! Mon Dieu, il aurait pu me rouler dessus et je… Tu sais, après la mort affreuse de maman, j’en ai rêvé pendant des mois. Un cauchemar récurrent, avec le camion qui la percutait, qui la tramait, et son corps disloqué… Je n’avais pas vu l’accident, je l’imaginais, je l’inventais toutes les nuits. Et tout à l’heure, cette camionnette m’a terrifiée. Sans toi, je serais resté paralysée. Mais elle t’a heurté, non ?
— À peine. Je n’ai qu’un bleu, rien d’héroïque.
— Si, dit-elle en le dévisageant. C’était bien de venir me chercher devant les roues. Et puis tu as dit quelque chose comme…
Elle hésita, cherchant les mots exacts, et il murmura à sa place :
— Ta vie est ce qui m’importe.
— J’aurais aimé que ce soit vrai.
— Prends-moi pour le dernier des derniers si tu y tiens, mais je ne te mens pas ! Dans la rue, quand je te tenais contre moi, rien d’autre ne comptait. Plus rien ! L’idée de te perdre me met au bord du gouffre. Et le pire, dans tout ça, le pire…
Il se leva, s’éloigna d’elle. S’adossant à un mur, il mit les mains dans ses poches.
— Le pire est que tu m’aimes encore, Anaba. Je le sens, je le sais. Mais tu ne vas peut-être pas vouloir nous laisser une chance. Je t’ai fait mal, tu as le droit de rendre les coups. Le plus terrible que tu puisses faire, le plus douloureux pour moi, c’est te lever et partir. J’ai un avion demain matin, il m’est impossible de rester. Pour tout t’avouer, je n’en ai pas les moyens en ce moment. Alors on peut ne pas se réconcilier ce soir, mais je serai de retour en septembre et je ne te lâcherai pas.
Elle le regardait, un coude sur la table et le menton dans la main. Le visage un peu défait par sa crise de larmes, mais terriblement jolie.
— Ton éloquence d’avocat est intacte, dit-elle sans sourire.
— Ah, oui, j’en ai bien conscience, je plaide pour moi, pour nous ! Et j’ai au moins un million de mots en réserve. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de train du tout.
Il la vit esquisser un sourire malgré elle, le premier depuis des heures.
— Allez, dîne avec moi et dors ici. Donne-nous un peu de temps. Il est bien évident que je ne chercherai pas à te toucher. Si tu n’as pas envie de rester à l’hôtel, allons nous promener sur les Champs-Elysées, je n’ai rien vu de Paris depuis mon arrivée.
L’avait-il convaincue ? Ses grands yeux noirs restaient énigmatiques. Au bout de quelques instants, elle demanda :
— Je suppose que tu as coupé ton portable ? Tu devrais tout de même le consulter pour savoir si tes banquiers t’engagent. Ou si une autre femme n’a pas cherché à te joindre…
Là, son sourire était devenu malicieux. Lawrence se sentit soulagé d’un poids immense et se laissa glisser le long du mur, s’asseyant sur la moquette. Il n’avait pas encore gagné, mais au moins, il n’avait pas perdu.