CHAPITRE 3

Manuscrit H

Il se demandait où il se trouvait, pourtant il ne pouvait se résoudre à y attacher une grande importance. Faiblement éclairée par des lampes suspendues, la pièce était exiguë et somptueusement meublée, les murs ornés de tentures. Un brasero sur un trépied rougeoyait à proximité et dégageait un pâle nuage de fumée à l’odeur étrange et prenante. Il était allongé sur une surface souple et moelleuse, et ce fut seulement lorsqu’il voulut bouger qu’il se rendit compte que ses mains et ses pieds étaient immobilisés. Vaguement intrigué, il fit jouer ses poignets. Les liens étaient aussi doux que de la soie, serrés suffisamment pour le maintenir sans lui faire mal.

Très attentionné de leur part, pensa-t-il en proie à une certaine somnolence. Qui qu ’ils soient, je me demande ce qu’ils veulent. Il était tout à fait à son aise, mais il espérait que quelqu’un viendrait bientôt pour le lui dire. Nefret allait s’inquiéter...

Il voyait le visage de son épouse aussi nettement que si elle se tenait auprès de lui. Telle une lézarde s’ouvrant dans le mur d’un cachot, cette image perça les nuages de sa mémoire. Le restaurant de Bassam, le mendiant, le message– Combien de temps s’était-il écoulé ? Une heure, une journée ? Nefret ignorait où il était. Elle s’inquiétait toujours– Combattant l’agréable léthargie qui affaiblissait ses membres, il s’accrocha à la pensée de Nefret, détourna la tête de la fumée du brasero, tordit ses mains, tenta de desserrer les liens. Un élancement douloureux parcourut son avant-bras depuis son poignet. Une blessure ? Il ne s’en souvenait pas, mais il se démena avec plus de force, provoquant délibérément une nouvelle douleur et la clarté de volonté temporaire qu’elle occasionnait.

— Ne vous débattez pas. Vous allez vous blesser.

 

C’était un chuchotement, à peine audible, mais dans le silence il résonna tel un cri. Ramsès tourna la tête vers la voix.

Comment était-elle entrée, il n ’aurait su le dire. S’il y avait une porte, elle avait été refermée derrière elle. La lumière l’entourait comme si sa chair luisait à travers la robe de lin diaphane qui couvrait son corps. Malgré les vapeurs de la drogue qui obscurcissaient son esprit– ou peut-être à cause d’elles– il prit note du fait que c’était le corps d’une jeune femme, svelte et ferme. Son visage était voilé et sa tête était surmontée des cornes et du disque solaire d’une déesse égyptienne.

— Qui êtes-vous ?
Il obligea ces mots à sortir de ses lèvres qui semblaient caoutchouteuses et inertes. — Vous ne me reconnaissez pas ? Vous m’avez souvent vue, mais pas en chair et en os.

Toujours un chuchotement. Les mots étaient anglais, mais l ’accent était étrange. Pas allemand, pas français, pas– Il constata qu’il lui était de plus en plus difficile de penser clairement. Quelle était la part de la réalité, quelle était la part de l’hallucination ? Le vêtement diaphane voilait sans les dissimuler les formes de son corps, les hanches fines, les petits seins ronds.

— Eteignez ce satané brasero, haleta-t-il.

Elle émit un murmure de léger amusement et frappa dans ses mains. Les traits aussi peu marqués que les siens, androgyne par sa silhouette, une forme sombre se matérialisa derrière le divan où il était allongé, éloigna le brasero puis disparut. Il prit une longue inspiration frémissante et s’efforça d’accommoder. Elle fit un pas vers lui.

— Regardez attentivement. Vous me reconnaissez maintenant ?

Elle était parée des bijoux d ’une reine. De l’or enserrait ses poignets menus et ses bras délicats. La robe de lin diaphane, la large ceinture et le col brodés d’une garniture de perles, la couronne– et, dépassant des cheveux noirs enroulés sur ses épaules, les oreilles d’un animal. Les oreilles d’une vache. Une parcelle de bon sens qui s’estompait rapidement lui dit qu’il imaginait certainement une partie de tout cela, qu’il voyait ce qu’elle voulait qu’il voie.

— Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour assembler ce costume, marmonna-t-il. Mais non. Je ne vous reconnais pas. Pourquoi suis-je ici ? Que voulez-vous ?

 

— Seulement vous voir et vous amener à vous souvenir de moi. Reste/, avec moi un jour– ou même deux. Vous trouverez cela très agréable, je vous le promets.

Il n ’en doutait pas un instant. On pouvait se procurer un grand nombre de drogues euphorisantes, et elle semblait savoir comment les utiliser. Au prix d’un effort inouï, il se redressa et se mit sur son séant. Elle recula et leva la main.

— Vous vous fatiguez inutilement, murmura-t-elle. Je ne vous veux aucun mal. Vous êtes sous ma protection. Souvenez-vous-en et ne craignez rien pour votre vie, quoi qu’il arrive. Vous me reconnaîtrez la prochaine fois que vous me verrez.

Un rayon de lumière blanche jaillit de sa main et le frappa en plein dans les veux. Aveuglé et étourdi, il retomba contre les coussins. Lorsqu’il fut en mesure de voir à nouveau, elle avait disparu et le brasero avait été replacé près de lui.

Ramsès comprit qu ’il ne disposait que de quelques minutes pour agir avant de succomber aux effets de la drogue. Il se tourna sur le côté et s’écarta de la fumée autant qu’il le pouvait, puis il ramena ses genoux vers lui.

Il avait accompli cette manœuvre de nombreuses fois, mais ses mouvements étaient maladroits maintenant, et cela prit un temps interminable à ses doigts tendus pour trouver le talon de sa bottine. Une fois qu’il l’eut dévissé, il resta allongé sans bouger, obligeant ses mains tremblantes à se calmer, respirant à travers le tissu des coussins. Puis il retira la fine lamelle d’acier enroulée dans le talon. Elle était dentée en scie et très affilée. Avant qu’il parvînt à la caler contre ses poignets, ses doigts furent poissés de sang. Redoutant de la lâcher, il taillada violemment et rapidement, au risque de coupures supplémentaires, ce qui fut le cas. La lame lui échappa, mais le travail était terminé. Une dernière traction libéra ses mains. Sans oser s’arrêter pour se reposer, il récupéra la lame et trancha le tissu qui enserrait ses chevilles. C’était de la soie, torsadée afin de faire une corde. Il demeura immobile un moment et regarda avec stupeur la bande de tissu, puis il la lança de côté et commença à se lever.

Ses genoux se dérobèrent, aussi se traîna-t-il vers le coin opposé de la pièce. Il chercha à tâtons le long du mur, derrière les tentures, essayant de trouver une fenêtre. Ses doigts se glissèrent finalement dans les ouvertures sculptées d’un moucharabieh, utilisé dans les harems pour permettre aux femmes de regarder sans être vues. Rassemblant ses dernières forces, il poussa et l’ouvrit. Il s’affaissa sur le rebord de la fenêtre et aspira le doux air de la nuit en de longues goulées frémissantes.

Doux en comparaison de l ’atmosphère de la pièce, en tout cas. Il aurait reconnu ce mélange d’odeurs n’importe où. Déjections animales et végétation pourrissante, fumée de charbon de bois, la fragrance des fleurs qui s’ouvrent la nuit– le parfum ineffable du Caire, comme sa mère aimait à le dire. Il était toujours au Caire. Mais où, au Caire ? L’air frais dissipa en partie les brumes qui obscurcissaient son cerveau. Il releva la tête et tenta de se repérer. Il se trouvait à une bonne hauteur de la rue, au premier ou au deuxième étage de la demeure. De l’autre côté de la ruelle, la forme élevée de l’une des vieilles maisons du Caire se dressait en face de lui. Son balcon fermé en saillie était presque à portée de bras. Aucune lumière n’était visible aux fenêtres. Il devait être très tard. Très tard la même nuit ? Combien de temps s’était-il écoulé ?

La pensée de son épouse et de ses parents le recherchant éperdument le poussa à se dépêcher. Retenant son souffle, il fit demi-tour vers le divan d’un pas mal assuré et récupéra par terre le talon de sa bottine et la lamelle d’acier. Cette lamelle avait été fabriquée spécialement pour lui et la remplacer serait malaisé. Il ne prit pas la peine de chercher la porte de la pièce. Elle devait être fermée à clé. Il y avait suffisamment de bandes de soie ici et là pour tresser une corde, mais il craignait que cela ne prenne du temps. La jeune femme à l’esprit dérangé pouvait décider de lui rendre une nouvelle visite. Il retourna jusqu’à la fenêtre, l’enjamba, puis il se tint au rebord, à bout de bras, et il le lâcha. Il atterrit dans un tas d’ordures immondes, où il s’enfonça jusqu’aux chevilles, glissa et tomba sur les mains et les genoux.

La puanteur était infecte, mais il préférait cela à la fumée parfumée du brasero. Se redressant, il s’appuya contre le mur et examina les alentours, essayant de s’orienter. Il connaissait la vieille ville comme sa poche, mais les rues se ressemblaient toutes, étroites et tortueuses, bordées par des constructions élevées, et conduisaient souvent à des culs-de-sac inattendus. Il se frotta les yeux. Puis un bruit venant d’en haut l’incita à lever la tête. Se détachant sur la lumière ténue qui émanait de la fenêtre, il aperçut le contour noir de la tête et des épaules d’un homme. Il s’éloigna aussi vite qu’il l’osait dans les ténèbres et il suivit au hasard une succession de ruelles semblables à des tunnels.

La chance était avec lui. Les légers bruits de poursuite s ’estompèrent et il déboucha finalement sur une place si petite qu’elle n’avait même pas de nom. Il était déjà venu ici. Le sabil rouillé par le temps au milieu de la place crachait un mince filet d’eau. Sur un côté, il y avait un café malfamé où David et lui étaient venus à l’occasion. La devanture était fermée par des volets et le café plongé dans l’obscurité. L’endroit était désert à l’exception de la forme immobile d’rn mendiant pelotonné dans un renfoncement de porte.

Sa marche et les minutes écoulées lui avaient éclairci les idées. Il savait où il se trouvait : à proximité de la rue Neuve, à moins de deux kilomètres de l’hôtel. Il fit halte, le temps de nettoyer le sang et la fange malodorante sur ses mains et ses bras dans l’eau de la fontaine. Avant de se remettre en route, il jeta quelques pièces de monnaie sur le sol près du mendiant endormi. Une offrande à un dieu ou à un autre semblait de circonstance. À un dieu– ou à une déesse. Le costume de la femme avait été celui d’Hathor, la Dame de Turquoise, la Déesse Dorée.

* * *

 

*

Les fenêtres du salon commençaient à pâlir avec l ’approche de l’aube. Cela faisait des heures que Nefret et moi attendions. Nous avions espéré qu’Emerson serait rentré depuis longtemps. Il avait promis de nous informer des résultats de ses recherches avant le matin. Nefret supportait cette attente mieux que moi. Dès l’enfance, Ramsès et elle avaient eu d’étranges affinités. Elle affirmait– et de nombreux incidents avaient confirmé le fait– qu’elle savait toujours lorsqu’un danger imminent le guettait. Elle ne ressentait pas, pour l’heure, pareille appréhension, m’assura-t-elle. La logique me soufflait que Ramsès se fourrait tout le temps dans un pétrin comme celui-ci. Mais la logique est d’un piètre réconfort quand on ignore le sort d’un être cher.

Malgré son sang-froid, Nefret fut la première à bondir sur ses pieds lorsqu ’on frappa à la porte. Un safragi à l’air endormi lui tendit un billet et resta planté là, espérant un bakchich. Je m’en chargeai, tandis que Nefret dépliait le morceau de papier et lisait le message. Un juron frémissant jaillit de ses lèvres.

— Surveillez votre langage, ma chère enfant ! m’écriai-je en m’emparant du billet. « Tout va bien », disait-il dans ce griffonnage qui n’appartenait qu’à Ramsès. « Je serai auprès de toi très bientôt. »

— Grâce au ciel ! murmurai-je dans un souffle. Asseyez-vous, Nefret.
Nefret reprit le billet d’un geste brusque.
— Il aurait au moins pu ajouter « Je t’aime ». Que le diable l’emporte ! Où est-il ?

Elle se dégagea de mon étreinte affectueuse et se dirigea vers la porte. Avant qu’elle l’eût atteinte, celle-ci s’ouvrit et Ramsès entra.

 

Son sourire hésitant s’estompa comme Nefret se précipitait vers lui et lui agrippait les bras. — Où étais-tu ? Que s’est-il passé ? Comment oses-tu envoyer ce message stupide au lieu de venir ici immédiatement ?

 

— La dernière fois que je suis revenu sans prévenir dans des circonstances analogues, tu t’es évanouie, répondit Ramsès. Bonsoir, Mère. Ou plutôt, bonjour. Où est Père ?

 

— Il est à votre recherche, bien sûr. (Ma voix était légèrement rauque. Je m’éclaircis la gorge.) Nefret, cessez de le secouer ainsi !

 

— Et ne t’approche pas de moi, dit Ramsès en la tenant à distance. Je suis d’une saleté repoussante et j’empeste comme un tas d’immondices.

 

Elle repoussa les mains de Ramsès et se serra contre lui.

— Ce doit être l’amour, fit-il remarquer. Ma chérie, laisse-moi prendre un bain et me changer. Ensuite je vous raconterai toute cette histoire parfaitement insensée. Avez-vous un moyen de joindre Père et de lui dire d’arrêter les recherches ?

— Nous l’attendons d’un instant à l’autre, répliquai-je. Il devrait déjà être là. Allez donc prendre un bain, mon cher garçon. Vous ne sentez pas la rose, en effet. Je vais demander qu’on nous apporte le petit déjeuner. Si votre père n’est pas rentré entre-temps, j’essaierai de le trouver.

— Je vous remercie, Mère. Nefret, tu veux bien me lâcher ? Je n’en ai pas pour longtemps. — Je viens avec toi. (Elle prit ses mains et examina ses paumes.) Tu as rouvert ces égratignures. et tu t’es fait de sérieuses entailles. Sapristi ! Qu’est-ce que...

 

— Laissez-le se changer d’abord, l’interrompis-je. Et– euh– faites un brin de toilette, vous aussi. Apparemment, il vous a transmis son fumet.

Après avoir appelé le safragi et commandé un petit déjeuner copieux, je m ’aspergeai la figure et les bras d’eau et j’ôtai mes vêtements poussiéreux et chiffonnés pour enfiler une robe d’intérieur confortable. Revigorée et à présent dévorée "de curiosité, je regagnai le salon et j’aperçus Emerson qui criait des ordres au safragi.

— Ne rudoyez pas ce pauvre homme, Emerson, dis-je. J’ai déjà commandé le petit déjeuner, et Ramsès est revenu.

— Je sais.
— Comment ?

— Vous chantiez, Peabody. La porte était fermée, mais votre voix est particulièrement perçante lorsque vous êtes d’humeur enjouée.

 

— Asseyez-vous et reposez-vous. Vous avez l’air épuisé.

 

Emerson se passa la main sur son menton hérissé de poils raides et se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un soupir.

— Je ne me sentais pas fatigué jusqu’à maintenant. Lorsque je vous ai entendue chanter et ai vu que Nefret n’était pas dans le salon, j’ai espéré– mais j’appréhendais de croire. Je suis resté devant la porte de leur chambre pendant plusieurs minutes, à tendre l’oreille, jusqu’à ce que je perçoive finalement la voix de Ramsès.

— Oh, mon cher Emerson...

— Bah ! fit Emerson après s’être éclairci la gorge bruyamment. Tout est bien qui finit bien, comme vous aimez à le dire. Je souhaiterais simplement que vous trouviez des aphorismes plus originaux. Vous a-t-il relaté son aventure ?

— Pas encore.

Une procession de serveurs chargés de plateaux franchit la porte. Tandis qu ’ils disposaient la nourriture sur la table, Ramsès et Nefret nous rejoignirent. Emerson accueillit son fils aussi calmement que s’il n’avait pas été mortellement inquiet à son sujet pendant des heures, et Ramsès répondit par un « Bonjour, Père » tout aussi nonchalant.

Emerson considéra ses mains enveloppées de pansements.

— Je présume qu’il aurait été déraisonnable de s’attendre que vous réapparaissiez sans quelque blessure, grommela-t-il. Euh– pouvez-vous tenir un couteau et une fourchette, mon garçon ? Si vous voulez, je vais couper...

— Ce ne sera pas nécessaire, je vous remercie, Père. J’espère que vous ne vous êtes pas donné trop de mal à cause de moi.

— C’est Russell qui s’est donné du mal, répondit Emerson d’un air satisfait. (Il gardait rancune à celui-ci en raison d’un tour qu’il nous avait joué autrefois.) Je ferais mieux, je suppose, de lui dire d’arrêter les recherches avant qu’il se présente ici pour nous importuner. (Il alla jusqu’au secrétaire du salon et griffonna quelques mots sur une feuille de papier à lettres à l’en-tête de l’hôtel.) Remettez ceci au concierge et qu’il le fasse porter sur-le-champ, ordonna-t-il en tendant la feuille à l’un des serveurs. Vous autres, déguerpissez ! A présent, Ramsès, nous vous écoutons.

J ’avais eu l’occasion d’entendre bien des récits bizarres au cours de mon existence. Un grand nombre des aventures qui me sont arrivées personnellement pourraient être qualifiées de bizarres, et même d’insensées, par des personnes à l’imagination bornée (car, à mon avis, la vie elle-même est souvent plus extraordinaire que n’importe quelle œuvre de fiction). A l’évidence, le récit de Ramsès occupait une place de choix sur cette liste. Il nous rapporta les faits sans être interrompu par l’un d’entre nous et sans faire de pause pour manger. Il avait dit qu’il n’avait pas faim.

Nefret fut la première à rompre le silence.
— Ce n’est pas étonnant que tu n’aies pas faim. Qu’y avait-il dans le brasero ? De l’opium ? — De l’opium et autre chose que j’ai été incapable d’identifier.
— Une autre drogue hallucinatoire ?
— Sans aucun doute.

Ramsès avait pris sa fourchette. Il la reposa doucement. L’effet fut le même que s’il l’avait jetée violemment sur la table.

 

— Tu ne me crois pas, hein ? Aucun de vous ? Vous pensez que tout cela était une hallucination.

— Quelle autre explication pourrait-il y avoir? répliqua Nefret. (Ses joues s’étaient empourprées.) Une pièce meublée comme un lupanar et l’immortelle Hathor, dans toute sa beauté radieuse, te promettant...

— Voyons, voyons, dis-je. (Le visage de Ramsès était aussi congestionné que celui de Nefret, et il s’apprêtait à protester avec colère.) Nous sommes tous fatigués et énervés. Il est évident que Ramsès n’a pas vu la déesse, il a vu une femme costumée comme Hathor. Quant aux pièces meublées de cette façon, il y en a un grand nombre au Caire. Nom d’un chien ! m’exclamai-je, brusquement contrariée. J’aurais dû y penser plus tôt. Pourriez-vous retrouver cette maison, Ramsès ?

— J’en doute. Je n’ai gardé aucun souvenir de la manière dont je suis arrivé là-bas. La dernière chose dont je me souvienne, ce sont deux mains qui m’ont saisi à la gorge.

 

— Il n’y a pas d’ecchymoses sur ton cou, dit Nefret. (Le ton de sa voix était soigneusement neutre.)

— Dois-je te rappeler, répondit Ramsès sur le même ton, que cela ne nécessite pas une grande pression ni beaucoup de temps pour faire perdre connaissance à quelqu’un, si tu sais comment procéder ? D’un autre côté, j’ai très bien pu imaginer tout cela.

— Néanmoins, nous devrions peut-être tenter de retrouver l’endroit, m’empressai-je de dire. Lorsque vous avez quitté la maison...

 

— J’étais bien trop pressé pour regarder où j’allais, et j’étais toujours dans le brouillard. Au reste, ils ont eu largement le temps de déguerpir. Qui qu’ils fussent.

— Ils étaient au moins deux, murmurai-je, pensive. En supposant que le mendiant et votre agresseur– et peut-être l’acolyte au visage indistinct– aient été une seule et même personne. Ce qui n’est pas nécessairement le cas.

Nefret observait Ramsès, lequel se perdait dans la contemplation de son petit déjeuner. — Je n’avais pas l’intention de paraître mettre en doute la parole de Ramsès, s’obstina-t-elle. Je m’efforce seulement de comprendre ce qui s’est passé, et pourquoi.

 

Je n’ai guère l’habitude de dénigrer mon propre sexe, mais il y a des moments où même les meilleures d’entre nous se « conduisent en femme », ainsi que l’énoncent les hommes.

— Bonté divine ! m’écriai-je avec exaspération. C’est ce que nous essayons tous de faire, n’est-ce pas ? Regardons les faits en face, même s’ils peuvent être désagréables pour vous, Nefret. Votre époux, comme le mien, est irrésistiblement séduisant pour les femmes. Toutefois, je dois avouer que celle-là n’a reculé devant rien pour capter son attention. Le costume était authentique, avez-vous dit ?

Ramsès acquiesça de la tête. A présent, il était fâché contre moi, parce que je faisais ressortir un fait qu’il trouvait désagréable, lui aussi. Aucunement déconcertée, car Je suis habituée aux caprices de l’esprit masculin, je poursuivis.

— Les éléments en apparence surnaturels auraient pu être mis en scène sans difficulté. L’électricité a rendu un énorme service aux charlatans. Une torche électrique fixée sur sa personne, une rapide pression sur le bouton, et le tour est joué ! Elle apparaît, surgie de nulle part. Elle a probablement utilisé de nouveau la torche pour vous aveugler avant de sortir de la pièce, en espérant que vous prendriez cela pour un éclair de la foudre divine. Plutôt puéril, en vérité.

— Pas pour un homme dont les sens sont émoussés par l’opium. (Emerson repoussa son assiette et prit sa pipe.) Il est tout à fait remarquable que Ramsès soit parvenu à conserver sa présence d’esprit aussi bien qu’il l’a fait.

Les lèvres serrées de Ramsès se détendirent. Il regarda ses mains.

— La douleur est d’un grand secours. Ainsi que– d’autres choses. Malheureusement, je n’ai rien noté qui me permettrait de la reconnaître, pas même sa taille, laquelle, comme vous le savez, est difficile à déterminer lorsque vous ne disposez pas d’un élément de comparaison. Elle était jeune et svelte, mais ce n’était pas une jeune fille. C’était une femme. Elle déguisait sa voix en chuchotant et en prenant un accent affecté. C’est tout ce que je sais et, sans vouloir être grossier, Mère, votre théorie sur les motivations de cette femme est une pure fiction sans fondement ! Je n’ai pas envie d’en parler. Qu’avez-vous fait toute la nuit, Père ? Je présume que vous étiez à la recherche de ce pauvre vieux Rashad ?

— C’était la seule piste dont nous disposions, répondit Emerson. (Il grimaça un sourire autour du tuyau de sa pipe.) J’avais persuadé votre mère et Nefret de rester ici, dans le cas où vous reviendriez, et je suis allé chez Thomas Russell. J’ai eu au moins la satisfaction de le tirer du lit. J’ai été surpris d’apprendre que tous les révolutionnaires avaient été remis en liberté, même votre ami Wardani, bien que personne ne sache où il se trouve actuellement. Russell avait déjà chargé quelques-uns de ses hommes de retrouver Rashad. Celui-ci s’était judicieusement abstenu de regagner son logis après avoir tenté de fomenter une émeute un peu plus tôt. Nous avons localisé l’un de ses comparses– Bashir– lequel dormait du sommeil du juste. Il a nié avoir connaissance d’un complot contre vous ou David. Force m’a été de le croire, puisque je ne pouvais pas prouver qu’il mentait.

— Je ne pense pas qu’il mentait, dit Ramsès. Rashad n’a rien à voir avec les événements de cette nuit. Il n’a pas l’imagination nécessaire pour inventer un tel scénario. Cela pourrait avoir un rapport avec notre voleur disparu.

— Selon vous, il possède ce genre d’imagination ? m’enquis-je.

— Lui ou l’un des anciens associés de Sethos. Reconnaissez-le, Mère, cette affaire porte la marque de Sethos. Je doute qu’il y soit personnellement mêlé, mais son influence était très grande et largement répandue.

— Toujours aucune réponse de lui ? me demanda Emerson.,
— Non. Que le diable l’emporte ! Russell avait-il du nouveau à propos de Martinelli ?

— C’est le seul point positif résultant des événements de la soirée, répondit Emerson. À présent, Russell est persuadé que nous lui avons demandé d’appréhender Martinelli parce que nous le soupçonnons d’être impliqué dans un complot des nationalistes– celui-là même qui a abouti à la disparition de Ramsès. En soi, c’est peu probable, mais pas aussi improbable que– euh...

— La mystérieuse Hathor, murmura Nefret.
Ramsès lui jeta un long regard menaçant, et je dis en hâte :

— Ce type de conjectures ne nous mène à rien dans l’immédiat. C’était un incident très étrange, mais aucun mal n’a été commis– excepté les blessures que Ramsès s’est faites tout seul– et apparemment telle n’était pas son intention. C’est bien ce qu’elle a dit, n’est-ce pas ? Ramsès ?

— Quoi ? (Il leva les yeux vers moi). Excusez-moi, Mère. Si ma mémoire est bonne, elle a dit quelque chose de ce genre.

 

J’estimai préférable de changer de sujet.

 

— Nous ferions mieux de nous reposer. Est-ce que vous vous rendez compte que la famille arrive ce soir ?

— Oui, Mère, répondit Ramsès.
Nefret et lui se levèrent et se retirèrent dans leur chambre.
— Vous aussi, Emerson, ajoutai-je.

— Je n’ai pas besoin de me reposer. Que se passe-t-il avec ces deux-là, Peabody ? Ils donnent l’impression d’être en colère l’un après l’autre.

 

— Je me ferai un plaisir de vous l’expliquer, Emerson, si vous me permettez de le faire sans m’interdire de parler de psychologie.

 

— Essayez d’éviter ce mot autant que possible, grommela Emerson.

— La réaction de Nefret est excessive, mais tout à fait compréhensible pour quelqu’un qui étudie – euh, pour moi. C’est difficile de dire ce qui la préoccupe le plus– le soupçon que son mari nourrit des fantasmes à l’égard de femmes très belles et désirables qui implorent ses bonnes grâces, ou bien l’éventualité qu’une femme très belle et désirable implore bel et bien ses bonnes grâces.

Emerson frotta la fossette de son menton.
— Hmm. Si jamais quelque chose de semblable m’arrivait, vous seriez...
— Folle de jalousie, assurai-je.

Je vis ses lèvres esquisser un sourire qui n’était pas dépourvu d’une certaine suffisance. Je poursuivis :

 

— Nous ne pouvons nous empêcher d’être jalouses, mon cher. Nous tenons bien trop à vous pour demeurer indifférentes à la peur que vous vous désintéressiez de nous.

Naturellement, ce n ’était pas aussi simple que cela. Contrairement à ce que pensent les personnes sentimentales, des enfants pèsent lourdement sur un mariage. Il faut un certain temps pour s’habituer à de nouveaux sentiments et à de nouvelles responsabilités. Je sais de quoi je parle, cher Lecteur. Cela m’a pris plus de vingt ans ! L’immense fortune que Nefret avait héritée de son grand-père lui avait permis de fonder un hôpital pour les filles perdues (et aussi pour les femmes honnêtes mais indigentes) du Caire, et elle avait mené une dure bataille contre les préjugés masculins afin d’acquérir une formation médicale et de mieux aider ces malheureuses. Elle avait renoncé à sa carrière médicale au bénéfice du mariage, de la maternité et de l’archéologie. Bien qu’elle n’eût jamais exprimé de regrets, je me demandais parfois si cela ne lui manquait pas. Toutefois, cela n’aurait fait qu’embrouiller mon cher Emerson si je m’étais lancée dans une analyse approfondie. Il a un esprit sans détour.

D’autres difficultés psychologiques sont liées à la naissance d’enfants, mais ce n’est pas le genre de chose dont on peut discuter avec un homme.

 

— Hmm, fit Emerson à nouveau. Eh bien, ma chère, dans le cas présent, je dois m’incliner devant votre savoir. Ils régleront leur différend, n’est-ce pas ?

— À leur manière, Emerson, à leur manière. Je serais navrée de les voir s’installer dans la routine monotone de la plupart des mariages. J’estime cela très improbable. Nous ne l’avons jamais fait, et à mon avis...

— Nous ne nous en trouvons que mieux, déclara Emerson, tandis que son front se déridait. Je prescris du repos pour vous également, mon amour.

 

— Je n’ai pas le temps de me reposer. Je veux...

 

— Vous aurez tout le temps, dit Emerson.

 

***

Étant donné que les heures d ’arrivée des bateaux et des trains étaient incertaines, nous étions convenus d’attendre notre famille à l’hôtel plutôt que de faire les cent pas à la gare. Ce n’était pas comme s’ils ne connaissaient pas l’Egypte. Walter et Evelyn n’avaient pas voyagé depuis des années, mais David savait se débrouiller.

Après m ’être assurée que leur suite était prête, avec des fleurs fraîches dans chaque pièce, il ne me restait plus rien à faire excepté ne pas tenir en place, ce que je fis, je l’avoue. L’impatience grandit tandis que l’événement tant désiré approche. Je me penchais dangereusement par-dessus la rambarde du balcon pour la troisième ou quatrième fois lorsque Emerson m’empoigna et me conduisit vers un fauteuil.

— Ce serait un piètre accueil pour la famille s’ils vous trouvaient réduite en bouillie sur les marches du perron, fit-il remarquer. Ils ne peuvent pas être ici avant longtemps, même si toutes les correspondances sont à l’heure, ce qui est rarement, sinon jamais, le cas. Asseyez-vous, ma chère, et prenez un whisky-soda. Je vais demander à Ramsès et Nefret de nous rejoindre.

Quand il revint, il annonça d ’une voix ravie :
— Ils se sont réconciliés. Il a fallu à Ramsès un sacré moment pour venir ouvrir. — Ne soyez pas vulgaire, Emerson.
— Buvez votre whisky, Peabody.

Les visages radieux de mes enfants m ’assurèrent qu’ils avaient effectivement réglé leur désaccord. Si l’on exceptait ses mains enveloppées de pansements, Ramsès ne semblait pas se ressentir de son aventure. Malgré son rejet de ma théorie, je demeurais convaincue que le mobile de la femme ne pouvait être qu’une attirance personnelle. Ce n’était pas la faute de Ramsès, ni celle d’Emerson, si leurs beaux visages, leur carrure d’athlète et leurs manières galantes attiraient des femmes sans pudeur. Qui pouvait être celle-là ? J’avais déjà repassé dans mon esprit– ce que Nefret avait également fait, j’en étais certaine– la liste plutôt longue des femmes que Ramsès avait connues– avant son mariage, ai-je à peine besoin d’ajouter. Aucun des noms qui me venaient à l’esprit ne semblait convenir. Toutefois, il y en avait probablement eu d’autres. Je me demandai si je pourrais le persuader de me donner la liste complète.

Cela paraissait peu probable.
Percevant mon regard sur lui, Ramsès tira nerveusement sur sa cravate et s et s’empressa de parler : — Quand avez-vous l’intention de le dire à oncle Walter ? demanda-l-il.
— Au sujet de Sethos ? Certainement pas ce soir, répondit Emerson.

— Certainement pas, acquiesçai-je. Laissons-les goûter leur retour en Egypte et leurs retrouvailles avec nous avant de lâcher notre bombe.

— Nos bombes, rectifia Nefret. Martinelli et les bijoux disparus, les émeutes fomentées par les nationalistes, et maintenant la femme mystérieuse. Est-ce vraiment une coïncidence que toutes ces choses se soient produites en l’espace de quelques jours ?

Ce n ’étaient pas les seules qui se fussent produites. D’autres incidents, qui avaient semblé de peu d’importance, devaient donner des fruits amers dans les jours à venir. Je suis une femme sincère. Je ne prétends pas l’avoir pressenti. Pourtant un frisson d’inquiétude me parcourut, ce vague sentiment que nous avions oublié ou négligé quelque chose, un sentiment que mes Lecteurs connaissent également, je présume.

Les heures d ’attente s’écoulèrent. Nefret somnolait dans les bras de Ramsès, la tête posée sur son épaule, lorsque les voyageurs arrivèrent enfin. Il serait vain d’essayer de décrire le joyeux vacarme qui s’ensuivit– embrassades, rires, questions et larmes. Un vagissement grognon me ramena aux détails pratiques. Evvie, la plus jeune des enfants de David et Lia, était un petit être angélique, blond aux yeux bleus comme sa mère. Pour le moment, elle n’avait rien d’angélique. Sa bouche était ouverte si largement qu’elle semblait remplir son minuscule visage, et son geignement se mua en un hurlement strident.

Après avoir salué les membres adultes de la famille, Emerson s ’avança vers Dolly, les bras tendus et un sourire attendri aux lèvres. Âgé de quatre ans, le garçonnet robuste, qui avait été baptisé du nom de son bisaïeul Abdullah, avait les yeux et les cheveux noirs de David et les traits délicats de sa mère. Il carra les épaules et se campa sur ses jambes, mais il semblait quelque peu inquiet– ce qui était bien compréhensible pour un bambin mesurant moins d’un mètre, avec cette forme imposante qui se dressait devant lui !

— Ne vous jetez pas sur cet enfant, Emerson, ordonnai-je. Il ne se souvient pas de vous. Laissezlui le temps de s’habituer à tous ces nouveaux visages.

— Oh ! fit Emerson en s’immobilisant. Euh– désolé.
Alors le petit garçon fit honneur à son nom prestigieux.
— C’est mon oncle Radcliffe, dit-il, et il tendit la main. Comment allez-vous, monsieur ?

Emerson ne tressaillit même pas en entendant ce nom qu’il exécrait et que très peu de personnes osaient lui donner. Le visage rayonnant, il prit la menotte avec délicatesse.

 

— Et vous, mon cher garçon ? Soyez le bienvenu en Egypte.

 

— Parfait, dis-je, car il était clair pour moi qu’Emerson, gagné par l’émotion, allait saisir le petit garçon dans ses bras. A présent, couchons les enfants.

 

Ce fut l’affaire de quelques minutes. Tous deux étaient trop fatigués pour protester. J’avais demandé que l’on prépare un petit repas froid à l’intention de la nurse.

 

— Ils dorment à poings fermés, annonçai-je lorsque je revins. Peut-être aimeriez-vous faire de même ? Vous avez eu un long voyage très fatigant.

— Impossible ! s’exclama Evelyn en levant les mains. Pour ma part, je suis trop contente et trop énervée pour être lasse. Venez vous asseoir près de moi, Amelia, et laissez-moi vous regarder. Avezvous gagné les bonnes grâces de quelque dieu, pour que vous ne changiez jamais ?

Le mérite en revenait en partie au flacon de teinture capillaire sur ma coiffeuse. Je ne vis aucune raison d’en parler. Pour son regard affectueux, peut-être, je ne changerais jamais. Pourtant j’avais changé, et il en était de même pour elle. Ses cheveux naguère blonds brillaient désormais d’un argent pur, et elle était d’une maigreur pitoyable. Néanmoins, ses yeux bleus étaient toujours aussi clairs et bienveillants. Elle avait raison, tout compte fait. Ni l’une ni l’autre n’avions changé de quelque façon qui importât.

On pouvait dire la même chose de Walter, incontestablement, mais son aspect physique me causa un choc. Nous nous étions installés par couples, comme nous avions coutume de le faire. Le contraste entre la carrure haute et large d’Emerson et les épaules voûtées et le regard de myope de Walter faisait paraître ce dernier plus vieux que son frère aîné. Il avait les cheveux bruns et les yeux bleus d’Emerson, et il avait été autrefois un jeune gaillard robuste, moins prompt à s’emporter que son frère vif comme la poudre mais prêt à défendre les êtres qu’il chérissait lorsqu’un danger les menaçait. Je ne doutais pas de sa volonté à agir de même maintenant, mais les années consacrées à une érudition solitaire, penché sur des papyrus flétris, avaient prélevé leur tribut. Emerson, bien qu’il ne fût pas particulièrement observateur, l’avait également remarqué. Il s’interrompit au milieu d’une description animée de Deir el Medina et serra le bras de Walter.

— Il est grand temps que vous sortiez au grand air, déclara-t-il. Nous allons donner des muscles à ce bras et des couleurs à vos joues.

 

Walter se contenta de rire. Il savait que c’était la façon maladroite d’Emerson d’exprimer son affection et sa sollicitude.

Lia et Nefret étaient assises côte à côte et parlaient – de leurs enfants, bien sûr ! De quoi d’autre bavarderaient deux jeunes mères ? On avait donné mon prénom à Lia, mais elle en préférait la version plus courte, afin d’éviter toute confusion et parce que le beuglement « Amelia ! » d’Emerson lorsqu’il était en colère après moi l’avait toujours terrifiée. Blonde aux yeux bleus comme sa mère, elle faisait resurgir des souvenirs attendris de la jeune Evelyn, qui avait été ma compagne lors de ce premier séjour mémorable en Egypte. Je n’avais guère imaginé que nos vies deviendraient à ce point entrelacées et que le passage du temps apporterait si abondante moisson de bonheur, avec une deuxième génération suivant nos traces en archéologie.

C ’était bon de voir Ramsès et David ensemble de nouveau. Aussi proches que des frères, ils se ressemblaient d’une certaine façon. Leurs têtes aux cheveux noirs étaient penchées l’une vers l’autre tandis qu’ils commençaient à échanger les dernières nouvelles.

On ne leur laissa pas beaucoup de temps pour bavarder, car Emerson, tenant pour établi que tous les autres étaient aussi impatients que lui de parler d’égyptologie, nous entraîna dans sa conversation avec Walter et entreprit de tracer les grandes lignes des projets qu’il avait pour eux. Il rapportait à Evelyn l’espoir de Cyrus de faire copier et publier toutes les peintures de la tombe à Deir el Medina, lorsqu’on frappa à la porte un coup péremptoire.

— Qui cela peut-il être, si tard ? me demandai-je à haute voix.

 

Puis je me rappelai que nous avions prié le concierge de nous monter tout télégramme qui arriverait, même à une heure avancée de la nuit.

Le regard d ’Emerson croisa le mien.
— Je vais voir, dit-il, et il se dirigea vers la porte.
Comme à son habitude, il l’ouvrit à la volée– et resta cloué sur place.

Bien qu ’Emerson eût une forte carrure, son corps imposant ne masquait pas complètement l’homme qui lui faisait face. J’aperçus une tête aux cheveux noirs et la forme d’une épaule couverte de tweed marron. Cela me suffit. Je me levai d’un bond. Emerson se déplaça légèrement. Je pense qu’il essayait de bloquer le passage, mais le visiteur feignit de prendre cela pour une invitation à entrer, et il se faufila habilement près de lui.

Je reconnus le costume de tweed comme celui qu ’il l’avait emprunté à Ramsès lors d’une occasion précédente – et n’avait jamais rendu. Une moustache et une barbe noires dissimulaient le bas de son visage. La partie supérieure était modifiée par les boucles de cheveux qui recouvraient son front haut et par des lunettes teintées qui fonçaient en marron ses yeux d’une couleur indéfinissable. Son regard parcourut la pièce en un rapide examen d’ensemble, et les lèvres barbues s’écartèrent en un sourire.

— Comme c’est bon de vous voir, mon frère! s’exclama-t-il en serrant la main inerte d’Emerson Ainsi que le reste de la famille ! Jamais je n’aurais osé espérer un tel plaisir. Ce doit être– ce ne peut qu’être ma sœur bien-aimée Evelyn. Accordez-moi le privilège d’un parent...

Il prit la main d ’Evelyn et lui fit un baisemain respectueux tandis qu’elle restait bouche bée de stupeur. Il salua Lia de la même façon, nous étreignit, Nefret et moi, ‘Serra la main de David et celle de Ramsès. Notre surprise était si paralysante et ses mouvements si prestes qu’il exécuta tout ce petit manège sans être interrompu. Lorsqu’il se tourna enfin vers Walter, son visage affichant une émotion feinte, je compris que je devais intervenir. Hélas– du fait de mon désarroi et de ma contrariété, je dis ce qu’il ne fallait pas dire.

— Sethos, je vous en prie ! Walter ne sait pas– Enfer et damnation !

Je ne connaissais pas son véritable nom. Ce surnom, parmi tous les autres qu ’il avait utilisés, m’était venu à l’esprit le plus naturellement du monde. C’en fut trop pour Walter. Il avait été plus abasourdi que n’importe lequel d’entre nous, mais pas au point d’être incapable de tirer ses conclusions. Il regarda Emerson en un appel silencieux– n’obtint aucune réponse, aucun démenti, aucune protestation– porta la main à sa poitrine– blêmit– et s’écroula, sans connaissance.

***
— Ce n’était qu’un banal évanouissement, déclara Sethos. Rien de grave.

— Pas grâce à vous ! répliquai-je avec colère. S’il avait été cardiaque, cela aurait pu le tuer. Vous aviez prémédité cette mise en scène. Vous devriez avoir honte !

Que l ’on ne dise pas que je pris l’offensive afin de détourner l’attention de l’auditoire de ma propre bévue ! Cela n’aurait servi à rien, de toute manière. Emerson, dont les sentiments envers son demifrère réprouvé oscillaient entre une affection réticente et une violente irritation, me décocha un regard bleu glacial.

— C’est vous qui avez administré le coup de grâce, Amelia. Walter aurait probablement été à même d’assimiler l’existence d’un frère inconnu. Apprendre que ce même frère était le criminel dont il nous avait entendus parler d’une façon aussi– euh– critique l’a achevé.

— Sapristi, je ne connais même pas son véritable nom, répliquai-je. Puisque nous abordons ce sujet...

— À la réflexion, ma petite plaisanterie était peu judicieuse, dit Sethos avec douceur. Je suis désolé, Amelia. Vous connaissez mon malencontreux sens de l’humour. Mais regardez le bon côté des choses, ma chère, comme vous aimez tant à le faire. Vous aviez l’intention de leur dire, n’est-ce pas ? Maintenant voilà qui est fait, et bien fait, et vous n’avez plus à vous tourmenter sur la manière de leur annoncer la joyeuse nouvelle.

Il m ’adressa un sourire insolent. En toute justice, je dois préciser qu’il n’avait pas été aussi calme lorsqu’il avait aidé Emerson à porter Walter inconscient dans sa chambre. Il était demeuré, anxieux, à son chevet jusqu’à ce que Nefret eût terminé son examen et annoncé que ce n’était pas une crise cardiaque. Lorsque Walter avait ouvert les yeux et murmuré : « Où suis-je ? » il s’était écarté, avait croisé les bras et s’était efforcé de prendre une mine insouciante. Sur mon conseil. Nefret avait donné un calmant à Walter, et nous l’avions laissé en compagnie d’Evelyn. Celle-ci avait accepté les excuses marmonnées par Sethos d’un hochement de tête plein de dignité.

Nous avions regagné le salon. Emerson servit du whisky pour tout le monde. Sethos était redevenu lui-même– impénitent et indifférent. Néanmoins, je lui trouvai l’air fatigué. Adossé aux coussins, il sirotait son whisky avec plaisir.

— Ils sont au courant, pour le vol ? demanda-t-il.
David sursauta.
— Quel vol ?

— Je présume qu’ils doivent en être informés, reconnus-je. Mais je n’ai certes pas l’intention de réveiller Walter pour lui assener également cette nouvelle !

 

— Cela peut attendre, admit Sethos avec flegme. Mais peut-être pourriez-vous me donner un peu plus de détails. Le télégramme d’Emerson était sibyllin, par la force des choses.

 

Il glissa la main dans sa poche et en tira un morceau de papier froissé. Il me le tendit et je lus le texte du télégramme à voix haute.

 

— « M. disparu avec biens des dames. Où les a-t-il emportés ? Avons besoin conseil de toute urgence. » Comment avez-vous fait pour venir aussi vite ? demandai-je.

 

— J’étais à Constantinople. Margaret a fait suivre le message parce que cela semblait urgent. J’ai accouru dès que possible. A présent, racontez-moi le reste. Qu’est-ce qui a disparu, au juste ?

— Trois bracelets, les plus précieux du lot, et un magnifique pectoral.
A ma façon efficace habituelle, je résumai succinctement les faits qui étaient connus de nous. — Pauvre Cyrus ! s’exclama David. Quel rude coup pour lui !

— Et pour moi aussi, dit Sethos. Je n’ai rien à voir avec ce vol, Amelia. Est-ce que vous me croyez ?

— Oui. Vous auriez pris tout le trésor.
Sethos rejeta sa tête en arrière etrit de bon cœur.

— Vous me flattez, ma chère. Je vous remercie pour votre confiance. Franchement, je suis très surpris par Martinelli. S’il a vraiment repris ses anciennes habitudes, je me serais attendu à plus de minutie de sa part. À moins qu’il n’ait trouvé un acheteur privé qui voulait ces bijoux en particulier, pour des raisons inconnues– Naturellement, je vais entreprendre des recherches ici au Caire, mais ne nourrissez pas de trop grands espoirs. Mon ancienne organisation a été démantelée et ses membres se sont dispersés.

— Vous ne pouvez rien faire jusqu’à demain, dit Emerson. Je– euh– vous– euh– Amelia est fatiguée.

 

Je n’avais pas été la seule à observer les traits creusés de Sethos. Il avait probablement voyagé jour et nuit pour répondre à notre appel.

— Tout à fait, acquiesçai-je. Avez-vous réservé une chambre ici ?
— J’ai un appartement ailleurs.
Les yeux d’Emerson s’étrécirent. L’affection avait fait place à la défiance. Sethos poursuivit : — Avant de prendre congé, il faut que nous ayons une entière confiance les uns envers les autres.

— Vous voulez dire que vous attendez de nous une entière confiance en vous, répliqua Emerson d’un ton sec.

 

— Je vous assure, mon frère, que je ferai de même dès que j’aurai une information à vous confier. Y a-t-il un détail que vous ne m’avez pas dit qui pourrait avoir un rapport avec cette affaire ?

La couleur indéterminée de ses yeux avait été très utile pour un maître du déguisement, puisqu ’ils pouvaient sembler gris, verts ou marron, avec l’application habile d’un maquillage. Enfoncés dans des orbites sombres, ils paraissaient plus foncés maintenant, tandis que son regard se posait sur les mains enveloppées de pansements de Ramsès.

— Cela n’a rien à voir avec... commença Ramsès.

— Nous ne pouvons en être certains, l’interrompis-je. Sethos verra peut-être un lien qui nous a échappé. Vous autres jeunes gens, vous n’avez pas besoin de rester, si vous êtes fatigués, et vous l’êtes très certainement.

— Rien au monde ne pourrait me faire partir, se récria David. Avez-vous déjà connu une saison entière sans quelque mauvais coup ? Ne pensez pas un seul instant pouvoir me tenir à l’écart !

— Ni moi, dit Lia fermement.
Les traits durs de Sethos se radoucirent.

— Bon sang ne saurait mentir, conclut-il d’un ton qui fit s’empourprer le visage de Lia. Très bien, Ramsès, nous vous écoutons.

 

— Sapristi ! s’exclama Ramsès en se passant la main dans les cheveux. Il le faut vraiment ?

— Laissez-moi faire, dis-je. (Je savais que Ramsès ne mentionnerait pas les détails les plus intéressants. Il avait tendance à se montrer très réservé à propos de ses conquêtes féminines.) Vous pourrez me reprendre si je m’égare en digressions inutiles, ajoutai-je.

J ’entrepris de rapporter les faits de façon aussi prosaïque que possible, mais je n’étais pas allée bien loin dans mon récit lorsque la bouche de Sethos commença à se contracter. Son amusement était si évident que je lui lançai un regard sévère.

— Cette histoire correspond-elle à votre sens de l’humour bien connu ?
Son sourire s’estompa aussitôt, et il redevint sérieux.

— Grands dieux, Amelia, vous ne supposez tout de même pas que j’ai joué un rôle dans cette affaire ! Du temps de ma jeunesse déjà lointaine et fort dévoyée, je me suis rendu coupable de nombre d’excentricités, mais jamais d’une telle extravagance.

— Humph ! fit Emerson d’un air furieux.

 

— Ma foi, il y en a eu une qui n’en était pas très éloignée, admit Sethos en me couvant d’un regard attendri.

 

— Ne poursuivez pas, dis-je vivement.

Emerson n ’avait jamais oublié ni tout à fait pardonné cette fois où j’avais été retenue prisonnière par mon beau-frère (si j’avais su !) amoureux, dans un cadre aussi voluptueux que celui décrit par Ramsès.

— Excusez-moi. Vous aussi, Rad– Emerson. Mais en vérité, si l’on ne peut pas rire devant la folie, quelle espérance reste-t-il à la race humaine ? (Il secoua la tête.) Je suis bien en peine d’expliquer cette aventure. Peut-être devons-nous l’attribuer à– euh– à un intérêt personnel de la part de la dame. Ce ne serait pas la première fois, n’est-ce pas ?

Le visage de Ramsès était presque aussi rouge que celui de son père. Sethos ne pouvait s ’empêcher de titiller les gens. Je reconnus les symptômes de la fatigue. Cela le rendait toujours d’humeur sarcastique.

— C’est bientôt le matin, dis-je. Je pense que nous ferons preuve de plus de bon sens après quelques heures de sommeil. Comment pouvons-nous vous joindre ?

 

— Vous ne le pouvez pas. (Il se leva.) Je passerai vous voir demain soir. Peut-être accepterezvous de dîner tous avec moi ? Pour fêter...

— Oh, disparaissez ! aboyai-je.
***
Manuscrit H

L ’un dans l’autre, Ramsès n’avait pas été surpris de voir son oncle réprouvé. On devait rendre cette justice à Sethos, il avait le chic pour arriver sans prévenir lorsqu’on avait besoin de son aide, mais cette fois il était apparemment résolu à jouer les trublions. Il avait bouleversé son demi-frère qui ne se doutait de rien, avait rendu furieux Emerson, n’avait donné aucune information utile et aucune perspective d’en offrir– et (le plus exaspérant de tout) il avait refusé de prendre au sérieux l’histoire de Ramsès. Un de ces jours, pensa Ramsès férocement, il m’amènera à faire disparaître d’un coup de poing ce sourire narquois sur son visage.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda Nefret.
— Rien. (Il finit de se déshabiller et se mit au lit.) Essayons de dormir un peu. Nefret, assise devant sa coiffeuse, se brossait les cheveux.

— Je suis trop tendue pour dormir. Tu ne veux pas que nous parlions de l’apparition surprenante d’oncle Sethos ?

 

Les longues boucles de cheveux défaits ondulaient sous l’effet de la lumière et du mouvement, mais, pour une fois, cette vue ne parvint pas à exciter Ramsès.

— Non, répondit-il d’un ton brusque, puis il roula sur le côté, lui tournant le dos. Lorsqu’elle le rejoignit finalement, il fît semblant de dormir.

La seule personne à qui il désirait parler, c ’était David. Il n’en avait pas eu le temps la nuit précédente. Sa mère les avait chassés vers leurs chambres respectives dès que Sethos était parti. Mais David et lui se connaissaient parfaitement. En un regard et quelques mots, ils avaient convenu d’un rendez-vous pour le matin suivant.

Il attendait sur la terrasse depuis un quart d ’heure lorsque David arriva, avec un sourire d’excuse. — Je ne parvenais pas à m’arracher des bras affectueux de la famille, expliqua-t-il. — Comment va oncle Walter ?

— Il est rétabli et brûle de curiosité. Le professeur et lui emmènent les enfants au Musée. Je leur souhaite bonne chance ! J’ai suggéré qu’ils emportent des laisses, mais je me suis fait huer. — Et les autres ?

 

— À l’hôpital avec Nefret, excepté tante Amelia. Je crois qu’elle a décidé d’accompagner le groupe au Musée. Elle m’a demandé où j’allais.

— Cela ne m’étonne pas. Que lui avez-vous dit ?
Les yeux noirs de David s’agrandirent en une surprise simulée.

— La vérité, bien sûr. Que vous et moi désirions passer un peu de temps ensemble. (Son regard dédaigneux parcourut la terrasse, avec sa foule de touristes bien habillés, de fonctionnaires angloégyptiens et de serveurs au visage basané.) Mais pas ici, si cela ne vous fait rien. Cet endroit n’a guère changé, n’est-ce pas ?

— Non. Changera-t-il un jour ?
— Oh, oui, dit doucement David. Il changera.
Ramsès se tourna vers lui en fronçant les sourcils. Il secoua la tête et esquissa un sourire. — Ne parlons pas de politique. Où allons-nous ?

Ils se rendirent à l’un de leurs cafés préférés. David s’assit sur une banquette et poussa un soupir de contentement.

— Comme au bon vieux temps ! Vous vous rappelez la nuit où nous étions ici, vous déguisé en Ali le Rat et moi en votre fidèle acolyte, lorsque votre père est entré ? Il a regardé dans votre direction, et vous avez crié : « Maudit soit le mécréant ! »

— Je crois plutôt avoir gémi. (Ramsès éclata de rire, s’abandonnant à une nostalgie sentimentale.) J’avais si peur qu’il nous reconnaisse que je suis presque tombé de ma chaise !

Un garçon apporta les cafés qu ’ils avaient commandés, et un narghilé pour David. — Nous avons connu de bons moments, dit David d’un air songeur.
— Rétrospectivement, peut-être. Mais, sur le coup, certains étaient loin d’être amusants.

David avait vieilli, songea Ramsès. Lui aussi, supposait-il. Cependant, certaines rides sur le visage de son ami étaient celles de la souffrance, profondément gravées dans la peau. Cette douleur ne le quitterait jamais complètement, selon Nefret. Les blessures qu’il avait reçues en 1915 avaient lésé certains muscles de sa jambe, même si l’on ne s’en serait jamais douté en le voyant marcher. Quels efforts de volonté cela lui coûtait-il pour garder cette démarche assurée, Ramsès pouvait seulement l’imaginer. Il était trop avisé pour poser des questions à son ami ou pour lui témoigner de la commisération. Néanmoins, cette prise de conscience donna plus de force à sa déclaration suivante.

— Maintenant nous sommes de vieux époux pères de famille. Il est grand temps pour nous de renoncer aux folies de notre jeunesse !

 

David inhala la fumée dans ses poumons et l’exhala lentement.

— Nous n’en aurons probablement pas le loisir, avec des antiquités de valeur qui ont disparu sous le nez même de Cyrus et une dame qui n’est manifestement pas ce qu’elle semble être. C’est l’histoire la plus invraisemblable que j’aie jamais entendue– et j’en ai entendu un certain nombre !

— Et vécu un certain nombre ! Vous croyez que cela s’est vraiment produit, alors ? — Bien sûr !
— Nefret pense qu’une partie, sinon le tout, était une hallucination.
— Est-ce que vous reconnaîtriez cette femme, si jamais vous la revoyiez ?
Ramsès eut un rire forcé.

— Nefret m’a posé la même question. Vous savez ce que j’ai été assez stupide pour répondre ? Sans prendre la peine de réfléchir, j’ai laissé échapper : « Pas son visage. »

David lui adressa un sourire de sympathie.
— Son visage était voilé.

— C’était ce que je voulais dire. J’ai vu une bonne partie de son corps, mais une silhouette bien proportionnée n’est guère utile à des fins d’identification. J’ai été assez stupide pour dire cela également. Nefret a fait un certain nombre de remarques cinglantes.

— Elle est inquiète, c’est tout. Comme je le suis aussi. Parlez-moi de Rashad.
— Ce n’est pas lui qui avait envoyé le message.
— Comment le savez-vous ? Vous avez gardé le billet ?

C’était comme autrefois– bien trop. David avait toujours su le mettre au pied du mur, et il n’allait pas lâcher prise.

— Non, je ne l’ai plus, reconnut Ramsès. Je l’ai probablement égaré à un moment ou à un autre. Quelle importance ? La manière d’opérer ne ressemblait pas à Rashad et à son groupe. Il ne m’aime guère, mais je ne puis croire qu’il nourrisse une telle animosité à mon égard pour se compliquer à ce point la vie. Et dans quel but ? Pour mettre la main sur vous ?

— Moi non plus, il ne m’aime pas. Mais vous prendre en otage serait une façon sacrement biscornue de m’atteindre. J’ignorais qu’il se trouvait au Caire.

— Est-ce la vérité ?
David se contenta de le regarder, haussant ses sourcils aux arcs parfaits. Ramsès baissa les yeux.

— Excusez-moi, David. Je sais que vous ne me mentiriez pas. Mais il y a eu des émeutes, des grèves et des assassinats sanglants ici, et ce genre de violence m’évoque irrésistiblement notre vieil ami Wardani. Il est toujours recherché par la police pour collaboration avec l’ennemi durant la guerre, et Dieu sait ce qu’il a fait depuis lors.

— Pas grand-chose, dit David calmement.

 

— Était-il l’instigateur des émeutes au printemps dernier ? Ils ont tué huit personnes non armées au cours d’un seul incident, et...

 

— C’était une manifestation spontanée pour protester contre l’arrestation et la déportation de Zaghloul Pacha.

 

Ramsès poussa un juron, et David dit :

— Bon, entendu. Il s’agissait de meurtres sanglants et inexcusables, mais ce n’était pas un complot organisé, juste une bande de pauvres imbéciles frustrés manipulés par un agitateur. Wardani n’y était pour rien, pas plus que les Turcs ou les Allemands, en dépit des accusations hystériques de certains hauts fonctionnaires. Cessez de me faire la morale et écoutez-moi, vous voulez bien ? Wardani est entré en contact avec moi voilà quelques mois. Et, non, je ne sais pas où il est. Peut-être à Paris, rôdant autour de la conférence de la Paix, dans l’espoir de s’immiscer dans les débats. En pure perte– Zaghloul Pacha est le leader reconnu du mouvement pour l’indépendance et Wardani n’a aucune influence, excepté sur une poignée de radicaux isolés.

— Comme Rashad.
— Rashad n’est pas un révolutionnaire, déclara David avec mépris. Il se contente d’haranguer la foule, ensuite il court se cacher. Wardani est assez intelligent pour comprendre qu’il doit tenir un rôle politique, et non fomenter des émeutes. Oh, il laisse des individus comme Rashad prôner la sédition, mais je serais très surpris d’apprendre que Rashad fait toujours partie de son organisation.

— Alors vous n’avez pas l’intention de vous impliquer à nouveau ?
David leva les mains. Son visage s’était rembruni.

— Nom d’un chien. Ramsès, je suis un artiste– en quelque sorte – pas un combattant. J’ai donné ma parole à Lia de ne plus fréquenter Wardani. J’ai dit la même chose à Wardani. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis notre dernière rencontre. Maintenant, est-ce que nous pouvons oublier la politique et porter notre attention sur des affaires plus urgentes ?

Il posa quelques pièces de monnaie sur la table et se mit debout.
— Venez. Nous allons chercher votre prison si exotique !
— Ce sera une perte de temps, l’avertit Ramsès.

David n ’avait pas vraiment répondu à sa question. David ne mentirait pas, pas à son ami, mais il lui cachait quelque chose, et tant qu’il ne serait pas disposé à parler en toute franchise, il serait inutile et déloyal d’insister.

— On ne sait jamais. Commençons par le – où était-ce ?– le Sabil Khalaoum, et essayons de reconstituer vos pas.

 

Le café était ouvert et la petite place remplie de gens. Trois rues, ou ruelles, amenaient à la place. — Laquelle ? demanda David tout en répondant au salut d’une vieille connaissance assise près de la fontaine.

Ils reconnurent le secteur aussi méthodiquement que les rues tortueuses le permettaient. Les hautes maisons anciennes du Caire transformaient les venelles en des canyons façonnés par l’homme, peuplés d’ombres et surmontés de balcons fermés en saillie. Des femmes se penchaient aux fenêtres, et hélaient les vendeurs ambulants. Des ânes les bousculaient et des gens les frôlaient, vaquant à leurs occupations. Les rues animées et bruyantes étaient si différentes du silence de sa fuite éperdue dans la nuit qu’ils auraient pu se trouver dans une autre ville.

Finalement, David demanda d ’un ton exaspéré :
— Vous ne vous souvenez pas d’un point de repère– une mosquée, une boutique ?

— J’ai aperçu un tas de points de repère, y compris une pyramide et les voiles d’une felouque, répondit Ramsès d’un ton cassant. Les effets de l’opium. Il me restait juste assez de clarté d’esprit pour savoir que je les imaginais, mais j’étais bien trop occupé à essayer de distancer l’individu qui me poursuivait pour distinguer entre hallucination et réalité. Et, non, je n’en ai pas touché mot à la famille. Cela aurait renforcé leur conviction que tout le reste était également le fruit de mon imagination débridée.

— Il n’en était rien.
— Non– Bon sang, David, je ne suis même plus certain de ce qui s’est réellement passé !

— Une chose est sûre, dit David d’un ton pratique. Vous avez disparu pendant des heures et vous n’étiez pas à l’endroit où le message vous demandait d’aller. Ce qui signifie pour moi qu’on vous a enlevé. (Il baissa la tête pour se glisser sous un plateau de pain, porté sur l’épaule par un marchand ambulant.) Ma foi, cela valait la peine d’essayer. Allons voir le souk.

— Si vous avez l’intention d’interroger les marchands d’antiquités à propos des bijoux de Cyrus, les parents l’ont déjà fait, sans résultat. Ils sont bien plus forts pour l’intimidation que nous.

— Mais nous sommes beaucoup plus charmants !
David arbora un large sourire et lui donna une claque sur l’épaule.

Ils continuèrent leur route en marchant l’un derrière l’autre, passèrent sous des balcons surchargés de linge qui séchait et arrivèrent finalement sur la place devant la mosquée de Hossein.

— Qu’est devenu el Gharbi ? demanda David tout à trac.
— Qui ? fit Ramsès avec surprise.

— Le souteneur nubien si parfumé qui contrôlait le quartier des Volets rouges jusqu’à ce que les Britanniques l’envoient dans le camp de prisonniers à...

 

— Je sais qui c’est, l’interrompit Ramsès. Qui pourrait oublier el Gharbi ? Qu’est-ce qui vous fait penser à lui ?

 

— Il était mêlé à toutes les activités illégales qui fleurissaient au Caire, et il vous a communiqué des informations à plusieurs reprises.

En vérité, il était difficile d ’oublier el Gharbi : parfumé, couvert de bijoux et paré de robes blanches de femme. Personne ne pouvait aimer ou admirer un homme qui exerçait ce genre de commerce, mais il avait été un souteneur plus bienveillant que certains.

— Oui, il a été utile, à sa façon, répondit Ramsès. Malheureusement, il ne dirige plus rien ici. Père l’a fait sortir du camp de prisonniers, en échange de certains services– c’était toujours donnantdonnant avec el Gharbi– et il a été exilé dans son village en Haute-Egypte. Je présume qu’il est toujours là-bas, s’il est encore en vie.

— Dommage !

Ils firent le tour des marchands les plus importants. David expliqua qu ’il voulait un bracelet pour sa femme, et il se retrouva avec plusieurs anneaux de cheville en argent, tous de fabrication bédouine récente. On leur montra des colliers de « perles de momie » en faïence ternie que l’on pouvait monter en bracelets, déclara le marchand. Il les avait reconnus et ne s’attendait pas qu’ils achètent ces objets pitoyables. Néanmoins, qui ne tente rien n’a rien. On ne savait jamais avec les Inglizis, même ces deux-là.

— J’aurai pu vous dire qu’ils ne nous proposeraient pas les bracelets de Cyrus, fit Ramsès. Ils savent qui nous sommes.

— Je suppose que nous n’avons pas le temps d’enfiler mes bons vieux déguisements de touristes. David semblait le regretter. Ramsès éclata de rire mais secoua la tête.
— Oubliez ça, David !
— Eh bien, soit ! Allons déjeuner chez Bassam.
— Il ne pourra pas nous dire quoi que ce soit.

— Mais nous aurons un excellent repas. Cela me mettra dans une meilleure disposition d’esprit pour passer la soirée avec oncle Sethos.

 

* * * *

Je crois bien que le seul à se faire une joie de ce dîner en famille était Sethos lui-même. J ’avais préparé Walter du mieux que je le pouvais, le trouvant parfaitement rétabli physiquement, bien que complètement abasourdi. Il encaissa la nouvelle de l’infidélité de son père mieux que je ne m’y attendais– peut-être parce que lui aussi avait souffert de la froideur de sa mère. Cependant, bien que je l’eusse assuré que Sethos s’était racheté grâce à ses actes héroïques au service de son pays et était à présent rentré dans le droit chemin, je me rendis compte que Walter avait quelques réserves. (Il en était de même pour moi, ce qui avait peut-être diminué l’effet de mes assurances.)

La journée avait été très fatigante, particulièrement pour ceux d ’entre nous qui avaient emmené les enfants au Musée. J’avais pris la décision de les accompagner, car je savais qu’Emerson et Walter seraient vraisemblablement absorbés par la contemplation d’une antiquité ou d’une autre et que les enfants se retrouveraient livrés à eux-mêmes. Je perdis Davy à deux reprises. La seconde fois, je le récupérai à l’intérieur d’un énorme sarcophage en granit. (Je fus tentée de l’y laisser un moment, puisqu’il ne pouvait pas en sortir, mais Emerson s’y opposa.)

Sur mon insistance, nous mîmes nos vêtements les plus élégants et nous nous efforçâmes de nous comporter comme s’il s’agissait d’une réunion normale avec des amis et des parents que nous n’avions pas vus depuis longtemps. Habillé d’une manière impeccable d’un habit à queue avec une cravate blanche, Sethos nous attendait lorsque nous sortîmes de l’ascenseur, et il nous entraîna aussitôt vers la salle à manger privée qu’il avait réservée. La table étincelait littéralement de cristal et d’argent, et il y avait des fleurs sur toute sa longueur et à la place de chaque dame. Des compliments redondants débordèrent de ses lèvres. Il insista pour qu’Emerson prît la place d’honneur et, dès que nous fûmes installés, des bouchons sautèrent et du champagne remplit nos verres. Étant donné qu’il était évident, même pour les esprits les plus lourds, qu’Emerson n’avait pas l’intention de porter un toast, Sethos s’en chargea. «Au Roi et aux cœurs fidèles qui le servent. A l’amour et à l’amitié ! » Même Emerson ne pouvait refuser de boire à cela.

Tandis que le repas s ’avançait, plat après plat, je constatai que j’avais de plus en plus de mal à réprimer mes rires. C’était peut-être le Champagne. Toutefois, voir l’effet du petit jeu de Sethos sur diverses personnes m’amusait énormément. Il avait décidé de gagner leur cœur, et personne n’aurai, pu faire mieux que lui. La chère Evelyn, qui aurait pardonné à Gengis Khan si celui-ci avait exprimé son repentir, succomba incontinent à son charme, et Lia était visiblement fascinée. Il fit l’éloge du travail en philologie de Walter, citant des exemples afin de montrer qu’il le connaissait à fond. Il parla avec admiration des découvertes archéologiques d’Emerson– et des miennes– et rendit hommage à l’héroïsme de la jeune génération.

— Ce sont les enfants de l’orage, déclara-t-il. L’orage est passé, grâce à leur sacrifice– non seulement les jeunes hommes qui ont risqué, et donné, leur vie, mais ces femmes courageuses qui ont connu la souffrance encore plus grande de l’attente et du deuil.

Les yeux d ’Evelyn se remplirent de larmes. Rien n’aurait pu être plus délicat que l’évocation de la mort de son fils au combat. Même Emerson parut ému. Le seul visage à ne pas être attendri était celui de Ramsès, bien que cet hommage lui eût été manifestement destiné, ainsi qu’à David. Il me lança un regard, ses sourcils haussés d’un air sceptique.

Bientôt, Emerson commença à ne pas tenir en place. Il était impossible d ’entretenir ce qu’il aurait appelé une conversation sensée– c’est-à-dire une conversation portant sur l’égyptologie– au cours d’un dîner en famille, et je me rendais compte qu’il brûlait d’envie d’interroger Sethos sur un grand nombre de choses. Cependant, mes froncements de sourcils, mes clins d’œil et mes regards sévères le retinrent jusqu’à ce que l’on eût desservi la table, puis il fit remarquer d’une voix forte :

— Ce dîner a été très agréable, incontestablement, mais venons-en à présent à notre affaire. J’aimerais savoir– Oh ! Euh– Amelia, auriez-vous par hasard informé Walter de... — Si vous faites allusion au vol des bijoux de Cyrus, elle me l’a dit, déclara Walter avec entrain. C’est bien regrettable ! Mais je présume qu’Amelia éclaircira cette affaire très vite. Il finit son verre de vin et fit signe au serveur.

 

— Humph ! fit Emerson. Walter, vous avez suffisamment bu. Soit vous allez vous coucher, soit vous nous prêtez attention.

— Dans ce cas, je vais me coucher ! (Le visage congestionné et souriant, il se leva et, bien sûr, Evelyn se leva également.) Bonne nuit à tous. Et je vous remercie pour cette soirée très agréable, euh– hum– mon frère.

Une fois qu ’ils eurent quitté la salle, je suggérai que nous devrions peut-être éviter d’aborder les sujets dont Emerson était résolu à parler en présence des serveurs. Sethos se rassit et haussa les épaules.

— Je n’ai rien d’important à rapporter.

 

L’air renfrogné d’Emerson indiqua qu’il n’était pas disposé à accepter cette allégation, aussi Sethos donna-t-il plus de détails :

 

— Je me suis renseigné cet après-midi. Comme je le savais déjà, mes principaux lieutenants sont partis.

 

— Partis ? m’exclamai-je. Vous voulez dire...

 

— Plusieurs d’entre eux sont morts. Vous vous souvenez de René ? Il a été tué dès la première semaine de la guerre.

 

Je ne cachai pas mon chagrin. J’avais eu beaucoup de sympathie pour le jeune Français. C’était un criminel et un voleur, mais c’était également un gentleman.

— Sir Edward, votre admirateur, est vivant et se porte à merveille, m’assura Sethos. Peu importe les autres. Je me contenterai de dire qu’ils n’entrent plus en ligne de compte. Les subalternes ont eux aussi connu des pertes. Sans mon commandement, ils sont devenus négligents et en ont subi les conséquences. Certains des marchands d’antiquités avec qui j’étais en relation exercent toujours leur commerce, mais ils n’avaient jamais été des membres permanents de l’organisation. En résumé, je dirai– et j’espère qu’il me sera permis de le faire, car Nefret ravale ses bâillements depuis plusieurs minutes– je dirai donc que je ne vois personne au Caire à qui Martinelli aurait pu remettre les bijoux.

— Pouvons-nous vraiment le croire ? demanda sèchement Emerson.

— Vous êtes bien obligés, répondit Sethos sur le même ton. Il y a quelques personnes avec qui je traitais des transactions privées, mais elles se sont dispersées. Certaines sont parties en Europe, certaines en Amérique, et d’autres se trouvent au Moyen-Orient. Je poursuivrai mes recherches, mais pas dans l’immédiat. Il faut que je retourne à Constantinople demain. Mes affaires là-bas n’étaient pas terminées.

— Je suppose que vous n’avez pas l’intention de nous dire en quoi elles consistent, déclarai-je. — Comme toujours, vous avez raison, Amelia, répondit Sethos, et son sourire s’élargit.

— Dans ce cas, nous allons vous souhaiter une bonne nuit, dis-je en tuant dans l’œuf les protestations d’Emerson.

Je n ’étais pas disposée à laisser Sethos s’en tirer aussi facilement. Songeant qu’il parlerait peut-être plus ouvertement si les autres n’étaient pas présents, je les expédiai dans leurs chambres respectives (je m’attirai un regard extrêmement équivoque de la part de Ramsès), puis je me tournai vers mon beau-frère.

Il me devança, comme il le faisait si souvent.
— Oui, Amelia, nous avons plusieurs choses à nous dire.

— Ainsi qu’à moi, intervint Emerson qui, ai-je besoin de le préciser, était resté aussi immobile qu’un rocher lorsque j’avais congédié les enfants.

 

— Tout à fait, acquiesça Sethos. Trouvons un endroit confortable.

 

Nous en trouvâmes un, dans la salle Mauresque. Le cadre était attrayant, renfoncements sombres et lampes à l’éclairage tamisé, mais Sethos ne perdit pas un instant en paroles en l’air.

— Si je puis vous donner un conseil, quittez Le Caire au plus tôt.
— J’étais arrivée à la même conclusion, l’informai-je.
— Enfer et damnation ! s’exclama Emerson.

Il brûlait du désir de se battre – avec n’importe qui, cela n’avait pas une grande importance. Se trouver en compagnie de Sethos durant un certain temps avait toujours cet effet sur lui. — Quand êtes-vous arrivée à cette conclusion, Peabody ? grommela-t-il. Ne me dites pas que vous avez parlé de nouveau à Abdullah !

Les sourcils parfaits de Sethos se haussèrent vivement.
— Je vous demande pardon ?

— Elle rêve de lui, répondit Emerson. Je suis un homme sensé. Je ne m’oppose pas à ce que mon épouse ait de longues conversations intimes avec un homme qu’elle– euh– admirait énormément. Que diable, je portais beaucoup d’affection à ce cher homme, moi aussi ! Mais je m’oppose à ce qu’elle fasse passer ses propres opinions pour celles d’un mort !

— Je suis surpris de vous voir aussi dogmatique, Radcliffe, dit Sethos. « Il y a plus de choses sur la terre et au ciel... » (Hamlet, acte 1, scène V.)

— Peuh ! fit Emerson. Et ne m’appelez pas Radcliffe.
Les lèvres de Sethos frémirent.

— Je m’efforcerai de ne plus le faire. Mais je suis certain qu’Amelia, comme moi-même, a arrêté sa décision après mûre réflexion. J’ai repensé à l’étrange aventure survenue à Ramsès. Cela me préoccupe.

— Vous avez donné l’impression d’être amusé et incrédule, non préoccupé, répliqua Emerson d’un air renfrogné.

— Je n’ai pas résisté à l’envie de taquiner un peu ce garçon. Il prend la vie tellement au sérieux ! Il est parfaitement concevable qu’une– dirons-nous une « dame » ?– se soit éprise de lui et qu’elle ait employé une méthode fort peu orthodoxe pour obtenir son attention. A l’instar de certains autres membres de la famille– la pudeur et la considération pour les sentiments de mon frère bien-aimé m’empêchent de les nommer– il semble exercer une grande séduction sur les femmes.

— Balivernes ! s’exclama Emerson.
Sethos haussa les épaules et redevint sérieux.

— L’alternative est moins inoffensive. Votre fils n’est pas resté oisif durant ces dernières années. Il a irrité presque autant de personnes que moi– les Turcs, les Senoussis, les nationalistes, même plusieurs fonctionnaires de nos propres services. David n’est pas à l’abri de tout soupçon, lui non plus. Il est connu de la police comme membre de l’un des groupes nationalistes. Des émeutes pourraient éclater de nouveau à tout moment et, si cela se produisait, il serait l’un des premiers à être suspectés.

— Certainement pas ! m’exclamai-je. Les services qu’il a rendus à la Grande-Bretagne pendant la guerre...

— ... l’exposeraient à un danger supplémentaire. Bien que ses activités ne soient pas connues des sous-fifres, elles le sont des hauts fonctionnaires des renseignements, et cela ne me surprendrait pas du tout d’apprendre qu’ils espèrent l’employer. Certains des membres de sa précédente organisation sont en liberté, et ils le considèrent comme un traître à leur cause. À votre avis, est-ce vraiment une coïncidence que Ramsès ait été enlevé la veille du retour de David en Egypte ?

— Il ne pouvait pas s’agir d’une erreur sur la personne ! protesta Emerson.

 

— J’ai dit ne pouvoir expliquer cette affaire. Il n’y a peut-être aucun lien. De toute façon, les garçons seront plus en sécurité à Louxor.

 

Tout en tripotant la fossette de son menton, Emerson regarda avec envie la barbe de son frère. Il continuait de me garder rancune parce que je m’étais opposée à ce qu’il en portât une.

— Je l’espère sincèrement, grommela-t-il. Mais...
— Je vous rejoindrai dans quelques jours, dit Sethos.
— Vous m’en donnez votre parole ? demandai-je.
— Vous avez ma parole. Sauf circonstances imprévues.
— Qu’est-ce que vous...
— Bonne nuit, Amelia. Bonne nuit, mon frère.

***

De fait, j ’étais parvenue à ma conclusion par des moyens strictement rationnels, car j’inclus dans cette catégorie les déductions de l’inconscient, que certaines personnes (je ne citerai pas de noms) appellent à tort des intuitions. Que je rêve de temps à autre d’Abdullah, lequel avait fait le sacrifice de sa vie pour sauver la mienne, aurait pu être considéré comme un produit de l’inconscient. Pourtant, c’étaient des rêves étranges, aussi précis et cohérents que des rencontres avec un ami vivant. Je n’avais pas rêvé de lui depuis quelque temps, mais je le fis cette nuit-là.

Nous nous rencontrions toujours au même endroit, au sommet de la falaise derrière Deir el Bahari, sur le sentier qui mène à la Vallée des Rois, et à la même heure, au point du jour, lorsque le soleil levant chasse les ténèbres et remplit la vallée de lumière.

Il n ’avait pas changé depuis que j’avais commencé à rêver de lui (ce qui, je suppose, n’a rien de surprenant). De haute taille et robuste, sa barbe aussi noire que celle d’un homme dans la fleur de l’âge, il m’accueillit comme si nous nous étions vus tout récemment, et en chair et en os.

— Vous devez aller à Louxor immédiatement.
— C’est bien mon intention, dis-je avec une certaine irritation. Je présume que ce serait peine perdue de vous demander des explications. Vous appréciez beaucoup trop vos sous-entendus énigmatiques.

— C’est parce qu’il y a des ennuis là-bas.
— Je le sais parfaitement.
Abdullah eut un geste impatient de la main.

— Il ne s’agit pas du vol du trésor d’Effendi Vandergelt. C’en est certes une partie, mais la plus infime. Veillez sur les enfants.

 

Je tendis les mains et j’agrippai ses bras avec force.

 

— Dieu du ciel, Abdullah, ne soyez pas énigmatique sur ce point entre tous ! Si les enfants sont en danger, il faut que je sache de quelle façon ils sont menacés, et pourquoi.

 

Il sourit, et ses dents blanches brillèrent au sein de la noirceur de sa barbe.

— Si je le savais, je vous le dirais, même si cela signifiait enfreindre les commandements qui me gouvernent ici. Je vois du danger pour vous tous– cela n’a rien de nouveau !– et ils sont incapables de se protéger. Veillez sur eux attentivement et ils seront à l’abri.

— Vous pouvez être sûr que je le ferai. Et vous– vous veillerez également sur eux ? — Sur vous tous. Vous n’êtes pas venue voir mon tombeau récemment.
— Euh, non, dis-je, surprise par ce changement de sujet. Lorsque nous serons rentrés à Louxor...

— Oui, allez-y et emmenez les autres. Amenez-moi le fils de mon petit-fils, celui qui porte mon nom, afin qu’il me présente ses hommages. Je pense que vous serez étonnée par ce que vous trouverez, Sitt.

Il ôta doucement mes mains qui s ’accrochaient à ses bras et il se détourna. Ses dernières paroles ne m’étaient pas adressées. Elles étaient le bougonnement d’autrefois, comme s’il réfléchissait à haute voix.

— Elle est imprudente. Elle prend des risques insensés. Je ferai de mon mieux, mais elle mettrait à rude épreuve la patience même d’un cheikh.

 

Je restai à l’endroit où il m’avait quittée, et je l’observai s’éloigner à grandes enjambées sur le sentier vers la Vallée.

 

— Que voulez-vous dire ? criai-je, sachant que je n’obtiendrais pas de réponse. Et je n’en obtins pas. Abdullah se retourna, me regarda et sourit. Levant le bras, il me fit signe de le suivre– pas le long de ce sentier bien connu, mais vers Thèbes.

 

***

Le reste de la famille se plia volontiers à ma décision que j ’avais présentée comme une suggestion, bien sûr. Avant de partir, nous prîmes des dispositions pour renvoyer la jeune nurse en Angleterre. Même durant le voyage, elle avait avoué qu’elle avait le mal du pays et qu’elle n’aimait pas du tout l’Egypte. C’étaient probablement le charivari et les cris à la gare qui l’avaient effrayée, puisqu’elle n’avait presque rien vu d’autre du pays. Aussi trouvai-je une famille respectable qui rentrait en Angleterre et qui fut ravie de l’avoir pour s’occuper de leurs enfants. Nous n’avions certainement pas besoin d’avoir sur les bras une autre personne innocente et sans défense, et dès que nous serions arrivés à Louxor Lia aurait toute l’aide enthousiaste qu’elle désirait. Chaque femme de la famille– je parle de notre famille égyptienne– brûlait d’envie de mettre la main sur les bambins de David.

Nous prîmes le train du soir. Tous ceux qui voyagent avec des enfants en bas âge préfèrent cet horaire, parce qu’il y a de grandes chances pour qu’ils dorment durant une partie du trajet. En apercevant l’air hagard de ses parents le matin suivant, j’en déduisis que cela n’avait pas été le cas pour Evvie. Il ne. m’avait pas fallu longtemps pour comprendre que c’était une enfant difficile, avec un tempérament coléreux qui démentait son aspect fragile. A l’évidence, elle avait été trop gâtée. Ses parents et ses grands-parents du côté maternel étaient des âmes charitables. Il me tardait de voir comment elle s’entendrait avec les jumeaux. Ni l’un ni l’autre ne pouvait être considéré comme une âme charitable. J’étais quelque peu inquiète au sujet de Dolly. Celui-ci assumait le rôle de protecteur de sa petite sœur, et son humeur égale serait sans aucun doute durement éprouvée dans les jours à venir. Mais c’est la vie ! Je ferais tout mon possible pour le défendre.

Je n ’avais pas informé les autres de la mise en garde d’Abdullah. Ils ne l’auraient pas prise au sérieux et, de fait, certains pouvaient juger que c’était seulement l’expression de la sollicitude naturelle ressentie par un adulte qui a la responsabilité d’êtres faibles et irresponsables. Ce fut infiniment rassurant de découvrir la famille au grand complet qui nous attendait à la gare de Louxor. Daoud et Selim étaient là, l’impatience affectionnée de Khadija l’avait emporté sur sa timidité, et Basima se tenait légèrement à l’écart. Sennia et Gargery nous adressèrent force gestes de la main et nous souhaitèrent la bienvenue. Avec ces serviteurs robustes et les autres qui nous attendaient à la maison, le moindre mouvement des enfants, serait surveillé.

— Où sont les jumeaux ? fut la première question d’Evelyn.

 

— Nous ne les emmenons pas n’importe où, à moins d’y être obligés, madame, répondit Gargery d’un air sombre.

 

Evelyn parut quelque peu choquée.

 

— Certainement pas dans une foule comme celle-là, ajoutai-je. Bonté divine, quelle cohue ! Je n’ai jamais vu autant de gens ici.

Mon premier mouvement fut de mettre fin à cette démonstration d ’amour, de peur que cela n’effraie les enfants. Puis je me remémorai qu’ils n’étaient pas à ma charge. Ils étaient passés de main en main avec empressement, mais ils ne semblaient pas s’en porter plus mal. Evvie gloussa en regardant un Daoud visiblement entiché d’elle, et Dolly, l’air solennel et les yeux écarquillés, répondit timidement aux embrassades de Khadija. Aussi restai-je un peu en retrait, et je me retrouvai à côté de Bertie, lequel était venu pour représenter sa famille.

— Mère et Cyrus ont décidé de ne pas ajouter au désordre, dit-il en souriant. Ils espèrent que vous dînerez avec nous ce soir– une réunion très simple entre vieux amis, rien de cérémonieux.

— Je pense que je puis parler en leur nom à tous en vous répondant que j’accepte avec plaisir, Bertie. (Je baissai la voix, puis je fus obligée de répéter la question plus fort en raison du vacarme.) Avez-vous eu du nouveau concernant– euh...

— Non. Vous n’avez rien appris ?

 

— Nous aurions immédiatement télégraphié à Cyrus si nous avions trouvé les bijoux. Un ou deux petits faits intéressants se sont produits, mais– Mon cher garçon, pourquoi ce regard effaré ?

— Veuillez m’excuser. madame. C’est simplement que vos « petits faits intéressants » sont souvent ce que d’autres appelleraient « l’échapper belle » ou « il s’en est fallu de peu » ! Que s’est-il passé ? Est-ce que Ramsès...

— Habituellement, c’est Ramsès, n’est-ce pas ? Ainsi que vous pouvez le constater, il se porte à merveille. Nous vous raconterons tout ce soir, Bertie. Puis-je prendre la liberté d’amener Selim ? Lui et les autres sont parfaitement informés de la situation. Je ne pense pas que ce pauvre Cyrus soit capable de parler d’autre chose.

— Selim est toujours le bienvenu, naturellement, répondit Bertie Et vous avez raison au sujet de Cyrus. Il se fait gloire de sa réputation sans tache, et il perçoit qu’elle est fortement compromise en ce moment.

— En aucun cas, protestai-je d’un ton ferme. Nous allons le tirer de ce mauvais pas, et sa réputation non seulement restera intacte mais en sortira grandie. Rapportez-lui mes paroles, et dites-lui que nous vous verrons tous ce soir.

CHAPITRE 4

Le temps pour nous de rassembler nos bagages et de traverser le fleuve, le soleil avait dépassé le zénith. Je décrétai une légère collation et du repos pour nos visiteurs, particulièrement les plus vieux et les plus jeunes d’entre eux. Evvie fut emportée, malgré ses hurlements, par sa mère et Khadija, tandis que Dolly trottinait derrière elles, la mine inquiète. Les autres se dispersèrent, et Emerson et moi nous retrouvâmes en la seule compagnie des trois plus jeunes hommes. Ils s’étaient installés sur la véranda et avaient engagé une conversation animée. Quels magnifiques gaillards ils faisaient, ces trois-là ! L’air de famille entre David et son oncle Selim était incroyable, et Ramsès aurait pu être apparenté aux deux, avec son teint basané et ses cheveux noirs.

Tandis que je les observais avec un sourire attendri, je me rendis compte qu’Emerson les observait également, mais avec un calcul qui l’emportait sur l’attendrissement. Il se frotta les mains et déclara :

— Il est encore de bonne heure. Et si nous allions sur le site ?
— Laissez-les tranquilles, Emerson, dis-je d’un ton ferme.
— Mais, Peabody, je veux...

— Je sais ce que vous voulez. De grâce, laissez-leur cet après-midi pour savourer leurs retrouvailles avant de les mettre au travail ! N’est-ce pas charmant de les voir réunis si amicalement ?

— Humph ! fit Emerson. Eh bien...
— Filez, Emerson !
— Où ça?
— Où vous voudrez, du moment que vous ne troublez pas leur intimité.
Emerson y réfléchit un instant.
— Où Sennia est-elle allée ? Je pourrais lui donner un cours d’archéologie.
— Je suis sûre quelle jouera avec vous, Emerson, si vous le lui demandez gentiment.

Emerson arbora un large sourire et regagna la maison. Je m’approchai des garçons. Ils parlaient à voix basse, et la gravité avait remplacé leurs rires.

 

— Puis-je vous apporter quelque chose ? demandai-je, comme ils se levaient pour m’accueillir. Café ? Thé?

— Non, je vous remercie, Mère, répondit Ramsès. Au bout d’un moment, David dit : — Asseyez-vous donc, tante Amelia.
— Je ne voudrais pas vous importuner, mon cher garçon.

— Absolument pas, dit Ramsès. (Les commissures de ses lèvres se relevèrent légèrement.) Prenez ce fauteuil, Mère. Désirez-vous une cigarette ?

 

David avait sorti sa pipe et Selim une cigarette. Aussi, afin de les mettre à l’aise, acceptai-je. — J’ai entendu dire qu’Abdullah était devenu un saint homme. Quelle est cette histoire ? demandai-je en essayant d’exhaler un rond de fumée.

 

Ma tentative ne fut pas couronnée de succès. Je n’avais pas encore saisi l’astuce, sans doute parce que je fume très rarement. Tout art nécessite une certaine pratique.

 

— Comment avez-vous appris cela ? demanda David. Ramsès a dit qu’il ne vous en avait pas parlé, à vous ou au professeur.

 

Je lançai un regard de léger reproche à mon fils. Celui-ci commença aussitôt à inventer des excuses.

— Il s’est passé tant de choses– Cela ne semblait pas important– sur le moment. — Sur le moment, répétai-je lentement.
Selim roula ses yeux noirs et fit remarquer :
— Est-ce mon père qui vous l’a dit ? Dans un rêve ?

Appréhendant le scepticisme (que j ’avais affronté, particulièrement de la part d’Emerson), j’avais parlé à très peu de personnes de mes rêves étranges concernant Abdullah, mais cela ne me surprenait pas que cette histoire eût été colportée. Fatima et Gargery étant d’invétérées oreilles indiscrètes, il était probable que l’un ou l’autre ait fait circuler l’information, jugeant l’affaire d’intérêt général. Une fois Daoud informé, tout Louxor était au courant.

— En fait, c’est Daoud qui m’a appris la nouvelle, dis-je. Était-ce de cela que vous parliez ? Vous aviez l’air très sérieux, tous les trois. Et qu’avez-vous voulu dire, Ramsès, par « sur le moment » ? Quelque chose s’est-il produit qui ait modifié votre opinion ?

Ramsès souffla un rond de fumée parfait en me considérant d’un air pensif. David éclata de rire.

— Cela ne sert à rien d’essayer de lui cacher quoi que ce soit, Ramsès. Pourquoi le ferions-nous, de toute façon ? Il s’agit seulement d’une coïncidence étrange. C’est regrettable pour Hassan, mais je suis sûr qu’il est mort heureux.

— Mort ! m’exclamai-je. Hassan, le mari de Munifa ? Quand ? Comment ?

— Abdullah ne vous a pas parlé de lui? s’enquit Ramsès. C’est Hassan qui a décrété le nouveau statut d’Abdullah. Il s’était autoproclamé « serviteur du cheikh » et veillait sur le tombeau d’Abdullah. L’idée a eu du succès très vite. Les gens ont commencé à se rendre là-bas pour apporter des offrandes et solliciter des grâces. Hassan était heureux, du moins il semblait l’être, la dernière fois que je l’ai vu. Il a été découvert mort, voilà deux jours, par un pèlerin qui s’était levé de bon matin.

— Nous l’avons enterré cette nuit, dit Selim. C’était son cœur, Sitt.
— Comment le savez-vous ? Un docteur l’a examiné ?

— À quoi bon ? Il n’y avait pas de marques sur son corps et son visage était paisible. Ce n’était pas un homme jeune, Sitt Hakim.

— Je suis désolée. (C’était la vérité. Hassan avait été avec nous pendant des années un ouvrier dévoué et un compagnon jovial.) Je présume que vous voudrez aller voir le tombeau d’Abdullah un jour prochain, David. Vous serez ravi, j’en suis sûre, de voir que vos plans ont été exécutés à la lettre. Je vous accompagnerai, si cela ne vous dérange pas.

— Tout à fait, tante Amelia. Lia et moi en avions parlé.
— Vous pourriez emmener également Dolly.
Les beaux yeux noirs de David s’agrandirent.

— Vous pensez vraiment que nous le devrions ? C’est un peu morbide pour un petit garçon de son âge, vous ne trouvez pas ?

 

— Pas du tout. Entendre parler du courage et de la noblesse de cœur de son bisaïeul sera une inspiration pour lui. J’ai promis...

Je me tus, quelque peu brusquement, et je me levai.
— Je dois vaquer à mes devoirs. Ne vous levez pas, les garçons.

Néanmoins ils se levèrent. Bien sûr, je leur avais inculqué les bonnes manières, mais je suspectai que Ramsès le faisait à dessein, afin de me dominer de sa haute taille. Je souris et lui donnai une tape sur l’épaule.

— Vous serez toujours des petits garçons pour moi, l’informai-je.

Tandis que je m ’affairais à mes diverses tâches, mon esprit revenait continuellement sur la mort de Hassan. On ne pouvait même pas appeler cela une coïncidence. Lorsqu’il était mort, comme il devait le faire un jour ou l’autre, il y avait de fortes chances pour que ce fût près du tombeau d’Abdullah, puisque c’était là qu’il passait la plupart de son temps. Ce qui m’intriguait, c’était pourquoi il avait choisi de consacrer les dernières années de sa vie à une œuvre de piété. Jusqu’au décès de son épouse, il avait pratiqué l’hédonisme dans la mesure où les obligations de sa religion le lui permettaient– et en les outrepassant de temps à autre.

Eh bien, pensai-je, la ferveur religieuse est inexplicable, sauf pour celui qui l ’éprouve, et nombre de personnes recherchent le réconfort de la religion en vieillissant. Hassan aurait probablement été de tout cœur avec saint Augustin, lequel demandait à Dieu de lui pardonner ses péchés– mais seulement lorsqu’il aurait fini de les commettre.

On aurait pu s ’attendre qu’Abdullah m’apprît la mort de Hassan. Il avait insisté pour que nous allions voir le tombeau, mais il n’avait pas expliqué pourquoi. Cela dit, c’était bien d’Abdullah ! Il se délectait d’allusions voilées et d’assertions provocatrices. Il affirmait toujours qu’il était retenu par les règles vagues de la vie après la mort, quelle qu’elle fût, dont il jouissait à présent, mais je ne pouvais m’empêcher de suspecter qu’une partie de sa réserve avait pour but de me taquiner.

Nous dévions prendre le thé à seize heures, car Fatima était résolue à préparer un repas plantureux comme on n’en avait jamais vu dans cette maison. Une demi-douzaine de jeunes femmes à l’air hagard l’aidaient à la cuisine. Lorsque je voulus y mettre mon nez, elle me dit de déguerpir. On ne discute pas avec Fatima lorsqu’elle est dans l’une de ses rares dispositions autoritaires, aussi obtempérai-je.

***

 

Manuscrit H

Assis sur le canapé avec son épouse d ’un côté et sa mère de l’autre, Ramsès se sentait comme Ulysse s’efforçant de faire route à mi-distance entre Charybde et Scylla. Non pas qu’aucune de ces femmes qu’il aimait ne ressemblât à ces monstres de la mythologie, mais toutes deux avaient des opinions tranchées sur le sujet de l’éducation des enfants, et ces opinions ne concordaient pas toujours. Lorsqu’elles étaient en désaccord, elles s’en remettaient à lui.

De nombreuses personnes se trouvaient sur la véranda spacieuse, les adultes debout le long des murs ou assis sur le muret, tandis que les enfants jouaient au milieu. Il supposait que l’on pouvait appeler cela des jeux. Les enfants étaient restés un moment à se dévisager, jusqu’à ce que Davy, encouragé par Nefret, offrît à Evvie une girafe en bois et une longue salutation incompréhensible.

— Il ne sait pas parler, dit Evvie, laquelle savait parler et le faisait continuellement. Et l’autre, elle parle ?

 

— C’est ta cousine Charlotte, dit Lia avec un regard gêné à Nefret. Ce n’est pas poli de l’appeler « l’autre ».

— Alors qui est celui-ci ? s’enquit Evvie.
— Il porte le même nom que ton papa, répondit Nefret. Tu peux l’appeler Davy.

En parfait petit gentleman qu ’il était, Dolly fit les présentations et proposa de se serrer la main. Les sourcils noirs de Charla s’étaient rejoints en un froncement sévère qui ressemblait de façon comique à celui de son grand-père. Son froncement de sourcils s’estompa provisoirement comme elle répondait au geste amical de Dolly. Puis Evvie tendit la main à Davy et découvrit plusieurs quenottes perlées en un sourire.

— J’aime bien celui-ci, annonça-t-elle.

Muet de stupeur et ébloui par les cheveux couleur de miel, les fossettes et les traits délicats d’Evvie, Davy mit la girafe dans sa main et l’invita d’un geste affable à le rejoindre par terre, où le reste de la ménagerie avait été disposé. Cela déplut à Charla. Les animaux en bois– dont un lion, un hippopotame et un éléphant improbable– avaient été sculptés par un Soudanais vivant à Louxor, et ils étaient les jouets préférés des jumeaux, pour le moment du moins.

Par bonheur, personne ne comprit ce que Charla disait.
— Tu ne veux pas un biscuit avec Evvie ? demanda Ramsès en hâte.

À tout prendre, cela ne se passa pas trop mal. La seule véritable victime fut Dolly, lequel, à l ’instar de tous les médiateurs, reçut un coup violent au visage lorsqu’il voulut régler une dispute entre les deux petites filles au sujet d’une poupée. Celle-ci n’avait pas de cheveux, parce que Charla dépouillait toujours ses poupées de leurs vêtements et de leurs perruques dès qu’elle les avait. Au cours de la lutte, la poupée perdit un bras et les deux jambes, et Evvie frappa son frère avec l’une des jambes. Elle ne l’avait peut-être pas fait exprès.

Ses grands yeux brillants de larmes, Dolly fut récupéré par Emerson qui avait observé la scène avec un sourire béat. Il étreignit le garçonnet, puis il le remit à son épouse et s’assit par terre, où il aida les trois autres à finir de démembrer la poupée, tout en leur faisant un cours sur la momification.

— Les Égyptiens ne retiraient pas la tête, expliqua-t-il à son auditoire captivé. Ils enfonçaient un crochet ici. (Il en fit la démonstration avec son index.) Ici, profondément dans...

— Père, je vous en prie, murmura Nefret.
— Les enfants adorent les momies, déclara sa belle-mère.

Celle-ci aurait probablement soulevé une objection si Nefret ne l ’avait pas devancée. Elle serrait Dolly dans ses bras d’une manière qui suscitait les pressentiments les plus sombres chez Ramsès. Dolly était un bambin on ne peut plus charmant, et sa mère avait été très attachée à celui dont il portait le nom, aussi n’était-il guère étonnant qu’elle le prît sous son aile. Il espérait que Nefret verrait les choses de la même façon. Jusqu’à présent, les jumeaux n’avaient pas eu de rivaux concernant les attentions de leurs grands-parents du côté paternel. Avec quatre enfants, dont l’un était Evvie, il s’attendait à des difficultés.

Les seuls à faire honneur au thé somptueux préparé par Fatima furent son oncle Walter et David. Tous deux avaient apparemment décidé de laisser leurs épouses respectives se charger de la discipline, et, bien sûr, des enfants, qu’Emerson gavait de petits gâteaux secs et de pâtisseries. Se sentant quelque peu étouffé par l’instinct maternel des deux femmes, Ramsès se leva et alla s’assoir sur le muret, près de David.

— Comment faites-vous ? s’enquit-il.

David n ’avait jamais à demander à Ramsès de quoi il parlait. Il jeta un regard vers le maelström juvénile, qui avait pris de l’ampleur en incluant Horus. Le chat était fasciné par les jeunes enfants, mais sa tentative pour se glisser sous le canapé, d’où il pouvait les observer sans être molesté, avait échoué. Seule l’intervention prompte d’Emerson lui évita de connaître le même sort que la poupée.

— Ils vont se calmer, répondit David nonchalamment.

Son regard d ’artiste s’attarda avec amour sur la longue étendue du désert d’un or pâle, bordé par le vert des terres cultivées et surmonté du gris bleuté du crépuscule. Il passa son bras autour des épaules de Ramsès et poussa un profond soupir.

— Seigneur, c’est bon d’être de retour !

 

— J’espère que vous direz la même chose demain matin, lorsque Père vous tirera du lit au point du jour et vous emmènera de force à Deir el Medina.

David éclata de rire et fléchit ses doigts.
— J’attends ce moment depuis des années. Quel est donc ce projet de Cyrus ?

— Il en a plusieurs en vue. Il veut publier une série de volumes sur les peintures murales de Deir el Medina. Certaines sont absolument magnifiques, vous savez, et elles n’ont jamais été copiées de façon convenable. Cependant, je pense qu’il voudra que vous peigniez d’abord certains des objets provenant de la tombe des princesses. Des photographies en noir et blanc ne leur rendent pas justice. Il y a une robe avec une garniture de perles qui vous enchantera.

— Il me tarde de voir la collection. (David redevint sérieux.) Pouvons-nous faire quelque chose de plus pour essayer de retrouver les bijoux qui ont disparu ?

 

Ramsès haussa les épaules.

— Vous savez comment est Louxor. La nouvelle d’objets exceptionnels se répand aussitôt, et Selim y connaît tout le monde. Il n’a rien entendu de ce genre. Nous devons nous fier à la parole de Sethos lorsqu’il dit qu’il n’a rien appris au Caire. S’il a échoué, nous ne pouvons guère espérer réussir. Nous avons fait tout ce que nous pouvions.

— Si je parlais à certains des marchands ici, peut-être que...

— Nous avons fait tout ce que nous pouvions, répéta Ramsès avec véhémence. Bon sang, David, je ne voudrais pas paraître égoïste, mais j’aimerais bien que nous laissions de côté toute distraction afin de porter notre attention entière sur notre travail !

— Et pour la mystérieuse dame voilée ?
— Je croyais que nous étions convenus d’oublier cette affaire.
— J’ai eu une nouvelle idée, dit David. Je ne sais pas comment l’énoncer...

— Je crois que je le peux. (Ramsès avait su que ce moment surviendrait, mais cela ne signifiait pas que cela lui plairait. Il se passa la main dans les cheveux.) Y a-t-il une femme dans mon passé, séduite et honteusement abandonnée, qui voudrait se venger ? C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ?

— Vous feriez mieux de baisser la voix, dit David calmement. Nefret nous regarde. Je n’ai pas pensé cela, pas une seule fois.

— Nefret, si !
— Elle l’a exprimé dans ces termes ?

— Non. (Ramsès contint sa colère.) Dans un sens, j’aurais préféré ça. Il y a un je-ne-sais-quoi dans les silences de Nefret qui est pire qu’une accusation catégorique.

— Je sais exactement de quoi vous parlez, acquiesça David avec émotion. C’est l’arme la plus efficace des femmes. Si vous niez une faute avant d’avoir été accusé, elles considèrent que cela équivaut à un aveu. Allons, Ramsès, je sais que vous ne vous êtes jamais conduit de manière déshonorante avec une femme, mais certaines d’entre elles ne sont pas aussi raisonnables que nous autres hommes ! Vous êtes sûr que vous ne voyez personne qui pourrait nourrir une rancœur déraisonnable à votre endroit ?

— Non. Et ne me demandez pas d’examiner la liste nom par nom.

 

— Entendu, je ne le ferai pas. (Les yeux de David brillèrent d’amusement.) Mais réfléchissez à cette théorie.

 

Sa fille, à qui l’on refusait un autre biscuit (elle en avait déjà mangé six), poussa un hurlement à briser les tympans. David fit une grimace.

 

— Nous en reparlerons une autre fois. Je ferais bien d’aider Lia à mettre le lion dans sa cage pour la nuit.

 

Les enfants furent emportés, avec divers degrés de protestations, et les autres se dispersèrent pour aller se changer.

 

— De quoi parliez-vous, David et toi ? s’enquit Nefret négligemment.

 

S’il y avait une chose que le mariage lui avait apprise, c’était qu’il avait tout intérêt à trouver très vite une réponse sensée à une question insidieuse.

 

— Il était préoccupé au sujet des bijoux qui ont disparu. Il se demandait s’il pouvait faire quelque chose.

— Et le peut-il ?
Nefret s’assit et ôta ses chaussures et ses bas.
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait faire. Selim a déjà fait le tour des moulins à rumeurs. — Était-ce tout ?
Ramsès finit de se déshabiller, avec plus de hâte que d’adresse.
— Nous avons évoqué nos projets futurs. Je vais prendre un bain le premier, si cela te convient. — Entendu.

Une fois dans son bain, il se traita de tous les noms pour avoir tourné les talons alors qu ’il aurait pu aborder le sujet franchement et régler ce différend. La théorie de David lui était venue à l’esprit, mais il avait été peu disposé à la considérer sérieusement. Cette maudite femme voilée ne lui avait fait aucun mal et n’avait pas manifesté l’intention de lui en faire. En fait, elle l’avait mis dans l’embarras et lui avait créé des ennuis avec son épouse. C’était le genre de chose– n’est-ce pas ? – que certaines femmes pouvaient juger être une vengeance appropriée pour un préjudice imaginaire.

Dolly Bellingham, par exemple ? À l ’époque, il n’avait que seize ans, et peut-être n’avait-il pas fait preuve d’un grand tact pour se soustraire à ses avances impétueuses. Elle était égoïste et orgueilleuse, et peut-être le rendait-elle responsable de la mort de son père. Ajuste titre, songea-t-il avec un sourire forcé. Néanmoins, était-elle assez intelligente pour élaborer une machination aussi compliquée, et avait-elle les moyens de la mettre à exécution ? Il ne savait absolument pas ce qu’elle était devenue.

Christabel ? L ’idée de cette suffragette convaincue, affublée des robes d’Hathor et lui murmurant des mots doux, était si grotesque qu’il éclata de rire. Ils ne s’étaient pas quittés en termes très amicaux, mais elle n’était pas du genre à abandonner sa cause pour assouvir une vengeance mesquine. Qu’en était-il de...

La porte s ’ouvrit et Nefret entra. Il sursauta d’un air coupable, s’empara d’une serviette de toilette et s’enfuit en marmonnant des excuses pour avoir lambiné. Avait-il réellement paressé dans son bain à parcourir la liste de ses– conquêtes, comme certains pourraient les appeler ? À sa décharge, il pouvait affirmer sans mentir que beaucoup de ces aventures avaient été unilatérales et non consommées. Excepté Enid, Layla, et une ou deux autres– trois ou quatre autres– Non. C’était une théorie ridicule, et il ne l’envisagerait plus jamais.

* * * *

Les appels des muezzins au coucher du soleil se turent et le ciel s ’assombrit tandis qu’ils suivaient l’allée jusqu’au Château. Selim arriva quelques instants plus tard, alors qu’ils descendaient des voitures. Il présentait une magnifique silhouette avec ses robes amples, juché sur son étalon favori. Dans la lueur cramoisie des torches qui éclairaient la cour, il incarnait l’image même du romantisme, et il le savait manifestement. Evelyn poussa une exclamation admirative, et Lia applaudit. Selim grimaça un sourire de contentement.

— Vous arrivez au moment opportun, Selim, dit Ramsès.
Selim sauta de sa selle et tendit les rênes à l’un des palefreniers de Cyrus.
— J’aurais dû arriver plus tôt ou plus tard. Quelqu’un a tiré sur moi.

Des exclamations d’effroi et de consternation retentirent, en particulier de la part des nouveaux venus. Ayant obtenu l’effet dramatique qu’il désirait, Selim afficha un air d’insouciance virile. — Je ne suis pas blessé. La balle ne m’a pas touché.

— Ces idiots de chasseurs, je présume, dit Emerson, pas impressionné pour un sou. Ils partent au crépuscule tirer des chacals. Ils sont plus nombreux qu’autrefois, Walter, et on ne devrait pas confier d’arme à certains d’entre eux.

— Mon Dieu ! fit son frère avec frayeur. N’est-ce pas dangereux ?

 

— Dangereux, non. Fâcheux, oui. Evitez de faire une promenade au crépuscule à proximité de la Vallée ou du Ramesseum, c’est tout !

 

— Entrez, tout le monde ! lança Cyrus depuis la porte de la demeure. Soyez les bienvenus ! C’est merveilleux de vous revoir !

Tandis que Cyrus serrait la main de tous, Selim prit Ramsès à part.
— Nous ne devons pas effrayer les femmes, commença-t-il à voix basse.
— Effrayer ma mère ?

— La Sitt Hakim n’a peur d’aucun homme, d’aucun animal, ni d’aucun démon de la nuit, déclara Selim en détournant l’un des adages de Daoud concernant Emerson. Mais quelqu’un devrait parler des chasseurs à la police, Ramsès. Ils deviennent imprudents.

Il leva les bras et tendit l ’étoffe de son vêtement du dessus. La lumière était médiocre, mais Ramsès savait ce qu’il devait chercher. Il y avait plusieurs trous. Lorsque Selim baissa les bras, l’étoffe reprit ses plis gracieux, lesquels recouvrirent les accrocs. Une seule balle. Mais elle était passée dangereusement près de Selim.

— J’en toucherai un mot à Père, promit Ramsès. Et vous devrez être plus prudent.

Le dîner était sans cérémonie. Par égard pour l ’aversion bien connue d’Emerson pour les tenues de soirée, Cyrus portait l’un de ses élégants-costumes en toile de lin blancs. Bertie ressemblait de plus en plus à l’un de ces poètes mineurs, avec un foulard autour du cou et, en cette occasion, une veste en velours bleu et une expression pensive.

La joie avec laquelle Cyrus les avait accueillis passa très vite, cependant, et sa figure allongée retomba en des replis tels ceux d’un chien triste. Ainsi que Ramsès s’y était attendu, sa mère ne laissa pas cette mélancolie se poursuivre.

— Allons, Cyrus, il est grand temps pour vous de voir cette affaire sous son vrai jour, dit-elle, tout en beurrant vivement un petit pain. Ce n’est pas important à ce point.

 

— Pas important ! s’écria Cyrus d’une voix angoissée. Mais je...

— Il y a littéralement des centaines d’objets dans la collection, Cyrus, y compris d’autres bracelets et plusieurs pectoraux. Après une seule visite, M. Lacau ne peut prétendre qu’il se souvient de chacun d’entre eux. Ce serait sa parole contre la nôtre.

Le ton de sa voix était si prosaïque que, durant un moment, cette assertion déraisonnable parut frappée au coin du bon sens. Emerson jeta à son épouse un regard appuyé.

 

— Crénom, Peabody, vous ne parlez pas sérieusement ! Ce serait– Hmmm.

— Ce serait extrêmement difficile et cela manquerait également de probité, déclara Ramsès, alarmé par la mine méditative de son père. Nous serions obligés de modifier toutes les fiches. Il y a des dizaines de références à ces pièces, toutes méthodiquement archivées. Votre réputation serait gravement compromise, Cyrus, si on nous attrapait en train d’essayer de jouer un tour semblable. A l’heure actuelle, vous avez préservé pour l’Egypte et le monde une trouvaille inestimable en dépensant sans compter votre énergie et votre fortune. Même Lacau ne peut vous tenir pour responsable de la vénalité d’un employé. Ce genre d’incident se produit tout le temps. (Il ajouta :) Mère faisait l’une de ses petites plaisanteries. N’est-ce pas, Mère ?

Elle soutint son regard accusateur avec un sourire inexpressif.

 

— Une petite plaisanterie n’est jamais hors de propos. Vous avez exposé la situation avec une grande justesse, mon cher garçon.

 

— Vous pensez que Lacau verra les choses ainsi ? demanda Cyrus, l’air un peu moins abattu. — Dans le cas contraire, dit Emerson, je ferai valoir quelques anicroches tout à fait regrettables à propos du Service des Antiquités. Crénom, leurs propres réserves ont été pillées, et quant au Musée...

— Oui, Père, nous savons ce que vous pensez du Musée, intervint Nefret.
Emerson ne se laissa pas clouer le bec.

— Notre momie, grommela-t-il. Celle que nous avions trouvée dans la tombe de Tetisheri. Ils l’ont égarée, vous savez. Ils l’ont égarée !

— Nous le savons, Emerson, dit son épouse. Vous avez fait valoir d’excellents arguments, et je suis sûre qu’ils feront impression sur M. Lacau. De toute façon– (Elle s’interrompit pour grignoter délicatement une rondelle de tomate.) De toute façon, il ne reviendra pas avant plusieurs semaines. Entre-temps, quelque chose peut se produire !

Après le dîner, ils se rendirent à l ’entrepôt afin de voir la collection. Il fallut à Cyrus plusieurs minutes pour ouvrir la porte. Il y avait deux nouvelles serrures, et l’un des cadenas était assez lourd pour servir d’ancre à une barque. Croisant le regard scrutateur de Ramsès, Cyrus eut un sourire penaud.

— Comme dit le proverbe américain, c’est verrouiller les portes de l’écurie après que le cheval ait été volé, n’est-ce pas ?

 

— Pas du tout. Martinelli avait la clé ouvrant l’autre serrure. Nous devons supposer qu’il l’a toujours.

— Où que soit ce sal– ce scélérat.
— Combien d’autres personnes sont-elles entrées ici ?

— Beaucoup moins nombreuses que celles qui l’eussent désiré, répondit. Cyrus en tirant sur sa barbiche. Vous savez comment cela se passe lorsque vous avez fait une découverte exceptionnelle. Durant quelque temps, j’ai eu des demandes de tous les touristes qui arrivaient à Louxor, tous affirmant être de vieux amis à moi ou des amis de mes vieux amis, ou de quelque personnage important. J’ai éconduit la plupart d’entre eux. Toutefois, j’ai été obligé d’accéder h la demande d’un petit nombre– ceux qui avaient des lettres de recommandation de Lacau, et de confrères comme Howard Carter– Hé, vous ne suggérez pas que l’un d’eux est pour quelque chose dans le vol ?

— Je ne vois pas comment cela serait possible, reconnut Ramsès.

Une question de Lia fit s ’éloigner Cyrus, laissant Ramsès se demander ce qui l’avait poussé à parler des visiteurs. Même si l’un d’eux avait cédé à la tentation, il (ou elle) aurait eu beaucoup de mal à subtiliser un objet sous le nez de Cyrus, et le moment choisi pour le vol rendait la culpabilité de Martinelli certaine. Néanmoins, l’étendue limitée du vol évoquait plus le geste d’un kleptomane que l’œuvre d’un voleur professionnel qui avait eu accès à l’ensemble de la collection et tout le temps pour opérer. On pouvait transporter sans difficulté un grand nombre des objets plus petits, dont le restant des bijoux, et ils ne prenaient pas beaucoup de place s’ils étaient convenablement empaquetés.

Mais si un néophyte chanceux était responsable du vol, qu’était devenu l’Italien ?

Cyrus bomba le torse de fierté comme les nouveaux venus s ’extasiaient devant le trésor. David était à coup sûr le seul à apprécier vraiment les efforts qui avaient été fournis pour préserver chaque pièce de la collection. Il avait aidé au dégagement de la tombe de Tetisheri et participé activement à la restauration de nombreux objets façonnés. Walter examina les autres objets avec appréciation mais négligemment, puis il s’approcha des cercueils marquetés.

— Les inscriptions classiques, dit-il à Ramsès. Pas de papyrus autres que les Livres des Morts ?

— Non, mais il y a beaucoup de matériel écrit provenant du village lui-même– des ostraca et des fragments de papyrus. Il y a quelques semaines, nous avons découvert une cache de papyrus tout à fait étonnante. Il s’agissait peut-être de la bibliothèque privée de quelqu’un, jetée dans un puits et délaissée par un descendant qui n’était pas un lecteur assidu. Apparemment, ce sont des parties d’un traité médical et plusieurs textes littéraires, entre autres choses. J’ai essayé de trouver le temps de les étudier, mais...

Le visage émacié de son oncle s’épanouit en un sourire.

 

— Je comprends. Eh bien, mon garçon, je pourrai peut-être vous donner un coup de main. Un ouvrage médical, avez-vous dit ?

 

Emerson, dont l’ouïe était fine de façon exaspérante lorsqu’on espérait qu’il n’écoutait pas, les rejoignit à grands pas.

 

— Peu importe ces satanés textes, cela peut attendre ! J’ai besoin de vous deux sur le chantier. À moins que vous n’ayez oublié tout ce que je vous ai appris sur la technique des fouilles, Walter ?

— Cela remonte à loin, fut sa réponse conciliatrice.
— Vous réapprendrez très vite, déclara Emerson.
Avant qu’ils parlent, Emerson avait tout réglé à sa satisfaction.
— Tout le monde à Deir el Medina demain matin, n’est-ce pas ?
Il n’attendit pas qu’on lui répondît.

***

Je m ’efforce toujours de ne pas contredire en public les déclarations autoritaires d’Emerson. C’est impoli, et bien qu’une bonne dispute ne me dérange pas– ni Emerson, pour lui rendre justice– cela indispose certains membres de la famille. Cependant, je n’avais pas l’intention de le laisser mettre de côté les besoins et les intérêts de son équipe d’une façon aussi dictatoriale. Je ne m’étais pas rendu compte, jusqu’à ce que je surprenne la conversation entre Walter et Ramsès portant sur les quantités & ostraca que nous avions trouvées, à quel point Ramsès désirait examiner ces textes. A l’instar de son oncle, il s’intéressait énormément à la langue ancienne et à sa littérature. Le ton passionné de sa voix, la lueur dans ses yeux étaient ceux d’un petit garçon surexcité. Ces yeux étaient quelque peu éteints, toutefois. Il avait sans doute veillé durant la moitié de la nuit, penché sur les ostraca, après une longue journée sur le chantier. Cela ne pouvait pas être bon pour sa santé– ni, à la réflexion, pour son mariage. Les instincts d’une mère me soufflèrent que j’avais manqué à mon devoir envers lui’. J’aurais dû tenir tête à son père. Emerson donne beaucoup de raisons de lui tenir tête.

J ’aurais également dû intervenir en faveur de Walter. Et de Cyrus. Dans quelques semaines, des objets provenant de la tombe seraient, pour l’essentiel, emportés et confiés au Musée. Dieu seul savait comment ils survivraient au transport et à la manutention qu’ils recevraient au Caire. Le moment était venu de faire des copies, et il ne fallait pas laisser passer l’opportunité de profiter des compétences de deux artistes de talent.

Je ne doutais pas qu ’Emerson avait également décidé d’ignorer d’autres questions plus graves. M. Lacau n’avait pas mis en cause les antécédents de Martinelli mais, à présent que celui-ci s’était révélé être un voleur astucieux, il pouvait très bien demander pourquoi nous avions employé un restaurateur qui était inconnu du Service des Antiquités. Sethos pouvait arriver à tout instant, sous un déguisement ou sous un autre, et embêter le monde. Et enfin il y avait cette étrange aventure survenue à Ramsès. J’avais élaboré une petite théorie à ce sujet, que j’avais bien l’intention d’approfondir lorsque j’en trouverais le temps.

Je soulevai plusieurs de ces questions avec Emerson quand nous nous fûmes retirés dans notre chambre ce soir-là. Il les traita avec mépris l’une après l’autre. Je démolis ses arguments l’un après l’autre. Nous nous retrouvâmes nez à nez, à crier l’un après l’autre. Emerson vociférait parce qu’il s’était mis en colère, alors que j’élevais la voix uniquement pour qu’il m’entende.

— Et comment expliquez-vous la dame voilée ? rétorquai-je.
— Je ne vois sacrement pas pourquoi je devrais le faire !
— Êtes-vous indifférent à une menace qui pèse sur la vie de votre fils ?
Je savais que cela lui porterait un coup. L’irritation disparut de son visage.

— Peabody, dit-il d’un ton plaintif, d’après ce que j’ai été en mesure de déduire de cette aventure, elle n’a pas menacé Ramsès de quoi que ce soit, excepté– euh– hum. C’était peut-être une plaisanterie.

— Une plaisanterie ? Vraiment, Emerson !

— Le terme était mal choisi, admit Emerson en frottant la fossette de son menton. Enfer et damnation, vous savez très bien ce que je veux dire, Peabody ! Sethos l’a suggéré l’autre soir. Une femme folle à lier s’est entichée du garçon. L’Egypte est remplie de personnes de ce genre, poursuivit Emerson en hâte. Des personnes qui croient aux religions mystiques, à la réincarnation, au savoir des anciens et à ce type de sornettes. Nous en avons rencontré un certain nombre durant toutes ces années.

Il y en avait eu un certain nombre, dont Mrs Berengeria, qui affirmait avoir été mariée avec Emerson non pas dans une mais dans plusieurs vies antérieures, et la pauvre Miss Murgatroyd à l’esprit confus, une théosophe qui croyait à la réincarnation. (Je me dois d’ajouter, pour rendre justice à mon sexe, que cette lubie ne se limitait pas aux femmes.) Si Emerson avait raison, la femme n’avait pas besoin d’être quelqu’un avec qui nous avions été en relation autrefois.

— Reconnaissez que c’est l’explication la plus logique, Peabody, enchaîna Emerson. Il est peu probable qu’elle nous suive jusqu’à Louxor, et il est encore plus improbable que Ramsès tombe dans un piège similaire. Je veillerai sur ce garçon, comme je l’ai toujours fait. Crénom, pourquoi ne me laissez-vous pas continuer mon travail ?

— Mais vous reconnaissez que les autres ont le droit d’entreprendre le travail qui les intéresse ? Walter est un philologue, pas un archéologue. Ramsès brûle d’envie d’étudier ces ostraca. Evelyn et David...

— ... peuvent dessiner chaque satané objet de la collection de Cyrus, si c’est ce que vous voulez. Je me demande pourquoi je prends la peine de discuter avec vous, grommela Emerson. (Il entreprit d’ôter ses vêtements et de les lancer au hasard dans la chambre.) Vous gagnez toujours !

— Mon chéri, avec nous ce n’est pas une question de gagner ou de perdre. (Je m’assis à ma coiffeuse, ôtai les épingles de mes cheveux et secouai la tête pour les libérer.) Nous sommes toujours du même avis, n’est-ce pas ? Je suis, comme vous me l’avez souvent dit, votre autre moitié– la voix de votre conscience et le sens de la justice.

Emerson s’approcha derrière moi et prit dans ses mains mes cheveux défaits.

— Ma meilleure moitié, voilà ce que vous voulez dire. Ma foi, mon amour, vous avez peut-être raison. Vous ne m’avez pas encore vaincu à plate couture, mais si vous vous souciez d’essayer une autre sorte de persuasion...

Je fus plus qu’heureuse de m’exécuter. Les accès de colère d’Emerson le rendent extrêmement séduisant.

J ’avais tout organisé. Aussi, lorsque nous nous retrouvâmes pour le petit déjeuner, j’exposai leurs tâches respectives aux personnes concernées. La présence des quatre enfants et des deux chats distrayait quelque peu l’attention générale, mais je persévérai.

— Cyrus vous attend au Château, Evelyn, dis-je en rendant à Davy l’œuf dur qu’il m’avait donné. Je crois qu’il aimerait que vous commenciez par la parure de la robe. J’espère que cela vous convient ? Parfait. Je– c’est-à-dire, nous– Emerson et moi– lui avons proposé les services de David pendant plusieurs heures chaque après-midi, sous réserve, bien sûr, de l’approbation de David... ? Parfait. Walter, vous désirez sans doute voir le chantier, mais ce serait imprudent d’y passer toute une journée tant que vous ne vous serez pas réhabitué à la chaleur. Est-ce ce que vous pensez ? Bien. Si vous vous en sentez lé courage, vous pourriez travailler sur le matériel écrit après le petit déjeuner. Ramsès vous montrera où il en est de ses recherches, n’est-ce pas, mon cher garçon ? Bien. Lia, ma chérie, le Grand Chat de Rê griffe seulement lorsqu’il est acculé dans un coin. Ce qu’Evvie a fait, apparemment. Peutêtre feriez-vous mieux de– Je vous remercie.

Ses parents et Fatima extirpèrent les enfants de dessous divers meubles et tentaient de les débarbouiller

— Je pense, poursuivis-je pendant ce temps, que, sauf en des occasions particulières, les chers petits devraient peut-être prendre leur petit déjeuner entre eux à partir de maintenant. Nous allons être en retard.

C’était un peu brutal pour Dolly, dont les manières étaient irréprochables. Mais j’étais certaine qu’il préférait être avec les autres enfants.

Si je puis me permettre de le dire, nous formions un groupe qui avait fière allure lorsque nous nous mîmes en route. Nos montures, la progéniture de deux superbes pur-sang arabes offerts à Ramsès et David quelques années auparavant, étaient des bêtes splendides. Ramsès chevauchait sort grand étalon avec une grâce naturelle, et Nefret était elle aussi une cavalière émérite. Walter se comportait mieux que je ne m’y étais attendue. Quand je lui en fis le compliment, il m’apprit qu’il avait monté tous les jours afin de se préparer pour le voyage.

— Mais, ajouta-t-il avec une pointe de regret, les années ont prélevé leur tribut, ma chère Amelia. Le temps où j’avais l’adresse de ces deux gaillards est révolu depuis longtemps.

 

Je ne le contredis pas, bien que, en fait, il n’eût jamais atteint le niveau des garçons. Ils montaient comme des Arabes, une méthode bien plus gracieuse à mon avis que notre style anglais guindé.

Alors que nous franchissions l ’étroite ouverture qui conduisait à la vallée depuis le nord et passions devant les murs du temple ptolémaïque, le soleil se leva au-dessus des hauteurs de la colline à l’est. Même dans la lumière limpide de la matinée, la vallée encaissée avait quelque chose de lugubre. Du moins, cela avait toujours été mon impression. Isolée et écartée, flanquée de pentes et d’escarpements rocheux, c’était une monotonie de terre aride d’un jaune grisâtre, sans le moindre murmure d’un ruisseau ni aucune plante verdoyante. C’était également un endroit silencieux. Les voix des visiteurs résonnaient comme une intrusion.

Je me remémorai qu ’il n’en avait pas été de même pour les habitants de jadis, lorsque les maisons étaient intactes et les rues encombrées de gens vaquant à leurs occupations, lesquels échangeaient joyeusement des saluts– ou bien, les humains étant ce qu’ils sont, des reproches acerbes. Bien que serrées les unes contre les autres, les habitations avaient été très confortables pour leur époque. L’agencement consistait en plusieurs pièces, dont le salon et la cuisine, avec parfois une cave pour entreposer les aliments. Les fenêtres étaient en nombre limité, mais le toit plat faisait office d’abri aéré. Il y avait très peu de sites de village en Egypte, et nous avions eu la chance d’obtenir une concession pour celui-ci. Faisant montre du mérite qui le caractérisait, Emerson avait entrepris cette tâche avec son énergie et son obstination habituelles, mais je savais que, au fond de son cœur, il désirait ardemment des temples et des tombes. En toute sincérité, il en était de même pour moi. Si le caractère emporté d’Emerson n’avait pas conduit à une brouille avec M. Maspero...

Mais non, me dis-je, reconnaissant de nouveau à Emerson ce qui lui était dû, ce n ’était pas entièrement sa faute. La plupart des sites intéressants à Thèbes avaient été alloués à d’autres groupes, et il était peu probable que Lord Carnarvon renonçât à ses prérogatives pour la Vallée des Rois. C’était un gentleman affable, mais mes allusions n’avaient pas eu le moindre effet sur lui.

Il devint bientôt évident qu ’Emerson n’avait prêté aucune attention à mon petit sermon du soir précédent. Au lieu de laisser aux autres du temps pour leurs propres activités, il avait décidé de mettre une seconde équipe au travail sur un secteur à l’extérieur du village lui-même. Je me mordis la lèvre de contrariété tandis qu’il exposait ses intentions et donnait des ordres. Waller, l’air quelque peu désorienté, partit avec Selim pour continuer les fouilles dans la rue principale du village. Emerson emmena les autres vers le temple, tout en leur faisant un cours.

Le temple ptolémaïque était entouré d ’un mur d’enceinte en briques de boue. Ce matériau de construction courant et pratique est remarquablement résistant aux forces destructrices du temps et de la nature. Par endroits, les murs avaient survécu jusqu’à une hauteur de presque sept mètres. Ils entouraient non seulement le temple plus récent, lequel était très bien conservé, mais aussi les ruines éboulées d’autels plus anciens que les villageois avaient construits pour leurs dévotions. Les vestiges d’autres constructions similaires se trouvaient hors des murs, au nord et à l’ouest. Certains de nos prédécesseurs incompétents avaient creusé des fosses dans ce secteur, et mis au jour de jolies petites stèles votives et d’autres objets. Emerson avait l’intention de dégager le périmètre de façon méthodique et complète. Cela représentait une formidable gageure, même pour lui.

— Quel fouillis ! murmura Lia en parcourant le sol du regard.

 

— Précisément, dit Emerson. (Il retroussa ses manches.) Nous allons établir des sections en mètres carrés, en commençant– ici. Ramsès et David, aidez-moi à placer les piquets de jalonnement.

Durant les semaines où nous avions sorti les objets façonnés de la tombe, nous avions été assaillis de visiteurs qui espéraient entrevoir le trésor. L’impudence de certaines personnes ne cesse jamais de me stupéfier. Quelques-unes avaient proposé des bakchichs à nos ouvriers, tandis que d’autres avaient forcé le barrage de nos gardes et tenté d’arracher les tissus qui protégeaient les objets plus fragiles. Emerson s’était occupé d’elles à sa manière directe habituelle. Maintenant qu’il n’y avait plus rien à voir, excepté la bande d’individus crasseux qui creusaient, le flot de visiteurs s’était tari. Cependant, quelques touristes venaient ici, car le temple était mentionné dans le Baedeker. Je ne pensais pas qu’ils nous causeraient beaucoup d’ennuis. Les pierres éboulées présentaient peu d’attrait et les interprètes qui conduisaient les groupes prenaient soin d’éviter les foudres d’Emerson.

Néanmoins, je jugeais raisonnable d ’avoir l’œil sur eux, aussi fus-je la première à apercevoir un groupe quelque peu inhabituel. Ils étaient au nombre de quatre, en plus de plusieurs âniers et d’un drogman. L’une des femmes s’appuyait lourdement sur ce dernier. Ses épaules étaient voûtées, et les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de la voilette semblable à une mantille qui recouvrait sa tête étaient du blanc le plus pur. La soutenant de l’autre côté, il y avait une autre femme qui semblait plus jeune de quelques années, bien qu’elle ne fût pas dans sa première jeunesse. Ses cheveux bruns étaient striés de fils gris et son visage était ridé. Elle aida la femme la plus âgée à s’asseoir sur une grosse pierre et entreprit de l’éventer.

Pourtant, ce fut les deux autres membres du groupe qui attirèrent mon attention. Il était difficile de les oublier. Emerson les avait également vus. Il se redressa et les fixa du regard.

Le garçon qui s ’était présenté comme Justin Fitzroyce nous aperçut. Il poussa un cri en nous reconnaissant et vint vers moi, avançant avec agilité sur le sol inégal, suivi de près par son protecteur à la mine patibulaire.

— Mais ce sont mes amis, les Emerson ! s’exclama l’adolescent. Êtes-vous des archéologues ? Que faites-vous ? Où est la jolie dame ?

 

Emerson, qui avait ouvert la bouche, la referma et me lança un regard désespéré. Il était impossible de se montrer brutal avec ce garçon, dont le visage animé exprimait une bonne volonté naïve. — Bonjour, Mr Justin, dis-je. Ainsi vous êtes toujours à Louxor.

 

— Oui, nous aimons beaucoup cette région. J’ai visité tous les tombeaux de la Vallée des Rois et plusieurs temples. Mais il y a encore beaucoup de choses à voir.

Il aperçut Nefret qui venait dans notre direction, et il s ’écria :
— Ah, la voici. Je me souviens de son nom– une autre Mrs Emerson. Il y a deux Mrs Emerson.

— Trois, en fait, dit Nefret d’un ton enjoué. Vous n’avez pas encore rencontré la troisième. Êtesvous venus seuls ici, François et vous ?

 

Le visage renfrogné de son serviteur ressemblait à une nuée d’orage planant au-dessus de l’expression radieuse du garçon.

— Je suis capable de prendre soin du jeune maître, grogna-t-il.
Justin se retourna et fit de grands gestes vers les deux femmes.

— Mais nous ne sommes pas venus seuls. Voici ma grand-mère. Sa santé s’est beaucoup améliorée depuis que nous sommes arrivés ici. Toutefois, c’est sa première excursion et elle doit éviter de se fatiguer.

— Qui est l’autre dame ? demandai-je.
— Ce n’est pas une dame, répondit Justin avec désinvolture. C’est Miss Underhill. — La dame de compagnie de votre grand-mère ?
Justin acquiesça de la tête, négligeant la « non-dame ».
— Je vais leur dire de rentrer à l’hôtel. Je reste avec vous.
— Permettez-moi de parler à votre grand-mère, dis-je, devançant les protestations d’Emerson. Assurément, la vieille femme s’opposerait à un tel projet.

Elle resta assise, les épaules voûtées et la tête penchée, tandis que je faisais les présentations. Elle ne répondit pas tout de suite. Puis elle dit, d’une voix cassée par le grand âge :

 

— Je m’appelle Fitzroyce. J’espère que vous me pardonnerez si je vous dis au revoir et non bonjour. Cette excursion a été très intéressante, mais à mon âge même le plus petit effort vous épuise.

— Bien sûr, répondis-je. Pouvons-nous vous aider de quelque manière ?
— Non, je vous remercie. (Elle pressa un mouchoir sur ses lèvres.)
— J’aiderai la dame, proposa le drogman.

Je connaissais ce dernier. C ’était l’un des guides de Louxor les plus dignes de confiance. Mrs Fitzroyce semblait avoir tout l’entourage dont elle avait besoin, bien que sa dame de compagnie se fût éloignée de quelques pas pour se mettre à l’ombre d’une colonne et eût adopté l’attitude humble d’une domestique. Elle portait les vêtements appropriés pour cette fonction– gris, usés, peu seyants. De vieilles frusques de sa maîtresse ? me demandai-je. Aucune femme avec un peu d’amour-propre n’aurait acheté un chapeau comme celui qu’elle portait. C’était une capeline de paille défraîchie avec des rubans fanés noués sous son menton. La voilette mouchetée présentait plusieurs accrocs.

— Je reste ici, annonça Justin. Je veux voir le temple d’Hathor et aider mes amis à creuser. — J’ai bien peur... commençai-je.
Un rire saccadé venant de la vieille femme m’interrompit.

— Vous ne voulez pas qu’il se mette dans vos jambes, Mrs Emerson ? Tu as entendu la dame, Justin. Tu rentres avec moi.

Il y avait de l ’autorité dans cette voix âgée, malgré son chevrotement. Justin bouda, comme l’enfant qu’il était mentalement sinon physiquement. Je lui aurais donné environ quatorze ans. Son âge mental était plus difficile à déterminer. Son vocabulaire et son élocution étaient par moments très en avance sur son âge. C’était son adaptation sociale et émotionnelle qui n’était pas tout à fait normale. Ses manières étaient on ne peut plus avenantes, et j’étais désolée d’être obligée de le décevoir mais, indépendamment du désagrément, je ne désirais pas avoir la responsabilité du garçon.

— Oh, très bien, acquiesça Justin. Je viendrai vous voir un autre jour. Où habitez-vous ? — Ce serait très gentil de votre part, dit Nefret, évitant avec tact de répondre à la question. Mais maintenant nous devons nous remettre au travail. Au revoir.

Il leur fallut un certain temps pour partir. Levant les yeux de mon travail de temps à autre, j ’avais une vision fugitive de la tête blonde de Justin tandis qu’il s’élançait ici et là, et j’entendais la voix de son serviteur le supplier de venir. Puis je ne les vis plus. Le milieu de la journée approchait, et je rappelai à Emerson qu’il avait promis de renvoyer Walter à la maison pour l’après-midi. Un regard à Walter fit taire toutes les objections que mon époux aurait pu élever. Celui-ci ne s’était pas plaint et n’avait pas défailli dans ses tâches, mais son visage était rouge de coups de soleil et il titubait de fatigue. Emerson ne se plaignit même pas lorsque je demandai à Ramsès de rentrer avec lui. Quant à nous, nous nous installâmes dans le petit abri que j’avais fait ériger à l’ombre des murs du temple, et nous ouvrîmes nos paniers de pique-nique.

La plupart des touristes avaient également recherché repos et rafraîchissement, au Cook’s Rest House ou à leurs hôtels. Un calme bienvenu s’instaura dans la vallée– à l’exception de la voix d’Emerson, lequel dispensait un cours à son équipe. Je le laissai parler, parce qu’il aurait été difficile de l’arrêter. J’avais eu quelque inquiétude au sujet de Lia, mais elle s’était bien comportée. David était tel qu’en lui-même, svelte, souple, et enthousiaste. Dès qu’il eut englouti ses sandwiches, il se l&k d’un bond et annonça qu’il avait envie de regarder de plus près certains des bas-reliefs du temple ptolémaïque.

— Regardez tout ce que vous voulez, mais ne vous y intéressez pas trop, dit Emerson. Vandergelt veut vous demander de copier les peintures murales de là tombe. La tombe de Sennedjem...

Il s ’interrompit brusquement. Il regardait vers la colline, où les vestiges éboulés de modestes pyramides en brique et de petites chapelles indiquaient l’endroit du cimetière du village. D’un geste lent et posé, il abandonna sa cuisse de poulet à demi mangée et se redressa.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Qu’est-ce que vous...

Emerson était déjà parti, courant et bondissant sur le terrain accidenté en direction de la colline. Un « Enfer et damnation ! » sonore fut la seule réponse à ma question. Puis je levai les yeux et j’aperçus ce qui avait motivé son action. Tout en haut, deux personnes s’avançaient à pas prudents sur l’un des sentiers qui coupaient la pente. Je reconnus, ainsi qu’Emerson l’avait probablement fait, le costume de tweed marron et la silhouette frêle du garçon, Justin, suivi de son compagnon plus massif.

— Bonté divine ! s’exclama Nefret. Est-ce Justin ? Il ne devrait pas être là-haut. — Emerson est arrivé à la même conclusion et, comme vous voyez, il a réagi avec sa promptitude habituelle, répondis-je. Je ferais mieux de l’accompagner, au cas où la présence apaisante d’une femme se révélerait nécessaire. Vous autres, restez ici.

Nefret avait commencé à se lever. Elle acquiesça de la tête, bien que son visage exprimât une certaine inquiétude.

 

— Soyez prudente, Mère.

J ’avais la certitude qu’une présence apaisante serait nécessaire– non pas, dans le cas présent, en raison d’une prémonition ou d’un mauvais pressentiment, mais parce que je ne connaissais que trop bien le tempérament et les habitudes de mon mari. Je savais que je ne pourrais pas rattraper Emerson, mais je marchai aussi vite que je l’osai, et je lançai à voix basse plusieurs jurons tandis que je me hâtais. Le garçon avait-il échappé à sa grand-mère, ou bien l’avait-il persuadée de continuer sans lui ? Habituellement, je n’aurais pas été trop inquiète, car le sentier, bien qu’escarpé par endroits, ne dépassait pas les compétences d’un adolescent normal en bonne santé. Toutefois, un faux pas et une chute pouvaient occasionner de graves blessures, et je doutais que François fût à même de réagir avec promptitude et efficacité si Justin avait une autre de ses crises. Ni l’un ni l’autre n’avait l’habitude d’un terrain comme celui-là.

J’étais sur la pente inférieure lorsque Emerson les rejoignit. Sa voix gronda tel le tonnerre. — Crénom, qu’est-ce qui vous a pris de laisser le garçon tenter une telle escalade ? Venez avec moi, Justin.

Comme j ’aurais pu le dire à Emerson, et je l’aurais fait si j’avais été plus près, c’était exactement la mauvaise façon de s’y prendre. Emerson aggrava les choses en empoignant le garçon d’un geste autoritaire. Sa poigne, du fait de l’inquiétude, fut lourde, mais pas douloureuse au point d’expliquer la réaction de Justin. Il poussa un cri aigu et commença à se contorsionner et à se débattre, essayant de se dégager.

Je doute que des admonestations de ma part eussent pu éviter l ’accident. De toute façon, j’étais trop essoufflée pour crier. J’étais encore à quatre mètres d’eux lorsque François attrapa Justin par les épaules et le tira. Emerson’ ne lâcha pas prise. La tête du garçon ballotta d’avant en arrière et son chapeau glissa au sol. Il continua de se contorsionner et de crier. François le lâcha et saisit Emerson à la gorge. Tous trois devinrent un groupe à la Laocoon, fait de corps entrelacés et de membres qui battaient l’air. Emerson se dégagea, comprenant, ainsi qu’il me l’expliqua par la suite, que le combat allait vraisemblablement blesser le garçon. Mais, alors qu’il reculait, il tomba la tête la première et roula au bas de la pente dans une avalanche de pierres.

Poussant des cris de frayeur, les membres de notre groupe coururent vers le pied de la colline, Selim en tête. Un rapide regard m’apprit qu’Emerson se relevait, malgré les tentatives des autres pour l’en empêcher. Un torrent de jurons et de récriminations, proférés d’une voix forte, m’assura que ses facultés vocales au moins étaient intactes. Bien que désireuse d’apporter mon aide, je sentis que je ne pouvais pas abandonner le garçon. Cependant, il s’était remis de sa crise et époussetait calmement ses vêtements. Il m’adressa un sourire déconcerté.

— Qu’est-il arrivé à Mr Emerson ? demanda-t-il en toute innocence.
— Il est tombé, répondis-je. Je pense que votre serviteur lui a fait un croc-en-jambe. — C’est honteux, François ! s’exclama Justin. Tu n’aurais pas dû faire cela. Ce n’est pas bien. — Il vous molestait, grommela le gaillard.

— Vraiment ? Je ne le pense pas. Il donne l’impression d’être un homme très bienveillant. J’espère qu’il n’est pas blessé.

 

— Je l’espère également, dis-je en décochant à François un regard acerbe.

 

Cela aurait été impossible à François de prendre un air inoffensif, mais il sembla se radoucir quelque peu.

 

— C’était un accident, marmonna-t-il. Je n’avais pas l’intention de le blesser. Mais personne ne touche au jeune maître.

— Je vais le toucher maintenant, dis-je d’un ton ferme. Prenez ma main, Justin, nous allons redescendre ensemble. Restez bien en arrière, François, nous ne voulons pas un autre accident, n’estce pas ?

Le garçon glissa sa main dans la mienne avec confiance et me laissa le guider vers le bas du sentier. Il me dépassait de quelques centimètres, mais il était plus mince. Le bref intermède violent avait été oublié. Son expression était ravie, à tout le moins.

— Vous n’auriez pas dû monter là-bas, Justin, dis-je.
— Je voulais voir les tombes.

— Cela aurait pu être encore plus dangereux que le sentier. Certains puits d’accès sont à ciel ouvert. Si vous étiez tombé dans l’un d’eux, vous vous seriez grièvement blessé. Donnez-moi votre parole de ne plus jamais retourner là-bas.

— Je peux voir le temple, alors ? C’est un temple consacré à Hathor. C’est une déesse très belle, comme l’autre Mrs Emerson. Est-ce qu’elle vient là-bas ?

Avec un léger choc, je compris qu ’il ne parlait pas de Nefret.
— Non, je ne le pense pas, Justin.
— Le drogman affirme que si. La nuit de la pleine lune. Il l’a vue, ainsi que certains de ses amis.

Je me promis de dire deux mots à cet individu. Il n ’avait pas à mettre des idées pareilles dans la tête du garçon. Peut-être conviendrait-il d’avoir également une conversation avec Mrs Fitzroyce. Comment pouvait-elle confier son petit-fils à un ruffian comme François ? A l’évidence, il lui était dévoué corps et âme, mais son discernement laissait quelque peu à désirer. À certains égards, il était aussi déficient mentalement que Justin.

Emerson venait dans notre direction à grands pas. Redoutant qu’il ne reprît le combat, je m’interposai entre François et lui.

 

— Eh bien, vous êtes beau ! dis-je en l’examinant. Encore une chemise– et pas seulement votre chemise cette fois. Vous avez déchiré les genoux de votre pantalon.

 

— Mieux vaut mon pantalon que ma tête, répliqua Emerson. Comme vous le constatez, je suis relativement indemne. Le garçon va bien ?

Justin eut un mouvement de recul.
— Il saigne. Je n’aime pas la vue du sang.
Craignant, devant son expression effrayée, qu’il n’eût une nouvelle crise, je me forçai à rire. — Il n’est pas grièvement blessé, Justin.

— Pas le moins du monde, déclara Emerson d’un ton enjoué. Dans une chute de ce genre, l’astuce, c’est de se protéger la tête et de rouler, plutôt que de...

— Nous n’avons pas besoin d’un cours sur la façon de bien tomber, Emerson, l’interrompis-je. Retournons à l’abri et laissez Nefret désinfecter ces coupures. Justin, rentrez chez vous sans tarder. Avez-vous un moyen de transport ?

Cette question s’adressait à François, mais ce fut Justin qui répondit.

 

— Nos chevaux attendent. Je suis un excellent cavalier. Mais je n’ai pas envie de m’en aller tout de suite. Je veux rester avec la jolie Mrs Emerson.

— Vous devez faire ce qu’on vous dit, François...
— Oui, madame. Nous partons. Je regrette...

— Hmm, fit Emerson en le fixant du regard. C’est une chance pour vous que vous n’ayez pas essayé vos petits tours sur un homme moins– euh– athlétique.

 

— Mon devoir est de protéger le jeune maître, marmotta François d’un air renfrogné.

— Si jamais vous blessez quelqu’un en accomplissant votre devoir, vous serez renvoyé et sans doute mis en prison. Croyez-moi. Gardez votre sang-froid, comme je garde le mien. Seule la présence de ce garçon me retient de vous donner une leçon que vous n’oublieriez pas de sitôt.

De fait, Emerson se maîtrisait à merveille, mais, à mon avis, il aurait dû omettre la dernière phrase. Elle était destinée à sonner comme un défi, et elle fut comprise comme telle. Le visage balafré de François se contracta et il lança à Emerson un regard hostile.

— Allez, maintenant, dis-je d’un ton sec.

 

Je demandai à David de les accompagner pour trouver leurs chevaux. Lorsqu’il, revint, il nous apprit qu’ils étaient partis, et que la vantardise naïve de Justin n’était pas le moins du monde exagérée. — Il monte fort bien à cheval. Et il est très bien élevé. Il m’a remercié on ne peut plus aimablement. Comment avez-vous fait la connaissance de deux personnes aussi étranges ? Emerson, qui s’agitait impatiemment tandis que Nefret pansait quelques-unes des égratignures plus profondes sur ses bras et ses genoux, s’écria :

 

— Il faut toujours qu’elle s’acoquine avec des canards boiteux et des amoureux transis !

— En l’occurrence, c’est Ramsès qui s’est retrouvé mêlé à eux, répliquai-je. Le pauvre garçon avait l’une de ses crises dans la rue principale de Louxor, et Ramsès, de façon tout à fait compréhensible, a mal interprété les efforts de François pour le maîtriser. Il est trop jeune pour être un amoureux, transi ou non.

— Je n’en jurerais pas, déclara Lia avec un sourire entendu. Il ne quittait pas Nefret des yeux. À cet âge, les garçons ont parfois de violentes affections.

— Il n’y a pas une once de violence chez ce garçon, dis-je. Et il considère que Nefret est une déesse– Hathor, peut-être. Il semble s’être mis dans sa pauvre tête embrouillée qu’Hathor apparaît ici dans son temple.

Selim, qui attendait des instructions, releva la tête.

 

— Il n’est pas le seul à le penser, Sitt Hakim. Deux hommes de Gourna disent qu’ils ont vu une dame blanche, voilée et couronnée d’or, debout devant le temple.

Cette description me parut désagréablement familière.
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé, Selim ? demandai-je vivement.
Selim haussa les épaules.

— Des histoires de ce genre sont fréquentes, elles se répandent comme une traînée de poudre parmi les personnes superstitieuses. Ces hommes rôdaient là-bas après la tombée de la nuit, à la recherche de quelque chose à voler. Ils auront aperçu un rayon de lune ou une ombre, et voulu se donner des airs importants en racontant des mensonges...

Son regard alla de mon visage renfrogné à celui d’Emerson, et ses yeux s’agrandirent comme il comprenait brusquement.

 

— Vous pensez à la femme au Caire ? Allons, il s’agit d’une simple coïncidence. C’était une hallucination, un rêve, un mensonge.

— Mon grand-père aurait probablement dit que les dieux d’autrefois demeurent toujours dans leurs lieux sacrés, pour ceux qui ont des yeux pour les voir, déclara David. Cela ferait un excellent sujet pour l’une de mes peintures romantiques populaires : les ruines du temple la nuit, des formes indistinctes dans l’obscurité, et entre les pylônes, brillant dans sa propre lumière, la déesse voilée et couronnée...

— Eh bien, il est fort improbable que l’un des anciens dieux soit soudain apparu dans une maison au Caire ! dis-je. Vous avez raison, Selim, il s’agit d’une simple coïncidence.

— Vous allez parler d’Hathor à Ramsès ? demanda Nefret.
— Si le sujet se présente, répondis-je d’un air surpris. Pourquoi pas ?
— Parce qu’il voudra s’en rendre compte par lui-même. Et si...

— Absurde ! dis-je d’un ton ferme. Vous avez trop de bon sens pour envisager des « et si ». Tout le monde a fini de manger ?

Emerson se leva d ’un bond.
— Reprenons le travail ! Ce petit incident nous a fait perdre plus d’une heure.

— Bonté divine, en effet ! m’exclamai-je en consultant ma montre. Vous feriez mieux de filer, David.

 

— Filer où ? demanda Emerson d’un ton indigné. J’ai besoin de lui pour...

 

— J’ai promis à Cyrus qu’il pourrait avoir David chaque après-midi. Nous vous verrons à la maison pour le thé, David.

 

La mâchoire d’Emerson se crispa.

 

— Quant à vous, Emerson, vous devriez vous changer, poursuivis-je. Vous êtes encore plus débraillé que d’habitude.

 

— Je ne fais pas un défilé de mode pour présenter les tenues adéquates d’un archéologue à l’intention de ces satanés touristes !

David s ’en alla. Nefret proposa très gentiment de me donner un coup de main pour le tamisage, car le monceau de débris avait augmenté. Elle semblait quelque peu pensive. Après un long silence, elle parla.

— Cet individu, François, ne me semble guère un serviteur approprié pour un garçon comme Justin. Ne devrions-nous pas en toucher un mot à sa grand-mère ?

— Emerson dirait que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas.
— Cela ne vous a jamais empêchée de le faire.

— En effet. Je suis seule juge de ma conscience et de ma conduite. Cette idée m’était venue à l’esprit, reconnus-je en retirant un tesson de poterie du tamis et en le posant à côté. Mais cela pourrait faire plus de mal que de bien. Les personnes âgées sont figées dans leurs habitudes et n’aiment pas les critiques. Et, pour être honnête, nous ignorons ce qui ne va pas au juste chez le garçon. Il est un étrange mélange d’innocence et de savoir-faire, de paroles sensées, suivies de fausses conclusions inattendues.

Nefret s’assit sur ses talons et essuya la sueur sur son front avec sa manche.

— Certains de ses symptômes sont caractéristiques des crises du haut mal. Cependant, la plupart des épileptiques ont une intelligence normale, voire supérieure. Il semble enfantin pour son âge. Cela dit, je ne suis pas une spécialiste des troubles mentaux. J’ai toujours eu envie d’étudier ce domaine.

— En plus de la chirurgie et de la gynécologie ? Ma chère enfant, vous avez bien assez à faire– votre époux et vos enfants, l’hôpital– sans compter Emerson qui vous traîne ici tous les jours. Dans mon esprit, c’était un éloge mêlé d’empathie. Pourtant elle ne me retourna pas mon sourire.

— Je n’ai quasiment pas travaillé à l’hôpital depuis deux ans, Mère. Il est en bonnes mains, mais parfois il me manque. Quant à la clinique que j’avais l’intention d’ouvrir à Louxor– Ma foi, vous savez ce que ce projet est devenu.

— Vous avez vos instruments et toute la place nécessaire pour un cabinet de consultation et une salle d’opération, fis-je remarquer. Maintenant que les enfants sont plus grands, rien ne vous empêche de le mettre en œuvre.

— Je deviens très rouillée, Mère. Comme certains de mes instruments ! Je n’ai guère fait plus que prêter mon assistance pour des accouchements difficiles et réduire une ou deux fractures.

— Raison de plus pour affiler de nouveau vos compétences. J’ignorais que vous aviez ce sentiment, Nefret. Vous auriez dû vous confier à moi. Je vais prendre des dispositions immédiatement pour faire aménager votre cabinet.

Son visage s’illumina et elle émit l’un de ses petits rires musicaux.

 

— Mère, vous êtes sans pareille! Je n’avais pas l’intention de me plaindre. Je vous en prie, ne prenez pas cette peine. Vous avez suffisamment à faire en vous occupant du reste de la famille !

— En comparaison de m’occuper d’Emerson, ce sera un plaisir, lui affirmai-je. ***

Je ne comprends pas comment j ’avais pu ne pas voir les signes. Je n’ai pas l’habitude de me réfugier derrière des excuses, aussi je ne mentionnerai pas que j’avais été extrêmement affairée à prendre des dispositions pour la clinique de Nefret. J’avais eu un tel projet en tête lorsque j’avais fait construire la maison, aussi y avait-il la place nécessaire– trois pièces plutôt exiguës mais adéquates, séparées du reste de la maison, avec une entrée indépendante. Elles étaient demeurées vides et poussiéreuses pendant deux ans, aussi fallut-il laver à la brosse, blanchir à la chaux et désinfecter la moindre surface avant que le matériel indispensable pût être installé. Nous fûmes en mesure d’obtenir les fournitures essentielles auprès des pharmaciens de Louxor, et je proposai les noms de plusieurs jeunes filles que je considérais comme des candidates possibles pour le poste d’aide-soignante.

Nefret avait déjà choisi quelqu’un.

 

— La petite-fille de Khadija, Nisrin, est venue me voir dès qu’elle a entendu parler de la clinique.

Elle s ’est toujours intéressée aux soins médicaux et Khadija lui a appris beaucoup de choses. — Ah, oui, je me souviens d’elle. Une jeune fille charmante mais plutôt– euh– ordinaire.

— Elle n’a que quatorze ans, et elle est déjà fiancée, dit Nefret avec le mordant dans sa voix qui indiquait sa désapprobation de la coutume égyptienne des mariages précoces.

 

— Vous avez l’intention d’en « secourir » une autre, n’est-ce pas ?

 

— Si elle se débrouille aussi bien que je l’espère et si elle désire continuer, oui. C’est son père qui a arrangé ce mariage mais, si Daoud et Khadija me soutiennent, il sera obligé d’y renoncer.

Étant donné que Daoud était de la pâte à modeler dans les mains de Nefret et que Khadija était l’une de ses plus grandes amies et admiratrices, je ne doutais pas un seul instant qu’ils la soutiendraient. J’interrogeai moi-même la jeune fille. Pour quelque raison, Nisrin avait toujours été intimidée par moi, mais je parvins à venir à bout de son manque d’assurance et je conclus qu’elle ferait l’affaire.

Or donc, l’un dans l’autre– disons simplement que je ne perçus pas les signes avant-coureurs, de telle sorte que le désastre s’abattit sur moi avec la violence d’un éclair surgi d’un ciel sans nuages.

Par la suite, je me remémorai qu ’Emerson avait eu un comportement bizarre depuis plusieurs jours. J’avais mis cela sur le compte de ses préoccupations concernant sa satanée stratigraphie, laquelle se révélait plus complexe qu’il ne l’avait prévu. Son intérêt inhabituel pour le courrier aurait pu s’expliquer par son inquiétude au sujet de son demi-frère. Il n’y avait toujours pas de réponse à nos télégrammes. Selim, qui, comme je le découvris plus tard, avait fait partie du complot, fut suffisamment sensé pour m’éviter. Ce fut seulement lorsque je le cherchai un après-midi que je me rendis compte que je ne l’avais pas vu de la journée. J’allai aussitôt trouver Emerson.

— Où est Selim ? Je voulais lui demander...
— Oui, oui, fit-il d’une voix singulièrement aiguë. Je sais où il est.
— Mais qu’avez-vous, Emerson ?
Le visage hâlé d’Emerson s’agrandit en un large sourire terrifiant.
— J’ai une surprise pour vous, Peabody.

— Dites-moi, l’implorai-je d’une voix qui résista à mes efforts pour la maintenir ferme. Ne me tenez pas en haleine. Que...

 

— Non, non, je vous montrerai. Je montrerai à tout le monde !

 

Il sortit sa montre, lui jeta un regard, puis il éleva la voix en ce cri que l’on pouvait entendre d’un bout à l’autre de la rive ouest.

 

— Nous arrêtons le travail pour aujourd’hui ! Tout le monde vient avec moi !

Et il refusa de dire un mot de plus. C ’était le début de l’après-midi. Arrêter le travail à cette heure était sans précédent. Abasourdis et, dans mon cas, extrême- ment inquiète, nous nous mîmes en selle et rentrâmes à la maison. J’interrogeai Ramsès, j’interrogeai Nefret, j’interrogeai Lia. Tous affirmèrent être dans la même ignorance que moi.

Emerson, qui nous avait devancés, faisait les cent pas sur la véranda lorsque nous arrivâmes. — Un minutage parfait, annonça-t-il. Les voilà !

Regardant au loin, j ’aperçus alors une étrange caravane qui s’approchait de la maison. Une longue file de charrettes tirées par des « ânes et des mules, deux chameaux lourdement chargés, et plusieurs dizaines d’hommes, chantant et gesticulant, qui allaient à cheval, Selim en tête.

Les charrettes firent halte devant la maison. Elles contenaient plusieurs énormes caisses d’emballage. Les hommes entreprirent de les décharger. Emerson se précipita au dehors.

— Tout est là, Selim ?
— Nous le saurons bientôt, Emerson.

Selim brandit un pied-de-biche. Emerson s’en empara et se mit à forcer le couvercle de la plus grosse des caisses en bois.

Je commençai à entrevoir l ’horrible vérité.
— Bonté divine ! m’exclamai-je d’une voix sourde. Oh, non, ce n’est pas possible !

Sous les assauts vigoureux d ’Emerson, le dessus de la caisse se souleva et les côtés tombèrent, laissant apparaître une carcasse métallique. À première vue, cela présentait peu de ressemblance avec l’objet que je m’étais attendue à voir– et que j’avais redouté de voir– parce que beaucoup de parties manquaient. Je savais ce qu’elles étaient, et où elles étaient– dans les autres caisses, que les hommes, sous la direction de Selim, étaient en train d’éventrer. Elles émergèrent une par une– les formes métalliques du capot et des pare-chocs, quatre grosses roues et un certain nombre d’autres objets que j’étais incapable d’identifier.

Nous avions eu plusieurs automobiles. Ma principale objection à ces maudits engins était le fait qu’Emerson insistait pour les conduire lui-même. Lorsque nous résidions dans notre demeure anglaise du Kent, la population locale avait appris très vite à se mettre à l’abri quand Emerson survenait au volant de l’un de ces engins. Dans les rues encombrées du Caire, circuler en voiture avec Emerson représentait une véritable épreuve. Maintenant, les automobiles étaient tout à fait ordinaires dans cette ville et, durant la guerre, les militaires avaient construit des routes dans d’autres secteurs, mais lorsque nous nous étions installés à Louxor pour une durée indéterminée j’avais réussi à persuader mon époux de vendre le véhicule, en faisant valoir que son utilité dans la région de Louxor était limitée.

Emerson jouissait d ’un large public à présent– nous-mêmes, dont Walter, nos ouvriers, les portiers, et la moitié de la population de Gourna. Certains s’étaient mis à croupetons pour regarder, d’autres se bousculaient et poussaient pour mieux voir. Il y avait un véritable tourbillon de robes qui virevoltaient.

Lorsque je retrouvai enfin ma voix, je fus obligée de crier afin d ’être entendue malgré le vacarme. Emerson, agenouillé devant le mécanisme, feignit de ne pas entendre mais, à la troisième répétition vigoureuse de son nom, il décida que mieux valait faire front. Il se releva et vint vers moi en tendant une main maculée de graisse.

— Venez jeter un coup d’œil, très chère, dit-il. Tout semble en état de marche, mais, bien sûr, nous ne pouvons pas en être certains tant que nous ne l’aurons pas assemblée entièrement. Ramsès, vous voulez bien nous aider ? Vous, Selim et moi– et David– Où est-il ? J’avais envoyé quelqu’un le chercher au Château.

— Je pense qu’il va arriver d’un instant à l’autre, répondit Ramsès, avec un regard craintif à mon adresse. Père, ne serait-il pas plus prudent de commencer par enlever les débris des caisses d’emballage ? Quelqu’un risque de marcher sur un clou ou de s’enfoncer une écharde dans le pied.

— Excellente idée ! s’exclama Emerson.
— Vous allez l’assembler ici– sur-le-champ ? m’écriai-je avec des accents poignants. Ici– devant la maison ? Pourquoi l’avez-vous démontée, au fait ? C’était ce que vous faisiez l’autre jour au Caire ! Pourquoi, Emerson ? Pourquoi ?

— Cela semblait la façon la plus rapide de la transporter ici sans qu’elle soit endommagée, expliqua Emerson avec un manque de franchise évident. (Il essuya la sueur sur son front du dos de la main, laissant une longue traînée noire.) Elle aurait dû arriver à bord du train hier, mais apparemment ils n’ont pas trouvé la place nécessaire. Selim a dirigé le déchargement avec une très grande efficacité, il a fait porter les caisses sur le ferry, et il a déniché ces gaillards très serviables...

— Ce n’est pas ce que je demandais, et vous le savez ! A quoi peut vous servir une automobile ici ? Il n’y a pas de routes dignes de ce nom !

— Crénom, Peabody, nous avons traversé le Sinaï et les oueds à bord d’un véhicule identique. Les routes se sont beaucoup améliorées depuis la guerre. (Puis il commença à se contredire en ajoutant :) Les patrouilles utilisant ces voitures légères, qui ont fait un magnifique travail contre les Senoussis, ont été dissoutes, et les militaires ne se soucient plus d’entretenir les routes du désert. C’est de cette manière que j’ai réussi à mettre la main sur ce véhicule. C’est un modèle amélioré de la voiture légère Ford...

— Je ne veux pas en entendre parler !

 

On peut intimider Emerson seulement jusqu’à un certain point. Il carra les épaules, me lança un regard furieux, et frotta le sillon de son menton, laissant de nouvelles traînées noires. — Je présume qu’un homme peut acheter une automobile s’il en a envie.

Je compris que j ’avais perdu la partie. En fait, elle avait été perdue à l’instant où ce satané engin était arrivé ici. Qui plus est, toute personne de sexe masculin se trouvant à proximité était manifestement du côté d’Emerson. Ramsès m’avait abandonnée et aidait Selim à trier des boulons, des écrous et d’autres bidules indéterminés, Walter avait ôté sa veste et retroussait ses manches. Des renforts supplémentaires étaient sur le point de débarquer. L’un des chevaux qui approchaient était Asfur, la jument de David. Il y avait deux autres cavaliers– Cyrus et Bertie, devinai-je. Evelyn et Katherine avaient résisté à l’attrait de l’automobile.

Nefret passa son bras autour de ma taille.
— Venez, Mère, nous allons prendre une tasse de thé.
— Nous ferions aussi bien, dit Lia. Ils vont jouer avec la voiture le restant de la journée.

Fatima ne s ’était pas aventurée à sortir. Elle agrippait les barreaux et regardait fixement le véhicule comme si c’était un gros animal dangereux. Sur ma demande, elle se précipita dans la cuisine pour faire infuser le thé, et nous nous assîmes toutes les trois afin d’observer le déroulement des opérations.

— Grâce au ciel, Gargery n’est pas là ! dis-je. Il aurait voulu s’atteler à la besogne, lui aussi. J’espère qu’ils pourront assembler ce maudit engin et le remiser dans l’écurie avant que les enfants nous rejoignent pour le thé.

— Cela semble peu probable, murmura Lia. David ne l’avait même pas saluée. À l’exception de Cyrus, lequel se tenait à une distance respectueuse et se contentait de regarder, les hommes s’étaient mis torse nu, agitaient les bras et discutaient avec animation. Les portiers allaient et venaient, ramassant les débris. Ils feraient bon usage du moindre bout de bois, du moindre clou.

— Ils vont perdre beaucoup de temps à débattre de ce qu’il faut faire et de qui doit le faire, déclarai-je. L’esprit lucide d’une femme leur serait nécessaire, mais laissons-les donc se débrouiller tout seuls à leur manière désorganisée. Ah, merci, Fatima. Restez avec nous, si vous voulez. Le spectacle promet d’être amusant.

*** Manuscrit H

Pour une fois, la passion dévorante d ’Emerson pour les fouilles s’inclina devant une passion encore plus grande. En homme à la discipline de fer, il se rendait sur le chantier chaque matin, en emmenant la plupart des autres avec lui, mais il lui tardait de retrouver son nouveau jouet. Les raisons d’Emerson de l’avoir fait démonter présentaient une certaine logique– charger et décharger d’un wagon en plateforme une automobile entière comportait des risques évidents, étant donné les méthodes rudimentaires utilisées par les Égyptiens– mais Ramsès suspectait que son père avait agi ainsi parce qu’il voulait avoir le plaisir de la démonter et de l’assembler à nouveau. Il ne s’opposa même pas au public qui venait chaque après-midi. Très peu d’hommes à Louxor avaient déjà vu une automobile. Ils s’asseyaient tout autour, les yeux ronds et retenant leur souffle, et observaient chaque mouvement d’Emerson et de Selim. Après le premier après-midi, Ramsès et David firent partie de ce public, puisqu’ils n’étaient pas autorisés à lever le petit doigt. Naturellement, un certain nombre de boulons et d’écrous avaient disparu. Selim parvint à dénicher des pièces de rechange. On peut trouver à peu près n’importe quoi en Egypte, ou bien, le cas échéant, quelqu’un pour le fabriquer. Selim était un mécanicien compétent, mais l’affaire prit beaucoup plus de temps que cela n’aurait dû être le cas, en raison de « l’aide » apportée par Emerson.

Sa mère supportait ce cirque avec une équanimité étonnante. Une ou deux fois, Ramsès eut l’impression d’apercevoir un sourire réprimé, tandis qu’elle se tenait derrière la porte munie de barreaux et contemplait la scène. Ils étaient assiégés de visiteurs, non seulement des habitants des environs mais aussi des résidents étrangers et des touristes qui offraient conseils et assistance. Emerson ignora les conseils et refusait toute assistance, mais il acceptait volontiers de s’arrêter de travailler pour parler, répondre aux questions et, d’une manière générale, se donner des airs. Les enfants faisaient de leur mieux pour s’échapper et se joindre à la petite fête. Le seul qui parvint à déjouer la vigilance des femmes fut Davy, lequel fut empoigné par Emerson alors qu’il allait s’emparer d’une clé universelle. Il fourra l’enfant sous un bras, un procédé que Davy trouva extrêmement amusant, et le ramena à la maison.

— Crénom, Peabody, pourquoi l’avez-vous laissé sortir ? grommela-t-il. Il pourrait se blesser avec des outils très lourds, vous le savez.

 

Son épouse leva les yeux au ciel.

 

— Oui, Emerson, je le sais. Si vous aviez eu le bon sens élémentaire de mettre l’automobile dans la cour de l’écurie, hors de la vue des enfants...

— Bah ! On s’attendrait que quatre femmes soient capables de surveiller quelques bambins. Ses lèvres se pincèrent jusqu’à devenir invisibles, mais elle se contenta de répondre : — Je vais prendre des mesures, Emerson.

En l ’occurrence, elle parqua les enfants dans un endroit tout au bout de la véranda. La barricade consistait en des meubles et des caisses. N’importe lequel d’entre eux pouvait les escalader ou se glisser par-dessous, mais pas sans attirer l’attention d’un adulte. A l’intérieur de « l’enclos », elle fit installer leurs jouets, des coussins et des couvertures, une petite table pour enfants et des chaises empruntées à la chambre des jumeaux. Leur indignation initiale s’estompa lorsqu’elle expliqua que le lieu leur était réservé, qu’aucun adulte ne pouvait y entrer sans y avoir été invité, puis elle leur donna une boîte de crayons de couleurs et une pile de feuilles de papier blanc.

— Maintenant, nous allons voir qui fait le plus beau dessin, dit-elle.

Ramsès songea qu ’il faudrait plus que quelques caisses pour maintenir Davy « parqué », aussi offrit-il de monter la garde et s’assit-il sur une chaise à côté de la barricade. Au bout d’une quinzaine de minutes, il regretta que sa mère eût ajouté une gageure à ce qui, autrement, était un excellent stratagème. Papier après papier lui était présenté, et l’admiration était exigée. À l’exception des dessins de Dolly, très réussis pour un garçon de cet âge, il n’était même pas en mesure de dire ce que les gribouillages étaient censés représenter. Ceux d’Evvie étaient aussi incompréhensibles que ceux de ses enfants. Il s’efforça de ne pas s’en réjouir. Il n’avait pas été préoccupé outre mesure par l’incapacité des jumeaux à communiquer, mais le fait d’avoir Evvie à proximité, laquelle jacassait comme une pie, invitait à des comparaisons désobligeantes. Les femmes– les mères– ne pouvaient s’empêcher de faire de telles comparaisons, supposait-il. Nefret lui avait appris que Charla avait deux dents de plus qu’Evvie.

Le jeudi, en fin d ’après-midi, le dernier boulon fut serré et toute la famille fut conviée à venir regarder tandis qu’Emerson, en sueur, maculé de graisse, au comble du bonheur, imprimait une vigoureuse traction à la manivelle de mise en marche. Le moteur s’anima dans un grondement, auquel firent écho les acclamations retentissantes de l’assistance, et Emerson bondit sur le siège du conducteur. Ramsès vit une crispation d’angoisse apparaître fugitivement sur le visage de sa mère. Elle n’eut pas le cœur d’interdire à Emerson d’essayer le véhicule. De toute façon, seul un tremblement de terre aurait pu l’en empêcher.

— Conduisez lentement, Emerson, je vous en conjure ! cria-t-elle. Lentement et prudemment, très cher !

Emerson refusa de venir pour le thé. A contrecœur, il laiss a le volant à Selim. Durant les heures qui suivirent, ils firent des manœuvres de long en large devant la maison. Leurs offres d’embarquer des passagers furent acceptées avec enthousiasme par les enfants, mais fermement rejetées à la fois par les mères et les grands-mères. Seule la crevaison d’un pneu mit fin à la prestation. Apparemment, tous les clous n’avaient pas été ramassés.

Une fois qu’Emerson fut allé prendre un bain et se changer, son épouse déclara avec un sourire forcé :

— Espérons que le pire est passé. Nous devons absolument reprendre nos tâches respectives. Demain, nous sommes vendredi. Nefret, je présume que Ramsès et vous ferez votre visite hebdomadaire à Selim ? Et vous, David ?

— Pas cette semaine, bien que Selim ait eu la gentillesse de m’inviter. Je désire voir le tombeau de Grand-père.

 

— Emmènerez-vous les enfants ?

 

— Dolly veut venir. Il a fait un véritable héros de son bisaïeul. Je suppose que nous devrons emmener également Evvie. Elle insiste toujours pour aller partout où va Dolly.

Les sourcils haussés de Nefret indiquèrent une désapprobation pour une partie de ce projet, mais elle ne dit rien sur le moment. L’après-midi suivant, une fois qu’ils furent revenus de Deir el Medina, Ramsès, retardé par un cours que lui faisait son père, alla dans leur chambre pour se changer. Nefret se tenait devant le miroir, si absorbée qu’elle ne l’entendit pas entrer. La tête et les épaules rejetées en arrière, elle plaquait le tissu de sa combinaison légère sur son corps de telle sorte qu’il soulignait ses rondeurs.

— Puis-je t’aider ? demanda-t-il en observant avec appréciation l’effet produit. Nefret relâcha son souffle en un petit cri et fit volte-face.
— J’aimerais bien que tu ne me surprennes pas ainsi !
— Je ne voulais pas– Excuse-moi. Que faisais-tu ?

— Rien. (Elle laissa le tissu retomber dans ses plis et se dirigea vers sa coiffeuse.) J’ai été étonnée d’entendre David dire qu’ils vont emmener les enfants au cimetière. Nous n’avons jamais emmené les jumeaux.

— Tu veux le faire ?

 

— J’essayais, dit sa femme avec un sarcasme inhabituel de sa part, d’obtenir ton avis, et non une question en réponse à la mienne. .

— Oh, je ne crois pas avoir vraiment un avis. À toi de décider. (Son expression lui apprit que ce n’était pas ce qu’elle désirait entendre, aussi fit-il une nouvelle tentative :) Ils n’ont pas connu Abdullah. A leur âge, il est aussi lointain pour eux que– eh bien, que l’un des personnages dans les livres que tu leur lis. Assurément, cela ne peut pas faire de mal de parler à des enfants des actes courageux de leurs amis et de leurs ancêtres.

— C’est une façon de voir les choses.
— Tu veux les accompagner ?

— Une autre fois, peut-être. Selim nous attend, et Khadija serait déçue si nous ne venions pas. Cela t’ennuie ?

 

— Bien sûr que non. (Il ajouta, avec un sourire :) J’aime notre famille, mais ce sera agréable d’être seul avec toi et les jumeaux.

— Ramsès...
— Qu’y a-t-il, ma chérie ?

Elle avait joué avec les objets sur sa coiffeuse, les déplaçant et les remettant à leur place. Elle se retourna et posa ses mains sur ses épaules.

— Est-ce que Mère t’a dit...
— M’a dit quoi ?

Les mains de Nefret prirent délicatement sa nuque et inclinèrent sa tête vers son visage levé vers lui. Sa bouche était douce et néanmoins implorante. Tandis qu’il la serrait contre lui, il commença à penser à d’autres choses qu’il aurait préféré faire plutôt que de rendre visite à des amis.

— Je t’aime tant, chuchota-t-elle.

 

— Moi aussi, je t’aime. Quelle est la raison de tout ceci ? Non pas que je m’en soucie réellement, ajouta-t-il. Recommençons.

 

Il voulut l’embrasser à nouveau, mais elle se dégagea en riant. Son visage était radieux. — Chéri, tu sais que les enfants vont frapper à la porte si nous ne venons pas.

Elle avait raison, bien sûr. Les enfants étaient une bénédiction, sans aucun doute, mais il y avait des moments– Avec une nostalgie empreinte d’une certaine culpabilité, il se souvint de l’époque où leurs étreintes n’avaient pas à être calculées, et où les seules interruptions étaient le fait de criminels– et de son père, parfois.

Il ne cessa d ’y penser durant tout l’après-midi, étrangement conscient de la présence de sa femme. Elle avait commencé à lui demander quelque chose, puis elle s’était ravisée. Savait-elle un fait qu’il ignorait– un détail que sa mère lui avait dit– qui l’amenait à avoir peur pour lui ? Était-ce ce qui avait motivé ce baiser spontané, passionné ? Ce serait bien d’elles de décider qu’il fallait le protéger...

Selim dut lui parler à deux fois avant qu ’il réponde.
— Désolé, je pensais à autre chose.
Son regard fixé sur Nefret n’avait pas échappé à Selim. Il murmura :

— Et c’est une bonne chose à laquelle penser. Mais quand viendrez-vous tous nous voir ? Daoud veut organiser une fantasia, ici à Gourna

— Parlez-en à Mère. Où est Daoud ? Habituellement, il se joint à nous.
— Un scorpion l’a piqué.

Les piqûres de scorpion, rarement mortelles, étaient cependant extrêmement douloureuses et souvent débilitantes, même pour un homme de la force de Daoud.

 

— Quand ? demanda Ramsès. Pourquoi n’est-il pas venu voir Nefret ?

— Ce matin. Apparemment, il y avait une réunion de ces créatures dans sa chambre, répondit Selim en souriant. Il a été piqué au pied et il ne peut pas marcher. Mais Khadija l’a soigné. Il pourra reprendre le travail demain.

— Le fameux onguent vert, murmura Ramsès. (L’onguent aurait probablement le résultat désiré. Daoud y croyait dur comme fer, et la mixture semblait efficace.) Dites-lui de rester chez lui s’il ne va pas mieux.

Selim acquiesça de la tête et entreprit de changer de sujet. Les scorpions n’étaient que trop fréquents en Egypte, mais c’était inhabituel d’en trouver à l’intérieur d’une maison.

Lorsqu ’ils prirent congé, Ramsès promit de parler à sa mère afin de fixer une date pour la fantasia. Les enfants avaient passé tout l’après-midi à jouer à un jeu incompréhensible qui consistait à courir, à sauter ou à se rouler par terre dans la cour, et les jumeaux étaient d’une saleté repoussante, comme d’habitude, et rompus de fatigue, contrairement à leur habitude. Ramsès contempla la petite tête brune qui était posée contre sa poitrine.

— Ils vont s’endormir tout de suite, dit-il avec bon espoir.
Nefret eut un petit rire.
— Ne compte pas trop là-dessus. Les Vandergelt viennent dîner, tu sais.
— Raison de plus pour se dépêcher !

Ils ne pressèrent pas les chevaux parmi les maisons du village à flanc de colline. Lorsqu ’ils atteignirent l’étendue plate du désert, Ramsès s’apprêtait à lancer Risha au galop lorsqu’il entendit quelque chose.

— Ecoute, dit-il en tirant sur les rênes..
— Je n’ai...
Cela se reproduisit Cette fois, Nefret l’entendit également– un cri strident, éperdu. Ramsès dégagea sa fille somnolente du devant de sa chemise et la tendit à Nefret. — Prends-la. Vite.

Nefret obéit d ’instinct, et serra les deux petits corps dans ses bras. Ramsès remercia Dieu qu’elle fût une superbe cavalière et que Moonlight réagît au moindre de ses mots ou de ses gestes. Le cri retentit à nouveau. Cette fois, il fut suivi d’un appel au secours. Les mots étaient en anglais, la voix celle d’une femme. Les yeux de Nefret s’agrandirent.

— Ramsès, qu’est-ce que...
— Emmène les enfants à la maison. Tout de suite !

Il n ’attendit pas de réponse. Regardant derrière lui tandis qu’il guidait Risha vers les collines, il constata que Moonlight avait pris son galop souple et régulier. S’ils avaient été seuls, Nefret aurait insisté pour l’accompagner, mais la sécurité des enfants venait en premier, même s’il était peu probable que cette femme terrifiée fût vraiment en danger.

Elle continuait d ’appeler au secours. Sa voix était plus faible et entrecoupée de sanglots oppressés. Il l’aperçut finalement, adossée â un affleurement rocheux. L’homme qui lui faisait face riait tandis qu’elle le frappait avec ce qui semblait être un chasse-mouches. C’était une arme plutôt dérisoire en comparaison du poignard de l’homme. Il jouait avec elle, esquivant sans peine ses faibles coups et la blessant aux bras et au visage. Il prenait un tel plaisir à ce jeu qu’il n’entendit pas le martèlement de sabots jusqu’à ce que Ramsès fût quasiment sur eux. Il fut obligé de parer Risha pour ne pas les renverser tous les deux. L’homme poussa un bêlement de frayeur et s’enfuit à toutes jambes. Ramsès s’apprêtait à le poursuivre lorsque la femme s’affaissa sur le sol.

Ne sachant pas si elle était grièvement blessée, il abandonna cette idée de poursuite. Il l ’avait tout de suite reconnue à ses vêtements. Elle portait les mêmes le jour où Justin et sa grand-mère étaient venus à Deir el Medina – une robe élimée d’un gris terne et un chapeau que même lui avait jugé très défraîchi. La dame de compagnie de Mrs Fitzroyce. Mais que faisait-elle ici, seule et agressée ? Les Gournaouis ne s’en prenaient pas aux touristes.

Il y avait du sang sur le sol – peu, mais il continuait de couler. Il la retourna avec précaution sur le dos. Le sang provenait d’une entaille à son bras. Il ne vit pas d’autres blessures sur son corps. Il dénoua doucement les rubans de son affreux chapeau de paille et l’ôta.

Les yeux de la femme étaient ouverts. Ils étaient noisette, bordés de longs cils. Des larmes et une étrange pellicule grisâtre maculaient ses joues. Au-dessous, sa peau était satinée, ses joues parsemées de taches de rousseur.

Il se souvenait de ces yeux noisette.

 

— Mon Dieu, chuchota-t-il. C’est impossible– Molly ?

 

* * *

 

*