XXI

Bien sûr, je n'ai pas dormi.

Bien sûr, je les ai appelés plusieurs fois.

Sans succès. Peut-être que dans les airs, mon pouvoir ne pouvait les atteindre.

À côté de moi, dans la nuit, ses doigts éclairés par une petite lampe, Thomas s'entraînait sur sa guitare, encore et encore. Il voulait leur faire la surprise.

Moi aussi je leur réservais des cadeaux. Je leur ferais visiter toute l'île. Je leur réapprendrais les phrases.

Le lendemain, je me suis levée avec le soleil.

Les habitants, y compris le directeur-girafe et les trois écrivains avec leurs crayons sur l'oreille et leurs carnets de notes, la vieille nommeuse et son garde du corps-ventilateur, et les chèvres, et les chevaux, et les cochons s'étaient rassemblés sur la plage et, comme nous, guettaient le ciel.

— Je le vois, cria Thomas, montrant l'ouest.

— Je le vois aussi ! 

— Tu mens : tu regardes de l'autre côté ! 

— Jeanne a raison. Vos parents arrivent chacun d'un bout du monde.

Nous baissâmes la tête. On a beau s'entraîner, on a toujours du mal à croire ses parents séparés.

Alors, on entendit un grand bruit d'ailes : les mots décollaient, tous les mots de l'île, les mots du marché, les mots de l'usine, les mots de la ville des mots, même ceux de l'hôpital, même la petite phrase malade, les mots rares des vieux dictionnaires, ils s'étaient mis en vacances, ils s'envolaient pour aller à la rencontre des deux hydravions.

— Que se passe-t-il ?  demanda Thomas.

On aurait dit une éclipse. Tous ces mots, ces milliers de mots nous cachaient le soleil.

— Regardez, dit Monsieur Henri.

Il avait pris sa guitare, s'était mis à chanter.

 

La petite biche est aux abois

Dans le bois se cache le loup,

Ouh, ouh, ouh, ou

Mais le brave chevalier passa

Il prit la biche dans ses bras,

La, la, la, la.

 

Les mots, un à un, quittaient sa chanson douce et, comme les autres, gagnaient le ciel.

— Vous voyez, il ne me reste que ma musique.

— Que se passe-t-il ? répéta Thomas.

Monsieur Henri souriait.

— Les mots sont de petites bêtes sentimentales. Ils détestent que deux êtres humains cessent de s'aimer.

— Pourquoi ? Ce n'est pas leur affaire, quand même ! 

— Ils pensent que si ! Pour eux, le désamour, c'est du silence qui s'installe sur Terre. Et les mots haïssent le silence.

— Vu comme ça...

Thomas ne voulait toujours pas comprendre.

— Les mots de sentiments, je veux bien, passion, beauté, éternité... Mais là-bas, friteuse, brosse à dents, clef anglaise, les mots de la vie quotidienne, pourquoi s'intéressent-ils à mes parents, qu'ont-ils à voir avec l'amour ? 

— Ils ont beau désigner des choses ordinaires, des activités de tous les jours, ils ont aussi leurs grands rêves, comme nous, Thomas, tout comme nous.

Je restais muette.

Accompagnés par leur cortège de paroles volantes, les deux hydravions amerrissaient côte à côte.

D'une petite voix blanche, je réussis à poser la question qui me brûlait la langue.

— Et les mots... ils peuvent faire recommencer l'amour ? 

Monsieur Henri hocha la tête. Ce jour-là, il portait drôlement sa guitare, comme un outil, une pioche ou une hache, le manche sur l'épaule.

— Tu me permets d'être franc, Jeanne ? Tu es grande maintenant, presque une adulte. Alors je vais te dire la vérité. Pas toujours, Jeanne. Les mots ne peuvent pas toujours faire recommencer l'amour. Ni les mots, ni la musique. Hélas.

Un orchestre s'était approché, deux trompettes, au moins dix tambours, ils jouaient joyeusement pour nous, de plus en plus fort. Monsieur Henri dut me crier la suite.

— Mais ça n'empêche pas d'essayer. On essaie, Jeanne, depuis dix mille ans, on essaie tous...

Les deux hydravions s'étaient arrêtés, portes encore fermées, au milieu de la lagune. Les oiseaux, jaloux de tous ces événements, boudaient très haut dans le ciel.