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— Tu aurais pu m’en parler, je trouve ça scandaleux !
Folle de rage, Michelle allait et venait au milieu des valises. Le studio d’Augustin, déjà très encombré de livres, semblait plein à craquer.
— Mes acheteurs voulaient emménager tout de suite et je n’avais aucune envie de m’attarder. Ils y ont mis le prix, j’ai été d’accord.
— Et tu vas vivre ici ? Combien de temps ?
Elle regarda autour d’elle, consternée. Pourtant, même en désordre, l’endroit avait beaucoup de charme. La cuisine, indépendante et pourvue d’une fenêtre, était assez vaste pour contenir une table et quatre chaises. Dans la pièce principale, le lit était couvert de gros coussins et servait de canapé. Encastré dans un mur, au milieu des étagères, se trouvait un grand écran plat, et au sol s’étalait un superbe tapis de Kairouan très coloré.
— Augustin a du goût, constata Lawrence, il y a une bonne atmosphère ici.
Situé boulevard de Maisonneuve, à deux pas de la place des Arts, le studio avait tout pour plaire à un célibataire.
— Enfin, Lawrence, reprends-toi ! Tu n’es pas habitué à vivre à l’étroit, tu vas étouffer. Tu fais pénitence ou quoi ? Tu n’étais pas obligé de vendre en catastrophe, tu aurais pu trouver un arrangement avec ta banque ou demander de l’aide à tes parents.
Haussant les épaules, il se dispensa de répondre. À quoi bon lui expliquer que sa banque l’avait pris à la gorge et que ses parents n’avaient pas d’argent à lui prêter ? Finalement, seul Augustin l’avait aidé, au moins il avait un toit au-dessus de la tête.
— Tu vas retrouver une situation rien qu’en claquant des doigts, prédit-elle. Je ne vois pas où était le problème.
Il la dévisagea, un peu étonné qu’elle n’ait rien deviné, rien compris.
— Bon, je dois défaire mes valises et passer plusieurs coups de fil.
Brusquement redressée de toute sa taille, elle mit les poings sur ses hanches et le foudroya du regard.
— Ce qui signifie ? Tu veux que je m’en aille ?
— Puisque tu considères qu’il n’y a pas la place pour deux…, dit-il avec un petit ricanement.
— Fais attention, Lawrence, très attention. Tu n’es pas drôle du tout en ce moment, je vais finir par me lasser.
— Oh, bon sang, lâche-moi ! explosa-t-il. Avec toi, tout est question de fric et de paraître, or je ne joue plus dans ce registre-là aujourd’hui. Tu n’avais pas remarqué ? Et je ne ferai pas attention à toi parce que j’ai d’autres priorités.
Il vit qu’elle pâlissait, touchée par ses paroles. Elle avait l’habitude que les hommes soient à ses pieds et supportait apparemment mal d’être traitée avec autant de désinvolture.
— Tu es plutôt… énervé, on dirait. Le déménagement a dû te perturber, c’est normal. Mais je n’aime pas beaucoup qu’on me parle sur ce ton.
Elle l’avait énoncé d’un air taquin, pour dédramatiser la scène. À l’inverse de ce qu’il avait pu croire, elle ne semblait pas prête à sauter sur n’importe quel prétexte pour le quitter, donc il allait devoir prendre l’initiative de la rupture. Sacrée corvée.
— Michelle, je crois que nous n’habitons plus sur la même planète, toi et moi. Je ne peux rien t’offrir de ce que tu attends. Je suis au fond du gouffre et tu penses qu’il s’agit juste d’un petit désagrément passager, que dans huit jours tout sera comme avant. Eh bien, non ! Je ne vais pas retrouver de situation à Montréal parce que ce n’est pas là que je cherche.
Au dernier moment, par orgueil, il n’avait pas pu se résoudre à lui avouer qu’il était grillé dans la profession.
— Pas là ? répéta-t-elle, incrédule. Et où, alors ?
— En Europe. En Suisse ou en France.
La nouvelle parut l’assommer et elle mit quelques instants à réagir.
— Tiens donc ! En France, comme par hasard. Pour rejoindre Augustin ? Mais non, tu t’en fous pas mal, d’Augustin ! C’est Anaba qui t’obsède, hein ? Si tu ne peux pas respirer sans elle, il ne fallait pas la plaquer. Ah, Anaba, cette petite chose qui se donnait des allures de fifille fragile en ouvrant de grands yeux façon : « J’ai vu le père Noël ! » Et dire que ça fait marcher les bonshommes…
— Je préfère les petits modèles aux nageuses de combat, répliqua-t-il méchamment.
En s’en prenant à Anaba, elle l’avait mis en colère à son tour et il se sentait prêt à lui dire ses quatre vérités. Certes, elle était belle avec ses longs cheveux blonds et son regard de glace, mais il la trouvait trop grande, trop carrée d’épaules. S’il avait parfois été flatté que les hommes se retournent sur son passage, il la jugeait aujourd’hui trop voyante, trop maquillée, trop apprêtée, et il n’éprouvait plus aucune vanité d’être à son bras. Elle l’assommait avec ses exigences, son ambition féroce, sa conversation futile.
— Tu deviens mauvais dès qu’il est question d’Anaba, murmura-t-elle.
Son menton tremblait, elle avait perdu son habituelle arrogance, néanmoins elle poursuivit à voix basse :
— Si tu l’aimes encore, tu souffriras pour rien car tu l’as perdue. Aucune femme digne de ce nom ne pourrait pardonner ce que tu as fait. Elle ne te reviendra jamais.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Il faudrait être idiote ou aimer se faire piétiner ! Tu ne voulais plus te marier avec elle, souviens-toi, ça te flanquait une trouille bleue.
— Plus maintenant. Si c’était à refaire, j’éviterais la connerie, crois-moi.
— Mais qu’est-ce qu’elle a de plus que les autres, à la fin ? Qu’est-ce qui te subjugue ? Qu’elle soit une petite Parisienne entichée du Canada ? Une mijaurée prête à s’évanouir devant un beau paysage ? Tu l’épatais, elle se pâmait et tu adorais ça ! Moi, je ne t’admire pas assez, je me sens sur un pied d’égalité avec toi, je ne suis pas ta groupie comme cette pauvre fille ! Mais moi, je t’aurais tiré vers le haut, on aurait pu faire de grandes choses ensemble.
— Je ne tiens pas à ce qu’on reste ensemble, Michelle.
Voilà, il l’avait dit, il se sentit soulagé.
— Tu veux qu’on arrête là ? demanda-t-elle d’une voix blanche. Je t’aime, Lawrence, je t’aime pour de vrai.
Elle fondit en larmes et fut obligée de s’appuyer d’une main à une étagère. Apparemment, elle ne faisait pas de cinéma, elle était vraiment bouleversée. Augustin avait prédit qu’elle s’attacherait à lui malgré son allure de femme affranchie, alors que Lawrence l’imaginait incapable d’aimer.
— Nous ne nous étions rien promis, se justifia-t-il. Rappelle-toi, nous avions décidé de nous amuser sans nous engager.
— Je ne voulais pas te faire peur ! Un trouillard comme toi, ça se ménage, non ?
Redevenant agressive, elle marcha sur lui.
— Ton prétendu meilleur ami vit à Paris, Anaba est retournée à Paris, alors tu files à Paris en me plantant là. Tu as quitté un poste en or et tu vas quitter une femme en or, même si c’est prétentieux de le dire. Tu es en train de tout foutre en l’air pour un mirage. Tu te casseras les dents en France parce que personne ne t’attend là-bas, et surtout pas ta pseudo-squaw qui n’en a plus rien à foutre de toi. Quant à Augustin, depuis le temps que tu lui fais des vacheries, il a dû se trouver d’autres copains.
— « Prétendu », « pseudo », il n’y aurait donc que toi de sincère, toi de valable ? Ne me fais pas rire ! La dernière fois, Michelle, nous nous étions quittés en bons termes. Je t’ai dit que j’étais tombé amoureux et tu l’as accepté comme si ça ne te faisait rien. Qu’est-ce que je devais en déduire ?
— J’avais fait contre mauvaise fortune bon cœur. J’ai toujours eu des sentiments pour toi. Quand tu es revenu vers moi, j’ai cru que tu avais renoncé à épouser cette fille parce que, au dernier moment, tu t’étais rendu compte que…
Elle n’acheva pas, secoua la tête et se mordit les lèvres. Lawrence regarda ailleurs, attendant que l’orage passe. La colère ou les larmes le laissaient indifférent, il avait hâte qu’elle s’en aille. Une fois seul, il pourrait mettre de l’ordre dans ses pensées et commencer à s’organiser.
— Lawrence, si je franchis la porte, tu ne me reverras jamais. Tu comprends ?
— Oui.
Mais elle n’arrivait pas à lâcher prise, à partir.
— Quand tu regretteras, il sera trop tard. Tu regrettes toujours, après ! Tous les deux, on se connaît par cœur, on s’estime, on s’entend bien au lit. Nous avons le même âge et la même ambition sociale. Je sais que tu me désires et que je te fais rire, alors…
— Alors ça ne suffit pas ! J’ai connu autre chose avec Anaba et, quoi que tu en penses, j’ai besoin d’aimer pour être heureux. Une liste de critères positifs ne me fait pas battre le cœur, je n’y peux rien. Tu es sûrement une femme formidable, mais tu n’es pas la femme que je veux. J’aurais peut-être dû te le faire comprendre avant, désolé.
— Très bien, fous ta vie en l’air, ça ne me concerne plus.
Cette fois, elle fit quelques pas, ramassa son sac. Parvenue à la porte, elle se retourna, le considéra d’un regard dur.
— Tu es un petit mec, Lawrence, un tout petit mec qui n’a pas de tripes. Je me suis trompée sur ton compte parce que tu envoies de la poudre aux yeux. Tu as juste une belle gueule, mais tu es un sacré lâche. Tu peux bien t’enfuir au bout du monde, tu resteras avec toi-même et ce ne sera pas une partie de plaisir !
La porte claqua violemment, puis ce fut enfin le silence. Il laissa échapper un long soupir exaspéré avant d’aller ouvrir une des valises. D’abord suspendre ses costumes et ses chemises, quitte à tasser un peu les vêtements d’Augustin. Michelle avait déversé son venin sans vraiment l’atteindre. Il n’avait connu qu’une seule matinée de lâcheté dans toute son existence, et il continuait de la payer au prix fort. Pour le reste, il se savait courageux. Il pouvait être injuste, cynique, arriviste, égoïste, mais il ne manquait pas de tripes, certainement pas. D’ailleurs, il était sur le point de plonger dans l’inconnu et de remettre toute son existence en jeu sans la moindre appréhension.
Après avoir rangé ses affaires, il installa son ordinateur portable sur la table basse et s’assit à même le tapis. Avant tout, il devait rappeler son chasseur de têtes qui lui avait trouvé deux options, une à Genève et une à Paris. Pour la première, il s’agissait d’une grosse compagnie d’assurances, pour la seconde d’un important groupe bancaire. Les contacts étaient pris, les premiers courriels échangés. Apparemment, son ancien boss ne l’avait pas démoli cette fois. Son anathème semblait s’arrêter aux frontières du Canada, il ne poursuivrait pas Lawrence de sa vindicte au-delà.
Sans Anaba, la tentation des États-Unis aurait été la plus forte, mais la question ne se posait même pas, Lawrence voulait la France par-dessus tout. S’il parvenait à se faire embaucher par ce groupe, il serait à pied d’œuvre pour renouer petit à petit le fil d’une histoire avec Anaba. Et venir s’établir à Paris uniquement pour être plus près d’elle constituerait une véritable preuve d’amour. Y résisterait-elle ? Il ignorait son état d’esprit actuel mais il avait bien vu, le soir de son expédition aux Andelys, qu’elle n’était pas encore détachée de lui. S’il ne s’était rien passé entre-temps…
Il prit son téléphone, sélectionna un numéro. Pour l’instant, il devait consacrer toute son énergie à ses affaires, son salut en dépendait.
*
* *
— Voilà, dit Anaba en retournant vers Stéphanie la peinture sur bois.
Muette de surprise, sa sœur détailla l’œuvre pendant près d’une minute avant de pouvoir lâcher, dans un souffle :
— C’est prodigieux… J’avais acheté pour une bouchée de pain un petit paysage sympa, et tu me sors un visage de Christ sublime !
— Peint longtemps avant par un artiste de talent. Je crois que ça vaudrait la peine de le faire expertiser, maintenant qu’il est restauré.
— Connais-tu un expert vraiment digne de confiance ?
— Je devrais te trouver ça, j’ai encore quelques relations. Tout le monde ne m’a pas oubliée en l’espace d’une année !
Elles échangèrent un sourire complice, puis Stéphanie regarda de nouveau la peinture.
— Tu as accompli un travail incroyable, Anaba.
— Il m’a fallu beaucoup de minutie et de patience. Mais celui qui a barbouillé par-dessus voulait seulement cacher le Christ, pas l’abîmer, et il l’a fait habilement. Je ne peux pas préjuger la valeur exacte de cette peinture car elle n’est pas signée. Il faudra d’abord arriver à la dater, ensuite, le mieux serait de la présenter dans une salle des ventes plutôt qu’ici. Quoi qu’il arrive, tu feras un sacré bénéfice.
— Pas moi, nous ! Tu es partie prenante dans l’affaire. Sans toi, Jésus restait sous sa forêt et je n’en aurais pas tiré grand-chose.
— Ce genre de surprise est un des bonheurs de mon métier, déclara Anaba en considérant à son tour la peinture d’un œil attendri.
Puis elle reporta son attention sur sa sœur.
— Combien de temps vais-je devoir mariner avant que tu me racontes ta soirée avec Augustin ?
— Toi, d’abord.
— J’ai passé un moment agréable. Rien de transcendant, mais Jean-Philippe est un très gentil garçon.
— Gentil ? Pas davantage ?
— Attentionné et cultivé.
— Et puis ? Allez, quoi !
— Pas maladroit du tout. Mais pour moi, le cœur n’y était pas. J’ai essayé de ne pas le lui montrer, je ne sais pas s’il a été dupe. Voilà, maintenant à ton tour.
— Eh bien…
Les yeux dans le vague, Stéphanie eut une expression attendrie qui s’éternisa.
— Je meurs d’impatience ! protesta Anaba.
— Si tu veux tout savoir, en ce qui me concerne le cœur y était déjà ! Augustin est fantastique à tous points de vue. Je me damnerais pour qu’il ait dix ans de plus.
— Ça n’a pas d’importance.
— À condition d’avoir une aventure en passant. Pour une soirée ou même pour un été, ces sept années ne comptent pas, mais pour une histoire au long cours… Je suis amoureuse de lui, et si jamais nous restons ensemble un moment je deviendrai vite très amoureuse. Je le trouve émouvant, intéressant, totalement craquant. C’est quelqu’un qui sait écouter, qui pose les bonnes questions, et qui accepte aussi de se livrer. Il n’est ni macho ni vaniteux, il a de l’humour, de la sensibilité, et le sens des valeurs. Son petit accent et ses expressions m’amusent, sa cicatrice lui donne un charme supplémentaire, au lit il est à la fois très doux et très mec. Tu vois où j’en suis ? Tout me plaît chez lui, je suis béate, je n’ai plus aucun discernement.
Anaba éclata de rire et se précipita sur sa sœur.
— Je ne t’avais jamais vue comme ça ! Même avec tes maris tu n’avais pas cet enthousiasme-là, crois-moi. Quand tu parles d’Augustin, tu es transfigurée. Pourquoi veux-tu gâcher ta chance avec cette ridicule histoire de différence d’âge ? Entre vous deux il est bien trop tôt pour parler mariage ou enfants, alors ne te réfugie pas derrière ce prétexte. Vivez votre aventure, voyez où elle vous conduit !
— Droit dans le mur. Tu viens de le dire, j’en suis déjà toquée. Même si ça marche bien entre nous, un jour il faudra que je le laisse partir pour qu’il puisse fonder sa famille. Tu parles d’une perspective !
— Il veut une famille ? Des tas de petits Augustin-Augustine ? Tu n’en sais rien. Lui non plus, sans doute. On ne fait pas un planning de sa vie, ce serait impossible à tenir. Allez, quoi, Stéph, un peu de courage ! Tu cherchais encore l’homme idéal, tel âge, tel profil ?
— Je ne cherchais plus d’homme du tout, j’ai eu ma dose. Augustin, c’est un hasard, un…
— Cadeau. Ça s’appelle comme ça. Et même si tout s’arrête un jour, prends ce bonheur au passage. On ne regrette jamais d’avoir été heureux. Si je devais revenir en arrière et tout recommencer avec Lawrence, même en sachant comment ça finit, je le ferais !
— Sauf que toi, tu es jeune et sans beaucoup d’expérience. Moi, je n’ai plus envie d’avoir mal.
Le ton léger du début de leur échange avait disparu. Leurs regards se croisèrent, puis Stéphanie haussa les épaules.
— Bon, qui vivra verra. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais je ne pense pas refuser un nouveau rendez-vous avec Augustin, ce serait trop…
— Frustrant ?
— Honnêtement, oui.
Le portable d’Anaba se mit à sonner et, lorsqu’elle jeta un coup d’œil à l’écran, elle parut hésiter. Finalement, elle prit la communication mais sortit du magasin. Stéphanie la vit aller et venir sur le trottoir, sourcils froncés et téléphone collé à l’oreille. Ce n’était sûrement pas Jean-Philippe qui suscitait une expression aussi concentrée, aussi grave. Lawrence ? Quand cesserait-il de la harceler, entre ses lettres et ses appels ? Espérait-il vraiment qu’elle lui donne une seconde chance ?
Stéphanie se détourna et ses yeux se posèrent de nouveau sur la peinture restaurée par Anaba. Un sacré travail, qui démontrait tout le talent de sa sœur. Au Canada, si son mariage avait eu lieu, aurait-elle eu l’occasion d’exercer son métier ? Probablement pas, et sa formation aux Beaux-Arts aurait été inutile, puis perdue. Mais n’était-ce pas le lot de nombreuses femmes que de ne jamais se servir de leurs études ? Avoir des enfants et les élever était aussi une vocation. Lors de son premier mariage, Stéphanie avait cessé toute contraception, pourtant elle n’était pas tombée enceinte. La deuxième fois, elle n’avait même pas essayé.
Anaba rentra, son téléphone à la main et le visage défait.
— C’était Lawrence, annonça-t-elle. Il a eu pas mal de soucis ces derniers temps mais il sera à Paris la semaine prochaine pour affaires, et il aimerait qu’on déjeune ensemble. Je ne sais pas si j’ai envie de le rencontrer.
Stéphanie s’abstint de la moindre réflexion. À voir la tête de sa sœur, mieux valait se taire.
— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? insista Anaba.
— Je n’y suis pas, ma chérie. Prends le temps de réfléchir et fais selon ton cœur, mais préserve-toi.
Elle se félicita intérieurement d’être restée mesurée. Critiquer Lawrence ou rappeler ce qu’il avait fait ne servait à rien, Anaba savait tout cela.
— Je me sens très perturbée et je me dis que je suis idiote de ne pas lui raccrocher au nez. Mais il avait l’air si désemparé que ça m’a fait de la peine. Tu vois, il me touche encore, c’est effrayant. De là à me jeter dans la gueule du loup…
L’air songeur, elle traversa le magasin, caressant distraitement au passage un fragile verre de Bohême.
— Je vais me remettre au travail, murmura-t-elle avant de disparaître.
Elle avait oublié de reprendre la peinture sur bois. Stéphanie l’emballa avec soin dans du papier kraft, puis dans du papier bulle, et décida de la monter dans sa chambre, où elle serait à l’abri, en attendant d’avoir trouvé un expert.
— Il faut bien qu’une de nous deux garde la tête sur les épaules, marmonna-t-elle, très contrariée.
*
* *
Augustin n’avait fait que tourner en rond. Dix fois il s’était assis devant son ordinateur, mais il n’arrivait décidément pas à s’intéresser au pauvre Max Delavigne, qui se trouvait pourtant en fort mauvaise posture face à trois gangsters bien armés.
Dans la tête d’Augustin, il n’y avait que Stéphanie. Des tas de pensées contradictoires l’assaillaient, le rendant tour à tour exalté ou découragé. Comment poursuivre ce début d’histoire ? Il ne voulait pas l’effrayer, mais il était déjà si amoureux d’elle ! Tout ce qu’elle pouvait raconter sur leur différence d’âge lui semblait absurde. Pourtant, il faudrait bien qu’il donne des réponses cohérentes aux questions qu’elle soulevait.
Sept ans, un écart dérisoire, mais qui allait poser problème. Entre autres, de quelle façon sa mère réagirait-elle lorsqu’elle ferait la connaissance de Stéphanie et comprendrait qu’elle n’aurait probablement pas de petits-enfants à espérer ? Sa déception se verrait et Stéphanie y serait forcément sensible.
Appuyé à l’embrasure d’une fenêtre, il ferma les yeux. Imaginer une rencontre avec ses parents, à Vancouver, le laissait perplexe. Cependant, malgré tout l’amour et le respect qu’il éprouvait pour eux, il était libre de conduire son existence comme il le désirait. Et Stéphanie représentait la femme dont il avait rêvé. Belle, indépendante, accomplie et sereine. Elle avait aussi beaucoup de tendresse à donner, elle le prouvait depuis longtemps avec Anaba et avec Roland, elle le montrait aussi en faisant l’amour. Elle s’était donnée à Augustin sans réserve ni pudeur, manifestant avec une gaieté voluptueuse son appétit de la vie. La femme idéale pour lui, et au diable ces sept malheureuses années d’écart !
Il retourna s’asseoir devant son ordinateur, essaya de se concentrer, mais au lieu de sortir Max du guet-apens où il était tombé, il se remit à rêvasser. Comment présenter et proposer un prochain rendez-vous ? Où pouvait-il emmener Stéphanie pour lui faire passer une bonne soirée ?
Son téléphone portable vibra et commença à se déplacer tout seul sur le bureau à la manière d’un crabe.
— Foutus objets ! ronchonna-t-il avant de répondre.
C’était Gilbert, son agent au Canada, qui ne lui laissa même pas le temps de dire bonjour.
— Tu l’as, mon coco, tu l’as !
— Quoi donc, Gilbert ?
— Le prix Saint-Pacôme du roman policier ! Il sera remis au début de l’automne, avec un chèque de trois mille dollars. Tu es content ? D’autre part, cerise sur le gâteau, j’entends des bruits qui filtrent depuis le ministère de la Culture et des Communications où il est beaucoup question de toi. Le jury s’est réuni au printemps et tu es souvent cité. Si tu obtenais le prix Athanase-David, c’est dix fois plus, tu aurais trente mille dollars ! C’est aussi la plus haute distinction du gouvernement du Québec en littérature.
— Pourquoi moi, grands dieux ?
— Pour l’ensemble de ton œuvre, répondit Gilbert avec emphase.
— Je t’assure qu’il y a de quoi rire.
— Mais non, voyons ! En tout cas moi, grâce à toutes ces bonnes nouvelles, me voilà en négociation avec un éditeur de New York. Je crois qu’on va y arriver, Augustin, on va entrer sur le marché anglo-saxon. Et si ça marche, tu pourras m’inviter à manger une sole au homard chez La Mère Michel !
— On conserve notre traductrice ? Fais-en une condition du contrat.
— Ostie, je n’y crois pas ! Tu ne trouves rien d’autre à dire ?
— La traduction, Gilbert, ça change tout.
— Traduis-le toi-même au lieu de m’emmerder.
— Je ne sais pas encore de quel livre il s’agit, tu as oublié de me l’annoncer.
— Au bout du quai. C’est ton meilleur, autant commencer par celui-là.
— Le meilleur, ce sera celui que je suis en train d’écrire. Figure-toi que Max tombe amoureux, et pour une fois il a la main heureuse, tout va bien pour lui.
— Tu es cinglé ou quoi ? Tu peux canceler ça tout de suite, le commissaire Delavigne est obligatoirement malheureux en amour !
— C’est moi l’auteur, Gilbert.
— D’accord, d’accord, je vois… Je parie que c’est toi qui es amoureux ? Eh bien reste en dehors, ne mêle pas Max à tes mièvreries ! Je viens de t’apprendre que tu as le Saint-Pacôme et tu ne me dis même pas merci. Je pense que tu as capoté pour de bon.
— Je devrais te remercier, toi ?
— Je suis ton agent, ta nounou, ton coach, ton ange gardien. Tout ce qui t’arrive de bien dans ta carrière professionnelle résulte de mes efforts constants pour te caser partout. Tu dois être reconnaissant. Tu devrais même m’élever une statue au lieu de roucouler avec… Comment s’appelle l’heureuse élue ?
— Stéphanie.
— Va pour Stéphanie. Une Parisienne ?
— Née à Paris mais habitant en Normandie.
— Trop folklorique ! Au moins elle est blonde, ta blonde ?
L’expression « blonde » s’appliquant à toutes les petites amies au Québec, Augustin songea aux cheveux gris que Stéphanie portait sans le moindre complexe et il eut une bouffée d’émotion.
— Elle est surtout formidable, tu seras sous le charme quand tu la rencontreras, dit-il gaiement.
— Dans pas longtemps d’ici, si tu l’emmènes avec toi, car il va falloir que tu viennes avant le mois de septembre.
Non seulement pour signer les contrats que je m’échine à te décrocher, mais surtout parce que je veux organiser des tas de choses avec la presse. Il est temps qu’on parle de toi un peu partout.
— Laisse-moi finir mon manuscrit d’abord.
— Donne-moi une date.
— Non, on en reparlera.
Agacé par l’indocilité de son auteur, Gilbert coupa la communication, ce qui fit sourire Augustin. Tout de suite après, il se demanda s’il parviendrait à convaincre Stéphanie de l’accompagner à Montréal. Qu’elle puisse voir la ville sous un jour autre que lors de cet affreux mariage raté en plein hiver. Déjà, il mourait d’envie de lui montrer des tas d’endroits, et par association d’idées il comprit ce qu’avait pu ressentir Lawrence en jouant les mentors pour Anaba. Puis, une autre pensée s’imposa aussitôt : son studio était occupé. Horreur ! Il ne pouvait pas mettre Lawrence dehors après lui avoir offert l’hospitalité de bon cœur. Alors quoi ? L’hôtel ? Après tout, ce serait aussi bien : quitte à offrir ce voyage à Stéphanie, autant qu’il soit des plus agréables. Mais n’aurait-elle pas la curiosité de vouloir jeter un coup d’œil au studio d’Augustin ? Il était pourtant hors de question qu’elle rencontre Lawrence.
— Quel casse-tête…
Sauf que Stéphanie n’accepterait peut-être pas de le suivre si loin. Leur aventure ne faisait que commencer, elle était toute neuve. D’un geste décidé, il enregistra puis ferma le fichier « Max ». Le plus urgent était de trouver sur Internet une bonne adresse de restaurant pour proposer une sortie. Ce serait le prétexte de son appel, car il avait envie de l’entendre et de lui dire des douceurs.
*
* *
Lawrence relut trois fois de suite le courriel et leva les bras en signe de victoire. Le voyage était « tous frais payés », à savoir les billets d’avion et deux nuits dans un excellent hôtel parisien. Ses futurs employeurs se comportaient comme des princes, c’était bon signe ! Et aussi le résultat de plusieurs heures passées sur son ordinateur ou au téléphone. Il s’était vraiment donné à fond pour séduire ses interlocuteurs, se montrant aussi brillant qu’il savait l’être en matière de droit.
— Je mérite ce poste, je vais l’avoir !
Le salaire et les avantages étaient conséquents, il faudrait qu’il soit tout à fait convaincant lorsqu’il serait face aux responsables. Et si par bonheur il signait le contrat…
En fait, ce serait un peu un saut dans le vide car il n’avait jamais vécu à l’étranger. De toute façon, il ne pouvait pas espérer un emploi équivalent à Montréal pour l’instant. Pas d’emploi du tout, même ! Alors, s’il devait quitter le Canada pour remettre sa carrière sur des rails, autant que ce soit à Paris. Là-bas, Augustin lui donnerait sûrement un coup de main pour les nombreuses formalités de son installation. Le poste était à pourvoir à partir du 1er septembre, il aurait donc deux mois pour s’organiser.
En attendant, il allait s’envoler comme prévu pour la France le surlendemain. Et Anaba n’avait toujours pas accepté de déjeuner avec lui. Bon sang, il n’avait que quarante-huit heures à passer sur place, comment la persuader ? Pas question, cette fois, de se taper l’expédition jusqu’aux Andelys à bord d’une voiture de location, il n’en aurait pas le temps, et surtout il n’avait pas l’intention de se saborder professionnellement une seconde fois pour ses affaires de cœur. Mais Anaba pouvait, avec une petite heure de train, le retrouver au centre de Paris. Si elle lui offrait cette chance, il la saisirait à pleines mains. Il n’était plus dans l’état d’esprit d’un perdant aujourd’hui, il avait retrouvé toute sa combativité. Devait-il la rappeler, insister, argumenter, faire envoyer des fleurs ? Au téléphone, malgré ses réserves, elle s’était montrée moins hostile, moins définitive. Aux protestations d’amour désespérées de Lawrence, elle n’avait pas opposé de ricanement amer. Et à sa question brûlante au sujet d’Augustin, elle était tombée des nues. Néanmoins, elle avait reconnu qu’elle le voyait souvent. Pourquoi donc ?
Non, il devait laisser de côté cette probabilité. Augustin et Anaba, ça ne collait pas. Augustin n’était pas son rival. D’ailleurs, il ne l’avait jamais été, ou si rarement ! À l’université, les filles disaient qu’il possédait des yeux magnifiques et qu’il dégageait un charme fou. Elles lui en avaient trouvé beaucoup moins après l’accident.
Ah, était-il obligé d’y repenser maintenant ? Ces derniers temps, et bien malgré lui, le souvenir de ce coup de patin malheureux revenait le tarabuster. Durant des mois après l’accident, il avait réussi à tenir la question en échec. Puis il avait fini par admettre, dans le secret de sa mémoire, que l’espace d’un court instant il avait eu la tentation de ne pas éviter Augustin. Cette infime hésitation avait suffi pour qu’il ne puisse pas s’arrêter. Bien entendu, il avait affirmé le contraire et tout le monde l’avait cru, Augustin le premier. Enfin, pas vraiment tout le monde, car Jean Laramie avait balayé cette version de l’accident d’un redoutable « Pas à moi ! ». Mais à ce moment-là, il était très inquiet pour son fils, et il préférait accuser un coupable plutôt qu’absoudre un simple responsable. Par la suite, considéré comme indésirable, Lawrence n’avait plus jamais été invité dans la somptueuse maison victorienne au pied du Mont-Royal. Ni à Vancouver après le déménagement des Laramie, des années plus tard. Jean avait la rancune tenace, tandis qu’Augustin était resté l’ami de Lawrence. En théorie, son meilleur ami. En pratique aussi, puisqu’ils avaient continué à sortir ensemble, à refaire le monde, à draguer les filles. Pour Augustin, forcément, ça avait marché moins bien côté séduction, alors il s’était mis à prétendre qu’il préférait les grands sentiments aux petits coups d’un soir. Peut-être était-il sincère, au fond, avec son excès de romantisme ? Néanmoins, il avait eu besoin d’échapper aux regards et, négligeant la protection de Lawrence qui veillait à ce que personne ne fasse allusion à la cicatrice, il avait abandonné le droit pour aller s’inscrire dans un atelier d’écriture. Encore une bonne raison de trépigner pour Jean Laramie ! Mais Augustin avait vite mis tout le monde d’accord en quittant carrément le Canada pour les États-Unis. Une décision qui lui avait porté chance et qui permettait à Lawrence de se dire en toute bonne foi que sans ce coup de patin, Augustin n’aurait jamais trouvé sa voie. Alors, décidément, il fallait cesser d’y penser.
Émergeant de sa rêverie, il imprima le courriel. Ensuite il empoigna son téléphone, respira à fond et sélectionna le numéro d’Anaba.
*
* *
Roland observa Stéphanie avec curiosité, puis lâcha dans un sourire :
— Tu as l’air en pleine forme, ma chérie, tu resplendis !
Ils étaient descendus dans la cuisine souterraine de la maison biscornue pour chercher de la fraîcheur. Dehors, la chaleur du mois de juin était accablante. Roland prit deux cannettes de Perrier dans le réfrigérateur puis s’installa de l’autre côté de la petite table de teck rouge.
— Je ne vais pas rester longtemps, l’avertit sa fille, mais au moins j’aurai eu le plaisir de t’embrasser.
Elle avait déposé la peinture sur bois chez l’expert désigné par Anaba, et elle avait déjà hâte de connaître le résultat.
— Ta sœur garde le magasin ?
— Oui, elle n’avait aucune envie de se retrouver dans les encombrements parisiens. On cuit dans mon vieux break sans climatisation ! Et elle a un certain nombre de commandes pour des restaurations. Tu penses bien qu’en province les bruits vont vite. Dans la région tout le monde sait qu’elle travaille très bien. Au début, les premiers clients sont venus par curiosité, mais maintenant elle est en train d’acquérir une véritable réputation.
— Et comment va-t-elle, moralement ?
— Bien…
— Mais encore ?
— Elle est gaie, elle sort, elle a même un petit copain.
— C’est formidable !
— Je n’en suis pas sûre, papa. Je connais Anaba par cœur et, à mon avis, elle n’est pas guérie de Lawrence. Il faut dire qu’il ne l’aide pas, il la harcèle de coups de téléphone et de lettres.
— Il a un fier toupet ! Ça ne te révolte pas ?
— Si, mais…
— Explique à ta sœur qu’elle se met en danger. Elle est jeune, elle peut se laisser fléchir, céder aux belles paroles, tu dois absolument la raisonner.
— Non, papa. D’abord, Anaba a vingt-huit ans, ce n’est pas une adolescente. Elle sait ce qu’elle fait, et même si elle se trompe nous n’avons pas à décider pour elle. Si elle aime toujours Lawrence, mes discours n’y changeront rien. Au contraire ! À force de le maudire, de l’accuser, de le diaboliser, on incite Anaba à prendre sa défense.
Roland baissa la tête et se mit à jouer avec sa cannette vide. Au bout d’un moment, il demanda d’un ton résigné :
— Crois-tu qu’ils puissent… se réconcilier ?
— Je ne sais pas. Avec le temps, peut-être.
— Ce serait épouvantable. Cet homme n’est pas fiable ! Si ta sœur retourne avec lui, elle vivra dans l’angoisse. Chaque fois qu’il franchira la porte, elle se demandera s’il ne va pas disparaître pour ne jamais revenir. Je ne comprends pas que tu ne sois pas plus catégorique avec elle. Tu es l’aînée, Stéphanie, tu as vécu, partage ton expérience. Et puisque vous vivez ensemble, toutes les deux, profites-en pour lui ouvrir les yeux. C’est ton rôle de…
Il s’interrompit abruptement, releva la tête et braqua son regard sur sa fille.
— Pardon, murmura-t-il. Ma pauvre chérie, je te parle tout le temps d’Anaba, et jamais de toi. J’imagine que tu n’as pas que ta sœur dans la tête en ce moment.
— Exact.
— Je suis désolé. Et incorrigible. J’ai toujours été comme ça, hein ?
— Elle était la petite dernière, la fille de Léotie, tu l’as un peu couvée. Mais tu devais le faire, elle n’avait plus de mère.
— Toi non plus !
— J’ai eu une belle-mère parfaite. Sincèrement. Une présence féminine très tendre jusqu’à ce que je quitte la maison. Alors qu’Anaba est restée seule avec toi. Vous étiez deux naufragés, deux compagnons de misère. Et puis, elle ressemble tellement à Léotie…
Il semblait tout déconfit, comme s’il n’avait pas eu conscience de sa préférence jusque-là.
— Je t’aime, Stéphanie. Je t’aime et j’admire la façon dont tu mènes ta vie.
— Oh, j’ai fait beaucoup d’erreurs !
— Assumées. Tu sais toujours repartir du bon pied.
— Eh bien, vois-tu, en ce moment je suis dans une impasse.
— Tu vas trouver la sortie, je te fais confiance. Tu veux m’en parler ?
Ni l’un ni l’autre n’avait l’habitude des confidences. Comme elle venait de le rappeler, Stéphanie avait reçu beaucoup d’affection de Léotie à qui elle racontait volontiers ses petits secrets d’adolescente, et ce n’était pas vers son père qu’elle se tournait pour ses peines de cœur.
— J’ai une aventure avec Augustin, avoua-t-elle du bout des lèvres.
— En voilà une bonne nouvelle ! Ce garçon me plaît, et pas uniquement parce qu’il aime les livres.
— Il a tout pour plaire, je suis bien d’accord. La spontanéité, la sincérité, l’honnêteté…
— Alors, où est le problème ?
— Son âge, papa. Il est trop jeune pour moi, je suis trop vieille pour lui.
Roland médita la révélation de sa fille avant d’ébaucher un sourire.
— Considérez-vous qu’il s’agisse d’un obstacle infranchissable ?
— Moi, oui. Tu imagines l’avenir ? Quelques années de bonheur, et puis il s’en ira épouser une femme capable de lui donner des enfants. Ou bien nous nous aimerons pour de bon et nous resterons comme deux fruits secs.
— Contrairement à ce que tu crois, tout le monde ne rêve pas d’enfants. C’est même ce qui a fait fuir Lawrence !
— Il ne devait pas se sentir prêt, mais un jour ou l’autre il le sera. Augustin aussi, quoi qu’il en pense aujourd’hui.
— Vous pourrez en adopter. Faire le bonheur d’un petit voué à la misère et au manque d’amour est une belle action. Ecoute-moi, Stéphanie, il y a toujours une solution quelque part. Quand on a la chance d’avoir trouvé l’âme sœur, la bonne personne, on surmonte toutes les difficultés. Le jour où j’ai rencontré Léotie, j’ai compris que c’était elle. Nous aurions pu vivre deux cents ans main dans la main sans le moindre nuage, je le savais. Le destin en a décidé autrement mais nous étions faits l’un pour l’autre, faits pour partager un amour durable.
— Vous avez eu Anaba !
— Elle est arrivée, tant mieux, j’en rends grâces à Dieu, pourtant, même sans elle, ça n’aurait strictement rien changé. Ce que je te dis là est très intime. Pour un homme, la naissance d’un enfant n’a jamais autant d’importance que l’amour qu’il porte à une femme.
Stéphanie le scruta, un peu étonnée de l’entendre avouer qu’il avait préféré son épouse à ses filles. Mais il était sincère et ne faisait que mettre en mots l’évidence.
— Vois quel genre de route vous prenez, Augustin et toi. Il sera toujours temps de renoncer.
— Ce sera de plus en plus douloureux.
— Tu sais bien que ça fait partie de la vie. Ne pas vouloir aimer par peur de souffrir serait assez… médiocre.
Pas vraiment convaincue mais un peu apaisée, elle se leva et alla jeter les cannettes dans la poubelle. En remontant l’escalier derrière son père, elle constata qu’il peinait sur les marches.
— Tu as mal aux genoux, papa ?
— Genoux, hanches, chevilles… Des rhumatismes dus à l’âge !
— Et qu’en dit ton médecin ?
— Pour ça, il faudrait que j’aille le voir.
— Prends rendez-vous. Il faut que tu te soignes et que tu restes en forme si tu veux continuer à profiter de ta maison. Quatre niveaux, c’est du sport !
— Très bon pour le cœur, paraît-il, mais moins pour les articulations. Remarque, je ne monte pas souvent au second, dans vos anciennes chambres.
— Tu en as fait une annexe de ta bibliothèque.
— J’y ai mis des volumes de moindre importance. D’ailleurs, je vais trier tout ça, faire du vide.
— Ne te fatigue pas.
Elle le suggérait sans y croire, sachant que le plaisir de son père consistait à classer et reclasser ses livres. Au moins, il ne s’ennuyait jamais.
— Veux-tu venir déjeuner aux Andelys lundi prochain ?
— Je préférerais le suivant. Pour celui-ci, j’ai un bridge de prévu avec d’anciens collègues.
Il la raccompagna jusqu’au seuil et l’embrassa plus affectueusement que de coutume.
— Fais attention à toi, Stéphanie. Ne te censure pas, saisis ta chance. Et puis salue Augustin de ma part, il a vraiment toute ma sympathie.
Amusée, elle monta dans sa voiture qu’elle avait laissée au bout de l’impasse. À l’intérieur, l’air était tellement suffocant qu’elle baissa toutes les vitres. Si la circulation n’était pas trop dense, elle arriverait chez elle vers midi. Une seconde, elle caressa l’idée de faire une visite surprise à Augustin, mais elle y renonça. Elle n’était pas en vacances et ne pouvait pas abandonner tout le temps le magasin à sa sœur. Chaque fois qu’un client faisait tinter le carillon, Anaba était obligée de s’interrompre et de quitter l’atelier, c’était sûrement agaçant pour elle.
Une fois sur le périphérique, elle songea à la conversation qu’elle venait d’avoir avec son père. Avait-il essayé de la rassurer, de l’encourager ? Non, il disait toujours ce qu’il pensait sans louvoyer. Il privilégiait donc l’amour, quel que soit le prix à payer. Allait-elle en faire autant ?
« Il se sent vieillir, sa vie est derrière lui. Nous n’avons pas le même angle de vision. »
Roland aurait bientôt soixante-dix ans. Stéphanie réalisa qu’un jour il ne serait plus là, qu’il n’y aurait plus de maison biscornue, au fond d’une impasse, où partager un moment de tendresse.
Ses cheveux volaient dans tous les sens et elle remonta à moitié les vitres en s’engageant sur l’autoroute de l’Ouest. Elle hésitait encore quant à la décision à prendre. Arrêter l’aventure avec Augustin avant qu’il ne soit trop tard ou se jeter à l’eau ? Écouter son père et sa sœur ou suivre son instinct ?
« J’ai une bonne vie, que j’ai mis du temps à construire, je ne veux pas la mettre en péril. Je ne veux pas non plus faire de mal à Augustin qui est un homme bien. Qu’adviendra-t-il si un jour il se sent coincé et n’ose pas se détacher ? »
Son tee-shirt restait collé au dossier du siège par la transpiration. Si la peinture sur bois avait vraiment de la valeur, elle changerait de voiture. Aujourd’hui, elles étaient toutes équipées de climatisation, et son vieux break n’en pouvait plus. Même vis-à-vis des clients, ce serait mieux d’avoir un véhicule en meilleur état pour aller chercher ou livrer un meuble. Elle pourrait y faire apposer une inscription du genre : Stéphanie Rivière, antiquaire. De ça elle était certaine, son métier lui plaisait, son existence lui convenait, se lever le matin était un plaisir. Mais Augustin occupait de plus en plus de place dans sa tête et dans son cœur.
Lorsqu’elle quitta l’autoroute à Gaillon, sous un soleil éblouissant, elle n’avait toujours pas réussi à prendre une décision.
*
* *
À sa descente d’avion, après avoir récupéré sa valise, Lawrence eut la surprise de découvrir qu’Augustin était venu l’attendre. Sur le coup, il eut peur d’une mauvaise nouvelle, peur qu’Augustin ne soit là que pour l’empêcher de voir Anaba. Or il lui avait arraché, à force de cajoleries, la promesse qu’elle viendrait au moins boire un verre avec lui.
— Bienvenue en France, vieux ! Tu es ici pour décrocher un job ?
— Je mets tous mes espoirs là-dedans. J’ai vécu de sales moments depuis quelques semaines et je ne serai pas fâché de faire table rase. Tu avais quelqu’un à voir à Roissy ?
— Personne d’autre que toi.
— C’est mauditement gentil !
L’expression québécoise, utilisée de façon délibérée par Lawrence, fit sourire Augustin qui suggéra :
— On va prendre un taxi et bavarder un peu. À quel hôtel es-tu logé ?
— Le Pershing Hall, tout près des Champs-Élysées.
— Très bien, allons-y.
Ils gagnèrent la sortie et prirent place dans la file d’attente des taxis.
— Tu n’as pas eu peur de prendre l’avion ? Depuis la catastrophe…
— Je serais venu à la nage s’il l’avait fallu. Et puis, tu sais ce qu’on dit, quand ce n’est pas ton heure tu ne crains rien.
— Mais si c’est celle du pilote ?
Ils échangèrent un sourire hésitant avant de monter dans la Peugeot qui venait de s’arrêter devant eux. Lawrence continuait à s’interroger sur la présence d’Augustin, néanmoins il ne voulait pas lui poser directement la question.
— Tu as fini ton manuscrit ?
— Tiens, tu t’en souviens ?
— Que tu écris ? Oui. Je connais aussi tous tes titres. Alors ?
— Je suis plutôt distrait ces temps-ci, mais je devrais bientôt terminer.
— Dans les librairies de Montréal, j’ai vu tes bouquins en piles. Ça marche fort pour toi, non ?
— Gilbert s’y emploie. À propos, j’ai décroché le Saint-Pacôme du polar.
— Félicitations !
— Merci, mais ce n’est pas de moi que je voudrais parler.
— Je vois. Anaba, c’est ça ?
— Elle va assez bien, elle a même un nouveau copain.
Lawrence eut l’impression de recevoir un seau d’eau en pleine figure.
— Tu peux préciser ? demanda-t-il d’une voix saccadée.
— Eh bien elle a retrouvé une vie normale, elle sort, elle voit du monde.
— Le copain en question, qui est-ce ?
— Tu ne le connais pas. Et il ne s’agit pas de moi, arrête ton cinéma.
— Ah…
— Je sais que tu veux absolument la voir, que tu n’arrives pas à tourner la page alors que c’est toi qui as fermé le livre d’un coup sec ! Mais tu te rends bien compte qu’en la harcelant, tu l’empêches d’avancer ? Pourquoi t’acharnes-tu sur elle ?
— Parce que je l’aime. J’aurais dû t’écouter, le matin du mariage, ou tu aurais dû m’y traîner par les cheveux ! J’ai fait la pire connerie de mon existence, je m’en mords les doigts tous les jours. En ce moment, j’essaye de recoller les morceaux, de me faire pardonner. Pourquoi te mets-tu en travers de mon chemin ? J’ai cru que tu avais des vues sur elle, je me suis trompé, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu la protèges si férocement ni pourquoi tu veux la mettre hors de ma portée.
— Parce que tu lui as déjà fait beaucoup de mal, et parce que nous sommes devenus amis elle et moi.
— Comme c’est touchant ! Tu es le sien, donc tu n’es plus le mien ?
— Je t’ai assez prouvé que je le suis toujours, Lawrence.
Un rappel à l’ordre un peu vexant mais qui fit mouche.
— Tu as raison. En ce moment j’habite chez toi, et ce matin tu es venu jusqu’à Roissy. Désolé, vieux, je suis un peu angoissé par mon rendez-vous avec les banquiers ! Si j’arrive à obtenir le poste que je convoite, ce sera…
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage car le taxi venait de s’arrêter devant l’hôtel Pershing Hall, rue Pierre-Charron.
Après avoir réglé la course, Lawrence demanda une fiche puis récupéra sa valise.
— Je t’offre un verre ? proposa-t-il à Augustin.
— Non, va prendre une douche et repose-toi du voyage. On essaiera de se voir avant ton départ.
— Je t’appelle dès que j’ai du nouveau.
Il ne pouvait rien promettre au sujet d’Anaba et ne souhaitait pas en reparler. Tandis qu’Augustin s’éloignait en direction de l’avenue George V, il le suivit des yeux, perplexe. Indéniablement, il avait été content de le découvrir à l’aéroport. Mais était-ce pour le plaisir de retrouver un ami ou parce qu’il allait avoir besoin de lui s’il s’installait en France ? En tout cas le conseil était bon, il avait besoin de se laver, se détendre, avaler quelque chose et se préparer pour son rendez-vous. Empoignant sa valise, il franchit la porte de l’hôtel d’un pas résolu.