CHAPITRE 6

— Daoud ! criai-je. Sauvez-le ! Vite !

Du moins était-ce ce que j ’avais l’intention de crier. Malheureusement, une vague déferla sur ma tête et seul un gargouillis prolongé exprima mes sentiments. M’agrippant d’une main à la planche, je battis des paupières pour chasser l’eau de mes yeux, juste à temps pour apercevoir les pieds de Ramsès s’enfoncer sous l’eau. Mon exhortation avait été inutile. Il s’était élancé au secours de Daoud dès qu’il avait été certain que j’étais saine et sauve.

— Tenez bon, Peabody ! beugla Emerson dans mon oreille gauche. Et fermez votre bouche, pour l’amour du ciel !

Ses mains me soulevèrent jusqu ’à ce que mes bras fussent posés sur la surface rugueuse de la planche. Puis elles disparurent, et je compris qu’Emerson avait plongé à son tour vers les profondeurs obscures pour se porter à la rescousse de Daoud.

Et nous étions là, ballottant au gré des remous, alignés le long de la planche tels des dîneurs à une table. Avec un frisson de fierté patriotique, j’observai que tous les visages, bien que ruisselants d’eau et plâtrés de cheveux trempés, étaient aussi impassibles que ceux de personnes bien élevées lors d’une réception.

Puis un spectacle encore, plus remarquable attira mon attention. C ’était la tête de Daoud, les yeux toujours ouverts, la bouche toujours close, qui surgissait de l’eau. Puis apparurent ses bras, largement écartés. Emerson le tenait d’un côté et Ramsès de l’autre.

Daoud battit des paupières, regarda autour de lui et ouvrit la bouche précautionneusement. — Qu’est-ce que je dois faire maintenant? s’enquit-il.

Il n ’y a pas beaucoup de navigation sur le fleuve après la tombée de la nuit, excepté un occasionnel touriste qui désire faire une promenade en bateau au clair de lune, A l’évidence, personne n’avait eu cette disposition romantique ce soir-là. Aussi, après une brève discussion, Ramsès commença à nager vers la rive. Sur ma suggestion, nous battîmes tous vigoureusement les jambes afin de prévenir refroidissement et crampes, et David entretint notre moral en donnant à Daoud sa première leçon de natation. La confiance de Daoud en nous était sans limites. Il suivit les instructions de David et découvrit, à sa grande joie, que son corps massif flottait aussi légèrement qu’une feuille. (Je ne comprends pas pourquoi il en est ainsi. Je crois que cela a quelque chose à voir avec la flottabilité.) Le voir allongé sur le dos, avec seulement ses orteils et son visage souriant au-dessus de l’eau, sa robe déployée autour de lui telles les ailes d’un oiseau en plein vol, était un spectacle dont je me souviendrais longtemps.

Bien que cela fût très divertissant, je fus soulagée d ’apercevoir enfin une lumière qui approchait et d’entendre les cris de plusieurs hommes que Ramsès avait trouvés (ainsi qu’il me l’apprit par la suite) endormis dans leur bateau, et qu’il avait réveillés de façon quelque peu autoritaire. Ils nous hissèrent à leur bord et nous accostâmes bientôt la rive ouest, où nos voitures nous attendaient. Daoud déclina notre offre de l’emmener– en vérité, nous aurions été très serrés, puisqu’il prenait la place de deux personnes. Il s’éloigna, toujours souriant. Sa robe trempée claquait autour de lui et son turban, miraculeusement resté en place, ressemblait plutôt à un chou-fleur écrasé. Dès notre arrivée à la maison, Fatima et moi fîmes prendre un bain chaud à Evelyn, puis nous la mîmes au lit. — Est-ce qu’elle ira bien? demanda Walter avec inquiétude.

Il se pencha vers elle. Evelyn lui sourit d’un air somnolent, mais ses paupières s’abaissaient. — Elle est gelée jusqu’aux os et épuisée, mais je pense qu’elle se remettra très vite, répondis-je. Mettez-vous au lit, vous aussi, Walter.

— Alors que vous autres allez vous réunir pour tenir un conseil de guerre ? (Il était toujours mouillé, mais il avait essuyé et chaussé de nouveau ses lunettes, et ses yeux brillaient.) Bonté divine, Amelia, qui pourrait dormir après une aventure pareille ? J’ai envie de parler. J’ai envie d’écouter. J’ai envie de... Bon sang, j’ai envie d’un whisky-soda !

— Et vous avez besoin de manger, dit Fatima d’un ton ferme. Il y a du poulet froid à la cuisine, du kunafeh, du pain, de la laitue...

 

— Très bien, Fatima, venez, nous rejoindre. Ne réveillez pas Gargery, je ne suis pas d’humeur à ce qu’il me réprimande ce soir !

Fatima avait l ’habitude invétérée de nous apporter à manger à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit mais, dans le cas présent, ainsi que je le savais parfaitement, son principal motif était d’être la première à entendre le récit de notre frasque la plus récente, afin de pouvoir en imposer à Gargery le lendemain matin. Tous deux se livraient à une rivalité amicale mais intransigeante sur des affaires de ce genre.

Bien que nous ne fussions pas convenus de tenir un conseil de guerre, il était évident que tous partageaient l’opinion de Walter quant à sa nécessité. Les autres entrèrent, vêtus sans cérémonie de robes de chambre et de peignoirs, et nous attaquâmes à belles dents le festin préparé par Fatima. L’exercice physique intense aiguise l’appétit.

Tout en tendant à son frère le whisky-soda sollicité, Emerson fit remarquer :
— Vous semblez fort satisfait de vous-même, Walter. Puis-je savoir pourquoi ?

— Je n’ai peut-être pas été d’une grande utilité, dit Walter, mais au moins personne n’a eu à venir à mon secours.

Comme je comprenais parfaitement l ’émotion qui se cachait derrière cette modeste déclaration ! Il avait redouté que sa vie sédentaire ne l’eût rendu inapte à l’aventure et que, dans une situation critique, il ne se montrât pas à la hauteur. Je lui souris affectueusement, mais Emerson, qui avait un esprit plus terre à terre que le mien, dit :

— J’espère que vous ne reprochez pas à Daoud d’avoir eu besoin qu’on vienne à son secours. — Bonté divine; non ! Vous m’avez mal compris, Radcliffe. Il a été magnifique. Et pas une seule plainte au sujet de son bateau. C’est une perte financière considérable pour lui.

 

— Nous lui en achèterons un autre ou bien nous paierons les réparations, bien sûr, déclara Ramsès.

 

Après un petit silence, Lia dit :

 

— Parce que vous croyez que nous avons été responsables de quelque façon de la perte de son bateau ? Pourquoi n’aurait-il pas pu s’agir d’un accident, ou bien d’une vengeance privée ? Les épais sourcils d’Emerson se haussèrent de surprise.

— Je considère comme acquis que ce– euh– geste était dirigé contre nous. Des actes de ce genre le sont habituellement. Il ne pouvait pas s’agir d’un accident. Quelqu’un a percé des trous dans le fond du bateau et les a bouchés avec de la terre glaise ou une autre matière qui devait se dissoudre peu -à peu.

Fatima plaqua ses mains sur sa bouche et eut un regard horrifié.
— Qui ferait une chose pareille ?

— C’est bien la question, répondit Ramsès. (Il se renversa dans son fauteuil et alluma une cigarette.) Cette besogne a dû être accomplie peu de temps avant que nous arrivions sur le quai.

— La moitié de la population de Louxor connaissait nos faits et gestes, murmurai-je d’un air pensif. Toutefois, le scélérat a pris des risques. Si nous étions revenus une demi-heure plus tard, le bateau aurait été rempli d’eau. Une demi-heure plus tôt, et nous l’aurions pris sur le fait. Personne ne l’a vu ou entendu ?

— Il n’y avait personnel proximité, dit Ramsès. La plupart des bateliers étaient rentrés chez eux. Il n’a pas pris beaucoup de risques, vous savez. S’il n’avait pas terminé son travail avant notre arrivée, il nous aurait entendus à temps pour filer.

— Nous ne sommes pas des enfants ou des couards, dis-je. Nous devons regarder les choses en face Te ne puis croire qu’ vi batelier d„ Louxor soit aussi rancunier ou assez stupide pour s’exposer à la colère de Daoud. Non, cet acte était dirigé contre nous, mais je dois dire que c’est une méthode plutôt aléatoire pour commettre un meurtre.

— Et quelque peu radicale, dit Emerson en mâchonnant le tuyau de sa pipe. Espérait-il nous noyer tous, ou bien en avait-il après quelqu’un en particulier ?

— Nous savons tous nager, fis-je d’un ton pensif. Je pense que ce n’est un secret pour personne. — Tous excepté un, dit Ramsès. Et ce n’est un secret pour personne non plus.
— Daoud, grommela Emerson. Impossible ! Il n’a pas un seul ennemi au monde.

***

Naturellement, aucun de nous ne permit à notre mésaventure nocturne de perturber notre plan de travail. Les enfants prirent leur petit déjeuner dans leurs chambres, sous le regard bienveillant de Fatima et de Basima, aussi le nôtre fut-il rapidement expédié. Néanmoins, nous eûmes droit à une semonce cinglante de la part de Gargery, lequel avait gracieusement cédé la surveillance des enfants à Fatima. Il feignit de lui accorder une faveur, mais je soupçonne qu’il avait estimé que quatre bambins étaient au-dessus de ses forces.

— Il se passe quelque chose, déclara-t-il tout en versant du café goutte à goutte dans la tasse d’Emerson. Vous n’avez pas le droit de me le cacher, monsieur et madame.

C ’était l’une des habitudes tout à fait exaspérantes de Gargery (il en avait plusieurs) de distribuer nourriture et boisson à dose homéopathique lorsqu’il était fâché contre nous. Emerson lui arracha la cafetière de la main.

— Je ne sais absolument pas ce qui se passe, Gargery, grogna-t-il. Et je n’ai pas l’intention d’en parler avec vous, en particulier en présence de...

 

Il hocha la tête et eut un clin d’œil exagéré pour montrer Sennia.

Pour une fois, elle mangeait son porridge sans protester. Ce matin, elle était très jolie et très soignée, ses cheveux coiffés en arrière et retenus par un ruban– et, observai-je avec un petit serrement de cœur, elle semblait tout à fait adulte. L’allusion d’Emerson ne lui échappa pas. Avec un sourire légèrement condescendant, elle fit remarquer :
— Je suis au courant, professeur. Fatima nous a tout raconté, à Gargery et moi, ce matin.

Gargery émit un grognement guttural. Il détestait apprendre quelque chose de la bouche de Fatima. — C’est très étrange, continua Sennia. Qui voudrait nuire à Daoud ?

— Nous ne savons pas si ce geste était destiné à nuire à quelqu’un, répondit Ramsès. Tout ce que cet individu pouvait raisonnablement espérer, c’était que nous buvions tous la tasse. Le bateau peut être remplacé, et il le sera, Sennia.

Elle ne fut pas convaincue par ces paroles rassurantes.
— Daoud ne sait pas nager.

— Mais nous, insista Ramsès. Père et moi l’avons ramené à la surface en moins de trente secondes. (Il eut un petit rire et poursuivit d’un ton enjoué :) Si tu l’avais vu, Sennia ! À aucun moment il n’a perdu son calme, ni la tête– ni même son turban !

— Cependant, c’était un vilain tour ! insista Sennia en se renfrognant. Qu’allons-nous faire ? — Vaquer à nos occupations comme d’habitude, répondis-je. C’est notre tradition, Sennia. — En serrant les dents? s’enquit Sennia d’un air sérieux.

— Tout à fait, acquiesça David. J’espère que tu n’es pas inquiète, Petit Oiseau. C’était un vilain tour, comme tu l’as dit, mais personne ne pourrait te faire une chose de ce genre.

 

— Je ne suis pas du tout inquiète. Tante Nefret m’a appris à tirer à l’arc.

 

— Bonté divine ! m’exclamai-je. J’espère que vous ne pratiquez pas ce sport de nouveau, Nefret ! Autrefois, vous étiez très adroite, mais avec les enfants à proximité...

 

— J’ai fait très attention, Mère.

 

Nefret évita le regard critique de son mari. Je compris que c’était également nouveau pour lui, et que cela ne lui plaisait pas beaucoup.

— Hum, fis-je. Evelyn, vous êtes sûre de vous sentir capable de travailler aujourd’hui ? Elle releva la tête et sourit.

— Bien sûr. Cela me plaît plus que je ne saurais le dire. Sennia, ma chérie, va chercher tes manuels scolaires et ensuite nous partirons.

Sennia ne protestait plus contre les cours que lui donnait Katherine, parce que, ensuite, il lui était permis d’apprendre le dessin avec Evelyn. Elle partit au trot et j’accompagnai Evelyn jusqu’à la véranda. Tout en mettant ses gants, elle me demanda, la mine grave :

— Pensez-vous que je devrais être armée, Amelia ? J’eus envie d’éclater de rire et de la serrer dans mes

 

bras, mais la solennité de son doux visage qu’encadraient ses cheveux argentés m’avertit de ne pas heurter ses sentiments. Avec une égale gravité, je m’enquis :

 

— A quelle sorte d’arme pensiez-vous, Evelyn ? Un pistolet ?

 

— Bonté divine, non, Amelia ! J’ai très peur des armes à feu et je blesserais probablement la personne qu’il ne faut pas. Un poignard, peut-être ?

L ’idée de la douce Evelyn plongeant un poignard dans un corps humain aurait paru impossible à la plupart des gens. Cependant, je l’avais vue faire quelque chose de presque aussi incroyable, lorsqu’elle avait tiré quatre balles dans la poitrine d’un ruffian alors qu’elle croyait (à tort, Dieu merci) qu’il avait assassiné son époux. Des personnes douces comme un agneau peuvent être extrêmement dangereuses quand elles sont portées à une fureur démentielle en voyant les êtres qu’elles aiment exposés à un danger.

Elle vit mon expression. Elle s ’exclama avec véhémence :
— Vous pensez que je ne pourrais pas réagir, si Sennia était menacée ?

— Je suis sûre que si, répondis-je, et je le pensais sincèrement. Mais, Evelyn. Gargery sera avec vous, et Abdul, le cocher, est un jeune gaillard robuste et dévoué. Il n’y a absolument aucune raison de supposer que Sennia court le moindre danger.

— Nous ne savons pas qui est en danger. Le savons-nous ?

 

— Eh bien– euh– non. J’ai trouvé ! Prenez l’une de mes ombrelles. Un jour, vous en avez manié une avec une grande efficacité.

 

— L’ombrelle-épée ?

 

De fait, ce n’était pas une question. Elle voulait vraiment l’emporter. J’entendis la voix de Sennia et j’ajoutai en hâte :

 

— Très bien, je vais la chercher. Mais pas un mot à Emerson !

Je n ’avais pas besoin de lui recommander de ne rien dire à Walter. Il aurait fait un tas d’histoires. Bonté divine, pensai-je tandis que la calèche s’éloignait, nous sommes devenus un groupe bien belliqueux ! Evelyn avec une épée, Sennia et Nefret avec un arc et des flèches...

Je pourrais peut-être demander à Nefret de me donner également quelques leçons de tir à l’arc. Et ne rien dire à Emerson.

 

*** Manuscrit H

 

— Enfer et damnation ! vociféra Emerson. Regardez-moi ça ! Cela va prendre des heures pour les mettre au travail !

Ramsès fit s ’arrêter Risha à côté de la monture de son père. Une foule s’était formée à proximité du chantier derrière le temple. Au milieu, sa tête dépassant celle des spectateurs plus petits, il y avait Daoud. A en juger par ses gestes amples, il était évident qu’il relatait les événements dramatiques de la veille.

— Il a bien mérité d’être sur le devant de la scène, dit Ramsès avec tolérance. Non seulement il a perdu son bateau, mais il a failli se noyer.

Daoud entreprit de se noyer, coulant lentement et disparaissant aux regards. Un concert d’exclamations effrayées salua sa prestation, lesquelles se changèrent en acclamations lorsque sa tête réapparut brusquement à la surface et qu’il commença à agiter les bras.

Les autres, qui avaient suivi à une allure plus paisible, firent halte derrière eux.
— Que se passe-t-il ? demanda Walter. Lia eut un petit rire.

— Daoud est en train de mimer son sauvetage. Je crois que ces mouvements de bras veulent dire qu’il nage. Laissez-le continuer, je vous en prie, c’est un excellent acteur !

 

— Bah ! fit Emerson.

 

Selim se tenait légèrement en retrait de la foule et il fut le premier du public captivé à les apercevoir.

 

— Le Maître des Implications est là ! lança-t-il. Il est temps de...

— Oui ! cria Daoud. Voici mes sauveurs ! Le Maître des Imprécations et le Frère des Démons, qui m’ont sorti de l’eau, et les autres, ces êtres courageux qui ont affronté la mort le sourire aux lèvres. Ce sont des héros !

Une grande acclamation retentit. Dissimulant son sourire derrière sa main, Emerson murmura : — Ce brave garçon a le sens de la mise en scène ! Il a donné la réplique comme un acteur professionnel !

 

— Je me demande jusqu’à quel point son récit était exact, dit Ramsès tout en répondant de la main aux applaudissements de la foule. Bonjour, Selim. Désolé d’avoir interrompu le spectacle. — Il était temps, répondit Selim en se renfrognant. Mon oncle vénéré est un fieffé menteur, mais... Est-ce vrai que quelqu’un avait saboté le bateau ?

 

Emerson était descendu de cheval. Écartant poliment deux admirateurs– les fils de Daoud– qui voulaient l’embrasser, il dit :

 

— C’est la vérité. Ramsès, vous voulez bien vous adresser à la foule, puisque Daoud l’a mise dans la disposition d’esprit appropriée ?

— Oui, Père. (Ramsès leva les mains pour réclamer le silence, et les visages se tournèrent vers lui, dans l’attente.) Mes amis ! Daoud vous a relaté ce qui s’était passé. Ce n’était pas un accident. Nous remplacerons le bateau, mais nous devons trouver qui a commis un acte aussi odieux. Nous vous demandons votre aide, en sachant que vous nous la donnerez, comme vous l’avez toujours fait.

Il se serait arrêté là, mais la vue du visage plein d’espoir de Daoud l’amena à ajouter : — Bien qu’il ait été trop modeste pour le dire, Daoud est également un héros. Honorez-le pour son courage.

 

— Bien joué, mon vieux, murmura Nefret.

Elle ne l ’avait pas appelé ainsi depuis très longtemps. Il se tourna vivement vers elle, mais elle avait déjà commencé à descendre de cheval. Les autres firent de même, et l’un des ouvriers emmena les chevaux vers l’abri que sa mère avait fait ériger avec des mâts et des morceaux de grosse toile.

— Dites aux hommes de se mettre au travail, Selim, ordonna Emerson.
Selim lui lança un regard sévère.

— Pas encore. Cette affaire est très grave, Maître des Imprécations. Nous devons parler de notre stratégie.

— Je n’ai pas de stratégie. Crénom, Selim– Son épouse le poussa avec son ombrelle. — Selim en a peut-être une, Emerson. Vous pourriez avoir au moins la politesse de l’écouter.

Avant que Selim pût répondre, ils furent rejoints par Bertie Vandergelt. Ramsès ne l ’avait pas vu jusqu’à présent, mais à l’évidence il avait fait partie du public, car son visage arborait une expression renfrognée au lieu de son sourire affable habituel. Otant son casque de liège, par déférence envers les dames, il s’exclama :

— C’est épouvantable, professeur ! Vous auriez pu être tous tués ! Comment pouvez-vous traiter cet incident avec une telle légèreté ?

Emerson croisa les bras et le regarda d ’un air furibond.
— Si vous ou Selim avez des conseils pratiques, je serai ravi de les entendre.

Ils n ’en avaient pas. Pas plus que Daoud, mais il leur apprit que son fils, le capitaine en titre de l’embarcation qui avait coulé, s’était rendu à Louxor de bonne heure le matin pour voir si l’on pouvait renflouer le bateau, et afin d’interroger les autres bateliers.

— Pour le moment, nous avons fait tout ce que nous pouvions, déclara Emerson. Si quelqu’un sait quelque chose, Selim en sera informé. A présent, est-ce qu’il m’est permis de poursuivre mon travail ? Bertie, je veux un plan de la maison que nous avons fini de dégager hier. David, prenez les appareils photographiques. Walter, il y a plusieurs inscriptions sur la façade qu’il faut copier.

Selim osa s ’attarder un instant encore.
— Est-il vrai que Daoud sait nager, maintenant ? Il s’est vanté que David lui avait appris.

— Il a peut-être besoin de quelques leçons supplémentaires, répondit David. (Son sourire amusé s’estompa.) Peut-être ferait-il mieux d’en prendre. Vous aussi, Selim.

 

— Je ne le pense pas, dit Selim en reculant. Je nage très bien. Eh bien, Maître des Imprécations, je vais rejoindre les hommes qui travaillent sur le site du temple.

Emerson s ’éloignait déjà à grands pas.
— Ramsès ! cria-t-il.

Les ruines des structures nord du temple ptolémaïque présentaient un certain nombre de petits problèmes très délicats pour les fouilles. Il ne restait pas un seul mur debout, et ce n’était pas facile de déterminer avec précision où les blocs écroulés s’emboîtaient. Nombre d’entre eux avaient disparu, emportés par des bâtisseurs ultérieurs. Les fellahs et les archéologues à la recherche d’objets façonnés avaient creusé des trous plus ou moins au hasard, laissant des amas de débris et compliquant d’autant la stratigraphie. Emerson proféra une kyrielle de jurons particulièrement grossiers lorsque l’un des ouvriers découvrit une page d’un journal allemand, datée du 4 janvier 1843, à soixante-dix centimètres sous le sol. Néanmoins, les travaux de dégagement progressèrent et, plus tard dans la matinée, Emerson recouvra sa bonne humeur lorsqu’ils localisèrent un morceau de colonne portant le cartouche de Séti Ier. Quand ils s’arrêtèrent pour déjeuner, il considéra avec une satisfaction visible l’ensemble des objets mis au jour. Il y avait notamment des fragments de statues et de stèles.

— XIX° dynastie, déclara-t-il. Dédiées à Hathor.
— Elle ne cesse de se manifester, n’est-ce pas ? murmura David.

Pour une fois, ils s ’étaient divisés en deux groupes d’âge, les parents assis d’un côté à l’écart et les quatre jeunes gens de l’autre. Ramsès lança un regard à son ami et serra les dents pour réprimer une réponse brutale. Il était devenu très susceptible lorsque l’on faisait allusion à cette déesse.

David poursuivit, avec un manque d ’à-propos apparent :
— Demain, c’est la pleine lune, non ?
— Oui, et alors ? demanda Lia.
David finit son sandwich et, se penchant en arrière, s’appuya sur les coudes.

— Il y a belle lurette que nous n’avons pas fait de grande promenade au clair de lune. Les temples de Louxor et de Karnak sont des lieux magiques à la pleine lune.

Lia secoua la tête.
— Tous les touristes seront, là.

— Alors que pensez-vous de Medinet Habou ou de Deir el Bahari ? Ou du temple ici ? J’avais l’intention de le peindre.

— Cela me convient parfaitement, répondit Ramsès avec nonchalance.
Nefret décroisa les jambes et se redressa sur les genoux. Elle posa un regard dur sur David. — Vous lui avez dit, n’est-ce pas ?
— Il m’a dit quoi ? demanda Ramsès.

— Je lui ai dit quoi ? s’exclama David. (Puis ses traits s’éclairèrent, et il éclata de rire.) C’est vrai, il n’était pas là l’autre matin lorsque ce garçon a parlé de gens qui voyaient Hathor apparaître dans son temple la nuit de la pleine lune. Allons, Nefret, vous ne croyez tout de même pas à ces histoires insensées !

— Personne ne me l’a dit, déclara Ramsès.

Il s ’efforça de garder un ton neutre, mais apparemment sans succès. Le visage de Nefret se rembrunit et elle évita de croiser son regard. Les deux autres demeurèrent silencieux, percevant une certaine tension dans l’air. Finalement, Nefret murmura :

— Excuse-moi. C’est stupide et superstitieux de ma part de voir un lien entre ces histoires insensées et ce qui t’est arrivé au Caire. Mais il n’y avait jamais eu d’histoires de ce genre à propos de Deir el Medina auparavant, n’est-ce pas ?

— Pas à ma connaissance, répondit Ramsès. Nous avons tous entendu parler de ce chat géant qui hante Karnak et qui se change en une femme à peine vêtue, laquelle séduit les hommes puis les étouffe. Des légendes comme celle-là sont fréquentes, aussi n’est-il peut-être pas surprenant que Deir el Medina en ait une à son tour. Je ne comprends pas, Nefret. Pourquoi ne voulais-tu pas que David m’en parle ? Est-ce que tu pensais que je viendrais ici, seul et en secret, pour me faire une opinion, et– Et quoi ? Me laisser séduire par une femme à l’esprit dérangé qui porte un déguisement ?

Elle avait tenté plusieurs fois de l’interrompre. La dernière phrase la fit se lever d’un bond, les joues empourprées.

 

— Je– Tu– C’est outrageant, Ramsès ! bredouilla-t-elle. Je n’ai rien pensé de la sorte ! Pourquoi es-tu aussi prompt à prendre la mouche ? J’essayais seulement de...

— Calmez-vous, tous les deux, dit David, placide. Sinon, tante Amelia sera ici dans une minute et voudra savoir pourquoi vous criez si fort. Vous feriez mieux de vous écouter l’un l’autre au lieu de vous lancer des accusations à la figure. À moins, bien sûr, que vous n’aimiez la dispute pour la dispute.

Nefret s ’assit.
— Je n’aime pas cela.

— Ah, c’est un comble ! fit Ramsès d’un ton brusque. Tu me reproches toujours d’éviter une franche discussion. Je m’efforçais simplement de...

Un éclat de rire de David l ’interrompit.
— Serrez-lui la main, suggéra David, et dites que vous êtes désolé.
La mine penaude, Ramsès prit la main que Nefret lui tendait.

— Je suis désolé, dit-il. Est-ce de cette façon que vous vous comportez avec vos enfants rebelles, David ?

— Cela ne marche pas avec Evvie, répondit David.
— Elle ne s’excuse jamais, ajouta Lia.

— Moi, si, murmura Nefret en baissant la tête. En vérité, je suis incapable d’expliquer, même à moi-même, pourquoi je m’échauffe ainsi à propos de cette affaire.

— Je crois que je comprends, dit Lia. (Nefret releva la tête. Son regard croisa celui de Lia, laquelle lui fit un petit signe de la tête et un sourire confidentiel avant de poursuivre.) L’inexplicable est toujours troublant. Et si l’un de vous, messieurs, laisse échapper les mots « intuition féminine »...

— Dieu m’en préserve ! fit David d’une voix atterrée et avec un pétillement irrépressible dans son regard. Pour ma part, j’ai quelques mauvais pressentiments. Mais la situation est inexplicable uniquement parce que nous n’avons pas encore découvert le motif. Nous le trouverons. Et je pense que ce serait une grave erreur d’ignorer les prétendues apparitions d’Hathor. Nefret a raison. Il n’y avait jamais eu d’histoires de ce genre avant cette année. Cela vaut la peine de mener une enquête, en tout cas.

Ils convinrent de limiter cette expédition à eux quatre. David avait exprimé son désir d’exécuter un tableau du temple au clair de lune. Ce serait leur prétexte.

 

— Mais je me demande bien pourquoi nous sommes obligés de donner une raison pour sortir seuls ! grommela Ramsès. Ils s’accrochent un peu, vous ne croyez pas ? Particulièrement... — Qu’en savez-vous ? Ils sont peut-être impatients d’être débarrassés de nous durant un moment, répliqua David avec une bonne humeur parfaite.

Après le déjeuner, Walter et lui partirent. David se rendait au Château et Walter rentrait à la maison, afin de travailler à ses traductions. Ramsès-les regarda s’en aller avec une envie non dissimulée. Ils avaient trouvé un grand nombre de matériel écrit. La plupart de ces documents étaient fragmentaires mais tous d’un grand intérêt et, en ce qui le concernait du moins, aussi importants que les ruines de ce satané temple. Son père n’avait pas vraiment besoin de lui sur le chantier. Après des années à se faire rabrouer par Emerson, les ouvriers connaissaient les techniques d’excavation. Nombre d’entre eux, dont Selim, savaient lire et écrire et tenir des dossiers rigoureux. Avec Bertie, Lia, Nefret et son épouse, Emerson disposait d’une équipe plus que suffisante pour ses besoins. Ramsès décida de soulever à nouveau la question le soir. Il avait déjà parlé avec son oncle de ce projet de publier conjointement certains des textes les plus intéressants. Walter n’était guère de taille à tenir tête à Emerson– pas plus que lui !– mais si tous deux unissaient leurs forces, peut-être pourraient-ils présenter des arguments convaincants.

Lorsqu ’ils rentrèrent à la maison cet après-midi-là, il se changea en hâte, laissa Nefret avec les enfants et alla trouver son oncle. L’une des pièces dans la nouvelle aile avait été aménagée en entrepôt et en espace de travail. Des rayonnages le long d’un mur contenaient des cartons remplis de tessons de poterie, classés et étiquetés. Des numéros à l’encre de Chine sur le côté ou au dos de chaque pièce renvoyaient au répertoire qui avait été dressé lors de leur découverte. Une longue table servait de bureau. Ramsès trouva son oncle penché sur celle-ci, son nez à moins de deux centimètres de la surface du papyrus marron et friable placé devant lui. Ses yeux allaient sans cesse du papyrus à la feuille de papier sur laquelle il copiait les signes hiératiques.

— Ah, Ramsès ! dit-il. Je suis content que vous soyez ici. Que pensez-vous de cet ensemble de signes ? Cela ressemble au mot pour « pieu d’amarrage », mais cela n’a pas de sens dans ce contexte.

Ramsès avait espéré travailler sur l ’inscription qu’il avait commencé à traduire, mais il ne pouvait pas rejeter la requête de son oncle. Il prit la feuille de papier. Contrastant avec les signes fanés, parfois brisés, sur le papyrus, la copie effectuée par Walter était soignée et claire, sauf aux endroits où des blancs indiquaient des signes qu’il avait été incapable de comprendre.

— Vous avez bien avancé, murmura Ramsès en examinant rapidement les lignes. « C’est le jour où les morts parcourent la nécropole afin de– quelque chose– l’ennemi– du pieu d’amarrage » ? C’est une métaphore pour mourir, enfoncer le pieu d’amarrage. Arriver en sûreté à la contrée de l’Ouest ?

— L’ennemi du pieu d’amarrage ? répéta Walter d’un air de doute. C’est plutôt ésotérique, même pour des Égyptiens, non ?

Ils continuaient de parler de ce passage et de discuter avec une amabilité parfaite, insouciants de l’écoulement du temps, lorsque la porte s’ouvrit. C’était Nefret, venue les chercher. Ramsès s’apprêtait à s’excuser pour leur retard, mais elle dit d’une voix tendue :

— Mère veut que vous veniez tout de suite. Nous avons de la visite.

 

* * *

 

*

J ’étais assise seule sur la terrasse. De tels moments d’intimité étaient rares ces derniers temps, et je me surpris à souhaiter égoïstement être en mesure de les savourer plus souvent. J’adore tous les membres de ma famille, mais il y a des fois où une personne au tempérament réfléchi désire être seule, et en a même besoin. Pourquoi ne partaient-ils pas pour se livrer à leurs propres occupations ? Pas constamment. Par-ci, par-là.

Je goûte en particulier cette heure de la soirée, lorsque la lumière s ’étend telle une légère couche d’or sur le désert et scintille sur le fleuve au loin. Ce soir, cette vue était gâchée par la satanée automobile qu’Emerson s’obstinait à laisser devant la maison au lieu de la mettre dans l’écurie. Je ne’ vis la calèche que lorsqu’elle s’arrêta dans la cour et qu’un homme en descendit. Je le reconnus. Un horrible pressentiment me coupa le souffle. Au lieu de répondre à mon télégramme, il était venu en personne pour me dire– quoi ?

L’honorable Algernon Bracegirdle-Boisdragon, plus communément connu sous le nom de Mr Smith, s’avança vers la porte munie de barreaux, et ses lèvres minces esquissèrent un sourire.

— Veuillez me pardonner cette intrusion, Mrs Emerson. Je suis venu un peu plus tôt dans l’aprèsmidi, mais votre maître d’hôtel m’a informé que vous n’étiez pas là, et il a refusé de me laisser entrer pour attendre votre retour.

Même Gargery était incapable d’impressionner cet homme. Ses yeux étaient aussi perçants que des vrilles. Ils ne changèrent pas d’expression lorsqu’il sourit, et sa figure étroite garda sa mine sévère. — Que s’est-il passé ? m’écriai-je. Est-ce que Sethos– Est-il...

— Ma chère Mrs Emerson ! Pardonnez-moi de vous alarmer ainsi. Je vous assure que votre ami est sain et sauf et ne court aucun danger immédiat. Cependant, sa– euh– situation présente est assez compliquée, et j’ai pensé qu’il serait préférable que je vous l’explique en personne. Ah, professeur ! Comme c’est bon de vous revoir !
Emerson vint se mettre à mes côtés.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il vivement. Est-ce que Sethos– Est-il...
— Il est sain et sauf, Emerson, dis-je.

— Oh ! Dans ce cas, pour quelle raison bouleversez-vous Mrs Emerson, bon sang ? Elle est toute pâle et tremblante. Vous feriez bien de boire un whisky, ma chère.

— Je vous assure que mes nerfs vont parfaitement bien, Emerson. Mais peut-être que vous... — Pourquoi cela ? Tout va bien avec les miens.
Emerson passa sa main sur son front emperlé de sueur.
— Puis-je entrer et vous expliquer ? demanda Mr Smith en regardant entre les barreaux. — Vous le pouvez, répondit Emerson. Il déverrouilla la porte.

— Mon Dieu ! fit Smith d’un air pensif. J’ai l’impression d’avoir commis une bévue. Moi qui avais espéré vous ménager ! Pour dire la vérité...

 

Il s’interrompit et ses lèvres se contractèrent comme la porte d’entrée s’ouvrait. Nefret apparut, suivie d’Evelyn et de Lia. Elle s’arrêta brusquement lorsqu’elle aperçut Smith.

— Vous connaissez ma belle-fille ? dis-je. Voici Mrs Walter Emerson, et sa fille, Mrs Todros. Evelyn, Lia, puis-je vous présenter Mr– euh– Smith. Il est venu nous donner des nouvelles de notre parent. Oublions les échanges de politesses, Mr Smith, et racontez-nous. Je ne voudrais pas vous accuser de prolonger à dessein notre attente.

— Je vous assure que telle n’était pas mon intention, répondit Mr Smith. Ma foi, en deux mots, votre parent est à l’hôpital. Ses blessures ne mettent pas sa vie en danger...

 

— Il est blessé ! m’exclamai-je. Comment cela s’est-il produit ?

— Je l’ignore, marmonna Smith. J’ignorais qu’il se trouvait à Jérusalem. Il n’était pas censé se trouver à Jérusalem. J’ai reçu un message écrit de lui voilà quelques jours, remis en main propre par un ruffian enturbanné, m’informant qu’il avait rencontré de petites difficultés, ainsi qu’il l’énonçait, mais qu’il sortirait de l’hôpital sous peu et viendrait ici. Ce sont les seules informations dont je dispose, mais, vous connaissant, Mrs Emerson, j’étais certain que vous seriez accourue au Caire pour faire le siège de mon bureau si vous n’aviez pas eu une réponse immédiate à votre télégramme.

— Je vous remercie, dis-je, ravie de ce compliment, même si telle n’avait pas été l’intention de Smith.

 

— Mais c’est épouvantable ! s’écria Evelyn, ses yeux empreints de compassion. Quelle sorte d’hôpital peut-il y avoir à Jérusalem ?

 

— Il est dirigé par une communauté religieuse, des sœurs françaises, répondit Smith. Il fait l’objet d’excellents soins, je puis vous le certifier.

Aucunement décontenancé d ’être le point de mire de nombreux regards peu amicaux, il s’installa à son aise dans un fauteuil, disposé à s’incruster, semblait-il. Aha, pensai-je. Apporter cette nouvelle n’avait pas été l’unique motif de sa visite.

— Resterez-vous pour le thé, Mr Smith ? m’enquis-je.
— Je vous remercie, Mrs Emerson, ce sera avec le plus vif plaisir.
Nous échangeâmes des sourires tout aussi peu sincères.
— Je vais voir ce qui retient les autres, dis-je en me dirigeant vers la porte.
Emerson me suivit.

— Peabody ! (Sa tentative pour chuchoter me fit bourdonner les oreilles.) Avez-vous perdu la tête ? Ce sale bâtard ne serait pas aussi aimable s’il ne voulait obtenir quelque chose de nous. S’il croit qu’il peut recruter Ramsès pour une autre mission...

— Chut ! (Je l’entraînai à l’intérieur de la maison.) La guerre est finie, Emerson. — Mais Sethos continue de se mêler de Dieu sait quoi ! Si mon frère, dit Emerson en roulant les « r » violemment, s’est à nouveau mis dans de beaux draps, d’où il espère que Ramsès va le tirer...

— Il ne ferait pas cela.
— Vous défendez toujours ce– cet vaurien ! cria Emerson.

Même lorsqu’il s’emportait, il évitait d’utiliser son épithète préférée (bâtard) pour désigner son frère illégitime.

 

— Mère, dit Nefret en tirant sur ma manche. Faites-le partir !

— J’ai mes raisons de vouloir que Smith reste, répondis-je. Je vous les exposerai plus tard. Oh, vous voilà, Fatima. Merci d’avoir patienté. Vous pouvez apporter le thé maintenant, sans vouloir abuser de votre gentillesse. Nefret, pourriez-vous aller chercher Walter, Ramsès et David, et leur dire de venir ici ? Amenez également les enfants. Tous les enfants.

L ’expression de Smith, lorsque le reste de la famille fit irruption sur la véranda, me procura une grande satisfaction malicieuse. Les trois plus jeunes des enfants filèrent tels des projectiles, allèrent en trombe d’un adulte à un autre, donnèrent des baisers et des salutations de leurs voix douces, grêles, et extrêmement perçantes. Pour finir, ils se tinrent en rang devant Smith, lequel avait l’air hagard d’un homme acculé par des chiens retournés à l’état sauvage.

— Qui êtes-vous ? demanda Evvie.
— Voici Mr Smith, répliquai-je. Dis bonjour gentiment.
Ils continuèrent de le regarder fixement.
— Bonjour, petite fille, dit Smith.
Il avança la main pour donner une légère tape sur la tête d’Evvie.

— Je n’aime pas que les gens fassent ça, déclara-t-elle en repoussant sa main. Davy non plus. Et Charla mord.

 

— Allons, les enfants, ça suffit, dit Ramsès en récupérant les siens. Allez voir maman. Laissez le monsieur tranquille.

— Quels charmants enfants, déclara Smith avec un sourire forcé. Les vôtres ?
— Deux d’entre eux. Dont celle qui mord.

— Cela ne me surprend pas, murmura Smith. Et voici sans doute Mr Todros. C’est un plaisir de faire enfin votre connaissance.

 

David hocha la tête sans répondre. Ses yeux noirs avaient un regard glacial. Nefret devait lui avoir appris l’identité du visiteur.

 

— Voici mon oncle, Mr Walter Emerson, dit Ramsès. Je ferais les présentations dans les règles si je savais quel nom vous utilisez couramment.

Un sourire pincé, fugace, accueillit cette moquerie.
— Smith fera l’affaire. Enchanté, Mr Emerson.

— Et je suis Sennia Emerson, dit cette jeune personne en tenant ses jupes et en faisant une révérence. Je présume que vous avez entendu parler de moi.

— Oui– tout à fait– euh– comment allez-vous ?
— Très bien, merci. Et vous ?

— Assieds-toi, Sennia, commanda Ramsès d’un ton quelque peu sévère. Un gentleman reste debout jusqu’à ce que toutes les dames présentes se soient assises.

En fait, cela s ’adressait à Nefret, qui serrait les jumeaux contre elle telle Niobé essayant de protéger ses enfants des flèches mortelles d’Apollon et de Diane. Elle rougit et se laissa tomber sur le canapé à côté de Lia.

— Tout le monde prendra du thé ? demandai-je.
Ramsès s’approcha pour prendre les tasses tandis que je les remplissais.
— Je suppose que vous avez une raison d’agir ainsi ? s’enquit-il à voix basse.

— J’ai toujours au moins une raison. Maintenant qu’il a été décontenancé par les chers bambins, je vais peut-être réussir à lui soutirer quelques réponses sensées.

 

Après avoir dispensé la boisson réconfortante et demandé à Sennia de faire passer les petits gâteaux, je m’éclaircis la voix :

 

— Mr Smith est venu nous apporter des nouvelles de notre parent. Il a été souffrant, mais il se rétablit.

 

— La malaria, à nouveau ? demanda Nefret, l’intérêt professionnel l’emportant sur l’instinct maternel protecteur.

 

— Non. Il a reçu certaines blessures. Rien de grave.

Walter avait réfléchi à la situation. Lorsque nous lui avions appris les activités de Sethos durant la guerre, nous n’avions pas mentionné Smith, mais son esprit analytique avait été prompt à faire le rapprochement.

— Quel est son nom ?
— Je vous demande pardon ?
Smith tourna vers lui ses yeux aussi perçants que des vrilles.

— Je présume qu’il travaille pour vous, ou avec vous, ou sous votre direction, dans un certain service gouvernemental, dit Walter, pas le moins du monde intimidé par ce regard froid. Je ne puis croire que la bureaucratie britannique emploierait un homme sans enquêter sur le plus infime détail de sa vie passée– y compris son nom.

La question sembla éveiller le sens de l’humour de Smith habituellement en sommeil. Ses yeux s’étrécirent et de fines rides apparurent tout autour.

 

— Aucun de vous ne le sait ? Bien, bien. S’il n’a pas jugé utile de vous le dire, ce ne serait pas bien de ma part de trahir sa confiance.

— Où est-il ? demanda Ramsès.
— Un instant, je vous prie, dis-je en lançant un regard d’avertissement à mon fils. Sennia, ma chérie, tu veux bien emmener les enfants dans le coin qui leur est réservé et leur donner du papier et des crayons de couleur ? Je te remercie. Très bien, Mr Smith, vous pouvez répondre à la question de Ramsès.

— Je crains de ne pas être en mesure de le faire.
Nefret se pencha en avant, les mains jointes.

— Parce que vous ne le pouvez pas ou bien parce que vous ne le voulez pas ? Franchement, peu m’importe ce qu’il a fait. La guerre est finie, et si Sethos a repris ses activités dans le commerce des antiquités, cela ne regarde que lui. Vous ne pouvez pas vous attendre que Ramsès...

— Excuse-moi de t’interrompre, Nefret, dit Ramsès.
— Excuse-moi plutôt, répliqua-t-elle en se redressant vivement.

Cet échange avait amusé Smith. Il trouvait sans doute ces divergences d’opinion divertissantes– et potentiellement utiles.

— Je ne m’attends pas que votre époux fasse quoi que ce soit, dit-il d’un ton mielleux. On ne saurait nier que ses compétences pourraient être très utiles. Recueillir des renseignements ne prend pas fin avec un armistice, et le Moyen-Orient et l’Egypte sont des poudrières en puissance.

— Grâce à votre politique incohérente et tortueuse, déclara Emerson. Il y a une contradiction flagrante entre le principe d’autodétermination, que nous soutenons en théorie, et la politique que nous pratiquons. La France garde la Syrie, nous gardons l’Egypte, et nous avons promis la Palestine à la fois aux sionistes et aux Arabes.

— Certains pourraient alléguer que les indigènes de ces régions sont incapables d’être autonomes, répondit Smith.

 

Il essayait de pousser Emerson dans ses derniers retranchements. Ce n’était pas difficile.

— Ha ! s’exclama mon époux. Bien sûr, je reconnais que nous nous sommes mieux conduits en Egypte que certaines puissances occupantes ne l’auraient sans doute fait, mais il est plus que temps que nous quittions ce pays et laissions les Égyptiens construire eux-mêmes leur destin. Qui sommesnous pour les regarder de haut ? Notre grande civilisation occidentale, chrétienne, a fait brûler des gens sur le bûcher, les a enfermés dans des ghettos, s’est emparée de leur territoire par la ruse ou par la force, et nous venons de mener la guerre la plus sanglante de toute l’Histoire !

— Vos opinions n’intéressent pas notre invité, Emerson, dis-je en observant Smith.

— Au contraire, Mrs Emerson. Elles m’intéressent énormément. Je suis sûr que la sympathie du professeur pour les diverses aspirations nationalistes ne l’empêcherait pas d’avertir Le Caire s’il apprenait des projets d’émeutes en Haute-Égypte.

— Aucun de nous n’est partisan de la violence, intervint Ramsès, dont les yeux, comme les miens, étaient fixés sur le visage impassible de Mr Smith. Comme vous devriez le savoir. Où voulezvous en venir, Smith ?

— Charla est en train de manger son crayon, annonça Evvie.

A l ’évidence, tout semblait l’indiquer. Le crayon de Charla était à présent un moignon et sa moue laissait supposer que l’objet d’un joli rouge n’avait pas un goût aussi délicieux qu’elle l’avait espéré. Ramsès se précipita vers sa fille et l’empoigna.

— Crache ça ! ordonna-t-il. Tout de suite !
— Je lui avais dit de ne pas le manger, fît Evvie d’un ton vertueux.
Ramsès glissa un doigt dans la bouche de Charla.
— Qu’y a-t-il dans ces satanés crayons ? Sont-ils toxiques ? Aïe ! Mère, pourriez-vous la... — Ce n’est pas la bonne manière de s’y prendre. Donnez-la-moi.

Je retournai Charla sur mon bras et la tapai très fort entre les omoplates. Une averse de débris répugnants jaillit d’un coup. La plupart tombèrent sur le pantalon de flanelle bien repassé de Mr Smith. Examinant les morceaux, je fis remarquer :

— Je ne pense pas qu’elle en ait avalé. Mais nous devons nous en assurer, n’est-ce pas, Nefret ? — Je m’en occupe, répondit-elle en s’emparant de l’enfant qui se tortillait dans mes bras. Ramsès, tu veux bien m’aider ?

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiéta vivement Emerson.
— Croyez-moi, très cher, vous n’avez aucune envie de le savoir, certifiai-je.
Ils partirent avec Charla, laquelle protestait avec volubilité sinon de façon intelligible. — Crénom ! s’exclama Emerson. Vous ne voulez pas dire... ? Pauvre petite créature ! .

— Ce n’est pas la première fois, dis-je. Charla fait partie de ces enfants, sans cesse curieux et trop jeunes pour mesurer les conséquences, qui utilisent tous leurs sens pour découvrir le monde. Un jour, elle sera peut-être une scientifique distinguée si nous parvenons à l’empêcher de s’empoisonner avant qu’elle atteigne l’âge de raison. Mr Smith, je suis vraiment désolée pour votre beau pantalon. Je vous suggère de laisser sécher les petits morceaux avant de les épousseter de la main.

Il avait déjà essayé de le faire. Le résultat était tout à fait dégoûtant et les taches ne partiraient pas, j’en avais la certitude.

— Un prix peu élevé à payer pour cet aperçu délicieux de la vie de famille, rétorqua Smith avec un manque de sincérité évident. Néanmoins, je dois m’en aller. Je prends le train de nuit pour Le Caire. Au revoir à tous, et merci pour votre– euh– charmante hospitalité.

— Emerson et moi allons vous accompagner jusqu’à votre calèche, déclarai-je. Smith m’observa tirer les verrous et les crochets.

— J’espère, dit-il à voix basse, que ces précautions n’ont pas été prises en prévision de quelque danger ? Vous savez qu’il vous suffit de demander notre protection.

 

— Les barreaux et les verrous ne sont pas là pour empêcher des ennemis d’entrer, mais pour empêcher les enfants de sortir.

J ’attrapai Davy, qui s’efforçait de donner l’impression que se faufiler par la porte était la dernière de ses intentions. Les grands yeux bleus, les boucles blondes et le sourire angélique auraient abusé n’importe qui, excepté une grand-mère avertie. Je le tendis à Evelyn.

— J’ai appris, pour l’automobile, à Louxor, dit Smith en s’arrêtant pour l’examiner. Toute la ville en parle. Ainsi que de votre petit accident la nuit passée. Ce n’était pas un accident, n’est-ce pas ?

— Cessez d’essayer de me tirer les vers du nez, Mr Smith, répliquai-je d’un ton enjoué. Je vous suggère de nous envoyer Sethos dès qu’il sera en état de voyager. Il se rétablira plus rapidement ici que dans n’importe quel hôpital. Vous lui aviez fait parvenir notre premier message, je présume.

— Oui, certainement. Qui est la personne qui avait disparu ?
— S’il a choisi de ne pas le confier, ce serait inconvenant de ma part de le faire.

— Sacrement exact ! fit Emerson. Encore une chose, Smith, ensuite vous pourrez aller à Louxor ou au diable. Où vouliez-vous en venir avec ces allusions à des émeutes dans la région ? Avez-vous reçu des renseignements indiquant une telle éventualité ?

— La Commission de Lord Milner doit arriver dans quelques semaines. Elle ne proposera pas les clauses que réclame l’Egypte. Il y aura des troubles.

 

— Il y en aura à coup sûr si la Grande-Bretagne refuse de renoncer au protectorat, grommela Emerson en se frottant le menton. Vous n’avez pas répondu à ma question, Smith.

Le cocher se tenait près de la portière de la calèche, attendant que Smith monte. — Il n’a pas l’intention d’y répondre, Emerson. Au revoir, Mr Smith.
Il s’immobilisa, un pied sur le marchepied, et considéra son pantalon fichu d’un air lugubre. — Cela vous a-t-il divertie, Mrs Emerson ?
— Je crois que vous êtes célibataire, Mr Smith ?

Il baissa la tête et grimpa à l’intérieur du véhicule. J’entendis un bruit étouffé qui pouvait être un rire.

 

***

 

— Ainsi c’était le mystérieux Mr Smith, dit Walter. C’était très aimable à lui de faire tout ce trajet afin de nous rassurer.

 

— Son véritable nom est Bracegirdle-Boisdragon, expliqua Emerson. Et la véritable raison de sa visite n’avait rien à voir avec l’amabilité.

 

— Que voulait-il, alors ? demanda Ramsès. Mère et vous lui avez parlé pendant quelques minutes. Vous avez certainement été en mesure de lui soutirer quelque chose.

— Il a essayé la plupart du temps de nous soutirer quelque chose, répondis-je. Il n’y est pas parvenu, mais il n’a rien révélé d’intéressant– excepté qu’ils s’attendent à un mécontentement général lorsque la Commission de Lord Milner arrivera, ce que n’importe qui aurait pu prévoir.

— Était-ce ce .qu’il voulait dire par ses allusions à des émeutes à Louxor ? s’enquit Walter. S’il y a des risques de violence, nous devrions mettre les femmes et les enfants en sûreté.

 

— Ridicule, dit Evelyn calmement.

— Tout à fait ridicule, acquiesça Emerson. Selim serait informé de rumeurs de ce genre longtemps à l’avance, et aucun des habitants de Louxor ne s’en prendrait à nous. Nous n’avons pas eu le moindre ennui au printemps dernier.

— Et en ce qui vous concerne, David ? poursuivit Walter. Cet individu n’arrêtait pas de vous regarder. Vous m’avez certifié que vous aviez rompu toute relation avec les nationalistes. Vos responsabilités envers votre épouse et vos enfants...

— J’en suis parfaitement conscient, monsieur. (David se montrait toujours plein de déférence envers son beau-père. Cette interruption et la crispation de sa mâchoire furent les seuls signes d’une colère contenue.) Je vous ai donné ma parole, et je l’ai tenue.

— Alors pourquoi ce… – Smith a-t-il abordé ce sujet ? insista Walter. Cela ressemblait fort à une accusation.

 

— Ou à une mise en garde, murmurai-je.

Nous fûmes plusieurs à parler en même temps, Lia prenant la défense de son époux d ’un ton indigné, Evelyn s’efforçant de calmer son époux et Emerson couvrant les voix plus douces d’un véritable mugissement de taureau.

— C’est vous qui lancez dés accusations dénuées de tout fondement, Walter ! Ne laissez pas ce bât… – hum– cette canaille de Smith semer la discorde entre nous !

 

— Que diriez-vous d’un whisky-soda bien tassé ? proposai-je.

 

Tout en bougonnant Emerson se dirigea vers la desserte, et je me tournai en souriant vers le petit garçon qui s’était approché de moi avec timidité.

 

— Tu as un nouveau dessin à me montrer, Dolly ? Oh ! C’est très, très bien ! Montre-le à Grandpère Walter.

 

— Il a beaucoup de talent, dit Evelyn avec fierté.

 

— C’est un âne, expliqua Dolly. Je suis juché dessus. -Oui, je vois. (Le visage sévère de Walter se radoucit.) Et un âne superbe. Euh– pourquoi a-t-il six pattes ?

 

— C’est parce qu’il court. (Dolly reprit la feuille de papier et examina son dessin d’un œil critique.) Je crois que je vais lui mettre plus de pattes. Il court très vite.

L ’intervention innocente du cher enfant avait fait baisser la tension. Je me demandai s’il avait perçu la dissension entre son père et son grand-père. C’était un petit garçon très sensible. Walter regarda David d’un air embarrassé.

— Je vous fais toutes mes excuses. C’est seulement que je...

— Vous êtes inquiet pour les êtres qui vous sont chers. (David n’était pas homme à garder rancune. Ses yeux noirs exprimèrent affection et compréhension.) Il en est de même pour moi, monsieur.

— Quels sont ces papiers que vous avez apportés, Walter ? demandai-je en acceptant le verre de whisky que me présentait Emerson.

— Quels papiers ? demanda Walter d’un air déconcerté.
Evelyn les ramassa sur le sol et les lui tendit.

— Il travaillait sur un manuscrit très important, expliqua-t-elle. Je présume que vous vouliez nous lire votre manuscrit, Walter.

 

— Oh, oui, bien sûr.

 

Walter lissa les feuilles. Quelqu’un avait dessiné un objet qui représentait peut-être une pyramide au verso de l’une d’elles.

 

— Il n’est pas censé apporter son travail lors d’une réunion familiale, grommela Emerson. Ramsès, jetez donc un coup d’œil à ceci.

 

Il sortit un rouleau de papier d’un carton à dessin posé près de son fauteuil et le lui tendit. — L’œuvre de David ? s’enquit Ramsès en examinant le croquis méticuleusement coloré d’une partie d’un couvercle de cercueil.

 

— Celle d’Evelyn, rectifia Emerson. Ce croquis est de David. Il a fini de dessiner la garniture de perles sur la robe.

 

— Tous deux sont merveilleux, dit Ramsès avec une admiration sincère.

 

— Rangez-les avant que quelqu’un ne renverse du thé dessus, conseillai-je. Vous n’auriez pas dû les apporter lors d’une réunion familiale, Emerson.

 

Emerson ignora cette pique avec l’adresse d’une longue expérience.

 

— Pendant combien de temps encore allez-vous travailler sur la collection de Vandergelt ? Combien reste-t-il d’objets à copier ?

— Nous pourrions y passer des années, répondit David en prenant la tasse de thé que je lui présentais. A l’évidence, c’est impassible. Nous allons devoir nous en tenir aux objets les plus importants et les plus fragiles. Cette décision vous incombe, à Cyrus et vous.

Emerson ouvrit la bouche mais, avant qu’il pût exprimer son opinion, j’intervins.

— Nous devons organiser une petite réunion de travail, Emerson, et solliciter l’avis de toutes les personnes concernées, y compris Cyrus. Demain après-midi, peut-être ? Excellent. Je préviendrai Cyrus. À présent, écoutons la traduction de Walter.

— Oh, très bien ! fit Emerson. Quel est donc ce texte que vous trouvez si important, Walter ? — Je vous en avais parlé voilà quelques jours, Radcliffe. L’horoscope.
— Ah oui, dit Emerson. (Manifestement, il n’avait gardé aucun souvenir de cette conversation.)

— Le terme n’est pas tout à fait approprié, expliqua Walter avec empressement. Apparemment, ce texte n’est pas fondé sur l’astrologie, ni sur aucun autre système qui nous soit familier. Il répertorie les jours de l’année, les classe comme bons ou mauvais, et prédit ce qui est susceptible de se produire. Par exemple : « Premier mois d’Akhet, vingt-quatrième jour. Très bon. Le dieu navigue avec un vent favorable. Celui qui est né ce jour sera entouré d’honneurs et mourra à un grand âge. »

— Akhet est la première saison de l’année, n’est-ce pas ? demanda Lia.
Son père acquiesça de la tête.

— La saison des inondations, lorsque le Nil est en crue et sort de son lit. Le premier jour de l’année était marqué par la réapparition de l’étoile Sirius.

— Bien, bien, approuva Emerson, faisant un effort louable. Très intéressant.
Walter lui adressa un sourire radieux.

— N’est-ce pas ? Mais ce n’est pas le passage le plus intéressant. Je suis tombé sur cette phrase hier. « Le jour des enfants de l’orage. Très dangereux. Ne pas aller sur l’eau ce jour-là. » Il avait réussi à captiver l’attention d’Emerson– ainsi que la mienne, et celle de plusieurs autres. Ramsès haussa les sourcils.

— Vous vous rappelez ce que notre– hum– euh– Sethos a dit l’autre soir, à propos des enfants de l’orage ? poursuivit Walter avec un enthousiasme naïf. Cela m’a procuré un sentiment très étrange de voir la même phrase dans un texte égyptien ancien. Bien sûr, la référence n’est pas du tout la même. Euh– Sethos– s’exprimait de façon poétique et au figuré, tandis que celle-ci a une signification religieuse explicite.

Avec un certain retard, il prit conscience des regards fixes de ceux qui l ’entouraient. — Une surprenante coïncidence, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un air incertain. David fut le premier à parler.
— En effet. C’est surprenant cette coïncidence.

— Et c’est tout ce que c’est, déclara Emerson avec une grande véhémence. Les coïncidences sont la base de toutes les sciences occultes– des coïncidences, et le désir de croire. La personne crédule se souvient d’une conjecture exacte tout à fait par hasard, tandis qu’on oublie un millier de prédictions inexactes. Même si la date se révélait... (Il ne termina pas sa phrase.)

— Quelle est la date, oncle Walter ? interrogea Nefret.
Walter regarda la feuille de papier.

— « Troisième mois d’Akhet, dix-neuvième jour. » En des termes modernes– Impossible de le dire sur-le-champ. Ainsi que vous le savez tous, le calendrier égyptien comprenait trois cent soixantecinq jours, mais, étant donné que l’année solaire est en fait plus longue que cela, les Égyptiens ôtaient un jour tous les quatre ans ou à peu près. Ce serait difficile de calculer la correspondance. Nous pourrions essayer, bien sûr...

— Et nous ne le ferons pas, conclut Emerson. Ce serait une perte de temps totale. Gargery, que voulez-vous ? Ce n’est pas la peine de débarrasser le service à thé maintenant.

 

— Cela ne me dérange pas, monsieur, répondit Gargery en rassemblant les tasses. — Très aimable à vous de le dire, fit Emerson d’un ton sarcastique. Je puis vous certifier que vous ne manquez absolument rien, Gargery. Nous parlons d’un texte égyptien ancien.

— Oui, monsieur. Toutefois, monsieur, je n’ai pu m’empêcher de surprendre votre conversation... — Enfer et damnation ! cria Emerson. Vous écoutez aux portes de nouveau ?
Le visage de Gargery afficha une expression de reproche peiné.
— Je passais près de la porte, c’est tout. Ce calendrier que Mr Walter a traduit... — Un ramassis de sottises, l’interrompit Emerson.

— Ma foi, monsieur, ces Egyptiens étaient des païens, certes, mais ils savaient beaucoup de choses. Il me1-semble que vous devriez continuer de le traduire et trouver ce qui va se produire ensuite.

Ramsès s ’éclaircit la voix.
— Puisque nous parlons de papyrus, Père, je me demandais si je ne pourrais pas... — Crénom ! vociféra Emerson. Sacré bon sang, Gargery, combien de fois vous ai-je dit... — Père, insista Ramsès d’une voix forte.

Les yeux protubérants d’Emerson suivirent le geste de sa main vers le coin de la pièce où Sennia était assise, figée sous l’effet d’une surprise atterrée.

 

— Oh ! fit Emerson. Euh, je ne t’avais pas vue, Sennia. Je m’excuse pour mon langage. Je... — Vous devriez présenter des excuses à Gargery, rétorqua Sennia d’un ton sévère. Il essayait seulement de vous aider.

 

— C’est tout à fait exact, monsieur, renchérit Gargery avec un sourire exaspérant. J’ai dit ce que j’avais à dire, comme c’était mou devoir. Venez, Miss Sennia, il est temps pour vous de dîner. Ils sortirent en se tenant par la main. Emerson, qui continuait de bouillir d’une fureur contenue, chercha une victime du regard.

 

— Voyez ce que vous avez fait, Walter ! s’exclama-t-il. Remplir de sottises la tête de cette enfant !

 

— C’est la tête de Gargery le problème, murmura Ramsès. Père, j’avais l’intention de vous demander…

 

Son père ne lui prêta aucune attention.

 

— Et une autre chose, Walter. Auriez-vous la bonté de vous abstenir à l’avenir de parler de notre frère en disant « euh– Sethos » ? Vous ne pouvez donc pas prononcer ce nom sans bégayer ? L’injustice de cette remarque fit s’empourprer le visage de Walter, qui répondit avec une véhémence inhabituelle de sa part.

 

— Non, je ne peux pas, Radcliffe. Quelle sorte de nom est-ce là pour un Anglais et un chrétien ? — J’ignore s’il est chrétien, dit Emerson, son attention distraite. Je ne lui ai jamais posé la question.

 

— Vous ne lui avez jamais demandé quel était son véritable nom ? Ne me dites pas qu’il a été baptisé Sethos !

 

— Jusqu’ici, il a déjoué toutes nos tentatives pour le découvrir, déclara Emerson d’un air maussade. Pourquoi diable ne pas le lui demander vous-même, si c’est aussi important pour vous ?

En ce qui le concernait, cela mettait un point final à la discussion. Il se tourna vers moi. — N’est-ce pas l’heure pour les enfants d’aller se coucher ?
— L’heure est passée depuis longtemps, répondis-je. Nefret– Oh, elle est toujours avec Charla.

— Quel idiot superstitieux ! marmonna son père. (Il faisait allusion à Gargery, ainsi que ses paroles suivantes l’explicitèrent.) Il va parler à Fatima et à tous les autres de ce satané papyrus, et ils vont se tordre les mains et trouver des mauvais présages dans toute la maison. Ils voudront probablement que j’exorcise les mauvais .esprits. Enfer et damnation ! Oh– que vouliez-vous me demander, mon garçon ?

— Cela peut attendre. Je désire voir comment va Charla.

 

Ramsès mit Davy sur son épaule. Celui-ci, qui appréciait les méthodes de transport peu orthodoxes, gloussa de plaisir.

 

— Oh, bon sang ! s’écria Emerson d’un air consterné. J’avais complètement oublié cette pauvre petite. Je vous accompagne. Quelques gâteaux secs lui feront peut-être du bien.

Il fourra dans sa poche les petits gâteaux qui restaient. Je ne protestai pas. Les enfants ont un estomac en fonte. J’avais vu Charla engloutir un énorme dîner après un incident similaire. (Une pleine poignée de feuilles de poinsettia écarlates. A l’évidence, la couleur rouge l’attirait.)

À mon avis, Emerson s ’était montré très grossier envers Walter, et il méritait qu’on lui rabattît le caquet. Au lieu de le réprimander, je songeai à une forme de punition plus subtile, qui aurait l’avantage supplémentaire d’arranger les affaires à mon idée. J’attendis l’après-midi suivant pour mettre mon plan à exécution. Le premier pas ne fut pas accompli sans une certaine difficulté, parce que Emerson résista à ma « proposition » d’arrêter le travail de bonne heure. Ce n’était pas vraiment une proposition, toutefois, et lorsqu’il se fut enfoncé cette idée dans la tête il fît ce qu’on lui demandait. Nous nous rendîmes directement au Château, où Cyrus nous attendait.

Je n ’avais pas vu mon vieil ami depuis plusieurs jours, et je fus affligée de constater que sa barbiche montrait des signes d’usure. Il n’arrêta pas de tirer dessus tandis qu’il nous conduisait dans son cabinet de travail où il avait effectué les préparatifs, conformément à ce que je lui avais suggéré avec tact dans ma petite lettre. La table en acajou avait été débarrassée, des chaises disposées tout autour, et du papier et un stylo étaient placés soigneusement à chaque place. Cyrus me proposa la chaise à la place d’honneur, mais j’insistai pour qu’il la prît, en ajoutant :

— Je vais m’asseoir ici à votre droite, Cyrus, et je ferai office de secrétaire. Vous avez préparé un ordre du jour, je présume ?

 

— Pas exactement, répondit Cyrus en regardant les papiers que je sortais de mon sac à main. Je m’étais dit que vous le feriez.

— Juste quelques notes, dis-je avec modestie.
— Ha ! fît Emerson, assis en face de moi. Ce que je veux savoir...
Je donnai de petits coups secs sur la table avec mon stylo.
— Plus tard, Emerson. Nous devons d’abord écouter les comptes rendus du comité. — Un comité ? gronda Emerson. Quel comité ?
— Mais avant cela, quelques remarques préliminaires du président de la séance. Je fis un signe de la tête à Cyrus.

— Vous feriez mieux de vous en charger, Amelia, dit Cyrus en s’efforçant de ne pas sourire comme il jetait un regard au visage d’Emerson qui se renfrognait. C’était votre idée. Je m’étais attendue qu’il le propose, aussi fus-je en mesure de parler avant qu’Emerson pût le faire.

— Il est devenu évident pour moi, comme cela l’a certainement été pour vous tous, que nous devons définir nos objectifs et nos buts, et décider de quelle manière allouer temps et personnel avec la plus grande efficacité aux divers projets qui sont en cours. En vérité, nous avons la chance d’avoir un grand nombre de personnes de talent avec nous...

J ’adressai une série de sourires et de signes de la tête aux personnes en question. J’obtins en retour quelques sourires et signes de la tête. De la part d’Emerson, j’obtins un grognement silencieux. Nefret, assise à côté de lui, sa main posée sur la sienne, s’efforçait de ne pas éclater de rire. David avait posé ses coudes sur la table et appuyé son menton sur ses mains. Ses doigts couvraient sa bouche, mais je voyais qu’elle se contractait nerveusement.

— ... mais l’ampleur même du talent disponible nécessite une organisation de toute urgence, pour-suivis-je. Sans quoi, nous courons le risque de gaspiller notre énergie collective et de perdre un temps précieux.

Ramsès, qui avait observé son père, dit doucement :
— Très bien énoncé, Mère. Auriez-vous par hasard dressé une liste de ces projets ? Je saisis l’allusion.

— Oui, certainement. Ils ne sont pas nécessairement par ordre d’importance, notez bien. Je les ai simplement couchés sur le papier au fur et à mesure qu’ils me venaient à l’esprit. Le*trésor des princesses vient en premier. M. Lacau peut revenir à tout moment et il n’a pas eu la courtoisie de nous informer de ses intentions. Pour ce que nous en savons, il peut très bien nous demander d’empaqueter le trésor et de le lui expédier. C’est pourquoi David et Evelyn devraient porter tous leurs efforts à terminer leurs copies des objets les plus importants. Nous sommes d’accord sur ce point, j’espère ? Parfait. J’étais sûre que nous le serions. Je propose que, une fois cette réunion achevée, nous nous rendions à l’entrepôt afin d’examiner ensemble les objets. Je pense que cela convient à tout le monde ? Parfait. Nous devons considérer une autre question à propos du trésor, mais je la remets à plus tard, le temps que Cyrus soit prêt à faire son compte rendu.

« Le deuxième projet concerne le chantier et la copie des tombes de Deir el Medina. Ce projet devra être ajourné jusqu’à ce que David et Evelyn aient terminé leur travail ici mais, à mon avis, Cyrus devrait commencer à s’atteler aux préparatifs.

« Le projet numéro trois concerne le matériel écrit que nous avons trouvé – les ostraca et les papyrus. Ils devraient être rassemblés, traduits et publiés. (Je tournai une page, m’éclaircis la voix et continuai :) Le projet numéro quatre concerne, bien sûr, les fouilles entreprises sur le site du village et les environs.

Même la main de Nefret fut incapable de contrôler Emerson plus longtemps.

 

— Je me demandais quand vous aborderiez ce point, Peabody ! fulmina-t-il. Je pensais naïvement que c’était notre objectif principal.

 

— Rien n’empêche que vous poursuiviez les fouilles, Emerson.

 

Emerson était si furieux qu’il s’étrangla sur les mots qu’il s’apprêtait à prononcer et se mit à tousser violemment. Élevant la voix, je poursuivis :

— Je propose la répartition des tâches comme suit. Ramsès et Walter pour le matériel écrit, Evelyn et David pour le trésor des princesses. Ce qui vous laisse, Emerson, Lia et Nefret, Selim et moi – ce qui est largement suffisant, d’autant plus que Bertie travaillera avec nous jusqu’à ce que le trésor des princesses ait été envoyé au Caire, et Cyrus est disposé à retourner au cimetière. Si nous sommes d’accord, je propose que nous allions à l’entrepôt afin d’évaluer la situation là-bas.

— Et pour les comptes rendus du comité ? demanda Ramsès, d’une voix étouffée de façon suspecte.

 

Je m’attendais à cette question.

 

— Ainsi que votre père l’a fait remarquer avec force, jusqu’à présent nous n’avons pas eu de comités. Nous aurons ces comptes rendus lors de notre prochaine réunion.

Je rassemblai mes papiers en une pile impeccable et je me levai, indiquant que la réunion était terminée. Les autres m’imitèrent aussitôt– excepté Emerson. Alors que je passais près de lui pour me diriger vers la porte, il dit, à voix basse mais distincte :

— J’aurai deux mots à vous dire plus tard, Amelia.

 

Je ne doutais pas qu’il le ferait. C’était une perspective des plus réjouissantes.

 

***

 

Manuscrit H

Contre toute attente, Ramsès n ’eut pas à inventer des prétextes pour dissuader ses parents de les accompagner pour leur randonnée nocturne à Deir el Medina. Sa mère lui adressa un sourire affectueux et dit : « Amusez-vous bien, mes chéris. » Son père se contenta d’émettre un grognement. Emerson avait ruminé sa défaite, qu’il considérait comme telle, et il lui tardait de se trouver seul avec son épouse. Après le dîner, il but son café en hâte, annonça qu’il était temps d’aller se coucher et l’invita à faire de même. Ils sortirent ensemble. Le visage d’Emerson arborait une mine sévère et hautaine, celui de son épouse rayonnait d’une attente joyeuse.

— Pourquoi vont-ils se coucher aussi tôt ? demanda Walter avec une certaine surprise. J’ai l’intention d’effectuer quelques heures de travail.

— Nous allons vous dire bonne nuit, nous aussi, dit Ramsès. Nous rentrerons probablement très tard. Ne le laissez pas s’abîmer les yeux sur ce papyrus, tante Evelyn, c’est déjà difficile de le lire avec une bonne lumière.

— J’y veillerai, répondit sa tante en souriant.
***

Ils laissèrent les chevaux aller au pas, savourant l’air frais de la nuit et’ le silence. La voûte sombre du ciel flamboyait d’étoiles.

 

— Je vous avais bien dit qu’ils seraient ravis d’être débarrassés de nous, non ? déclara David. — Je sais pourquoi Père l’était, murmura Ramsès. L’a-t-elle fait à dessein ? Le pousser à bout, je veux dire.

 

Nefret eut un petit rire.

— En partie. Tu n’as jamais remarqué la façon dont elle le regarde lorsqu’il est en colère– les yeux brillants, s’efforçant de ne pas sourire ? Ils jouent à ce jeu depuis des années. Tous deux connaissent les règles et prennent un énorme plaisir à chaque coup de la partie.

Ramsès savait comment ce jeu était joué et comment il se terminait. Bien qu’il fût d’accord en théorie, il était toujours un peu gêné à la pensée que ses parents...

 

— Oui, sans doute, répondit-il. En tout cas, elle a été tout à fait efficace cet après-midi, comme à son habitude. Elle a tout arrangé à sa convenance et a amené tout le monde à être de son avis.

Un flot de lumière se déversa sur les collines et s ’étendit sur le paysage. Les rochers et le sable, les arbres et les maisons surgirent brusquement comme si le pinceau géant d’un peintre invisible les avait peints sur l’obscurité. La lune était apparue dans le ciel.

C ’était impossible de penser à la lune d’une autre façon– impossible de se représenter cet orbe lumineux comme une boule de roche froide à plus de trois cent vingt mille kilomètres de distance, ou de croire que la surface sur laquelle ils se trouvaient tournait de façon imperceptible mais continuelle. Ce n’était guère étonnant que les anciens eussent considéré que l’orbe lunaire était une divinité.

Lorsqu’ils atteignirent l’entrée de la vallée de Deir el Medina, les ruines du temple miroitaient d’ombres pâles. David poussa un long soupir de satisfaction.

 

— Dans une demi-heure, la lumière sera parfaite. Je n’aurai même pas besoin d’une torche.

Ils laissèrent les chevaux près de l ’abri et cheminèrent parmi les pierres éboulées. Les deux hommes étaient chargés. David portait son matériel de peintre, Ramsès des couvertures et des paniers contenant nourriture et boisson– un vrai pique-nique, comme Nefret l’avait fait remarquer. Ou bien elle s’était défaite de son appréhension à propos de ce lieu, ou bien elle était résolue à la surmonter. Ramsès avait proposé avec hésitation de passer la nuit sur place. Elle n’avait dit ni oui ni non, mais les couvertures étaient un signe encourageant. Il reprit espoir. Ils n’avaient pas dormi à la belle étoile depuis longtemps– en fait, depuis la naissance des enfants.

Après avoir marché de long en large un moment, tandis que les trois autres le suivaient et donnaient leur avis, David jeta son dévolu sur un endroit d’où la vue le satisfaisait. C’était sur le côté opposé du temple d’où ils étaient venus, juste à l’intérieur du mur d’enceinte et légèrement sur le côté. Il n’y avait pas de surface complètement lisse nulle part, mais ils enlevèrent les fragments de pierre les plus gros et les plus pointus qui jonchaient le sol, et ils étendirent les couvertures. Nefret jeta çà et là les coussins qu’elle avait apportés de l’abri et se laissa tomber dessus avec volupté, en faisant signe à Lia. de l’imiter.

— Nous allons paresser un peu, lui dit-elle. Et nous faire servir. Ramsès, tu veux bien l’ouvrir ? Il prit la bouteille haute et mince.
— Du vin ?
— Oui. Pourquoi pas ? Nous pouvons nous enivrer un peu. Excepté David. Il doit peindre. David était parvenu à installer son chevalet en calant les pieds avec des pierres.
— David aussi ! dit-il en riant. C’est peut-être l’inspiration dont j’ai besoin !

— Je présume que vous avez l’intention d’user d’une certaine quantité de licence artistique, dit Ramsès, tenant la bouteille entre ses genoux et ôtant le bouchon. A l’instar de tous les temples, celui-ci est plutôt triste.

— J’ajouterai un ou deux obélisques brisés, et peut-être un colosse sans tête.

 

David commença à dessiner au fusain en des traits rapides et assurés. Il fit plusieurs esquisses, puis il les rejoignit.

 

Le vin était aussi pâle que la lune, froid et sec comme l’air de la nuit. Ils finirent une bouteille et David regarda les ruines sombres.

 

— L’inspiration, cette déesse volage, continue de me fuir, déclara-t-il. Il y a encore du vin ?

Ramsès rit et ouvrit la seconde bouteille. Il ne s ’était pas senti aussi détendu et heureux depuis des semaines. Ce n’était pas seulement le vin, c’était tout– la paix et le silence, la beauté du site, la compagnie de ses meilleurs amis, y compris son épouse, et le fait que ses enfants adorés et ses parents bien-aimés étaient très loin d’ici. Nefret fredonnait doucement. Il saisit quelques mots et reconnut l’une des ballades sentimentales qu’elle affectionnait. Du fait de sa voix mélodieuse, avec la lune qui faisait briller ses cheveux, les mots ne semblaient pas aussi ordinaires qu’ils auraient dû l’être. Il avait oublié l’intention affichée de leur présence ici, et David, allongé sur la couverture, sa tête posée sur les genoux de Lia, avait manifestement perdu tout intérêt pour l’art, alors que la lune voguait haut dans le ciel et que la façade du temple était bien éclairée. Ramsès se demanda paresseusement lequel d’entre eux serait le premier à proposer de se séparer pour la nuit. Il prit la main de Nefret, puis il la lâcha et se leva d’un bond.

— Qu’y a-t-il ? s’exclama Nefret.
— Quelqu’un vient. Écoutez !
— Hathor ? demanda David en se mettant sur son séant.
— Si c’est elle, elle fait un sacré boucan ! répondit Ramsès.

Les voix devinrent plus fortes. Elles s ’approchaient, longeant le mur d’enceinte vers l’entrée. Ramsès n’entendait pas distinctement les paroles. Le crissement des pierres sous des pieds ou des sabots les recouvrait. Qui que fussent ces gens, ce n’était pas l’approche discrète d’éventuels pilleurs de tombes ou de villageois prudents qui espéraient entrevoir la déesse. Il ne pouvait s’agir que d’un groupe de touristes, à la recherche de quelque aventure insolite, attirés par l’un des drogmans entreprenants qui avaient inventé cette histoire d’Hathor. L’irritation l’emporta sur sa surprise initiale. Il se dirigea vers l’entrée, dans l’intention d’aller à la rencontre des intrus et de les chasser. Alors qu’il dépassait le mur d’enceinte, il les vit venir dans sa direction – deux personnes à dos d’âne, l’une en galabieh et turban, l’autre...

— Nom d’un chien ! s’exclama-t-il, et il s’élança pour saisir la bride de l’animal. Maryam, que faites-vous ici ?

 

Elle portait le ridicule chapeau à fleurs que sa mère lui avait donné. Elle le repoussa en arrière pour découvrir son visage.

 

— Est-ce que vous l’avez vu ? suffoqua-t-elle. Il est ici ?

 

— Vous voulez parler de Justin, je présume, dit la voix calme de Nefret derrière lui. Pourquoi pensez-vous qu’il serait venu ici ?

 

— Il voulait voir la déesse. Il n’a parlé que de cela toute la journée. Vous êtes là, grâce au ciel ! Je vous en prie, aidez-nous à le chercher.

 

— Nous sommes ici depuis plusieurs heures, déclara David. Nous n’avons vu personne. — Il se cache peut-être quelque part. (Sa voix monta.) Il est peut-être tombé et s’est blessé à la tête. Il n’a pas plus de jugeote qu’un enfant.

Ramsès devait admettre que c ’était possible On pouvait escalader le mur d’enceinte à plusieurs endroits, et les pierres éboulées offraient une quantité de cachettes. Il se représentait sans peine Justin blotti derrière certaines de ces pierres, éprouvant une joie enfantine tandis qu’il les épiait et attendait l’apparition de la déesse.

— Oh, très bien, ditil à contrecœur. (Tant pis pour son idylle au clair de lune !) Nefret, et si tu l’appelais ?

 

Il se tourna vers son épouse et retint un juron en voyant qu’elle tenait un arc dans ses mains. Une flèche était encochée et l’arc bandé.

 

— Bon sang, Nefret ! Comment as-tu...

 

— Peu importe, l’interrompit-elle. Vous êtes seuls à le chercher ? Où est le dévoué François ? Qui est cet homme ?

 

Ramsès ne connaissait pas l’Égyptien, lui non plus. L’homme s’inclina sur le cou de l’âne et– bien sûr -adressa sa réponse non pas à Nefret mais à son époux.

 

— Je fais partie de l’équipage de l’Isis, seigneur. Les autres cherchent parmi les ruines, de l’autre côté du mur.

— Justin doit être à l’intérieur de l’enceinte, dit Nefret. Pour avoir une meilleure vue. Maryam cria, d’une voix si perçante et de façon si inattendue que tous sursautèrent. — Justin ! Justin ! Où êtes-vous ? Répondez-moi !

Elle descendit de sa monture, trébucha et se rattrapa au bras de Ramsès. Celui-ci entendit d’autres personnes au loin appeler Justin, et il reconnut la voix bourrue au fort accent de François.

— Allez chercher les torches, David, ordonna-t-il. Lia et vous, faites le tour vers la gauche. Nous allons être obligés de regarder derrière chaque rocher. Ce petit démon joue à cache-cache. Nefret, tu veux bien poser ce foutu arc ?

— Surveille ton langage, dit Nefret doucement.

 

David commença à se diriger vers l’endroit où ils avaient laissé leurs affaires. Avant qu’il y soit arrivé, un cri éperdu de Maryam attira tous les regards vers le temple.

 

— Regardez ! Là-bas, entre les pylônes– une femme– elle brille– elle rayonne...

Ramsès tenta de se dégager de la prise convulsive de Maryam, mais elle s ’agrippait à lui de toutes ses forces. La forme se tenait dans l’embrasure de la porte, aussi pâle qu’une statue-pilier d’albâtre– mais ce n’était pas une statue. Elle bougea, leva les manches amples d’une robe. Il lui sembla apercevoir un scintillement d’or. Quelque chose le frôla en sifflant. Il fit volte-face, se dégageant de la prise de Maryam, et arracha l’arc des mains de Nefret.

Lia laissa échapper un rire saccadé incongru.
— Vous l’avez tuée !

Une forme prostrée gisait sur le sol à l ’endroit où s’était tenu le personnage. Lorsqu’ils y arrivèrent, ils ne découvrirent qu’une robe blanche vide, avec la flèche de Nefret prise dans ses plis. Il leur fallut plusieurs minutes pour trouver Justin, allongé sur le socle d’une colonne brisée tel un antique sacrifice humain. Ses mains étaient jointes sur sa poitrine et son visage levé vers le ciel arborait un sourire d’extase.

* * * *