XI
À vrai dire, c'étaient de drôles de mariages.
Plutôt des amitiés. Comme dans les écoles d'autrefois, quand elles n'étaient pas mixtes. Au royaume des mots, les garçons restent avec les garçons et les filles avec les filles.
L'article entrait par une porte, l'adjectif par une autre. Le nom arrivait le dernier. Ils disparaissaient tous les trois. Le toit de la mairie me les cachait. J'aurais tout donné pour assister à la cérémonie. J'imagine que le maire devait leur rappeler leurs droits et leurs devoirs, qu'ils étaient désormais unis pour le meilleur et pour le pire.
Ils ressortaient ensemble se tenant par la main, accordés, tout masculin ou tout féminin : le château enchanté, la maison hantée... Peut-être qu'à l'intérieur le maire avait installé un distributeur automatique, les adjectifs s'y ravitaillaient en « e » final pour se marier avec un nom féminin. Rien de plus docile et souple que le sexe d'un adjectif. Il change à volonté, il s'adapte au client.
Certains, bien sûr, dans cette tribu des adjectifs, étaient moins disciplinés. Pas question de se modifier. Dès leur naissance, ils avaient tout prévu en se terminant par « e » . Ceux-là se rendaient à la cérémonie les mains dans les poches. « Magique » , par exemple. Ce petit mot malin avait préparé son coup. Je l'ai vu entrer deux fois à la mairie, la première avec « ardoise » , la seconde avec « musicien » . Une ardoise magique (tout féminin). Un musicien magique (tout masculin). « Magique » est ressorti fièrement. Accordé dans les règles mais sans rien changer. Il s'est tourné vers le sommet de ma colline. J'ai l'impression qu'il m'a fait un clin d'œil : tu vois, Jeanne, je n'ai pas cédé, on peut être adjectif et conserver son identité.
Charmants adjectifs, indispensables adjoints ! Comme ils seraient mornes, les noms, sans les cadeaux que leur font les adjectifs, le piment qu'ils apportent, la couleur, les détails...
Et pourtant, comme ils sont maltraités !
Je vais vous dire un secret : les adjectifs ont l'âme sentimentale. Ils croient que leur mariage durera toujours... C'est mal connaître l'infidélité congénitale des noms, de vrais garçons, ceux- là, ils changent de qualificatifs comme de chaussettes. À peine accordés, ils jettent l'adjectif, retournent au magasin pour en chercher un autre et, sans la moindre gêne, reviennent à la mairie pour un nouveau mariage.
La maison, par exemple, ne supportait sans doute plus ses fantômes. En deux temps, trois mouvements, elle préféra soudain « historique » . « Historique » , « maison historique » , vous vous rendez compte, pourquoi pas « royale » ou « impériale » ? Et le malheureux adjectif « hantée » se retrouva seul à errer dans les rues, l'âme en peine, suppliant qu'on veuille bien le reprendre : « Personne ne veut de moi ? J'ajoute du mystère à qui me choisit : une forêt, quoi de plus banal qu'une forêt sans adjectif ? Avec "hantée", la moindre petite forêt sort de l'ordinaire... »
Hélas pour « hantée » , les noms passaient sans lui jeter un regard.
C'était à serrer le cœur, tous ces adjectifs abandonnés.
Thomas souriait aux anges. Depuis le temps que je le connais, il n'a pas besoin de parler. Je lis dans son cerveau comme dans un livre ouvert. Je savais quelles étaient ses pensées, des pensées vulgaires, des pensées typiques de garçon : « Quel paradis, cette ville ! Voilà comme j'entends le mariage, on prend une fille au magasin, on fait la fête en mairie. Et le lendemain, hop, nouvelle fille, et encore la mairie. » J'en aurais pleuré de rage et de dégoût. Je me suis consolée avec un autre spectacle, celui du petit groupe réuni devant le « Bureau des exceptions » . Un jour, je vous raconterai l'histoire de ce bureau. Il me faudrait un livre entier. Autant vous l'avouer, j'aime les exceptions. Elles ressemblent aux chats. Elles ne respectent aucune règle, elles n'en font qu'à leur tête. Ce matin-là, ils étaient trois, un pou, un hibou et un genou. Ils se moquaient d'une marchande qui leur proposait des « s » :
— Mes « s » sont adhésifs. Vous n'aurez qu'à vous les coller sur le cul pour devenir des pluriels. Un pluriel a quand même plus de classe qu'un singulier.
Les trois amis ricanèrent. - Des « s » , comme tout le monde ? Pas question. Nous préférons le « x » . Oui, « x » , comme les films érotiques interdits aux moins de dix- huit ans.