Seul le prince
Turki, ancien chef des services secrets durant vingt-cinq ans
et véritable parrain d’Ousama Bin Laden, échappait à cette
hécatombe. Probablement parce qu’il détenait trop de secrets
compromettants impliquant les membres de la famille royale. Démis
de ses fonctions par le prince héritier Abdallah, dix jours avant
le septembre, il occupe depuis 2002 le poste d’ambassadeur du
Royaume saoudien à Londres.
Sept mois plus tard, le « cinquième homme » mourut à son tour dans
des circonstances tout aussi mystérieuses. Le 20 février 2003, le
maréchal pakistanais Ali Mir, sa femme et quinze de ses proches
disparurent dans l’accident de leur Fokker qui s’écrasa près de
Kohat, la province frontalière au nord-ouest du pays. Le temps
était dégagé, la visibilité parfaite et l’appareil venait de subir
une révision. Aucune enquête officielle ne fut ouverte.
Les révélations de Posner n’ont fait l’objet d’aucun démenti
convaincant et, comme pour appuyer ses pro- pos, l’examen des
derniers mois de la vie du prince Ahmed jette un trouble. Le 7 mai
2002, il se trouve dans les tribunes de l’hippodrome de Lexington,
au Kentucky, pour assister à la victoire du cheval War Emblem
portant ses couleurs. Il s’agit de son premier retour sur le lieu
d’où il a été évacué huit mois plus tôt. Il est venu à bord de son
Boeing 727 luxueusement aménagé. Il confiera après la course : «
C’est un honneur pour moi d’être le premier Arabe à gagner le
Kentucky Derby », et il ajoute une remarque qui avec le recul prend
un certain relief : « Le public américain me traite mieux que je ne
suis traité en Arabie saoudite. » Son comportement public avait
pourtant choqué tous les observateurs. Jimmy Breslin écrivit dans
Newsday : « Il jubilait à la pensée des
millions que la course venait de lui rapporter et ce en présence de
Ladder 3 [une compagnie de pompiers new- yorkaise présente dans les
tours du World Trade Center et qui assistait à l’événement
hippique]. J’aurais apprécié que le prince Ahmed nous fasse
savoir qu’il était désolé de ce qui était arrivé et demande ce
qu’il pourrait faire pour aider, après les dommages infligés par
Bin Laden. » Visiblement, la tragédie du 11 septembre obsédait
moins le prince que l’éventualité de gagner la « triple course »,
les trois épreuves hippiques les plus cotées de l’année. Cependant,
le 8 juin, quand son cheval se présenta au départ, à Belmont Stoke,
le prince était inexplicablement absent. La veille, il prévint son
entraîneur, d’un bref coup de téléphone, qu’il était retenu à Riyad
par des obligations. Depuis cette date, il semble que plus personne
n’ait pu entrer en contact avec lui. Dix semaines plus tard, le 22
juillet, son cœur avait lâché.
Pendant la tragédie, les affaires continuent
La disparition du prince Ahmed survenait un an
presque exactement après la mort tout aussi inexpliquée de son
frère aîné. Le prince quadragénaire Fahd Bin Salman était en effet
décédé le 25 juillet 2001… d’une crise cardiaque.
Deux mois après son décès, alors que les décombres du World Trade
Center fumaient encore, les milieux d’affaires américains
courtisaient avec assiduité les dirigeants saoudiens. La mariée
était en effet fort bien dotée. Les compagnies pétrolières et
gazières rêvaient au nouveau projet d’exploitation de gaz, évalué à
milliards de dollars, que le prince héritier Abdallah négociait
avec elles, par l’intermédiaire du cabinet de James Baker, l’ancien
secrétaire d’Etat de Bush père, et son associé au sein du fonds
d’investissement Carlyle. Le puissant cabinet d’avocat Baker Botts,
installé à Houston, possédait un bureau à Riyad où il
était devenu un partenaire quasi incontournable pour tous
les contrats importants négociés avec les Saoudiens. James
Baker comme son ami George Bush recueillaient de fructueux
dividendes pour le rôle qu’ils avaient joué durant la première
guerre du Golfe, en protégeant le royaume saoudien.
En août 2001, un mois seulement avant les
attentats, un des collaborateurs de James Baker, George Goolsby,
affirmait que le cabinet était « excité » par l’ouverture à des
firmes internationales du secteur gazier saoudien et qu’il était «
impliqué avec deux à trois clients dans la seconde phase du projet
». Quelques semaines plus tard, l’ancienne firme du président
Cheney, Halliburton, également cliente du cabinet Baker, signait un
contrat d’un montant de 140 millions de dollars pour le
développement des champs pétrolifères saoudiens. Un autre
événement, discret mais révélateur, illustrait l’emprise de Baker
et Bush sur les relations américano-saoudiennes et soulignait
amèrement que même « pendant la tragédie les affaires continuaient
». Le septembre, onze jours seulement après le drame, le nouvel
ambassadeur des Etats-Unis en Arabie Saoudite, Robert Jordan,
choisi par George W. Bush, voyait sa nomination confirmée par le
Sénat. Avocat au sein du cabinet Baker, il avait conseillé l’actuel
président quand sa compagnie pétrolière, Harken, renflouée par les
Saoudiens, traversait de grosses difficultés. Lors de son audition
devant les sénateurs, Jordan témoigna, accompagné de James Dothy,
un autre partenaire du cabinet Baker, qui avait assuré le montage
juridique du rachat, par George W. Bush, de l’équipe de base-ball
des Texas Rangers.
En progressant dans mes recherches, je découvrais que tous les
secteurs, y compris les plus sensibles et les plus
stratégiques, faisaient l’objet d’accords entre responsables
américains et saoudiens. Ce n’était pas une nouveauté. Au milieu
des années 70, j’avais constaté que les mutations importantes
correspondaient rarement aux chronologies officielles. A l’époque,
la détente Est-Ouest avait remplacé la guerre froide. Une vision
manichéenne et belliqueuse des problèmes internationaux avait été
éliminée au profit d’une approche plus sophistiquée reposant sur la
stabilisation et la réduction des conflits. La crise de Cuba, en
1962, était apparue à la fois comme le premier duel nucléaire
Moscou-Washington et le dernier risque d’affrontement direct entre
les deux superpuissances.
Mais cette nouvelle donne diplomatique n’avait pas réduit d’un iota la fabrication et les ventes d’armes qui constituaient une activité commerciale prioritaire. En 1975, le chiffre d’affaires réalisé conjointement par le complexe militaro-industriel occidental et les « mangeurs d’acier soviétiques » (c’est ainsi que l’on surnommait les industries d’armement soviétiques) atteignait 300 milliards de dollars. Le montant des fournitures consacrées à l’OTAN s’élevait à 150 milliards de dollars ; celles destinées au Pacte de Varsovie à 110 milliards de dollars. Les grandes firmes américaines du secteur se nommaient déjà Northrop, Lock-heed, Boeing ou encore General Electric, Hughes Aircraft. Le Pentagone, qui coopérait étroitement avec elles, pouvait compter sur les services de plus de quatre cents personnes, appartenant à des groupes de pression ou encore sénateurs et représentants implantés dans des organismes clés comme la Commission de l’énergie atomique, le Comité sénatorial pour les relations avec l’étranger et le Comité pour les affaires internationales de la Chambre des représentants. Six mille personnes exerçaient un travail de promotion et de lobbying en faveur des derniers modèles de rockets ou des récentes modifications apportées au système de mise à feu des ogives nucléaires. Dans cette course au profit, l’extrême sophistication du matériel produit annulait toute conclusion belliqueuse entre les deux grands. Il s’agissait essentiellement de décrocher des contrats pour obtenir la fabrication ou la vente de matériels qui seraient périmés quelques années plus tard, lors de leur mise en service, et qu’il faudrait immédiatement remplacer.
J’avais même découvert que le 25 février 1976,
le ministère de la Défense américain avait fini par admettre, du
bout des lèvres, que les Etats-Unis fabri- quaient depuis 1972 en
Union soviétique les roulements à billes miniatures indispensables
à la mise au point du système de guidage qui équipait les missiles
balistiques MIRV à têtes multiples. Là encore, la décision de
rompre avec la politique d’embargo reposait uniquement
sur des considérations commerciales.
Selon le Pentagone, plusieurs compagnies italiennes et
suisses, contractants de l’OTAN, fabriquaient sur place des pièces
semblables et approvisionnaient depuis plusieurs années les
Soviétiques.
J’évoque ce souvenir parce qu’il est absolument identique à ce que
j’ai découvert trente ans plus tard en enquêtant sur les morts
mystérieuses à un an d’intervalle des deux princes Salman.
Satellites espions aux plus offrants
Lors d’un séjour en Israël, au début de l’année 2004, pour la préparation de ce livre, j’avais eu entre les mains une analyse publiée par un chercheur, Gerald Steinberg, travaillant pour le Centre Begin-Sadate surles études stratégiques, rattaché à l’université de BarIlan. Ce travail remontait à février 1998 mais contenait de précieuses informations sur les affrontements feutrés entre Israël et les Etats-Unis pour l’utilisation et la vente de satellites espions. L’étude de Steinberg portait un titre rébarbatif : « Double utilisation des satellites commerciaux à imagerie haute résolution» (Dual Use Aspects of Commercial High-Resolution Imaging Satellites), mais révélait dès les premières lignes les inquiétudes de l’Etat hébreu : « Les récents changements survenus dans les capacités technologiques des systèmes d’image commerciale et les évolutions de la politique américaine ont aussi conduit Israël à examiner les implications qui en découleraient pour les Etats concernés. Les responsables israéliens ont réalisé que les Etats arabes et l’Iran, aussi bien que les groupes terroristes, seraient en mesure d’exploiter ces images à haute résolution pour obtenir des renseignements extrêmement détaillés sur les capacités et les mouvements israéliens, mais aussi de cibler des sites israéliens avec un haut degré de précision, particuliè- rement si ces images étaient combinées avec des missiles balistiques ou de croisière extrêmement précis. En décembre 1989, quelques mois avant l’invasion du Koweït, l’Irak lança un missile à trois étages, le Al Abid, et le gouvernement de Bagdad déclara qu’il s’agissait d’un test de sa capacité d’indépendance en matière spatiale. »
L’étude évoquait ensuite l’étroitesse du territoire israélien, qui le rendait particulièrement vulnérable aux images haute résolution obtenues à partir de satellites espions. Puis elle détaillait les deux principales étapes qui avaient marqué une inflexion de l’attitude améri- caine. En 1992, l’administration de Bush père fit voter le Land Remote Sensing Policy Act. Immédiatement après, les Emirats arabes unis se portèrent acquéreurs d’un satellite. Le 19 novembre 1992, le Jerusalem Post écrivit que les responsables israéliens étaient scandalisés par la vente possible d’un supersatellite espion américain à un Etat arabe. L’article rapportait les propos d’un officiel du ministère de la Défense, déclarant : « Depuis des années, nous réclamons aux Américains qu’ils nous fournissent beaucoup plus de photos détaillées en provenance de leurs satellites et souvent nous avons essuyé des refus, même quand les Scud irakiens tombaient sur Tel-Aviv… Les Américains ont également fait leur possible pour nous refuser toute aide dans la construction de notre propre satellite de reconnaissance. Et maintenant, ils vont fournir aux Arabes des jumelles qui leur permettront d’observer chaque mouvement militaire sur notre territoire. »
L’achat du satellite, convoité par les Emirats
arabes, était appuyé par le ministère du Commerce américain. Sur le
point de se conclure, il fut au dernier moment bloqué par le
Département d’Etat, en grande partie pour calmer l’indignation
israélienne.
Mais cet enjeu hautement stratégique allait connaître un nouveau
rebondissement qui conduisit à des alliances périlleuses. En 1994,
la décision présidentielle n° 23, prise par Bill Clinton,
autorisait des firmes privées à développer, lancer et vendre des
satellites reproduisant des images haute résolution. En janvier
1997, le ministère du Commerce avait délivré des licences à neuf
compagnies américaines, certaines associées à des partenaires
étrangers, pour onze types de satellites, pourvus d’un large
éventail de capacités techniques. Le NRO qui jusqu’alors avait la
haute main sur les satellites espions se trouvait privé d’une
partie de ses prérogatives. En théorie, désormais, n’importe
quel pays en mesure de payer pouvait s’offrir les services
de satellites espions, obtenir les images haute résolution les
plus précises sur le potentiel militaire de ses ennemis et ainsi
influer sur le « cours des armes ». La décision prise par Clinton
en 1994 ouvrait une véritable brèche dans laquelle s’engouffra, la
même année, une société saoudienne du nom d’Eirad. Elle cherchait à
acquérir une participation majoritaire dans Eyeglass (devenue
Orbview). Cette société installée à Dulles, près de Washington, à
proximité du NRO, au 21700 Atlantic boulevard, fabriquait « pour
les agences gouvernementales américaines et aussi pour des clients
commerciaux et scientifiques » une gamme de produits allant des
lanceurs de satellites aux satellites eux-mêmes, placés sur orbite
basse et destinés à des missions scientifiques et militaires. Dans
son rapport d’activité, la firme précisait qu’elle avait lancé son
premier satellite Observer 1 destiné à la NASA en avril 1995 et
qu’elle avait acquis, le 31 décembre 1998, les « droits mondiaux
pour distribuer et vendre l’imagerie de Radarsat 2 (The Radar Sat
License), “la génération suivante” de satellites commerciaux
pourvus d’images radar haute résolution dont nous attendons qu’elle
soit opérationnelle au début de l’année 2002. A la différence de la
technologie reposant sur l’imagerie optique, la technologie radar
permet de recueillir des images de nuit et par toutes les
conditions météorologiques. Radar Sat 2 disposera de capacités de
multipolarisation sans équivalent qui permettent d’obtenir sous
terre et sous l’eau des précisions à partir d’images aussi bien
horizontales que verticales. Cette technologie unique peut être
utilisée pour repérer à la surface de la terre des détails tels que
la circulation des plaques de glace, l’infiltration du pétrole ou
encore des objets métalliques beaucoup plus efficacement que les
systèmes optiques classiques ».
Eirad, la compagnie saoudienne qui voulait s’assurer une participation d’importance dans Orbview, souhaitait en contrepartie la construction d’une station de guidage à Riyad et l’exclusivité des droits de couverture pour toutes les photos satellites prises au-dessus de l’ensemble de la zone du Moyen-Orient. La société affirmait que son principal utilisateur serait le ministère de la Défense saoudien. En réponse, selon l’analyse de Gerald Steinberg, le gouvernement israélien fit savoir qu’une telle décision fournirait aux Etats arabes, y compris l’Irak, des informations hautement sensibles qui menaceraient la sécurité d’Israël et ses intérêts vitaux. Le 2 août 1994, signe des pressions saoudiennes qui s’exerçaient sur elle, l’administration Clinton demanda à Israël de ne pas s’opposer à l’accord passé par Orbview, qui prévoyait que la firme saoudienne détiendrait 20 % de son capital. Tel-Aviv répliqua en évoquant le rôle négatif joué par l’Arabie Saoudite dans l’instabilité régionale, sa contribution au conflit israélo-palestinien et le soutien qu’elle apportait aux groupes islamistes radicaux ; un argument défendu par soixante sénateurs et bon nombre de membres de la Chambre des représentants qui tous exprimaient leur inquiétude sur le transfert d’un système qui « serait capable de recevoir et distribuer à travers le Moyen-Orient des images de qualité en provenance d’Israël, prises par un satellite espion ». Le sénateur Bingaman déclara notamment : « C’est franchement écœurant. Notre industrie ne peut pas et ne devrait pas essayer de réaliser des profits en fournissant des images satellites d’Israël à la Syrie, à la Libye, à l’Irak et à l’Iran. Si ces pays pensent que ce marché leur sera autorisé, alors ils connaissent mal le Congrès. »
En réponse,
les responsables d’Orbital Sciences Corporation, la firme qui
contrôlait Orbview, firent observer que même si Eirad détenait une
position d’actionnaire, sa marge de manœuvre serait limitée par les
contraintes imposées par les lois américaines et les règles
d’obtention des licences. Au terme d’un échange de lettres entre le
ministère du Commerce américain et les responsables d’Orbview, la
firme acceptait d’exclure le territoire d’Israël des zones
visionnées et de placer sur le satellite un système qui interdirait
l’enregistrement de telles images.
Le gouvernement israélien considérait ces garanties comme trop
vagues et le Premier ministre Itzak Rabin estimait qu’il s’agissait
là d’un dossier prioritaire. Au début de l’année 1996, Clinton et
Rabin parvinrent enfin à un accord. Les Etats-Unis acceptaient de
restreindre le rôle des Saoudiens en leur refusant notamment la
possibilité de contrôler la trajectoire du satellite à partir du
sol et en bloquant la vente de software permettant l’agrandissement
des images.
Pour Eirad, qui avait acquis en juin 1995 20% d’Orbview (ou plutôt
d’Orbimage, son nouveau nom) à un prix extrêmement élevé, c’était
la conclusion amère d’âpres négociations. Ce fut aussi probablement
pour le propriétaire du consortium saoudien une déception
importante. Son nom est mentionné en une ligne dans l’étude de
Gerald Steinberg et j’ai sursauté en le décou- vrant : il s’agit du
prince Fahd Bin Salman Bin Abdu- laziz, mort un an avant son frère
cité dans le financement des attentats du 11 septembre. Cerise sur
le gâteau, Eirad et le prince bénéficiaient d’appuis solides auprès
d’hommes et d’entreprises étroitement liés au monde de l’espionnage
américain.
Les responsables d’Orbital Images, la maison mère qui
négociait avec Eirad, étaient en effet en contact avec le NRO
et la NSA ; leurs champs de compétence se recoupaient. La firme
saoudienne coopérait également avec une société qui fabriquait le
software permettant de contrôler les satellites. Son nom, Mitre,
une contraction de Massachusetts Institute of Technology and Rand
Corporation, deux centres de recherche prestigieux proches de la
NSA et du Pentagone, tout comme cette firme. Mitre avait notamment
élaboré pour l’US Air Force le premier système de contrôle et de
commande destiné à surveiller l’espace aérien américain en temps
réel. Exactement ce qui aurait dû fonctionner le septembre lorsque
le Norad et le NRO étaient en état d’alerte.
L’homme placé à la tête de ce centre de
recherche, alimenté par des fonds publics, est une figure tutélaire
du monde du renseignement. En effet, James Schlesinger a dirigé la
CIA avant de prendre la tête du Pentagone et il demeure depuis des
décennies une personnalité incontournable de Washington. « L’homme
détenteur de tous les secrets de la capitale », m’a confié l’un de
mes interlocuteurs. Mitre, depuis ses débuts en 1958, a quatre
clients principaux : le ministère de la Défense, la FAA
(l’administration de l’Aviation fédérale), les agences de
renseignement et plus particulièrement la NSA, le NRO et la DIA,
ainsi que l’IRS, l’International Revenue Service (l’administration
des impôts).
Coïncidence, ses plus récents travaux et innovations portent sur
les solutions à apporter aux menaces aériennes, un nouveau système
de contrôle pour l’US Air Force et Interlink, un système Intranet
permettant de répartir dans le plus grand secret les informations
entre les services secrets. En outre, elle travaillait avec les
trois principales agences fédérales concernées par les
événements du 11 septembre (les services secrets, la FAA et le
ministère de la Défense) et ses recherches sont justement axées sur
les moyens de neutraliser un tel événement.
Depuis 1995, elle avait un nouveau client par
le biais d’Orbimage : Eirad. La firme saoudienne n’aurait jamais dû
être en mesure de franchir les procédures de contrôle, en raison
des applications « ultrasensibles » qu’elle
recherchait : l’acquisition d’un satellite espion ultraperfectionné
pouvant constituer une arme de premier choix entre les mains des
Saoudiens, mais dont les images recueillies auraient pu également
être exploitées efficacement par une organisation terroriste comme
Al Qaeda.
Tous les responsables des services de renseignement américains ne
pouvaient ignorer le danger représenté par un tel accord. Pourtant,
ils l’ont implicitement approuvé, encourageant même la coopération
entre les Saoudiens et des sociétés dont les recherches et les
programmes sont si secrets, selon un de ses responsables, « que
nous cachons même nos découvertes aux dirigeants de nos forces
armées ». Pourquoi une telle complaisance ? Enfin, comment
interpréter la mort d’une prétendue crise cardiaque du propriétaire
d’Eirad, le prince Fahd, en août 2001 , juste avant les attentats
du 11 septembre, où le nom de son frère allait être évoqué ?
Dernier détail : quatre mois avant sa disparition, la participation
d’Eirad n’apparaissait plus dans les comptes d’Orbital ; un élément
compromettant effacé. Orbital Image ne fît ni le bonheur d’Eirad ni
celui du prince Fahd, mais elle combla enfin ses actionnaires après
l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Irak. Le cours de
l’action qui se traînait autour de 3 dollars doubla en quelques
jours. Eirad et son propriétaire mystérieusement disparu
ne constituaient pas les seules alliances équivoques
tissées par Mitre, les services secrets et le Pentagone avec
des sociétés et des hommes proches, très proches même à la fois du
terrorisme islamique et de Bin Laden, mais aussi de George W. Bush
et son administration.
Des associations si charitables
En octobre 2001 les forces spéciales de l’OTAN
lancèrent un raid à Sarajevo contre le siège d’une organisation
humanitaire saoudienne opérant en Bosnie. La fouille des locaux de
la Haute-Commission saoudienne pour l’aide à la Bosnie permit de
mettre la main sur des photographies des tours du World Trade
Center, prises avant et après les attentats, des ambassades
américaines au Kenya et en Tanzanie, détruites en 1998, ainsi que
du navire USS Cole frappé à Aden en 2000.
Le matériel
récupéré comprenait également des cartes de Washington
où l’emplacement des bâtiments officiels était souligné, de quoi
fabriquer de faux laissez-passer à
en-tête du Département d’Etat, ainsi qu’une documentation
sur l’utilisation des avions conçus pour pulvériser des
insecticides au-dessus des récoltes. Répandre des produits
chimiques toxiques par voie aérienne, de préférence au-dessus d’une
ville, était un des objectifs des cellules d’Al Qaeda.
Les bureaux abritaient aussi des documents antisé- mites et
antiaméricains destinés aux enfants. Ce butin édifiant conduisit à
l’arrestation de six Algériens soup- çonnés de préparer un attentat
contre l’ambassade des Etats-Unis à Sarajevo. Au cœur de l’Europe
les officiels saoudiens poursuivaient leur effort de financement et
de recrutement en direction des organisations terroristes qui
composaient la nébuleuse Al Qaeda. Un membre du bureau
bosniaque de cette organisation avait été en contact téléphonique
avec Ousama Bin Laden et son adjoint, le fameux Abu Zubaydah,
auteur des révélations.
La Haute-Commission saoudienne pour l’aide à la
Bosnie (The Saudi High Commission for Aid to Bosnia) est une pure
création de la famille royale saoudienne. Soutenue par le roi Fahd,
elle a été créée et financée par son frère, Salman Bin Abdul-Aziz,
le tout-puissant gouverneur de Riyad. Le prince Salman ne travaille
pas seulement officiellement à la réislamisation de la
population bosniaque, il possède une autre caractéristique
intéressante. Il était en effet le père du prince Ahmed, mentionné
par Zubaydah pour son soutien financier à Al Qaeda et sa
connaissance de la préparation du 11 septembre, et du prince Fahd,
le propriétaire d’Eirad.
Au début des années 80, alors que le soutien saoudien aux
moudjahidin afghans en guerre contre Moscou ne cessait de prendre
de l’ampleur, Salman se révéla le plus ferme appui du jeune Ousama
Bin Laden, l’aidant à lever des fonds, à recruter des volontaires.
Les « sept Sudairis » qui contrôlent le royaume (le roi et ses six
frères, dont Salman, petits-fils en lignée directe du roi Ibn
Saoud, fondateur du pays) apportaient à Ousama la caution et la
légitimité de la famille royale. Toutes les informations que j’ai
pu recueillir au cours de cette enquête tendent à prouver que
Salman demeure au cœur de cette nébuleuse caritative et financière
qui alimente Al Qaeda. Mercy International Relief Organisation, une
organi- sation humanitaire saoudienne, joua un rôle crucial dans
les attentats de 1998 contre les ambassades américaines. Lors du
procès qui se déroula à New York, un des inculpés mentionna
Mercy comme l’une des associations charitables servant de
façade aux organisations terroristes. Des documents présentés lors
du procès démontraient que l’organisation avait acheminé des armes
de Somalie au Kenya et Abdullah Moham- med, un des poseurs de
bombes à Nairobi, avait déposé huit boîtes contenant de faux
documents, dont des pas- seports, au bureau kenyan de Mercy. Une
autre organi- sation interdite par le gouvernement de Nairobi après
le drame était IIRO, l’International Islamic Relief Organisation,
dont un beau-frère de Bin Laden, Muhammad Jamal Khalifa, dirigeait
l’antenne aux Philippines qui avait servi à acheminer des fonds
destinés au groupe terroriste d’Abu Sayyaf, lié à Al Qaeda. En
janvier 1999, la police indienne déjoua deux attentats qui visaient
les consulats américains à Calcutta et à Madras. L’homme qui avait
préparé l’opération se nommait Sayed Abu Nasri. Ancien employé de
l’IIRO, il avait reçu une formation terroriste dans des camps en
Afghanistan. Comme plusieurs autres organisations humanitaires
saoudiennes, l’IIRO fait partie de la ligue musulmane mondiale,
financée et soutenue par le gou- vernement de Riyad. Après le 11
septembre, les responsables américains épinglèrent également Al
Wafa, décrite comme collaborant à la nébuleuse Bin Laden. Selon un
officiel du ministère de la Justice, « Al Wafa consacrait peu de
temps et peu d’argent aux actions humanitaires mais d’énormes
sommes à l’achat d’armes ».
Un généreux donateur
Certaines de ces organisations saoudiennes entrete- naient parfois un lien direct avec la famille Bin Laden. John O’Neill, le patron du contre-terrorisme au bureau new-yorkais du FBI, écarté pour excès de zèle en avant de périr dans les attentats, enquêtait sur les acti- vités, aux Etats-Unis, de deux frères d’Ousama, Abdullah et Omar, qui dirigeaient l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane (WAPY).
Il reçut l’ordre d’abandonner
son enquête et de classer le dossier juste après l’entrée en
fonction de George W. Bush. Les enquêteurs du magazine de la BBC,
News Night, ont pu vérifier que ce document
au FBI était classé « secret » et portait le code d’identification
199-Eye WF 213589. 9 est le numéro de code utilisé par le FBI pour
les meurtres, 65, celui pour l’espionnage. Le chiffre accompagne
les dossiers concernant les menaces sur la sécurité nationale.
Abdullah Bin Laden était le président et trésorier de cette
organisation considérée par O’Neill et son équipe comme un relais
d’Al Qaeda. Elle avait ses bureaux dans une banlieue paisible de
Washington, Falls Church, et les deux frères Bin Laden habitaient à
proximité. Quatre des pirates de l’air du 11 septembre, pure
coïncidence bien sûr, avaient également résidé à quelques pâtés de
maisons.
Curieusement, les comptes de l’organisation mondiale de la jeunesse
musulmane ne furent pas bloqués en octobre 2001 par les autorités
américaines à la différence de 39 groupes et personnes privées dont
les avoirs se furent gelés. On retrouvait sur cette liste infamante
un puissant homme d’affaires saoudien, Yasin Al Qadi, dont l’empire
économique était aussi vaste et diversifié que les nombreuses
associations qu’il finançait. En apprenant la nouvelle, son avocat
londonien déclara : « Notre client est horrifié et choqué que son
nom soit placé sur cette liste [du Trésor américain]. »
De son bureau, au 11e étage d’un immeuble de Djeddah, offrant une
vue imprenable sur la mer Rouge, Al Qadi, 45 ans, confia dans
une interview : « Rien n’a été transféré à Bin Laden. C’est un
non-sens. » Le communiqué officiel américain le mettant en
accusation affirmait : « Il dirige la fondation saoudienne Mufawak.
Mufawak est une façade d’Al Qaeda qui reçut les financements de
riches hommes d’affaires saoudiens. » Les enquêteurs américains
s’intéressaient en fait aux agissements de Yasin Al Qadi depuis
plus de dix ans. En juin 1998, le département de la justice avait
gelé les avoirs d’une fondation installée à Chicago, l’Institut de
littérature coranique, dont l’un des volontaires, Mohamed A. Saleh,
vendeur de voitures, avait fait parvenir des fonds au Hamas,
considéré par le département d’Etat comme une organisation
terroriste. Les éléments produits par le tribunal décrivaient les
résultats de l’enquête qui remontaient jusqu’à Al Qadi. En 1991, il
avait donné 820 000 dollars provenant d’un compte suisse à cet
institut islamique. Pour le « philanthrope » saoudien, cette somme
n’était qu’un prêt octroyé au responsable de l’institut pour lui
permettre d’« ouvrir un dialogue pacifique entre les civilisations.
Les livres que nous aidons à faire publier aideront les Américains
à mieux comprendre l’Islam ». Saleh avait été arrêté en janvier
1993 par la police israélienne alors qu’il essayait de franchir le
poste de contrôle conduisant à Gaza. Il transportait 100 000
dollars destinés à des cellules du Hamas et les Israéliens
trouvèrent 96 400 dollars supplémentaires dans sa chambre d’hôtel
de Jérusalem Est. En 1995, il plaida coupable devant un tribunal
israélien et reconnut avoir apporté une aide au Hamas, ce qui lui
valut d’être placé sur la liste des terroristes dressée par le
département du Trésor. Trois ans plus tard, extradé aux Etats-Unis,
Saleh revint sur ses aveux. Mais les autorités
américaines avaient lancé une procédure sans précédent visant
à confisquer 1,4 million de dollars, somme représentant les
biens appartenant à Saleh et à l’Institut de littérature coranique.
Le prêt de 820 000 dollars consenti par Quadi était englobé dans
cette somme.
Plus absurde encore, l’ONU avait financé
Muwafak, l’association saoudienne suspectée, dirigée par Al Qadi.
Une enquête de la BBC révéla en effet que l’organisation
internationale, en 1997, avait fait don de 1,4 million de dollars à
un ensemble d’organisations charitables travaillant au Soudan, dont
Muwafak. «Nous pensions, confia le responsable de l’enquête, que
l’ONU était en mesure d’avoir accès à un certain nombre
d’informations émanant des services secrets de ses principaux Etats
membres. »
En novembre 2001 le gouvernement turc, à son tour, gela les actifs
de deux compagnies d’Istanbul détenues majoritairement par le
financier saoudien. L’une d’elles, Caravan Co., s’occupait de
commerce et de construction, l’autre de cinéma. Les intérêts d’Al
Qadi ne se limitaient pas à ces pays mais s’étendaient également au
Kazakhstan, au Pakistan, à la Malaisie, à l’Afrique du Sud et aux
Etats-Unis.
Un ancien attaché financier à l’ambassade des Etats- Unis à Riyad,
devenu consultant pour les compagnies saoudiennes, estimait que le
nom d’Al Qadi placé sur la liste officielle des terroristes
conduisait les hommes d’affaires musulmans à quitter les Etats-Unis
: « Chacun redoute désormais que son nom soit cité. » Parmi les
avoirs américains, désormais gelés, détenus par Al Qadi, on
découvre Global Diamond, une compagnie basée à La Jolla en
Californie, spécialisée dans la recherche et l’exploitation des
diamants. Fondée en 1994 par Johan de Villiers, elle exploite
des mines en Afrique du Sud et vend les diamants directement à
des marchands privés.
Le président de Global Diamond rencontra Al Qadi à Londres au cours d’une réunion qui rassemblait le responsable d’une banque d’investissement et quelques investisseurs du Golfe, dont deux membres de la famille Bin Laden qui avaient investi dans la compagnie, un an plus tôt, à hauteur de 10 %. Les opérateurs, sur le marché du diamant, sont en général extrêmement prudents et méfiants. Johan de Villiers, le président fondateur de Global Diamond, raconte qu’il accepta l’entrée d’Al Qadi dans son capital à hauteur de 16 % uniquement parce qu’il était chaudement recommandé par la famille Bin Laden. « Ils répondaient de lui », précisa-t-il. A travers News Diamond Company Limited, une société d’investissement off shore qu’il contrôlait, Al Qadi acquit 9 millions d’actions et 16 % de Global Diamond pour un montant de 3 millions de dollars. Un investissement qui allait se révéler peu rentable puisque le cours de l’action chuta de 70 à 8 cents, réduisant les millions à moins de 750 000 dollars.
Un sentiment grisant d’impunité
Yasin Al Qadi, connu aussi sous le nom de Yasin Kahdi et Shaykh Yasin Al Qadi, parle l’anglais avec une légère pointe d’accent et pour De Villiers, qui se souvient de l’avoir rencontré à trois ou quatre reprises, toujours à Londres ou dans les Emirats arabes unis, « il était un homme très plaisant, très agréable et bien élevé ». Interrogé sur ses liens éventuels avec Al Qaeda, il répondit : « Le connaissant, j’en doute sérieusement, mais ce serait un désastre si tel était le cas. 1 »
1. JCK, Jewelers Circular Keystone, 17.10.2001.
Décrit comme
un financier de la terreur, Al Qadi se défendit en accordant
le 14 octobre 2001 une interview au quotidien saoudien publié à
Londres, Al Sharq al Awsat, dans laquelle il fit deux confidences
intéressantes : « J’ai parlé longuement avec Dick Cheney et
nous sommes devenus amis […]. Oui, je connais [Ousama] Bin Laden et
le vice-président américain est mon ami. » L’évocation dans la même
phrase de ses liens avec deux hommes qui incarnent un antagonisme
irréductible m’a surpris. Puis j’ai repensé à cette confidence d’un
agent du FBI à Washington qui me parlait de la « colère » de
certains enquêteurs contraints de « stopper » les enquêtes sur la
famille Bin Laden et les élites saoudiennes. Et d’ajouter : « La
communauté du renseignement connaît un certain nombre de choses que
personne d’autre ne doit savoir. » Encore faudrait-il que tous les
enquêteurs aient vraiment envie de les connaître.
Un confrère américain m’a décrit en détail les démarches
infructueuses de Michael Wildes, un ancien procureur fédéral,
devenu avocat. Il représentait un diplomate saoudien, Mohamed Al
Khilewi, qui avait fui son pays en emportant 14 000 documents
compro- mettants, extrêmement détaillés, révélant le soutien
apporté par des Saoudiens, dont de nombreux officiels, au
financement du terrorisme. Wildes avait pris rendez- vous avec des
responsables du FBI qui lui répondirent qu’ils n’étaient pas
autorisés à lire ces documents. Nullement découragé, il insista : «
Mais prenez-les avec vous, conservez-les, faites-en quelque chose.
Utilisez-les pour attraper quelques-uns de ces sales types
1. » Il s’agit de ses propres mots. Les
hommes du FBI renouvelèrent leur refus d’utiliser ces pièces à
conviction qui décrivaient notamment comment Saddam Hussein
avait reçu 7 milliards de dollars de l’Arabie Saoudite pour
développer son pro- gramme nucléaire et fabriquer une « bombe
islamique ».
1. BBC Newsnight, 11.6.2001.
Dès lors, comment imaginer que les Saoudiens
impliqués n’éprouvent pas un sentiment grisant d’im- punité. Aucune
menace ne pèse sur eux, bien que per- sonne ne soit dupe. Situation
d’un confort absolu. Brassant souvent d’énormes affaires, ils
ressemblent, en apparence, à des apatrides culturels plus à l’aise
avec les élites new-yorkaises ou londoniennes qu’avec leur propre
peuple. Pourtant en réalité, derrière cette apparence, ils haïssent
l’Occident.
Je relis le point 1070 du dossier d’inculpation de certains
Saoudiens. Il est écrit : « Yasin Al Qadi dirigeait des
organisations charitables de 1992 jusqu’aux environs de 1997 en
leur apportant 15 à 20 millions de dollars, provenant de sa propre
fortune, ainsi que des contributions provenant de riches associés.
Des mil- lions de dollars ont été transférés à Ousama Bin Laden à
travers Blessed Relief [autre nom donné à la fondation Muwafak]. Un
audit émanant du prévenu de la National Commercial Bank d’Arabie
Saoudite, au milieu des années 70, établissement dirigé par Khalid
Bin Mahfouz, révèle le transfert de 3 millions dé dollars en faveur
d’Ousama Bin Laden, qui sont passés des comptes de riches hommes
d’affaires saoudiens à Blessed Relief 1. »
Je vérifie. Yasin Al Qadi figure tou- jours sur la liste du
département du Trésor américain, publiée la première fois le 12
octobre 2001 sous le titre « Liste de 39 terroristes globaux »,
accompagnée de ce commentaire : « Le bureau de contrôle des
actifs étrangers au département du Trésor a ajouté les noms de
39 terroristes à sa liste où sont spécialement désignés les
terroristes globaux… Leurs actifs doivent être bloqués
immédiatement. »
Un expert financier me confie : « Les avoirs gelés par les autorités américaines ne dépassent pas aujourd’hui 116 millions de dollars, alors qu’une véritable lutte contre le terrorisme impliquerait la saisie d’au moins plusieurs milliards de dollars. »
1. Extrait tiré de Law About.com Library - HTTP : law- about-com/library/91 1/besaudi.HTM
L’or du djihad
Aujourd’hui, les moyens utilisés par Al Qaeda pour se financer sont l’or et les diamants. Cœur de ces opé- rations, l’émirat de Dubaï. Une terre de contraste. Dans douze ans, l’émirat n’aura plus de pétrole mais il sera peut-être devenu le Singapour du Moyen-Orient. L’homme fort de ce pays, le cheikh Al Maktoum, 63 ans, exerce un pouvoir absolu sur le destin de ses 735 sujets. La nuit est tombée quand je quitte l’aéroport, mais les paysages empruntés ressemblent à un immense chantier en activité, avec des forêts de grues violemment éclairées. Dans le taxi qui me conduit à mon hôtel du quartier de Jumeirah, nous longeons le front de mer et j’aperçois sur la droite le Bay Al Arab, construction délirante de 321 mètres de haut, l’hôtel le plus luxueux de la planète, érigé sur une île artificielle et dont la forme évoque la toile des boutres traditionnels ancrés à proximité. C’est tout le paradoxe de Dubaï. Des décors high tech, 280 nationalités attirées par la richesse apparente du pays et les possibilités de travail. Dans certains hôtels, l’ensemble du personnel vient de l’Etat de Kerala, en Inde ; dans d’autres d’une province à côté de Manille aux Philippines. Les Ukrainiens côtoient les Coréens.
L’émirat
fascine et inquiète. Centre international de contrebande
depuis des siècles, Dubaï serait devenu la plaque tournante pour
les opérations d’Al Qaeda. Le Souk de l’Or, le Sikhat Sikhat El
Khail, est une grande artère recouverte de bois ouvragé, aux
piliers marron et au toit de tôle ondulée peint de la même couleur.
« Dubaï : La Cité de l’Or », peut-on lire à l’entrée. Six cents
bijouteries dans ce plus grand souk du monde dont les vitrines et
les enseignes mentionnent : « Nous achetons et échangeons de l’or.
Nous ne men- tionnons ni la chaîne des noms, ni les transactions
effectuées. » Il suffit de parcourir ces rues, où souffle un vent
chaud et salé venant de la mer, pour comprendre que les hommes
derrière les comptoirs de leur magasin sont pratiquement des
banquiers. Le système de l’Hawala qui
permet les échanges de fonds sans mouvement ni passage de frontière
rend les transactions impossibles à détecter. Grâce à ce système
une personne fournit dans un pays le fonds qui lui sera remboursé
dans un autre.
A quelques centaines de mètres, le souk débouche sur Khar Dubaï et
Abra, un canal qui coupe la ville en deux et d’où l’on emprunte une
navette qui conduit sur l’autre rive. C’est aussi le port où les
bourres sont amarrés, coque contre coque. Pour la plupart, ils
sillonnent les eaux du Golfe entre les Emirats, et sur l’autre rive
de la mer d’Oman, le port pakistanais de Karachi. Des marins
donnent sur les ponts de ces navires en bois, aux coques rondes et
à l’arrière surélevé.
Les observateurs des mouvements suspects d’Al Qaeda, en poste à
Dubaï, évoquent tous l’événement survenu après le déclenchement de
l’intervention militaire américaine en Afghanistan. Le consul
taliban à Karachi avait été chargé de transférer à Dubaï les
fonds de la banque centrale afghane. Des stocks d’or écoulés
au rythme de 4 millions de dollars par jour, transportés en
partie par ces bourres. Abdoul Razzak, le plus puissant négociant
en or de la place, avait alors confié au Washington Post : « Si vous avez besoin de 100
kilos d’or, je vous les procure en douze heures. Ce que vous
faites ensuite avec ce lot d’or ne me regarde pas 1. » Depuis, ce Pakistanais, considéré comme suspect
par l’administration américaine, se tait et fuit les questions.
L’agence de relations publiques qui s’occupe désormais de lui
répond : « Notre client est un homme très timide et un peu naïf qui
s’est fait piéger par les médias américains. Il s’agit de mensonges
de la part de joailliers concurrents, jaloux du savoir-faire de sa
firme. » Mon hôtel est un vaste complexe en bord de mer doté de
plusieurs restaurants. J’ai choisi le plus proche de l’entrée, un
thaïlandais. De la pelouse, j’observe à quelques mètres un défilé
étonnant : un flot continu de jeunes gens, tous de type européen,
les filles habillées souvent de manière suggestive et provocante
qui se dirigent vers un club où l’alcool coule à flots. « Vous
pouvez contempler le nouveau Beyrouth », me lance mon interlocuteur
qui vient juste d’arriver. La cinquantaine sportive et bronzée, il
exerce l’activité de banquier et décrypte pour un service de
renseignement européen les mouvements suspects à Dubaï. « Du moins
ceux qui sont décelables, ajoute-t-il. Regardez les tables autour
de nous, vous apercevez une majorité de Russes. Des nouveaux
riches, les produits des privatisations, passés sans transition des
rives de la mer Noire à celles de la mer Rouge. Et parmi eux, un
nombre respectable de membres de la Mafia. Mais il s’agit déjà du
passé. Désormais, l’actualité c’est Al Qaeda, le sujet de
toutes les conversations, mais les manœuvres ont commencé en fait
avant le 11 septembre. L’organisation avait anticipé le gel, bien
modeste, de certains de ses avoirs et s’est tournée vers l’or. A
Dubaï, les entrées et sorties du métal jaune sont totalement libres
et les grossistes échappent à toute réglementation. Le Cheikh
Maktoum, peut-être parce que son film préféré est Goldfinger, veut que son émirat contrôle à terme la
moitié du marché mondial de l’or… et une large partie de celui des
diamants. Et c’est ici que les données deviennent intéressantes.
L’organisation de Bin Laden se finance également grâce au trafic de
diamants. La hausse des prix indique souvent une opération de
blanchiment de cash. Les diamants sont une alternative parfaite
pour Al Qaeda, en ces temps troublés. Ils ne déclenchent pas
d’alarme dans les aéroports, ne sont pas détectés par les chiens,
ils demeurent faciles à conserver et aisément convertibles en
liquide. »
Une question me vient immédiatement à l’esprit,
car je songe aux investissements d’Al Qadi :
— Est-ce que ces diamants proviennent d’Afrique du Sud ?
— Je ne crois pas. L’essentiel du trafic vient de Sierra Leone d’où
les pierres sont acheminées au Liberia. Le président du Burkina
Faso, Biaise Compaoré, est impliqué dans ce système de blanchiment,
avec l’ancien homme fort du Liberia, Charles Taylor.
1. Washington Post, 17.2.2002, par Douglas Farah.
Les « diamants du sang »
Taylor, ancien chef de guerre puis président d’un Liberia, détruit comme la Sierra Leone, par des années de guerre civile. Taylor, rencontré il y a cinq ans lors d’un bref séjour qu’il effectuait en Côte d’Ivoire. La caricature absolue du dictateur africain : sanguinaire, vaniteux, pillant sans relâche les moindres recoins de son pays pourtant misérable. Ce qui frappait en l’écoutant, c’était d’abord son extrême arrogance. Le système qu’il avait mis en place avec sa famille et ses proches était celui d’une véritable entreprise criminelle. Arrivé au pouvoir en enrôlant dans ses milices des milliers d’enfants soldats qu’il envoyait au front servir de chair à canon, il s’est enfui de Monrovia en 2003. Il laissait derrière lui les caisses du pays vides, ou plutôt vidées, mais selon l’organisme d’enquête Global Witness, basé à Londres, ses comptes numérotés en Suisse abriteraient plus de 4 milliards de dollars.
Le lien entre le diamant, l’Afrique de l’Ouest
et le terrorisme islamique est ancien. 120 000 Libanais sont
installés en Afrique de l’Ouest et la plupart travaillent dans le
commerce d’import-export. Depuis près de vingt ans, le Hezbollah
utilise ses relais au sein de la communauté chiite largement
représentée en Côte d’Ivoire, Sierra Leone, Burkina Faso et Togo,
pour financer ses besoins grâce à la vente clandestine de diamants.
Extraits en Sierra Leone par les responsables du RUF, le mouvement
rebelle, ces diamants traversaient la frontière du Liberia dans de
petits sachets en plastique pour être acheminés jusqu’à Monrovia et
stockés dans une maison sous haute surveillance. Là, ils sont
échangés contre des mallettes d’argent liquide apportées par des
intermédiaires qui viennent d’Anvers trois fois par mois et sont
reconduits au pied de leur avion par une escorte spéciale qui leur
évite le passage de la douane. En 1999, des experts de l’ONU
estimaient à 75 millions de dollars les profits générés par le
trafic sur ces « diamants du sang ».
Toutes les informations révèlent que c’est en que Al Qaeda
commença à s’intéresser à cette source de financement. En
septembre, Abdullah Ahmed Abdullah, décrit depuis par le FBI comme
un des terroristes les plus recherchés, vola à Monrovia. Le
lendemain de son arrivée, à bord d’un hélicoptère appartenant aux
autorités libériennes, il fut transporté jusqu’à la ville
frontalière de Foya où il rencontra l’un des responsables du RUF,
le mouvement rebelle de Sierra Leone, qui contrôlait les cours
d’eau et les champs d’alluvions d’où étaient extraites les pierres.
Abdullah négocia l’achat de diamants sur une base régulière et deux
semaines plus tard un autre responsable d’Al Qaeda versa 100
dollars correspondant à une première acquisition. L’homme qui
effectua la transaction était Ahmed Khalfan Ghailani, un Tanzanien
impliqué dans les attentats, la même année, contre les ambassades
américaines au Kenya et en Tanzanie. Il a été arrêté en 2004. Le
Washington Post, dans une enquête de
Douglas Farah, publiée le 2 novembre 2001, soulignait que la
filière Al Qaeda opérait également depuis Anvers à travers une
société fondée en 1998 par deux cousins libanais, Azz Massir et
Samy Ossailly. Selon les recherches menées par plusieurs services
secrets européens, cette société aurait écoulé pour 20 millions de
dollars de diamants exportés illégalement de Sierra Leone par Al
Qaeda. Les deux intermédiaires agissaient pour le compte d’Ibrahim
Bah, un ancien Sénégalais, autrefois entraîné en Libye et qui
servait de revendeur pour les diamants écoulés par le mouvement
rebelle de Sierra Leone.
En janvier 2000, selon les informations du Washington Post, les trois
hommes avaient signé à Monrovia un accord de trois ans. Mais
c’est à Dubaï que les inter- médiaires libanais auraient mis en
place le système permettant de payer en espèces les commissions
desti- nées à Charles Taylor.
Les services secrets américains n’ont jamais utilisé ces informations, qu’il s’agisse du FBI ou de la CIA, alors qu’elles fournissent des pistes précieuses dans la lutte contre les réseaux terroristes.
10 000 grammes d’or pour tuer Kofi Annan
J’avais déjeuné il y a quelques années à
Londres avec Harry Oppenheimer dont le groupe sud-africain, Anglo-
American, domine le marché mondial de l’or et des diamants. Ce
président tout-puissant était un petit homme au regard vif et aux
gestes autoritaires qui m’avait déclaré, la moue gourmande : «
J’aime l’or et les pierres précieuses parce qu’ils sont les
ressorts d’univers paradoxaux, reposant sur la vanité ou la
discrétion, l’intégrité ou les pires penchants. »
Dubaï est un lieu en apparence clinquant où les choses importantes
se règlent dans le plus grand secret. « Il est évident, confiait
Patrick Jost, ancien patron de la brigade antiblanchiment du Trésor
américain, qu’une place financière de la taille de Dubaï n’attire
pas que des gens décents. On peut y faire toutes sortes de business
en toute quiétude. »
Même si aucune preuve flagrante de complicité entre les négociants
en or de Dubaï et Al Qaeda n’a pu être trouvée, Ousama Bin Laden
s’est rappelé de façon provocante à l’attention, alors même que je
séjournais dans l’émirat. Le 8 mai 2004, les journaux locaux
rapportaient le contenu d’un message posté sur le site internet
http ://www.alsaha.com, fréquemment utilisé par Al
Qaeda au Pakistan voisin. Attribué au milliardaire saoudien, il
déclarait : « Nous, organisation Al Qaeda, nous offrons une
récompense de 10 000 grammes d’or à celui ou ceux qui tueront Paul
Bremer [le représentant américain en Irak] ou son adjoint,
le commandant des forces américaines ou son adjoint. »
Le même montant était offert pour l’assassinat du secrétaire
général de l’ONU, Kofi Annan. Dix kilo-grammes d’or représentent
l’équivalent de 100 000 euros ou 120 dollars. Le message offrait
également 1 000 grammes pour l’assassinat d’un militaire ou d’un
civil américain ou britannique. L’exécution de soldats appartenant
à d’autres pays membres de la coalition n’était payée par contre
que 500 grammes. Le message détaillé ajoutait que pour des «
raisons de sécurité, les récompenses ne seraient remises en main
propre que lorsque l’opportunité la plus rapide se présenterait ».
Le cas des volontaires, tués après avoir accompli leur « mission »,
était également évoqué : « Le martyre sera pour eux et nous la plus
grande des récompenses ; la plus modeste, l’or, sera remise à leurs
héritiers. Si Dieu le veut. » Ces manœuvres autour de l’or et du
diamant me fai- saient à nouveau penser à Yasin Al Qadi. J’ai entre
les mains un rapport émanant de Washington et dressant le bilan de
la coopération entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite dans la
lutte contre le terrorisme. Le texte, daté du 22 janvier 2004,
mentionne à un moment : « Comme les Etats-Unis, les Saoudiens ont
été les victimes d’Al Qaeda. Ils sont désormais un important
partenaire dans la guerre menée contre le financement du terrorisme
et ils ont pris des mesures importantes et bienvenues pour
combattre ce financement. » Cinq points illustrant ce combat commun
sont ensuite énumérés. Le cinquième et dernier est ainsi formulé :
« L’Arabie Saoudite a appuyé l’ajout du nom du financier du
terrorisme, Yasin Al Qadi, basé à Djeddah, à la liste considérée de
l’ONU, publiée en octobre 2001 1»
1. Treasury Department, 22.1.2004, JS -1 108.
Ces lignes
reflètent l’ambiguïté de la position américaine : officiellement le
royaume saoudien est un allié et une victime.
Si M. Al Qadi est, aux yeux de Washington, ce cou- pable évident,
pourquoi depuis plus de trois ans aucune action judiciaire
n’a-t-elle été lancée à son encontre ? Les Américains n’ont pas
engagé de procédure d’extradition ni demandé aux responsables
saoudiens sa mise en arrestation. Il vit libre et réclame
régulièrement, par la voix de ses avocats, la levée du gel sur ses
avoirs. La réponse est peut-être à chercher à Quincy dans le
Massachusetts. Le 5 décembre 2002, le FBI perquisi- tionne au siège
de P Tech, une société de haute techno- logie particulièrement
innovante, dont elle est par ailleurs un des principaux clients, ce
qui rend le dossier encore plus sensible.
Selon un communiqué de la firme diffusé en octobre 2001, son
nouveau software, Framework 6.0 Technolog, « aide à répondre aux
menaces ou aux changements du marché avec une rapidité sans
précédent ». P Tech
possédait deux caractéristiques : son principal actionnaire
se trouve être Yasin Al Qadi et elle a pour clients les plus
grandes firmes privées, mais surtout les agences et ministères
fédéraux américains, collectant et détenant toutes les informations
relevant de la sécurité nationale : le FBI, l’IRS (le département
des impôts), le ministère de l’Energie, la Chambre des
représentants, le service des postes, le NAVAIR (The Naval Air
Systems Command), ainsi que la FAA (l’administration de l’aviation
fédérale) et l’OTAN ; l’éventail large et parfait dont pourrait
rêver une organisation terroriste pour accéder aux informations les
plus secrètes sur ses adversaires.
Au lendemain de la perquisition, le procureur Michael Sullivan, qui
gère le dossier, fit publier le communiqué suivant : « Etant
donné le statut de P Tech, fournisseur de software pour des
agences gou- vernementales américaines, des questions ont été sou-
levées concernant leurs produits. Tous les matériels fournis au
gouvernement étaient de nature non confidentielle. Cependant, par
précaution supplémen- taire, les agences concernées, y compris le
FBI, effec- tuent des vérifications de leurs systèmes
informatiques. Il n’y a aucune raison de croire que ce software
possédait un objectif secondaire ou un code malveillant, ou qu’il
ait permis d’opérer une brèche quelconque. Aucune fragilité ou
faiblesse découlant des produits fournis par P Tech n’a été
identifiée. Il n’existe enfin aucune évidence qui permette de
suggérer que ce système soit susceptible de compromettre la
sécurité existante. »
La France n ‘est plus un allié
Cette mise au point révélait l’embarras des autorités. Un homme accusé officiellement de financer Al Qaeda contrôlait une société de haute technologie dont les produits étaient utilisés par l’ensemble du système de défense et de sécurité américain. Même aux pires moments de l’affrontement Est-Ouest, lorsque les Soviétiques s’efforçaient d’obtenir par tous les moyens la technologie de pointe, le danger n’était pas aussi grand. Je me rappelle le spectacle qu’offrait la Silicon Valley au milieu des années 80. Dans cette zone proche de San Francisco où des milliards de dollars étaient prêts à s’investir et où une entreprise nouvelle se créait chaque semaine, j’assistai à une surenchère suicidaire : avant de vaincre un hypothétique adversaire idéologique, il fallait d’abord devancer un concurrent immédiat, donc séduire les acheteurs potentiels. D’où cette sidérante débauche de publicité, révélant les détails les plus intimes d’armes secrètes, ainsi condamnées à tomber entre les mains ennemies. Plutôt que d’admettre cette réalité, l’administration Reagan préférait faire porter la responsabilité des ventes ou transferts illégaux de technologie sur ses alliés, accusés de laxisme. Et notamment déjà sur la France. L’histoire ressert souvent le même plat mitonné par le même cuisinier. Un homme à l’époque m’expliquait que les pays européens étaient de véritables passoires, fermant les yeux sur les trafics de technologie à destination des pays communistes. Il se nommait Richard Perle. L’actuel chef de file des néo-conservateurs était à l’époque ministre adjoint de la Défense et il m’avait confié : « Tout le monde est convaincu, avec le régime que vous avez, que l’on retrouvera bientôt à l’Est les produits vendus à la France. L’Union soviétique, c’est sans surprise, a toujours été un adversaire. Mais, désolé, désormais on redoute que la France ne soit plus un allié. » Des propos d’une étonnante actualité.
Mais si la partition jouée par ces hommes ne change pas, la configuration est différente. L’URSS et le KGB n’avaient jamais réussi la performance qui pourrait être celle aujourd’hui d’Al Qaeda : prendre le plus légalement du monde le contrôle de sociétés qui leur fourniraient un accès aux secrets les plus vitaux. Comment expliquer qu’aucune enquête n’ait été conduite sur l’origine des actionnaires qui ont investi dans ces firmes ultra sensibles ? Les enquêteurs du FBI auraient dû lire John Le Carré qui affirmait : « Pour comprendre la réalité des problèmes, suivez l’argent. » Un officiel américain, lié à l’enquête sur P Tech, confia, à condition de ne pas être nommé, qu’un « corps de preuves » (a body of evidence) sur les liens possibles entre la compagnie et Al Qaeda avait été transmis au conseil national de sécurité de la Maison Blanche. D’où l’enquête lancée pour savoir où les software étaient placés et, plus important, si des codes malveillants (malicious) y étaient insérés. Ce responsable ajouta que l’enquête à laquelle P Tech était soumise ne constituait pas une démarche isolée et qu’il existait une inquiétude croissante quant aux liens possibles qui pourraient exister entre firmes américaines de haute technologie et financiers du terrorisme. Les enquêteurs avaient cependant soigneusement dissimulé le fait le plus inquiétant. P Tech comptait parmi ses clients le ministère de l’Energie et travaillait sur le site de Rocky Flats au nettoyage du plutonium utilisé pour le développement des armes nucléaires. John Trulock, ancien directeur du renseignement au ministère de l’Energie, déclara qu’il ne serait pas surpris de découvrir qu’une compagnie servant de façade à Al Qaeda ait infiltré le programme nucléaire américain. Le cas P Tech révélait une autre lacune. Selon News - week, des employés de la firme avaient tenté, dès octobre 2001 puis au milieu de l’année 2002, d’alerter le FBI pour lui faire part de leurs propres soupçons sur le propriétaire de la firme, Yasin Al Qadi. Le bureau fédéral n’avait pas répondu, alors même que P Tech négociait avec quelques-unes des plus grandes banques américaines l’installation d’un système destiné à détecter le blanchiment d’argent terroriste, et que son propriétaire, frappé par l’International Emergency Economie Powers Act, se trouvait depuis plusieurs mois officiellement qualifié par l’administration Bush de « terroriste financier ».
La Maison Blanche sur écoutes israéliennes
Il était un peu plus de 23 heures en ce jour
d’août et Ariel Sharon écoutait en hochant la tête le message que
son collaborateur, entré précipitamment dans son bureau, venait de
lui chuchoter à l’oreille.
— Désolé, m’avait-il dit, mais le docteur Condoleeza Rice souhaite
me parler au téléphone.
L’entretien abrégé, la porte coulissante de son bureau refermée, je
m’étais retrouvé dans le salon en compagnie de plusieurs de ses
collaborateurs. Sharon m’avait décrit la situation que vivait
Israël comme une nouvelle étape de la guerre d’indépendance de
1948. Nous étions à la résidence officielle du Premier ministre
israélien, à Jérusalem, et l’un de ses proches m’accompagna à mon
hôtel, situé à proximité. Je lui ai alors demandé : « Pourquoi
Israël espionne-t-il les Etats-Unis ?» Il a paru outragé par ma
question, puis m’a répondu sèchement : « Espionner l’Amérique est
hors de question. » Il semblait en avoir fini puis, après un
silence qui a duré près d’une minute où il réfléchissait
probablement aux raisons de ma question, il a ajouté : « Le Mossad,
puisque c’est à lui que vous pensez, a interdiction de conduire des
opérations de surveillance illicites sur le territoire des
Etats-Unis. » Il l’affirmait avec cette conviction que l’on apporte
aux démentis, sans savoir à quoi je me référais. Je pensais
à des événements anciens et récents dont j’avais eu
connaissance et qui prouvaient qu’Israël avait pris pour cible la
Maison Blanche et réussi à intercepter les conversations des
présidents américains et de leurs plus proches collaborateurs. A
quatre reprises au moins. La première fois, ce fut en 1974, juste
après l’entrée en fonction de Gerald Ford qui venait de succéder à
Nixon, destitué après le Watergate. Il s’agissait de connaître les
intentions du nouveau président sur le projet de vente d’avions
Awacs (appareils d’écoute et de reconnaissance) à l’Arabie
Saoudite, une décision qui aurait permis au royaume de surveiller
les moindres mouvements de l’aviation israélienne. La deuxième
intervention eut lieu quatre ans plus tard, en 1978, et elle visait
cette fois non pas le président mais son plus proche conseiller,
Zbigniev Brzezinski, le chef du Conseil national de sécurité de la
Maison Blanche, considéré comme ayant des positions
anti-israéliennes. La troisième obéissait à une démarche identique
: écouter les communications de James Baker, le secrétaire d’Etat
de George Bush, connu pour ses opinions et ses amitiés arabes,
notamment avec les dirigeants saoudiens. Ce ne fut pas seulement le
Département d’Etat où officiait Baker qui fut placé sur écoute mais
aussi la Maison Blanche où ses conversations avec Bush étaient
captées. La dernière intervention connue eut lieu en 1998, alors
que Benjamin Netanyahou était Premier ministre. Il s’agissait de
pirater les ordinateurs de la Maison Blanche et d’écouter les
conversations de Bill Clinton. L’opération intervenait à un moment
où les nuages s’amoncelaient sur le processus de paix
iraélo-palesti- nien. Techniquement, elle fut d’une grande
virtuosité.
Les services
secrets israéliens infiltrèrent Telrad, une compagnie qui
travaillait avec Nortel, le géant des télécommunications, et Bell
Atlantic au développement d’un nouveau système de communication
pour la Mai-son Blanche. Hasard opportun, Telrad et Nortel avaient
décroché un contrat de 33 millions de dollars pour rem- placer les
équipements en communication des forces aériennes israéliennes. Les
experts militaires de l’Etat hébreu purent ainsi avoir accès aux
zones de fabrication des produits au sein des deux firmes et
insérer dans les systèmes des puces pratiquement indétectables qui
permettaient de placer sur écoute les flots de communications
provenant de la Maison Blanche. Les agents israéliens pirataient
ces communications en utilisant les services d’une compagnie de
software installée dans le Missouri, filiale d’une société
israélienne. Cette opération d’espionnage survenait en pleine
liaison entre Bill Clinton et Monica
Lewinsky, et lors de son audition le 29 mars 1997 devant le
procureur Kenneth Starr, la jeune fille confia, selon le rapport,
que le président américain « soupçonnait qu’une ambassade étrangère
écoutait ses appels téléphoniques et il proposait [à Monica] une
totale clandestinité. Si jamais elle était interrogée, elle devait
répondre qu’ils étaient juste amis, et si on évoquait leurs
conversations sexuelles au téléphone, elle devait dire qu’ils
savaient l’un et l’autre que les appels étaient sur écoute et que
ces échanges sur le sexe étaient juste un jeu ».
Selon les enquêteurs, le dispositif mis en place par les Israéliens
permettait de transférer les conversations de la Maison Blanche
pratiquement en temps réel à Tel Aviv. L’homme qui coordonnait
toute l’opération, un homme d’affaires israélien, travaillait pour
Amdocs, une compagnie de téléphone israélienne implantée à
Washington. Il était marié à une diplomate
israélienne, identifiée comme un agent du Mossad. Quand le
FBI perquisitionna au bureau de l’homme d’affaires, il
découvrit avec stupéfaction un livre contenant les numéros de
téléphone les plus sensibles et les plus secrets du Bureau fédéral,
notamment les lignes noires utilisées pour
les écoutes. Certains des numéros consignés sur cette liste étaient
ceux dont le FBI se servait justement pour surveiller d’éventuelles
opérations d’espionnage israélien. Le chassé traquait le chasseur,
et le FBI devait admettre cette quasi-évidence : une taupe
israélienne travaillait dans ses services.
Kadhafi, un idiot utile
« Les Israéliens pratiquent le renseignement
comme ils livrent une guerre. C’est quelque chose que vous devez
admettre. » Je me rappelle cette confidence de Meier Amit qui avait
dirigé le Mossad pendant six ans. « Les Américains ont une approche
plus détendue du renseignement, mais l’existence d’Israël est
menacée et nous nous considérons en état de guerre permanent. »
Amit m’avait fixé rendez-vous dans une banlieue de Tel-Aviv et le
taxi m’avait déposé devant une petite maison, dans une rue
tranquille. J’avais sonné, une femme âgée était venue m’ouvrir sans
m’adresser la parole, puis était retournée s’asseoir derrière sa
machine à écrire. L’habitation était totalement vide, dépourvue du
moindre meuble à l’exception des deux bureaux qui se faisaient
face, ceux d’Amit et sa secrétaire. C’était un vieil homme au
regard vif et aux gestes lents qui m’avait demandé, au terme de
l’entretien : « Allez-vous souvent dans les pays arabes ?
»
Je lui avais répondu :
— Je reviens de Libye où j’ai rencontré le colonel Kadhafi.
Amit s’était fendu d’un large sourire, comme si je venais de proférer une excellente plaisanterie, sans rien ajouter. Quelques heures plus tard, alors que le soir tombait, nous marchions au milieu de murs en marbre blanc sur lesquels des noms étaient gravés en hébreu. Il s’agissait du mémorial dédié aux agents du Mossad tombés en mission et il avait insisté pour me le faire visiter. Il s’est tourné vers moi, reprenant le fil interrompu de la conversation.
— Kadhafi nous doit probablement la vie. A deux
reprises, nous avons été informés que des officiers au sein de son
armée se préparaient à le renverser… et nous l’avons
prévenu.
La confidence était formulée sur le ton de l’évidence. Pour
paraphraser la formule de Lénine, Kadhafi est pour Israël un «
idiot utile ».
« Les Israéliens pratiquent le renseignement comme ils livrent la
guerre. » J’ai repensé à cette phrase en avançant dans mon enquête.
Le 11 septembre me fait penser à la formule de Churchill qui
affirmait que « la vérité est une chose trop importante pour ne pas
être protégée par des mensonges ».
Officiellement, Israël n’a jamais espionné son grand allié
américain. Pourtant, récemment, dans deux rapports, l’un réalisé
par le GAO (General Accountability Office), le département des
audits financiers au Congrès, l’autre par la DIA (Defence
Intelligence Agency), les services secrets militaires mettaient en
garde contre les activités d’espionnage militaire et économique
menées par Israël aux Etats-Unis. Dans celui du GAO, où Israël est
désigné comme le pays A, il est écrit : « Selon une agence de
renseignement américaine, le gouvernement du pays A conduit contre
les Etats-Unis les opérations d’espionnage les plus agressives
menées par un pays allié. » La DIA déclare de son côté : « Les
Israéliens sont motivés par des forts instincts de survie qui
dictent chaque facette de leurs stratégies politiques et
économiques. Cela conduit à collecter agressivement la technologie
militaire et industrielle, et les Etats-Unis sont une cible
hautement prioritaire. »
Selon Cari Cameron, l’enquêteur vedette de la chaîne télévisée Fox News, « le quartier général de la NSA, l’agence de renseignement la plus secrète, dont le quartier général est dans le Maryland, a transmis en un rapport TS/SCI (Top Secret Sensitive Compar- timentalized Information) avertissant que des enregistrements de communications téléphoniques passaient entre des mains étrangères, en particulier Israël ».
Espionner ses alliés
La firme visée : Amdocs, une société
israélienne de télécommunication, qui possède des contrats avec les
vingt-cinq plus grandes compagnies de téléphone amé- ricaines.
Pratiquement chaque appel et facturation effectués aux Etats-Unis
sont traités en Israël par Amdocs. Selon Cameron, Amdocs a aidé en
1997 Bell Atlantic à installer de nouvelles lignes téléphoniques à
la Maison Blanche et utilisé son antenne de Chesterfield, dans le
Missouri, d’où elle aurait espionné le président Clinton.
Cameron relève d’autres faits troublants : avant le septembre, 140
jeunes citoyens israéliens ont été détenus ou arrêtés pour
espionnage. Après le 11 septembre, autres sont également arrêtés
pour les mêmes motifs. Le 5 mars, Le Monde
reprend les informations de Guillaume Dasquié, rédacteur en chef
d’Intelligence On Line, qui affirme détenir
un rapport confidentiel confirmant l’existence d’un réseau
d’espionnage israélien. Selon Le Monde, il s’agit « d’une centaine d’agents
israéliens, certains se présentant comme étudiants aux
beaux-arts, d’autres étant liés à des sociétés high-tech
israéliennes. Tous ont été interpellés par les autorités,
interrogés, et une douzaine d’entre eux seraient encore incarcérés.
L’une de leurs missions aurait été de pister les terroristes d’Al
Qaeda sur le territoire américain, sans pour autant en avertir les
autorités fédérales. Des éléments de cette enquête, repris par la
télévision américaine Fox News, renforcent la thèse selon laquelle
Israël n’aurait pas transmis tous les éléments en sa possession sur
les préparatifs des attentats du septembre… Interrogé par Le Monde, Will Glaspy, du département des relations
publiques de la DEA (l’agence de lutte anti-drogue), a authentifié
ce rapport dont la DEA détient une copie… «Beaucoup des étudiants en art plastique,
soupçonnés d’activités illicites, ont un passé militaire dans
le renseignement ou des unités de technologie de pointe… Plusieurs
sont liés aux sociétés high-tech israéliennes Amdocs, Nice et
Retalix. Interpellée, une étudiante a vu sa caution de 10 dollars
payée par un Israélien travaillant chez Amdocs. » D’après Cari
Cameron, un mémo interne d’Amdocs destiné aux responsables de la
firme suggère la manière dont les appels obtenus pourraient être
utilisés : « Informations répandues, techniques d’exploitation et
algorithmes… combinant les caractéristiques du consommateur
(taux de crédit par exemple) avec celles du “comportement
spécifique”. » Le mémo d’Amdocs affirmait que cette méthode devait
être utilisée pour éviter les fraudes téléphoniques mais, poursuit
Cameron, les analystes du contre-espionnage estiment qu’elle
pouvait aussi être utilisée pour espionner les communications
téléphoniques. « Fox News, ajoutat-il, a appris que la NSA a tenu
plusieurs conférences secrètes pour mettre en garde le FBI et
la CIA sur la manière dont les enregistrements d’Amdocs
pouvaient être utilisés. Au cours de l’un de ces briefings, la NSA
présenta un diagramme élaboré par le laboratoire Argon qui montrait
que si les enregistrements téléphoniques n’étaient pas protégés,
des brèches majeures dans la sécurité étaient possibles. »
Selon une autre conférence de la NSA, « ces
vulné- rabilités vont en s’accroissant parce que les Etats-Unis
dépendent beaucoup trop de compagnies étrangères comme Amdocs pour
son équipement high-tech et son software. De nombreux facteurs ont
conduit à accroître notre dépendance en matière de codes
confidentiels qui sont élaborés à l’étranger… Nous achetons plutôt
que de nous entraîner ou développer des solutions. » Dans le
troisième volet de son enquête, Cameron évoquait le cas encore plus
étonnant d’une autre société israélienne, Comverse Infosys, une
division de Comverse Technology, une compagnie cotée au Stan- dard
and Poors et au Nasdaq et qui avait acquis une position dominante
dans le secteur des télécommunica- tions. Comverse Infosys
possédait plusieurs bureaux aux Etats-Unis mais surtout des clients
extrêmement bien ciblés. Elle fournissait du matériel
d’enregistrement aux agences américaines chargées de mener des
enquêtes et de faire respecter la loi. Elle a notamment mis au
point pour le FBI un système permettant d’enregistrer et de
conserver pratiquement toutes les conversations téléphoniques
passant à travers les centraux et les routeurs.
Depuis 1994 et le vote de la législation, CALEA (Communication
Assistance for Law Enforcement Act) qui, pour certains juristes, a
facilité l’activité des réseaux d’espionnage, les fabricants comme
Comverse ont un accès constant aux parcs d’ordinateurs
des agences avec lesquelles ils coopèrent.
Le 18 octobre 2001, des officiels de quinze
Etats, dans une lettre commune adressée conjointement au ministre
de la Justice, John Aschcroft, et au directeur du FBI, Robert
Mueller, ont averti que « les capacités en matière de surveillance
électronique sont moins importantes aujourd’hui qu’au moment où
CALEA avait été voté ». Et d’ajouter : « L’inquiétude tient au fait
que les
programmes informatiques d’enregistrement des conversations,
élaborés par Comverse, possèdent une “porte arrière” à travers
laquelle les enregistrements eux- mêmes peuvent être interceptés
par des éléments non autorisés. »
S’ajoute à ces suspicions le fait que Comverse travaille
étroitement avec le gouvernement israélien et que certains des
programmes d’écoute qu’il élabore sont financés à 50 % par le
ministère israélien de l’Industrie et du Commerce. Mais les
enquêteurs ont déclaré à Fox News que suggérer qu’Israël se livre à
des activités d’espionnage à travers Comverse équivaut à « un
suicide professionnel ».
Enfin, conclut Cameron, les enquêteurs, plus parti- culièrement à
New York, au cours des enquêtes menées par le contre-terrorisme à
propos des attaques du septembre, furent intrigués en constatant
que dans un certain nombre de cas, des suspects qu’ils filaient
changèrent immédiatement leurs méthodes et leurs habitudes de
communication. Au moment même où des écoutes venaient d’être posées
pour les surveiller.
Un rapport du FBI soulevait un autre coin du
voile : « Les terroristes arabes du 11 septembre et des cellules
terroristes suspectes à Phoenix, Arizona, aussi bien qu’à Miami et
Hollywood, en Floride, de décembre 2000 à avril 2001, se trouvaient
en proximité directe avec les groupes d’espions israéliens. » Selon
le magazine allemand Die Zeit, les agents
du Mossad étaient notamment intéressés par Mohamed Atta et son
principal complice, Marwan Al Shehri. Tous deux vivaient à Hambourg
avant de s’installer en Floride, à Hollywood. Une équipe du Mossad
était dans la même ville. Son chef, Hanan Serfati, avait loué
plusieurs appartements. L’un d’eux se trouvait au coin de 701
Street et de la 21e Avenue, tout près de l’appartement des deux
terroristes présumés. Atta habita également au 3389 Sheridan
Street, toujours à Hollywood. Plusieurs Israéliens résidaient à
proximité, au numéro 4220. Ces agents avaient découvert qu’Atta et
Marwan Al Shehri prenaient des leçons de pilotage et l’information
aurait été transmise aux autorités américaines.
L’ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, Danny Ayalon, démentit
évidemment sur les antennes de la radio de l’armée qu’il y ait eu
des agents du Mossad opérant aux Etats-Unis. Pourtant, les hommes
qui filaient les deux suspects ne possédaient guère le profil des
étudiants classiques : anciens des forces spéciales, ils étaient
pour la plupart spécialistes en interception électronique et
experts en explosifs. Selon l’enquête menée par la DEA, ils «
fonctionnaient en plusieurs cellules de quatre à six personnes
chacune ».
Il est confortable d’écarter les questions embarrassantes mais il
en est une qu’il est indispensable de poser : Israël était-il
au courant des préparatifs du septembre ?
Je sais que le Mossad, en août 2001, avait
averti ses homologues américains de l’imminence d’une attaque,
fournissant même les noms de certains des terroristes, mais il
avait précisé que l’opération devait se dérouler « hors du
territoire américain ».
Cameron, le journaliste de Fox News à l’origine de ces
controverses, a interrogé « une source haut placée », dont il n’a
jamais révélé l’identité, qui lui a répondu : « La preuve liant ces
Israéliens au 11 septembre est confidentielle. Je ne peux rien vous
dire sur les preuves qui ont été recueillies. » Mais cette « source
» ajoute : « L’indice est clairement qu’ils ont obtenu des
informations sur la préparation des attaques mais qu’ils les ont
conservées pour eux-mêmes. »
L’accusation est-elle fondée ? On ne peut l’affirmer en l’état mais
je repense à la gêne éprouvée en regardant un soir à Londres, sur
la BBC, au début de mars 2003, une interview de Dan Rather. Le
présentateur vedette de CBS paraissait mal à l’aise, vieilli et il
confessait : « C’est une comparaison obscène mais il fut un temps
en Afrique du Sud où l’on plaçait des pneus enflammés autour du cou
des gens s’ils étaient en désaccord. D’une certaine manière, la
peur est ce qui vous enserre le cou. Aujourd’hui, pour manque de
patriotisme, vous aurez un pneu enflammé placé autour du cou. C’est
cette peur qui empêche les journalistes de poser les plus dures
parmi les questions dures et la raison pour laquelle ils continuent
à supporter ça. » Rather évoquait le comportement de la presse
après le 11 septembre, la
crainte des journalistes de voir leur carrière compromise.
Carl Cameron, lui, a transgressé cette règle sacrosainte, en plus
sur Fox News, une chaîne possédée par le magnat Rupert
Murdoch, ami de la famille Bush. En mars 2002, Fox retira de
ses archives en ligne la transcription de ses quatre reportages sur
l’espionnage israélien aux Etats-Unis. « This story no longer
exists » (ce reportage n’existe plus), pouvait-on lire désormais à
la place, avant que le texte ne réapparaisse partiellement sur le
site.
La presse américaine dans sa presque totalité
avait conservé un silence inexplicable sur les déclarations de
Cameron et sur une enquête d’Insight, le
supplément du Washington Times, publié un
an plus tôt, qui révélait que la Maison Blanche avait été
espionnée. Ni le New York Times ni le Washington Post
ne s’en étaient fait l’écho.
Par contre, les principaux quotidiens israéliens développèrent, de
façon factuelle et impartiale, ces informations, sans omettre aucun
détail, évoquant les soupçons pesant sur Amdocs et Comverse.
« Nous ne sommes pas votre problème »
Le 11 septembre, toujours en Israël, survint un évé- nement insolite. Au siège d’Odigo, installé à Herzlyya, une banlieue de Tel-Aviv qui abrite, à proximité, le centre d’étude sur le contre-terrorisme lié au Mossad. Cette société spécialisée dans les e-mails et les ser- veurs de messages possède une technologie informatique achetée par des centaines de portails et de fournisseurs aux Etats-Unis. Selon Haaretz, « deux de ses employés reçurent des messages, deux heures avant que les Twin Towers ne soient frappées, prédisant que les attaques allaient arriver… Micha Macover, le président de la compagnie, confirma que les deux employés avaient reçu les messages et immédiatement après les attentats prévinrent les responsables qui contactèrent immédiatement les services israéliens de sécurité qui transmirent au FBI ».
Odigo, ajoute
l’article, « protège habituellement sévèrement la
confidentialité de ses utilisateurs mais selon Macover, dans ce
cas, la compagnie a pris l’initiative de fournir aux enquêteurs
l’adresse internet du message, ainsi le FBI pourra remonter
jusqu’au portail et à l’expéditeur ». (L’article d’Haaretz que je mentionne date du 23 mars 2004.) Le
vice-président américain d’Odigo, Alex Diamantis, déclara que le
message «pouvait être décrit comme une menace, un avertissement».
Les bureaux américains d’Odigo étaient situés à quatre blocs du
site du World Trade Center.
Une habitante du New Jersey contemplant le drame à la jumelle
remarqua trois jeunes hommes agenouillés sur le toit d’un van
blanc. Ils se prenaient en photo avec les tours en flammes à
l’arrière-plan, et ce qui frappa le témoin, c’était leurs
expressions : « Ils paraissaient heureux, confia-t-elle à la chaîne
de télévision ABC, et nullement choqués. Je trouvais ça étrange. »
Elle releva le numéro du véhicule et téléphona à la police qui
lança un avis de recherche. Le van portant le nom d’une société de
déménagement, Urban Moving, fut localisé à 16 heures près d’un
stadium du New Jersey. Les policiers qui encerclèrent le véhicule
trouvèrent cinq hommes à l’intérieur, âgés de 22 à 27 ans. L’un
d’eux dissimulait 700 dollars dans ses chaussettes, un autre était
détenteur de deux passeports étrangers. Une boîte contenant des
cutters fut trouvée à l’intérieur du véhicule, ainsi que des photos
récentes qui les montraient avec à l’arrière-plan les ruines
fumantes des tours. Sur un cliché, un des suspects tenait, joyeux,
un briquet allumé à la main, comme dans un concert pop, juste en
face des décombres. L’un d’eux confia qu’ils se trouvaient sur
l’autoroute Ouest de Manhattan « durant l’incident », terme qu’il
utilisa pour qualifier les attentats contre les tours. Mais
une surprise plus grande encore attendait les enquêteurs :
le conducteur du véhicule, Sivan Kurzberg, leur déclara : «
Nous sommes israéliens. Nous ne sommes pas votre problème. Vos
problèmes sont nos problèmes. Les Palestiniens sont le problème
1. »
Les hommes furent placés en détention et leur
cas transféré à la division criminelle du FBI et dans les mains de
la section étrangers du contre-espionnage. Le FBI perquisitionna au
siège de la compagnie Urban Moving, située dans le New Jersey, dont
le propriétaire s’enfuit en Israël après son interrogatoire. Un
employé confia à des journalistes que ses collègues avaient ri en
apprenant les attaques du 11 septembre : « J’étais en pleurs, avoua
cet homme. Ces types plaisantaient et ça me perturbait. Ils
déclaraient : “Maintenant, l’Amérique sait ce que nous traversons.”
»
Les recherches effectuées par les enquêteurs à partir de leur
banque de données révélèrent que plusieurs des Israéliens
interpellés dans le van travaillaient pour le Mossad et ils
soupçonnaient Urban Moving de servir de couverture pour des
opérations d’écoute et de surveillance contre des réseaux
islamistes radicaux, recueillant des fonds pour le Hamas et le
Djihad islamique.
Deux semaines après leur arrestation, les cinq Israé- liens étaient
toujours en détention mais le juge décida qu’ils devaient être
expulsés. La CIA réussit à faire suspendre cette décision et à les
maintenir en isolement pendant deux mois supplémentaires. Le
quotidien Haaretz,
indigné, évoqua dans son édition du 17 septembre
leur comportement « fêtant et tournant en ridicule » l’effondrement
des tours, suivi le 26 octobre par le Jérusalem
Post. Leur avocat plaidait que leur comportement était «
offensant mais nullement criminel ».
1. ABC News, le 24 juin 2002.
Le Forward, un organe de presse juif new-yorkais et très respecté, révéla en mars 2002 qu’il avait reçu des informations émanant d’un officiel américain qui suivait les développements de l’enquête : « Urban Moving est une couverture pour les opérations du Mossad… La conclusion du FBI est qu’ils [les cinq hommes] espionnaient des Arabes locaux, qu’ils ont été relâchés parce que n’ayant rien à voir avec les événements du 11 septembre. »
Bin Laden, voyageur tranquille
Si l’Histoire est une somme de vérités
réécrites, les six cents pages du rapport final de la commission
d’enquête en sont la démonstration.
J’ai découvert, comme chaque lecteur, qu’Ousama Bin Laden était
considéré depuis 1996 comme la plus importante menace terroriste
planant sur les intérêts américains. Traqué sans relâche par les
agences de ren- seignement et un président, Bill Clinton, qui avait
donné l’ordre de l’abattre si on ne pouvait le capturer, le chef
d’Al Qaeda, confronté à tant de moyens et de détermination,
n’aurait jamais dû passer entre les mailles des filets ainsi
tendus. Paradoxalement, les filets n’étaient pas tendus et le chef
terroriste a pu s’enfuir aisément. Deux exemples accablants
l’illustrent. Le 15 mars 1996, le ministre soudanais des Affaires
étrangères informe l’ambassadeur américain à Khartoum, Thimoty
Carney, que les autorités saoudiennes ont demandé à Ousama Bin
Laden de quitter leur pays, ce qu’il s’apprête à faire. Le message
est clair : « Il est à vous si vous le souhaitez. » Mais justement,
les respon- sables américains n’en veulent pas. Le FBI, consulté,
estime qu’il n’existe pas assez de preuves pour l’inculper et
s’oppose à son extradition aux Etats-Unis. Pourquoi Bill Clinton
fait-il volte-face ?
Trois jours
plus tard, le 18 mai 1996, un C130 se prépare à quitter
Khartoum avec à son bord 150 per- sonnes dont Bin Laden, ses
femmes, ses enfants et ses proches collaborateurs. Destination :
Jalalabad, la grande ville du nord-est de l’Afghanistan. L’appareil
doit effectuer un ravitaillement au Qatar. Le minuscule émirat qui
cultive une subtile ambiguïté prévient cette fois son allié
américain. Il refusera l’atterrissage de l’avion, à moins que
Washington ne donne son feu vert. Celui-ci parviendra moins d’une
heure plus tard : inutile de retarder l’avion, il est autorisé à
poursuivre sa route vers l’Afghanistan.
C’est la première chose à laquelle j’ai songé le 13 mai 2004 en me
posant sur le minuscule aéroport de Doha en provenance de Dubaï.
Une Mercedes noire et un collaborateur de l’émir, en costume
traditionnel, m’attendaient pour me conduire au salon d’honneur
situé… à cinquante mètres de la passerelle de l’avion. Ousama Bin
Laden avait-il eu droit au même traitement ? L’avait-on autorisé à
sortir de la carlingue chauffée à blanc par le soleil pour se
reposer dans un des fauteuils confortables meublant les salons ?
Deux pièces spacieuses, l’une pour les hommes, l’autre pour les
femmes, auxquelles on accède en montant quatre petites marches.
J’ai demandé si ce salon existait déjà en 1996. Le jeune secrétaire
a paru étonné de ma question, s’est renseigné puis m’a répondu
qu’en effet il était déjà construit.
Un vent fort balaye la piste et fait tourbillonner le sable. Bin
Laden a fait escale pratiquement à la même période.
Au fond, comme Mao Tsé-toung, le chef terroriste effectue sa longue
marche. Il a choisi le Soudan non pas par hasard. Les Bin Laden
appartiennent au clan yéménite des Hadramis, installés depuis
des siècles dans la région d’Hadramut. Ces Bédouins sont des
pêcheurs dont les navires sillonnent les mers de la région depuis
le Moyen Age. De tout temps, ils ont connu l’Afrique, même le
Soudan, ce pays immense et vide, totalement enclavé. Comme l’écrit
dans un article brillant, publié par Asia
Times, Pepe Escobar : « Comme avec le Guanxi chinois,
l’essentiel chez Al Qaeda se ramène à ses connexions. » Le Soudan
était l’une d’entre elles, l’Afghanistan en constitue une autre. Ce
départ pour Bin Laden n’est pas une défaite mais seulement une
étape dans sa lutte pour un djihad
planétaire.
Massoud accueille Bin Laden
Etrange Etat que le Qatar où son avion s’est
posé. Un territoire minuscule, une population dérisoire et un sous-
sol pétrolier… et gazier qui représente un véritable scandale
géologique.
Les dirigeants de Doha, la capitale qui est aussi la seule ville du
pays, sont conscients de se trouver sur la plus fragile des plaques
tectoniques, dans une zone politiquement à haut potentiel sismique.
L’Arabie Saoudite est à ses frontières, l’Iran, le Pakistan, et à
l’arrière-plan l’Afghanistan de l’autre côté du détroit
d’Ormuz.
Il faut environ deux heures en avion, peut-être plus avec un C130
lent et chargé, pour aller du Qatar à Jalalabad. Lorsque l’appareil
ce 18 mai 1996 s’est posé sur la piste bosselée, Bin Laden a pu
apercevoir, sur la gauche de l’appareil, les sommets enneigés de la
chaîne montagneuse qui trace la frontière entre l’Afghanistan et le
Pakistan. La zone où il s’enfuira cinq ans plus tard, en novembre
2001, après avoir quitté Tora Bora.
Ce jour de
1996 marquait pour l’Amérique, sans qu’elle le sache, le début
du compte à rebours qui allait mener au 11 septembre.
L’aéroport est un minuscule bâtiment aux couleurs blanches et
jaunes délavées dont l’entrée est protégée par des sacs de sable et
des gardes armés. En posant le pied à terre, il a pu constater avec
satisfaction qu’il n’était plus un fugitif. Le gouverneur de la
province s’avançait à sa rencontre en compagnie d’Hekmatyar,
l’ancien chef du gouvernement afghan, leader du parti islamiste
radical Hezb Islami. Un troisième homme les accompagnait, m’a-t-on
appris de source bien informée. Il s’agissait du commandant
Massoud. Je savais que l’Alliance du Nord, comme les autres
mouvements afghans, accueillait des combattants arabes appartenant
à la mouvance d’Al Qaeda. Mais ce qui me surprenait le plus,
c’était l’entente entre Hekmatyar, le fanatique religieux, et le
lion du Panshir. Mon interlocuteur afg- han avait souri de ma
surprise avant d’ajouter, fin connaisseur des réalités politiques
françaises : « La dif- férence entre Hekmatyar et Massoud est aussi
grande que celle existant entre Juppé et Bayrou. » Avant de gravir
les quelques marches qui conduisent du tarmac au hall d’entrée,
peut-être le Saoudien et ses hôtes se sont-ils assis sur l’une des
sept chaises en plastique disposées sur la petite terrasse grise et
qui sont là depuis des années. Puis, dans la voiture l’emmenant
vers le centre de Jalalabad, il est passé devant le panneau
publicitaire rouillé et criblé de balles vantant le confort et la
qualité des vols d’Ariana Airline, la compagnie afghane, avant
d’emprunter la route bordée d’eucalyptus qui précède les faubourgs
de la ville et ce marché où des échoppes proposent d’innombrables
pièces détachées de voitures d’occasion.
Le rapport de
la commission d’enquête a également omis de mentionner le
séjour de Bin Laden à l’hôpital américain de Dubaï en juin 2001,
moins de trois mois avant les attentats. Des membres de sa famille
lui avaient rendu visite, ainsi que deux princes saoudiens et le
chef d’antenne de la CIA à Dubaï, Larry Mitchell. Cet honorable
correspondant avait un travers, celui de ne pouvoir garder un
secret au terme d’une soirée bien arrosée. Il s’était vanté de
cette rencontre et le secret soigneusement gardé sur la présence à
Dubaï du chef d’Al Qaeda s’était brusquement éventé. Rappelé à
Washington, Mitchell était devenu totalement injoi- gnable. « Il
est en voyage de noces », répondait-on non sans humour au siège de
la CIA. Je me suis rendu à l’hôpital, un bâtiment luxueux.
Visiblement, le personnel obéissait à des consignes très strictes.
Personne ne voulut répondre à mes questions. L’hospitalisation du
chef d’Al Qaeda semblait avoir été effacée de toutes les
mémoires.
Paradoxe : pendant des années, les principaux responsables
américains n’avaient accompli aucun effort pour neutraliser Bin
Laden et pourtant, immédiatement après les attentats, tous
exprimèrent leur conviction que les coupables étaient Al Qaeda et
son chef.
Des informations trop sensibles
Le matin du 11 septembre, le directeur de la CIA, George Tenet, prenait un petit déjeuner avec le sénateur Boren dans un restaurant situé à proximité de la Maison Blanche, lorsqu’un collaborateur l’avertit des attaques. Tenet passa plusieurs appels de son portable avant de se tourner vers le sénateur Boren pour lui dire : « Vous savez, il y a les empreintes de Bin Laden derrière tout ça. » Richard Clarke, le chef de l’antiterrorisme, dans le récit qu’il fait des événements, raconte : « George Tenet est en ligne. Il ne nous laisse aucun doute : pour lui, c’est Al Qaeda qui a causé ces atrocités. Il est déjà en relation avec ses homologues à l’étranger, rassemblant les forces pour la contre-atta- que 1. » Il évoque ensuite la première réunion qui se tint quelques heures plus tard en présence du président américain : « Je veux que vous compreniez tous que nous sommes en guerre et que nous le resterons jusqu’à ce que tout ceci soit terminé. Rien d’autre n’a d’impor- tance. Tout est bon pour la poursuite de cette guerre. Des obstacles sur votre chemin : ils ne comptent plus. De l’argent : “Vous l’avez. C’est notre unique pro- gramme.” Le président me demande alors de me pola- riser sur l’identification de la prochaine attaque éventuelle et sur les moyens de l’empêcher […]. Bush a déjà appris que la CIA était au courant que plusieurs des pirates de l’air appartenaient à Al Qaeda et qu’ils se trouvaient aux Etats-Unis. Il désire à présent savoir quand la CIA en a averti le FBI et ce que celui-ci a fait de cette information. Les réponses sont imprécises mais il apparaît que la CIA a mis des mois pour informer le FBI de la présence des terroristes dans le pays. Quand le FBI l’a enfin appris, il n’a pas réussi à les localiser. Si le FBI les avait présentés à l’émission “America’s most wanted” (avis de recherche), ou s’il avait alerté la direction de l’aviation civile, peut-être toute la cellule aurait pu être appréhendée […]. »
1. Richard
Clarke, Against ail Enemies, RAC
enterprises, 2004.
Au matin du 12 septembre, la CIA est désormais formelle sur l’implication d’Al Qaeda dans les attentats. Le 13 septembre, c’est au tour de George W. Bush de présenter Ousama Bin Laden comme le commanditaire des attentats. Il réclame son extradition au régime des Talibans et promet de « mener le monde à la victoire » contre l’organisation islamiste Al Qaeda. Le 4 octobre 2001, le Premier ministre britannique, Tony Blair, lira à la Chambre des Communes des extraits d’un document qui, précise-t-il, « n’a pas pour but de fournir matière à des poursuites contre Ousama Bin Laden devant une cour de justice. Les informations obtenues par les services de renseignement ne peuvent généralement pas être utilisées comme preuve en raison de critères stricts d’admissibilité et de la nécessité de protéger les sources. Mais sur la base des informations disponibles, le gouvernement de Sa Majesté a toute confiance dans les conclusions qui sont présentées dans ce document ». Le texte s’intitule : Responsabilité pour les atrocités terroristes aux Etats-Unis, le 11 septembre.
« Les conclusions auxquelles est clairement parvenu le gouvernement sont : Ousama Bin Laden et Al Qaeda, le réseau qu’il dirige, ont planifié et exécuté les atrocités du 11 septembre 2001 […]. Ousama Bin Laden et Al Qaeda ont toujours la volonté et les ressources pour mener à bien de nouveaux attentats. Le Royaume-Uni et les ressortissants du Royaume-Uni sont des cibles potentielles ; Ousama Bin Laden et Al Qaeda sont parvenus à commettre ces atrocités en raison de leur alliance rapprochée avec le régime des Talibans qui les autorise à poursuivre impunément leur entreprise terroriste […]. Il existe des preuves d’une nature très spécifique concernant la culpabilité de Bin Laden et de ses associés, mais elles sont trop sensibles pour être divulguées […]. Aucune autre organisation n’a à la fois la motivation et la capacité de mener à bien des attaques comme celle du 11 septembre, à l’exception du réseau Al Qaeda dirigé par Ousama Bin Laden. »
Recherché mais pas officiellement inculpé
« Je le veux mort ou vif », lancera peu après
George W. Bush. Pourtant, en consultant deux ans et demi après les
fichiers du FBI, un détail m’a profondément intrigué. Ousama Bin
Laden figure sur la liste des « dix fugitifs les plus recherchés »,
aux côtés de Michael Alfonso ou encore James J. Bulger et Hopeton
Eric Brown, dont j’ignore quels crimes ils ont commis. Mais sa
fiche détaillée est extrêmement surprenante. Elle s’attarde sur ses
pseudonymes ou surnoms : le Prince, l’Emir, Haq ou encore le
directeur, mentionne son poids, sa taille, précise que son métier
est « inconnu» et qu’il ne porte sur le corps aucune marque ni
cicatrice.
Au-dessus de sa photo et de son nom figure la mention en gros
caractères : « Meurtre de nationaux américains en dehors des
Etats-Unis ; conspiration au meurtre de nationaux américains en
dehors des Etats-Unis ; attaque d’une installation fédérale ayant
occasionné la mort. » Tout en bas de la fiche, sous le terme «
avertissement », je lis : « Ousama Bin Laden est recherché en
rapport avec les bombardements, le 7 août 1998, des ambassades des
Etats-Unis à Dar es-Salaam, en Tanzanie, et à Nairobi au Kenya. Ces
attaques ont tué plus de deux cents personnes. De plus, Bin Laden
est considéré comme suspect dans plusieurs autres attaques
terroristes menées à travers le monde. »
L’avis de recherche se termine ainsi. Pas un mot de plus. Je
vérifie qu’il s’agit bien de la fiche la plus récente. En fait,
elle n’a jamais été réactualisée depuis 2001. Je reste stupéfait :
officiellement et bien que sa tête soit mise à prix à vingt-cinq
millions de dollars, Ousama Bin Laden, décrit par le FBI comme « le
leader terroriste d’une organisation connue comme Al Qaeda,
gaucher et marchant avec une canne », n’est ni recherché, ni
inculpé par les autorités américaines pour les attentats du 11
septembre et les 2 996 victimes qu’ils ont provoquées. Et pas
davantage d’ailleurs pour l’attentat perpétré à Aden contre le
croiseur USS Cole, attribué pourtant à Al
Qaeda.
Pourquoi cette incroyable lacune qui ne peut en
aucune façon être le fait du hasard, alors qu’il s’agit du
personnage le plus recherché de la planète et que les Etats-Unis
ont déclenché deux guerres, l’une en Afghanistan, puis en Irak,
officiellement pour le capturer et détruire Al Qaeda ?
J’ai eu la réponse en juin 2004, de la bouche d’un responsable du
FBI que j’ai rencontré à Londres où il était de passage. L’homme
travaille à Washington, au siège de l’agence, et je le connais
depuis près de dix ans. Lorsqu’il opérait aux côtés de John
O’Neill, le chef de l’antiterrorisme, au bureau de New York, écarté
puis mort dans les tours dont il était devenu le chef de la
sécurité.
Nous sommes installés dans la chambre de son hôtel, situé sur le
Strand. Une pièce de taille relativement modeste où nous occupons
les deux fauteuils de velours marron qui se font face. Il est
massif, placide, la quarantaine sportive. Il m’écoute sans émotion
appa- rente. Il paraît hésiter sur le choix des mots à employer
pour me répondre. Il s’exprime avec un accent traînant du Sud dont
il est issu : « Je connais bien sûr cette fiche et la réponse que
je vais vous apporter va probablement encore plus vous étonner.
Savez-vous pourquoi Bin Laden n’est pas recherché pour les
attentats du septembre ? Parce que le FBI dépend du ministère de la
Justice et M. John Aschcroft, le ministre, n’a jamais, depuis
septembre 2001, donné l’ordre que l’on délivre un avis de
recherche fédéral {Federal
Warrant) contre Bin Laden. Pour la justice
américaine et les agences chargées de l’enquête, Ousama, c’est
vrai, n’est donc pas officiellement suspect dans le carnage
perpétré. Nous sommes un certain nombre, au FBI, à éprouver un
grand trouble devant cette situation, mais nous avons les mains
liées. L’attitude de M. Aschcroft et du président Bush, quant à
elles, sont inexplicables. » Il porte un costume bleu et une
cravate aux motifs colorés qui tranche avec les choix
vestimentaires habi- tuels des hommes du FBI. Il s’exprime par
séquences, entrecoupées de silences de même durée : « Les Etats-
Unis et le reste du monde sont en guerre contre une organisation
terroriste dont le chef n’est pas inculpé pour les attentats qu’on
lui impute. Avouez que ce n’est pas banal. »
L ‘onde de choc islamiste
Pour comprendre l’imbrication des événements, il faut souvent remonter dans le temps. En 1975, Beyrouth est une ville coupée en deux, pilonnée par les bombardements. La même année le roi Fayçal d’Arabie Saoudite est assassiné par un de ses neveux, dans des circonstances toujours non élucidées. En 1977, le général Zia Ul-Haq prend le pouvoir au Pakistan, ins- taure la charia et fait de l’Islam radical la clé de voûte de son pouvoir et de sa politique. En 1979, enfin, année charnière, l’ayatollah Khomeyni se prépare à prendre le pouvoir en Iran. Je me souviens du modeste pavillon qui l’abritait à Neauphle-le-Château, dans la banlieue parisienne, du sol recouvert d’un tapi sur lequel il rece- vait ses visiteurs, entouré d’hommes qui pour la plupart allaient connaître le sort tragique que décrit le dicton : « La révolution dévore ses enfants. »
Il m’avait
reçu cinq minutes, levant à peine les yeux, égrenant d’une
voix sourde et monocorde les crimes du Shah. Seize ans plus tard,
le roi du Maroc, Hassan II, qui avait accueilli le souverain en
exil, me confiait : « Le Shah a tout perdu parce qu’il n’avait pas
d’amis. Un régime doit reposer sur un minimum de racines. L’Iran
laïque et moderniste qu’il croyait façonner s’était coupé de ses
voisins et du monde musulman avec lequel il n’entretenait aucun
lien particulier. Et ses alliés américains l’ont lâché, furieux
qu’il ait joué un rôle décisif dans la hausse des prix du pétrole.
» L’onde de choc de la révolution islamique se propage en Arabie
Saoudite. La même année, en novembre, des centaines d’étudiants en
religion avec à leur tête Jouhayman Al Otaibi prennent le contrôle
de la grande mosquée de La Mecque et exigent des Saoud le retour
aux principes du wahhabisme et l’arrêt de toute compromission avec
les Etats non islamiques. On m’a rapporté qu’un des frères
d’Ousama, Marhous, avait été arrêté comme sympathisant puis
relâché. Pourtant, l’enquête allait révéler que les armes utilisées
par les insurgés auraient été acheminées à l’intérieur des camions
appartenant au groupe Bin Laden et que la famille était seule à
posséder les cartes complètes de tous les emplacements des lieux
saints. Marhous est désormais le responsable du groupe Bin Laden
pour la ville sainte de Medine.
Enfin, en décembre 1979, les Soviétiques envahirent l’Afghanistan
et Amin, quelques mois après, fut intronisé président, juste après
avoir fait étouffer son prédécesseur Taraki qui venait de rentrer
de Cuba.
Mais le communisme commençait à mourir de nier la réalité et nous
nous trompions sur la réalité de la menace communiste.
Pourtant tous les experts occidentaux décrivaient l’occupation
soviétique de l’Afghanis- tan comme un épisode décisif dans le «
grand jeu » défini par Rudyard Kipling à la fin du xixe siècle.
Désormais, Moscou se trouvait à proximité des champs pétrolifères
du Golfe et menaçait directement les sources d’approvisionnement
occidentales. Les chan- celleries tremblaient sans savoir qu’un
autre détonateur autrement plus grave venait d’être enclenché, en
cette même année. Il allait modifier radicalement le compor- tement
des pays de la région et les faire éclore à leurs réalités
actuelles : l’Arabie Saoudite, cible présumée de l’Union
soviétique, deviendra le danger que l’on sait ; appuyés par la CIA,
les services secrets pakistanais transforment le djihad afghan en une grande guerre menée par tous
les pays musulmans contre l’URSS, avant de retourner les armes
contre l’Occident. 1979 fut aussi l’année d’un autre événement
historique : la signature des accords de Camp David entre Israël et
l’Egypte, instaurant la paix entre les deux pays. Moins de deux ans
plus tard, en octobre 1981, Sadate fut assassiné, au cours d’une
parade militaire, par des membres du mouvement islamiste Al Jihad.
Des milliers de suspects avaient été arrêtés et empri- sonnés par
les autorités égyptiennes dont plusieurs dizaines furent ensuite
relâchés. Parmi eux, le Sheikh Omar Abdel Rahman qui fut condamné
par le tribunal de New York pour son implication dans le premier
attentat contre le World Trade Center en 1993. Fiché par les
autorités américaines, il avait pourtant réussi à obtenir un visa
d’entrée aux Etats-Unis, grâce à l’inter- vention auprès du
consulat américain au Caire d’un responsable de la CIA. Un autre
personnage extrait des geôles égyptiennes était l’un des leaders du
mouvement Al Jihad qui avait planifié l’assassinat de Sadate.
Son nom : Ayman Al Zawahiri, médecin de formation, fils d’une
famille de la grande bourgeoisie cairote. Il est aujourd’hui le
numéro deux d’Al Qaeda et le maître à penser, dit-on, d’Ousama Bin
Laden.
L ‘engagement de Bin Laden
En 1979, Ousama Bin Laden a 22 ans et termine
ses études à l’université de Djeddah : science économique et
marketing. Il est l’un des cinquante-quatre membres d’un groupe qui
porte son nom et doit tous ses contrats aux faveurs
royales.
Le fondateur Mohammed Bin Laden est un Yéménite illettré mais
génial en affaires. Dans les années 50, il gagne les faveurs du roi
Saoud, cloué dans un fauteuil roulant, en construisant une rampe
qui lui permet d’accéder au second étage de son palais. En 1964,
quand le roi Fayçal monte sur le trône, il n’existe qu’une seule
route pavée dans le pays reliant Riyad à la base de Dharan.
Mohammed Bin Laden se voit confier la construction de toutes les
routes du pays. Sa mort, à la fin des années 60, dans un accident
d’avion, ne change rien aux privilèges octroyés à sa famille. En
1973, la flambée des cours du pétrole offre aux Bin Laden le plus
impensable des cadeaux. La famille royale attribue à leur groupe la
reconstruction totale des lieux saints de La Mecque et Médine, un
projet, comme l’écrit un observateur, « aussi ambitieux et
prestigieux que de rebâtir le Vatican ». Le coût de cette
rénovation qui s’étendra sur plus de dix ans sera évalué à au moins
milliards de dollars.
Oublié le temps où le fondateur du royaume, Ibn Saoud, confiait
dans les années 30 : « Je suis tellement pauvre que je n’ai qu’une
pierre comme oreiller », et où les seules ressources du pays
provenaient des droits d’entrée acquittés par les pèlerins se
rendant dans les lieux saints. La richesse de la famille royale a
rejailli sur les Bin Laden et le jeune Ousama a ses entrées au sein
de la famille régnante. En 1979, il s’est lié d’amitié avec l’un
des fils du défunt roi Fayçal, le prince Turki Ibn Fayçal, qui
dirige les services secrets du pays, poste qu’il conservera
vingt-cinq ans. Turki sera l’un des mentors de Bin Laden. Au jeune
homme révolté par la présence de l’URSS sur la terre d’Afghanistan,
il propose d’animer un réseau pour l’envoi de combattants arabes
décidés à lutter contre les Soviétiques. Un projet que le prince
nourrissait depuis long-temps et qu’il concrétise en installant
Ousama à Peshawar.
Le journaliste Robert Fisk, qui a rencontré et inter- viewé à plusieurs reprises le chef d’Al Qaeda, notamment en Afghanistan, rapporte : « Bin Laden m’avait parlé de la décision immédiate qu’il avait prise en apprenant que l’armée soviétique avait envahi l’Af- ghanistan. Il avait apporté le matériel de construction de sa société à des chefs tribaux en révolte pour combattre ce qu’il considérait comme une armée corruptrice et hérétique pillant l’Afghanistan islamiste. Il finança le voyage de milliers d’Arabes moudjahidin en Afghanistan pour qu’ils se battent à ses côtés. Ils vinrent d’Egypte, du Golfe, de Syrie, de Jordanie, du Maghreb. Beaucoup furent taillés en pièces par des mines ou déchiquetés par les mitrailleuses des hélicoptères Hind soviétiques. Lors de notre première rencontre au Soudan, j’ai convaincu Bin Laden, contre son gré, de me parler de cette époque. Il m’a raconté que pendant une attaque contre une base russe proche de Jalalabad, dans la province de Nangahar, un obus de mortier était tombé à ses pieds. Dans les fractions de seconde de rationalité qui ont suivi la chute, il a éprouvé - c’est ce qu’il m’a dit - un grand calme, une impression d’acceptation sereine qu’il a attribuée à Dieu. L’obus, à la grande consternation des Américains aujourd’hui, n’a pas explosé. Quelques années plus tard, à Moscou, j’ai rencontré un ancien officier du renseignement soviétique qui avait passé quelques mois en Afghanistan pour tenter d’organiser la liquidation de Bin Laden. D’après lui, il avait échoué parce que les hommes de Bin Laden ne se laissaient pas acheter. Personne ne voulait le trahir. “C’était un homme dangereux, le plus dangereux pour nous”, me dit ce Russe. Bin Laden m’a répété qu’il n’avait jamais accepté la moindre munition provenant de l’Occident, qu’il n’avait jamais rencontré d’agent américain ou britannique.
« Cependant, ses bulldozers et ses engins
creusaient des routes dans les montagnes pour que ses moudjahidin
lancent leurs missiles antiaériens Blowpipe, fabriqués en
Grande-Bretagne, assez haut pour atteindre les Migs soviétiques.
L’un de ses partisans armés m’a emmené plus tard sur la piste Bin
Laden, odyssée terrifiante de deux heures dans la pluie et le
verglas, au bord de ravins terrifiants. “Quand on a foi dans le
Djihad (la guerre sainte), c’est facile”, m’a expliqué le
terroriste. “Toyota est bon pour le Djihad”, a-t-il dit. C’est la
seule plaisanterie que j’aie entendue de la bouche d’un des hommes
de Bin Laden. »
Je suis convaincu que Bin Laden dit vrai quand il affirme que
durant cette période il n’a rencontré ni Américain ni Britannique.
Il ignorait seulement à quel point les Etats-Unis avaient
instrumentalisé l’Islam dans leur lutte contre les Soviétiques.
J’ai appris que les instructeurs de la CIA, qui formaient les
moudjahidin aux côtés des services secrets pakistanais,
devaient leur tenir un discours épousant les enseignements
de l’Islam, dont les « thèmes prédominants » étaient : «
L’Islam est une idéologie sociopolitique complète ; l’Islam sacré a
été violé par les troupes soviétiques athées et le peuple islamique
d’Afghanistan doit réaf- firmer son indépendance en se débarrassant
du régime socialiste afghan soutenu par Moscou. »
Bin Laden comme les autres combattants arabes
ou afghans ne pouvaient imaginer qu’ils se battaient contre l’Union
soviétique pour le compte des Etats-Unis. Je pense que l’idée même
n’a jamais traversé l’esprit du futur chef d’Al Qaeda parce qu’elle
ne correspond absolument pas à sa grille d’analyse du monde et des
rapports de forces qu’elle implique.
Contrairement à une idée arrêtée, la cause palesti- nienne n’a pas
exacerbé l’engagement de Bin Laden. Elle ne l’intéresse absolument
pas. Des gens qui l’ont rencontré à l’époque rapportent son
véritable dégoût devant la tenue de la conférence de Madrid en 1992
qui réunissait pour la première fois autour de la même table des
délégations israélienne, palestinienne, syrienne et libanaise ; son
dégoût également en découvrant que le porte-parole palestinien lors
de ces négociations était une femme, chrétienne de surcroît, Hanane
Ashraoui. Selon un excellent observateur, « les Palestiniens sont
trop modernes pour Bin Laden. Il est fermement convaincu qu’ils ne
pourront pas se détacher des Juifs parce qu’ils sont dirigés par un
cocktail de femmes, de chrétiens, d’homosexuels et de marxistes.
Bin Laden ne fait d’ailleurs que reproduire les idées de son
mentor, Abdullah Azzam, un Palestinien de Jordanie, issu des frères
musulmans ».
Si la Palestine, aux mains de mécréants comme Ara-fat ou Habache,
ne mérite pas d’être libérée, par contre la lutte contre
l’occupant soviétique en Afghanistan représente une grande
cause. De retour à Riyad, en 1980, il propose au prince Turki Ibn
Fayçal d’utiliser sa fortune personnelle pour faire venir des
combattants et aider financièrement leurs familles. Le chef des
services secrets saoudiens lui répond que le royaume mettra à sa
disposition tous les moyens dont il a besoin. Pendant vingt et un
ans, le prince Turki va tenir parole et déverser des flots d’argent
destinés à certains des mouvements de résistance et à armer les
combattants qui affluaient. Sous les vifs encouragements de la CIA,
quelque 35 000 intégristes musulmans, en provenance de quarante
pays islamiques, se joignirent à la lutte entre 1982 et 1992.
D’autres dizaines de milliers vinrent étudier dans les madrasa
pakistanaises. « Avec le temps, estime Ahmed Raschid, plus de 100
000 intégristes musulmans furent directement influencés par le
Djihad afghan. »
Djihad contre communisme
Soutenir les mouvements fondamentalistes islamiques représentait depuis des décennies une des constantes de la politique américaine dans cette zone. La présence et l’influence américaines en Arabie Saoudite, depuis le début des années 50, n’avaient cessé de s’accroître, tout comme la production de pétrole et le développement de la base aérienne de Dhahran. L’Aramco, le consortium américain qui contrôlait l’extraction de l’or noir dans le royaume, pouvait compter sur de puissants relais à Washington, en la personne du secrétaire d’Etat John Foster Dulles et de son frère Allen, directeur de la CIA. Pour les deux hommes, l’arrivée au pouvoir de Nasser qui prônait un nationalisme panarabe représentait un danger pour la région et surtout pour la stabilité du royaume saoudien. Nasser, allié de Moscou, horrifiait John Foster Dulles. Cet anti-communiste ultrareligieux, qui aurait eu sa place dans l’administration de George W. Bush, confiait qu’il lisait longuement la Bible avant chaque rencontre avec son homologue soviétique, Andrei Gromyko.
Selon Saïd Aburish, « c’est durant la période
1958- que le Département d’Etat a commencé à exagérer la menace
communiste au Moyen-Orient, et l’Aramco, la CIA et notamment ses
agents en poste au Caire et à Beyrouth ont commencé à soutenir les
groupes islamiques fondamentalistes comme un contrepoids à Nasser.
C’était en partie un prolongement de la stratégie de Kim Roosevelt
(un des responsables de la CIA) qui avait utilisé avec succès en
Iran les organisations musulmanes contre les mouvements de gauche.
Le mouvement des Frères musulmans antinassérien fut financé et les
responsables religieux incités à attaquer l’Union soviétique pour
ses choix antimusulmans 1. »
En 1980, Ronald Reagan avait épousé avec enthou- siasme la cause de
ces fondamentalistes afghans qu’il qualifiait de « combattants de
la liberté ». Personne à Washington ne semblait conscient que ces
organisations prônaient une dictature religieuse, l’obscurantisme,
l’oppression des femmes et les mutilations pour les coupables.
William Casey, le directeur de la CIA, était au cœur de ce
dispositif qui visait à recruter le maximum de militants
islamistes, venant du monde entier, aussi bien du Maroc que de
l’Indonésie, prêts à venir combattre en Afghanistan ; on trouvait
même des musulmans noirs américains, voyageant en Afghanistan,
encadrés par la CIA, entraînés par des instructeurs de
l’agence avant d’être envoyés au combat avec des armes
américaines.
1. Saïd K. Aburish, The Rise, Corruption and Coming Fall of the House of Saud, St Martin Press, 1996.
En mars 1985, le président Reagan signa la
directive de sécurité nationale numéro 166 qui autorisait une aide
secrète aux moudjahidin. Cette initiative démontrait sans équivoque
que la guerre secrète menée en Afghanistan avait pour objectif de
combattre les troupes soviétiques. La nouvelle aide en sous-main
des Etats-Unis fut marquée par une augmentation substantielle de la
quantité d’armes fournies - une aide annuelle régulière équivalant,
en 1987, à 65 000 tonnes d’armes -, de même qu’un flot incessant de
spécialistes de la CIA et du Pentagone au quartier général des
services de renseignement pakistanais, sur la route principale,
près de Rawalpindi.
« Une guerre financée clandestinement à hauteur de milliards de
dollars par le royaume saoudien. » Comme le confiait en plaisantant
le prince Turki, chef des services secrets et ami d’Ousama Bin
Laden qui combattait alors dans les montagnes afghanes : « Le
dollar américain devient un dollar soutenant les moud- jahidin.
»
Les deux alliés, américain et saoudien, y trouvaient leur compte.
William Casey, le directeur de la CIA, passionné d’histoire,
confiait à des proches que la clé de la victoire américaine en 1776
avait été l’utilisation de « partisans non intégrés dans l’armée et
menant une guérilla ». C’était exactement ce qu’il retrouvait avec
les combattants afghans. Pour la famille royale saoudienne, cette
guerre juste contre une superpuissance « infidèle » qui avait
envahi des terres musulmanes constituait le moyen de rassembler
autour de cette cause toutes les composantes de la société, les
riches marchands, les religieux comme les masses fondamentalistes,
et de faire taire les contestations.
Un « nouvel homme islamique » était peut-être en train de naître et Ousama Bin Laden, de plus en plus populaire, l’incarnait. Certains le présentaient comme un « combattant Gucci » mais un Pakistanais qui s’était battu à ses côtés affirmait : « Il est un héros pour nous parce qu’il est toujours sur le front, toujours devant. Il ne distribue pas seulement son argent, il donne de lui même. » Une telle politique impliquait des entorses, une violation même des règles élémentaires de sécurité.
La CIA fournit des visas
Michael Springman qui dirigeait le service des visas au consulat américain de Djeddah, en 1988, a fourni un témoignage accablant : « En Arabie Saoudite, je recevais fréquemment des ordres émanant d’officiels importants du Département d’Etat et me demandant d’accorder des visas pour les Etats-Unis à des demandeurs qui ne répondaient pas aux critères. Il s’agissait essentiellement de gens qui n’avaient aucun lien avec l’Arabie Saoudite ou leur pays d’origine. Je m’en plaignais amèrement. Un exemple : deux Pakistanais réclamaient un visa pour se rendre à une foire commerciale sur le sol américain et affirmaient que leur voyage était payé par le ministère du Commerce pakistanais. Cependant ils ne connaissaient pas le nom de la foire ni la ville où elle se déroulait. J’ai refusé leurs demandes. Immédiatement après, le responsable de la CIA est venu me voir pour me demander de changer de position. J’ai à nouveau refusé mais les visas leur ont tout de même été délivrés. Quand je suis rentré aux Etats-Unis, j’en ai parlé au Département d’Etat, au General Accountability Office, au bureau de la sécurité diplo- matique et au bureau de l’inspecteur général. Personne ne m’a répondu. Ce contre quoi je protestais était en réalité un effort pour transférer aux Etats-Unis des recrues entraînées aux activités terroristes par la CIA, puis envoyées en Afghanistan pour combattre les Soviétiques. Le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, n’a pas ébranlé la foi du Département d’Etat dans les Saoudiens, pas plus que les attaques contre le site des tours de Khobar, en Arabie Saoudite, trois ans plus tard, dans lesquelles dix-neuf Américains périrent. » Brève précision : quinze des dix-neuf pirates de l’air ont obtenu leur visa au consulat américain de Djeddah.
Zbigniev Brzezinski, le conseiller de Carter qui le premier, le 3 juillet 1979, avait convaincu le président américain d’aider les rebelles afghans, confia à Vincent Jauvert du Nouvel Observateur : « Qu’est-ce qui est le plus important dans l’histoire du monde : l’existence des Talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques islamistes surexcités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »
Le tango pakistanais
Les services secrets américain, saoudien et pakistanais travaillaient certes main dans la main durant cette période, mais les deux alliés régionaux de Washington jouaient leur propre partition. Les relations entre la CIA et l’ISI, le principal service de renseignement pakistanais, s’étaient considérablement améliorées après le coup d’Etat du général Zia en 1977, qui avait imposé un régime militaire et fait pendre son prédécesseur, Ali Bhutto. Zia avait instauré la charia à travers le pays et se montrait encore plus anticommuniste que l’administration Reagan. Peu après l’invasion de l’Afg- hanistan par les Soviétiques, le dictateur pakistanais donna l’ordre au directeur de l’ISI de mener des actions clandestines afin de déstabiliser les républiques soviétiques d’Asie centrale. Selon Diego Cordovez et Selig Harrison, « la CIA n’approuva ce plan qu’en 1984… La CIA était plus prudente que les Pakistanais. » Pourtant, l’intervention des Pakistanais en Asie cen- trale, dans les Balkans et le Caucase allait, selon un rapport de la CIA dont j’ai pu prendre connaissance, « servir de catalyseur pour la désintégration de l’URSS et l’émergence de six républiques musulmanes en Asie centrale ».
J’ignorais tout de ces opérations quand j’avais
ren- contré Zia ul-Haq pour une interview à Islamabad. C’était deux
ans avant son renversement et sa mort. Ses cheveux gominés, ses
yeux sombres surmontés d’épais sourcils et sa moustache finement
ouvragée le faisaient ressembler à un personnage de traître ou de
méchant directement sorti d’un film muet. Des dizaines de milliers
de réfugiés afghans s’entassaient alors dans les multiples camps
installés sur la frontière. Une zone de recrutement idéale pour de
futurs combattants et des dividendes politiques importants
engrangés par Zia et son régime.
Cet homme impitoyable, qui avait du sang sur les mains, s’exprimait
consciencieusement, d’une voix timide. Nous étions assis autour
d’une table, dans des fauteuils en osier blanc, sur la pelouse de
sa résidence au gazon impeccablement taillé. Des paons circulaient
à quelques mètres. Le président-dictateur m’avait parlé de sa foi,
de la supériorité de l’islam et de la victoire inéluctable qui
serait remportée sur l’Union soviétique. « L’Afghanistan
redeviendra libre », m’avait-il lancé d’un ton définitif. A cet
instant, j’avais vu son visage changer, tandis que deux
domestiques apparaissaient, tenant par la main un garçon de 5
ou 6 ans. C’était un enfant visiblement simplet que Zia avait pris
sur ses genoux, radieux, lui parlant avec tendresse. La rencontre
entre cet homme sanguinaire et ce petit garçon diminué m’avait
beaucoup plus marqué que la teneur de ses propos qui me faisaient
penser à un catalogue de slogans. Pourtant, les événements lui
avaient donné raison.
L’argent saoudien et l’encadrement pakistanais
avaient permis à la résistance afghane de porter des coups sévères
à l’armée rouge, provoquant son retrait en et déclenchant la fin de
l’empire communiste. Un proche collaborateur de Bush père m’avait
raconté comment s’était déroulé, pour le 41e président des
Etats-Unis, ce mois d’août 1989. Comme chaque année, il était parti
en vacances dans sa résidence de Kennebunkport, une petite station
balnéaire du Maine. Il gardait un contact permanent avec la Maison
Blanche et se tenait informé, pratiquement heure par heure, des
évolutions en URSS et en Europe de l’Est.
Les deux dossiers étaient désormais prioritaires. La décomposition
de l’empire soviétique fascinait Bush et il avait donné pour
consigne à toutes les agences de renseignement, notamment à la CIA,
de concentrer leurs efforts sur cette zone. Quand il partait pêcher
en mer, un téléphone cellulaire porté par un assistant lui
permettait de rester en liaison constante avec le monde entier.
Chaque matin, le président jouait au golf. Ses parties étaient
fréquemment interrompues par des appels urgents provenant de
Washington. Arpentant le green, entouré de ses gardes du corps, le
chef de l’exécutif recevait de nouvelles informations sur
l’effondrement progressif des régimes communistes est-européens. «
C’est insensé », confia-t-il un jour à ce collaborateur qui me
l’a rapporté. Il venait juste de raccrocher le combiné. « Je ne
peux même pas finir tran- quillement ma partie sans être dérangé
par un nouvel événement. Entre le moment où j’ai franchi le
neuvième trou et celui où j’attaque le onzième, il s’est encore
passé quelque chose à l’Est. »
Les quatre piliers de la guerre sainte
C’était en quelque sorte une illustration de la
théorie du chaos, les ailes du papillon volant en Afghanistan
avaient provoqué l’effondrement du mur de Berlin. Ousama Bin Laden
avait joué un rôle dans cette victoire de l’islam et l’écroulement
de l’une des deux superpuissances militaires de la
planète.
En 1989 justement, il rentrait en Arabie Saoudite, accueilli en
héros. Il avait défié et vaincu Moscou ; un an plus tard, c’est
l’Amérique et son propre pays qui devenaient ses adversaires
mortels.
Il a confié à Robert Fisk que 1990 constituait la date la plus
importante pour lui, celle de la trahison suprême : « Quand les
troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints,
les oulemas (autorités religieuses) et les
étudiants de la charia ont protesté vigoureusement dans tout le
pays contre l’intervention des soldats américains, a-t-il confié.
Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d’inviter les
troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien
à des nations qui combattaient les musulmans. Ils [les Saoudiens]
ont aidé les Yéménites communistes contre les Yéménites musulmans
du Sud [la famille de Bin Laden est originaire du Yémen] et ils
aident le régime d’Arafat à combattre le Hamas. Après avoir insulté
et emprisonné les oulemas, le régime saoudien a perdu sa
légitimité… Le peuple saoudien se souvient maintenant de ce
que lui ont dit les oulemas et il s’aperçoit que l’Amérique
est la principale cause de ses problèmes. L’homme de la rue sait
que son pays est le plus gros producteur de pétrole du monde, et
pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais
services. Le peuple comprend maintenant les discours des oulemas
dans les mosquées, selon lesquels notre pays est devenu une colonie
américaine. Il agit avec détermination pour chasser les Américains
d’Arabie Saoudite. Ce qui s’est passé à Riyad et à Kho- bar, avec
vingt-quatre Américains tués dans deux bom- bardements, est une
preuve manifeste de l’immense colère du peuple saoudien envers
l’Amérique. Les Saoudiens savent maintenant que leur ennemi est
l’Amérique. »
Bin Laden se rattache à une longue lignée de
contes- tataires intégristes, comme Fayçal Al Dowaysh qui avait
fomenté entre 1927 et 1930 la révolte des Ikhiwan, une confrérie
wahhabite aux objectifs messianiques qui voulait rétablir la pureté
de l’islam dans les autres pays musulmans. La stratégie de Bin
Laden n’est pas planétaire. Elle est à l’image de sa vision du
monde : limitée aux zones musulmanes. Elle vise des monarchies
fragilisées, l’Arabie Saoudite bien sûr, mais aussi celles du Maroc
et de Jordanie, ainsi que l’Egypte de Moubarak dont la survie
dépend des 2 milliards de dollars d’aide annuelle versés par
Washington. Elle s’étend aux républiques d’Asie centrale mais aussi
à l’Indonésie et à la Malaisie. De même que Mohamed, 1 400 ans plus
tôt, avait unifié les tribus d’Arabie, Bin Laden rêve d’une
restauration du califat qui unifierait autour de lui les tribus de
l’islam.
« Pour comprendre les vues à long terme de Bin Laden, écrit Pepe
Escobar dans Asia Times, il est essentiel
de connaître les quatre piliers sur lesquels s’appuie sa guerre
sainte :
1) la Péninsule arabique avec sa richesse pétrolière et, plus que tout, les deux lieux les plus sacrés de l’islam ;
2) l’Egypte, le cœur du monde musulman où il peut compter sur le soutien des réseaux de la gamaa islamique, l’organisation créée par le cerveau d’Al Qaeda, le docteur Ayman Al Zawahiri ;
3) la contre-révolution islamique iranienne qui se développera quand sa propre révolution islamique sunnite aura abouti à une superpuissance à laquelle les chiites iraniens seront forcés d’adhérer ;
4) la vallée de l’Indus, où se trouve le Pakistan, un Etat détenteur de l’arme nucléaire et d’une armée musulmane infiltrée par des islamistes fervents. »
Le Pakistan est le pays clé dans la stratégie
de Bin Laden et Al Qaeda. Dans les années 80, alors qu’il
combattait en Afghanistan, il avait pu compter sur trois alliés de
poids : le prince Turki, le financier saoudien, chef des services
secrets, mais également sur deux Pachtounes, l’ethnie majoritaire
au Pakistan et en Afghanistan. L’un, Hamid Gui, chef de l’ISI,
service secret qui est un véritable Etat dans l’Etat, fut l’artisan
de la guerre sainte contre les Soviétiques. Le second, le général
Nasirullah Babar, confortablement installé aujourd’hui dans la
ville frontière de Peshawar, avait créé les Talibans. Deux hommes
appartenant à d’im- portantes familles pachtounes tout autant
afghanes que pakistanaises.
Mais il existait un autre secret soigneusement enfoui, que personne
à Washington comme à Islamabad ne souhaitait voir révélé : l’argent
de la drogue, du trafic d’héroïne avait joué un rôle essentiel dans
le « coup de grâce porté à Moscou » et il demeurait un atout
politique et financier de premier ordre pour toutes les parties en
présence aujourd’hui dans la région.
En janvier 1987, The
Herald, le journal pakistanais en langue anglaise, expliquait
que le principal circuit mis en place pour acheminer les armes aux
rebelles afghans servait aussi, en sens inverse, au transport de
l’héroïne jusqu’au port de Karachi, d’où elle était embarquée à
destination de l’Europe et des Etats-Unis. « C’est réellement très
simple, pouvait-on lire. Si vous contrôlez les champs de pavot,
Karachi et la route qui relie les deux, vous serez si riches que
vous contrôlerez le Pakistan. »
Les Etats-Unis qui consacraient des milliards de dol- lars à
financer une vaste armée panislamiste avaient contribué à cet
essor. Avant l’invasion des troupes soviétiques, il n’existait
pratiquement pas en Afghan- tistan de production locale et le
meilleur spécialiste sur la question, Alfred Mac Coy, dont les
enquêtes font autorité, confirme que « durant les premières années
des opérations de la CIA en Afghanistan, les territoires près de la
frontière pakistano-afghane devenaient le principal fournisseur
d’héroïne aux Etats-Unis. Au Pakistan, le nombre de personnes
dépendantes de l’héroïne est passé de près de zéro en 1979 à 1,2
million en 1985, un accroissement beaucoup plus grand que celui
connu par n’importe quel autre pays. La
CIA, rappelle Mac Coy, contrôlait indirectement le commerce
de l’héroïne. Lorsque les moudjahidin ont établi leur contrôle sur
une partie du territoire afghan, ils ont donné l’ordre aux paysans
de cultiver l’opium en guise de taxe révolutionnaire. De l’autre
côté de la frontière, au Pakistan, des leaders afghans et des
groupes locaux d’affaires, sous la protection des services de
renseignement, l’ISI, ont mis sur pied des cen- taines de
laboratoires de production d’héroïne. Durant cette décennie de
commerce de drogue, la DEA, l’agence américaine antidrogue, s’est
trouvée incapable de faire quelque saisie ou arrestation majeure
que ce soit. Les autorités des Etats-Unis ont refusé d’enquêter sur
toute charge en rapport avec l’héroïne et leurs alliés afghans,
parce que la politique américaine relative à la lutte contre le
narcotrafic en Afghanistan fut largement subordonnée à la guerre
contre l’Union soviétique. » En 1995, le directeur des opérations
de la CIA en Afghanistan, Charles Cogan, avait admis que la CIA
avait sacrifié la guerre contre la drogue pour se consa- crer à la
guerre froide. « Notre mission principale était d’infliger le plus
de dommages possible aux Soviétiques. Nous n’avions pas vraiment
les ressources et le temps requis pour enquêter sur le commerce de
la drogue. Je ne crois pas que nous ayons à nous excuser de cela.
Toute situation a ses inconvénients. Il y a eu un inconvénient au
niveau du narcotrafic, oui. Mais l’objectif principal a été
atteint. Les Soviétiques ont quitté l’Afghanistan. »
Alexandre de Marenches, l’ancien patron du SDECE (devenu
aujourd’hui la DGSE), se vantait d’avoir influencé William Casey,
le directeur de la CIA, en lui suggérant d’utiliser l’arme de la
drogue «pour intoxiquer, m’avait-il raconté, les soldats de
l’armée rouge. Casey avait été séduit par l’idée et m’avait
aménagé un rendez-vous avec Ronald Reagan qui semblait enchanté de
cette suggestion. »
La CIA n’avait pas eu besoin des conseils d’Alexandre de Marenches
pour former avec le trafic de drogue un couple ancien et exemplaire
de cynisme… En 1955, lorsque les Américains prirent pied au
Vietnam, l’agence mit immédiatement la main sur toutes les filières
créées par les services français pour financer la guerre. Une
source de profit qui allait permettre à la CIA de monter de
multiples opérations échappant à tout contrôle officiel. Même
démarche en Afghanistan. Lorsqu’elle livre aux combattants afghans
les fameux missiles Stinger qui vont causer de lourdes pertes à
l’occupant soviétique, ces livraisons ont lieu en priorité dans les
zones où se trouvent les plus importantes productions de pavot. En
1989, au moment où se profile l’éclatement de l’empire soviétique,
la production d’opium afghan augmente spectaculairement, passant à
4 600 tonnes métriques. Les bénéfices dégagés serviront à financer
des rébellions armées dans plusieurs républiques communistes. La
CIA, en liaison avec l’ISI, traite alors avec quinze syndicats du
crime, implantés dans une URSS sur le point de se désintégrer, et
qui seront les principaux acheteurs de l’héroïne
raffinée.
« Nous avons créé l’islamisme terroriste »
Pour un pays comme le Pakistan qui
engloutissait plus de 40 % de son budget dans les dépenses
militaires et l’élaboration d’un coûteux programme nucléaire, la
drogue devenait une solution à de nombreux problèmes. Le trafic
d’héroïne avait permis par exemple de financer les opérations
secrètes destinées à déstabiliser l’Inde, en soutenant la
rébellion au Cache- mire. Selon un rapport du 14 mai 2004 de
Philippe Raggi, « les services secrets occidentaux se disaient
d’ailleurs persuadés qu’une partie de l’équipement de l’armée
pakistanaise était payé par l’argent de l’héroïne. L’ISI a donc
profité de la situation de guerre civile en Afghanistan pour
prendre en main le trafic d’héroïne. Le Pakistan étant un pays à
l’identité islamique, il était de son devoir de faire prédominer
l’islam dans la région, peu importent les moyens utilisés.
»
Ces trafics ont commencé avec l’implication des militaires de l’ISI
ayant « des liens familiaux avec des grands barons de l’héroïne des
zones tribales et du Pendjab ». Dans les années 80, le brigadier
général Imtiaz, qui travaillait sous les ordres du directeur
général de l’ISI de l’époque, le général Hamid Gui, aurait dirigé
une cellule afin d’utiliser l’héroïne pour les actions clandestines
avec l’aval de la CIA. C’est ainsi que les camions scellés qui
emportaient des armes dans les régions libérées revenaient chargés
d’opium. Cet opium était ensuite livré aux laboratoires des zones
tri- bales (en territoire pakistanais). Des centaines de labo-
ratoires ont été mis sur pied à la frontière pakistano- afghane,
dans le Balouchistan (province du Nimruz, du Helmand et de
Kandahar) par des leaders afghans et des groupes d’affaires locaux,
sous la protection de l’ISI. Une grande partie de ce trafic avait
pour but l’en- richissement personnel de certains militaires et
consti- tuait une prise en main, par l’Etat pakistanais, des
ressources fournies par la drogue.
Franck Anderson, le chef du secteur afghan à la CIA de 1987 à 1989,
se rappelle : « Durant la guerre [contre les Soviétiques] personne
ne pensait aux complications qui surgiraient dans l’après-guerre.
Chacun était occupé à virer les Soviétiques. Le monde musulman
était excité par cette perspective et nous ne savions rien des
activités liées au terrorisme. »
« Nous avons créé le système de l’islamisme
terroriste que nous essayons aujourd’hui de démanteler», m’a confié
un membre de la CIA qui a longtemps travaillé en Afghanistan.
Lorsque je lui ai parlé des dénégations de son agence sur les liens
avec le trafic d’héroïne, il m’a répondu : «Non seulement la CIA
savait et approuvait ce trafic mais elle avait créé une cellule
spéciale chargée de promouvoir la culture de l’opium et le
raffinage de l’héroïne, aussi bien en territoire pakistanais que
dans les zones afghanes contrôlées par les moudjahidin, pour
l’écouler ensuite dans les régions tenues par les Soviétiques, afin
de les transformer en drogués. » L’industrie de la drogue s’était
mise en place à partir de 1980 mais j’ai retrouvé la trace en 1984
d’un évé- nement savoureux. En 1984, Bush père, alors vice-pré-
sident, s’était rendu en Afghanistan à proximité des zones
tribales. Il venait également en tant que respon- sable du National
Narcotics Border Interdiction System, une agence dont l’objectif
était de stopper le trafic de drogue aux Etats-Unis. Ancien
directeur de la CIA, il lança : « Trafiquants, vos jours sont
terminés et vous appartenez désormais à l’histoire. »
L’Afghanistan a vu sa production passer de 200/ tonnes par an en
1979, date de l’invasion soviétique, à dix fois plus à la fin des
années 90. Au printemps 1994, la première enquête réalisée sur le
terrain révélait que les cultures de pavot s’étendaient sur 80 000
hectares, permettant de récolter 3 200 à 3 300 tonnes d’opium.
Cette production plaçait l’Afghanistan devant la Bir- manie,
longtemps numéro un, qui produisait quant à elle entre 2 600 et 2
800 tonnes d’opium en 1993-1994.
En 1994, justement, j’avais fait l’une des
rencontres les plus surprenantes de ma vie : celle du roi de
l’opium. Il s’appelait Khun Sa, vivait en Birmanie dans les
contreforts reculés de l’Etat Shan, et ignorait proba- blement que
sa couronne était menacée par les trafi- quants afghans. Il se
prétendait le chef des rebelles Shan, une ethnie en lutte depuis
des décennies contre le pouvoir central birman dans cette province
accidentée, limitrophe de la Chine.
Khun Sa était en réalité le plus gros trafiquant d’hé- roïne au
monde et après des mois de négociations pour l’approcher, mon
voyage avait duré deux nuits et deux jours. Avec le photographe
Gérard Noël, nous avions quitté en pleine nuit la frontière
thaïlandaise et nous cheminions sur de petits chevaux chinois qui
progressaient avec peine sur de minuscules sentiers escarpés,
détrempés par la mousson et bordant des parois qui plongeaient à la
verticale.
Nous empruntions les routes utilisées par les cara- vanes
acheminant l’opium. La région magnifique et hostile, à la
végétation dense, avait provoqué de lourdes pertes, durant la
Seconde Guerre mondiale, parmi le corps expéditionnaire
japonais.
Pour Khun Sa, cette zone où il entretenait une armée de 10 000
hommes était un repaire inexpugnable, et il faisait régner la
terreur au sein de la population. Une semaine avant mon arrivée, il
avait fait dépecer vivant, en public, un chef de village qu’il
soupçonnait de trahi- son. Son quartier général ressemblait à un
camp de travail Khmer rouge : des enfants en uniforme creusaient
des digues et des tranchées. C’était un homme grand et mince, au
rire contagieux, qui portait le même uniforme vert olive,
parfaitement amidonné, que celui de Fidel Castro. Je lui avais
demandé en désignant du doigt les hommes armés qui
l’entouraient : « Vos soldats ont-ils le droit de se droguer ? » La
réponse avait fusé : « Non. Ils sont immédiatement exécutés. » Mon
expérience m’a conduit à observer que les plus grands des salauds
affichent toujours des principes. Il avait ajouté : « J’ai proposé
aux responsables américains de leur vendre chaque année ma
production d’opium, mais ils ont refusé. Evidemment, la CIA n’y a
pas intérêt ; c’est elle le plus gros trafiquant. » Après m’avoir
tendu son paquet, il avait allumé une cigarette blonde sur laquelle
il tira longuement en savourant son effet. J’étais resté confondu
par la pauvreté de l’argument. Peu après, j’avais appris l’histoire
étrange de la Nugan Hand Bank. Cette importante banque privée
australienne avait perdu son principal dirigeant, Franck Nugan,
trouvé mort d’une balle de fusil dans sa Mercedes à côté de
Melbourne.
On découvrit dans une des poches de sa veste une carte de visite, à
moitié consumée, au nom de William Colby, l’ancien directeur de la
CIA. Colby avait une allure de représentant de commerce anodin ou
de coif- feur de village, avec sa raie impeccablement tracée et ses
lunettes à monture métallique. Mais quand il les retirait, son
regard bleu frappait par sa dureté. Il pouvait se montrer d’une
extrême cordialité et brusquement se fermer lorsqu’on
l’interrogeait de trop près sur l’agence qu’il avait dirigée. C’est
exactement ce qui se produisit lorsque je lui parlai de la présence
de sa carte dans la poche du défunt. « Je suis avocat de formation
et je lui ai donné quelques conseils juridiques. » L’enquête menée
par les Australiens allait révéler que la banque servait depuis de
longues années de couverture à la CIA pour le recyclage de l’argent
du trafic d’héroïne, en provenance de chez Khun Sa
et d’Afghanistan.
Les Talibans font flamber les cours de l’héroïne
L’arrivée au pouvoir des Talibans en 1996 ne
modifia en rien l’ampleur du trafic. En octobre 2001, le
responsable de la DE A (l’office antidrogue), Asa Hutchinson,
déclara devant la commission parlementaire sur la justice
criminelle et la politique de lutte contre la drogue : « Le
sanctuaire dont jouit Bin Laden repose sur le soutien qu’accordent
les Talibans au trafic des stupéfiants. Ce lien définit la
symbiose, terrifiante, entre le trafic illicite de la drogue et le
terrorisme international. »
J’avais eu connaissance du rapport confidentiel du « groupe de
Dublin » qui démontrait tout le cynisme de la stratégie suivie par
les Talibans. Ce groupe d’experts et de préposés à la lutte
antidrogue s’était réuni le 27 mars 2001 dans la capitale
irlandaise. Leur conclusion était nette : la véritable raison pour
laquelle le régime des Talibans avait interdit la culture du pavot
était purement commerciale. Au cours des années précédentes, la
production d’opium en Afghanistan était tellement abondante que les
prix de gros s’étaient effondrés. Pour maintenir le prix des
transactions à un niveau correct, les Talibans avaient d’abord
procédé à un stockage important (à tel point que les entrepôts des
marchands afghans contenaient suffisamment de stocks pour répondre
aux besoins d’héroïne de l’Europe pendant au moins trois ans) et
interdit ensuite la culture du pavot. Une analyse confirmée en 2001
par Bernard Frahi, un expert de l’ONU présent sur le terrain : « Le
prix d’achat- vente a énormément oscillé au cours des
deux dernières années et a subi les effets tant de la
crise internationale dans laquelle est tombé l’Afghanistan,
que du volume de récolte, en fonction de l’année. » En 1999, le
prix payé aux paysans était de 50 dollars le kilo. Au début de
l’année 2000, le prix de l’opium qui n’était plus que de 30 dollars
après l’édit promulgué par le mollah Omar le 27 juillet 2000,
lequel interdisait ce genre de culture, est passé d’abord à 100
dollars, ensuite à 200- 300 dollars le kilo. En mars 2001, en
l’absence de récoltes, le prix a même dépassé 600 dollars le kilo
pour ensuite se stabiliser, au cours de l’été et jusqu’à l’attentat
du 11 septembre, aux alentours de 400-500 dollars. » La filière de
l’héroïne avait été au cœur de toutes les stratégies politiques
élaborées en Afghanistan par les services secrets pakistanais et la
CIA. Si l’ISI avait choisi de soutenir le chef de guerre Hekmatyar
après la chute de l’armée rouge, c’est en grande partie parce que
son
mouvement intégriste, le Hizb-e-islami, était profondément
impliqué dans le trafic de drogue. Après son lâchage, en 1993, la
création des Talibans fut l’œuvre conjointe des services
pakistanais mais aussi de la CIA et du prince saoudien Turki Ibn
Fayçal. Comme l’écrit Philippe Raggi : « Soutenu par l’ISI,
lui-même contrôlé par la CIA, l’Etat islamique taliban a
grandement servi les intérêts géopolitiques de Washington
en ex-URSS. Le commerce de la drogue dans le Croissant fertile a
également servi à financer et équiper l’armée musulmane bosniaque,
dès le début des années 90, et l’armée de libération du Kosovo
(l’UCK). Mais la CIA avait un autre intérêt : utiliser les Talibans
dans ses opérations contre l’Iran et pour faciliter la construction
de pipelines par la firme Unocal reliant le Turkménistan au
Pakistan. »
A mon retour à
Kaboul, j’ai pris connaissance du destin exemplaire d’Ayub
Afridi, instrument dévoué entre les mains de la CIA et de l’ISI,
après la chute du règne taliban. L’histoire récente éclaire souvent
le présent. Je déjeunais avec un agent de la DEA, le bureau des
narcotiques américain, au Popolano. Ce restaurant est une
étrangeté. Italien à l’origine, il a traversé toutes les guerres,
toutes les occupations et surtout toutes les destructions de
Kaboul. Du temps des Talibans, il servait de rendez-vous régulier à
des responsables d’Al Qaeda. Des reproductions hideuses de paysages
italiens sont accrochées au mur et la clientèle, comme la
nourriture, sont œcuméniques : des femmes voilées avec leurs époux,
et à la table à côté cinq hommes des forces spéciales américaines,
M16 posé sur la table, pistolet dans la ceinture.
Mon hôte me parle de la trajectoire d’Afridi comme on énonce une
parabole qui illustre votre impuissance ou votre dénuement. « Après
les accords de Bonn qui mirent sur pied le premier gouvernement
post-Taliban, les stratèges à Washington voulaient rééquilibrer
l’influence excessive de l’Alliance du Nord en gagnant le soutien
de la majorité pachtoune. Alors ils ont sorti de leur chapeau
Afridi, unanimement reconnu comme le plus grand trafiquant de
drogue du pays. De 1980 à 1989, toute l’héroïne provenant des zones
pachtounes passait par ses circuits, soigneusement contrôlés par la
CIA et l’ISI. Massoud et l’Alliance du Nord possédaient leurs
propres champs de pavot dans le nord du pays. Afridi vivait à côté
de Khyber, dans les zones tribales où il s’était fait construire, à
Landi Kotal, un véritable palais des Mille et Une Nuits qui avait
coûté plus de deux millions de dollars. Chaque pièce de sa
résidence portait le nom d’un grand couturier : Lagerfeld, Dior,
Armani. Surréaliste ! Mais le plus incroyable est à venir. En
décembre 1995, il a quitté inexplicablement son refuge afghan
pour se rendre à Dubaï où il a négocié avec la CIA. Personne ne
connaît les termes exacts de l’accord, la DEA a été tenue à
l’écart, mais il visait à lui redonner une respectabilité. Il a
embarqué à bord d’un avion-cargo de l’armée américaine à
destination des Etats-Unis, où il a été condamné à trois ans et
demi de prison et à 50 000 dollars d’amende, une peine extrêmement
légère. Le 25 août 1999, il est revenu au Pakistan où il s’est vu
infliger à Karachi sept ans de prison pour la saisie de 6,5 tonnes
de haschich à Anvers, dans les années 80. Quelques semaines plus
tard, il ressortait libre et regagnait son palais de Khyber, sans
qu’aucune explication n’ait été fournie à sa libération. Il a
repris le contrôle du trafic d’héroïne sous le régime taliban et a
poursuivi son activité après leur chute. Pour la CIA et l’ISI,
c’était une pièce maîtresse, le seul homme, croyaient-ils, capable
de rassembler les seigneurs de la guerre pachtoune. L’opération a
échoué. La CIA a voulu renouveler avec Afridi l’opération Lucky
Luciano, le chef de la mafia sorti en 1943 de prison pour
convaincre les familles d’aider les forces américaines débarquant
en Sicile.
Un autre détail a attiré mon attention dans le parcours sinueux de ce parrain de la drogue. En 1990, après le renversement du Premier ministre Benazir Bhutto, Afridi est devenu député sous l’étiquette de l’Alliance démocratique islamique, un parti fondé par l’ancien directeur de l’ISI, Hamid Gul, l’homme qui jouit toujours de puissants soutiens au sein de l’appareil militaire et sécuritaire pakistanais, le seul à clamer publiquement sa sympathie envers Ousama Bin Laden et l’action d’Al Qaeda, sans être le moins du monde inquiété par Pervez Musharaff.
Le financement massif des Talibans par l’Arabie
Saoudite avait d’ailleurs coïncidé avec l’accord signé le 21
octobre 1995 entre le président du Turkménistan, Niyazov, et les
dirigeants de la firme californienne Unocal, associée au groupe
pétrolier saoudien Delta Oil, détenu en partie par la famille
royale. L’accord prévoyait des exportations de gaz évaluées à 8
milliards de dollars et la construction d’un gazoduc qui
traverserait l’Afghanistan. Juste avant la prise du pouvoir par les
Talibans, l’adjoint du secrétaire d’Etat pour l’Asie du Sud s’était
rendu à Kandahar, fief du mollah Omar, et à l’issue de son séjour,
il avait déclaré : «Nous sommes préoccupés par les opportunités
économiques qui peuvent nous échapper ici si la stabilité politique
ne peut pas être restaurée. »
L’ISI encadrait les Talibans, mais aussi Ousama Bin Laden. J’ai
tenté de reconstituer les liens existant entre le chef d’Al Qaeda
et les services secrets pakistanais depuis son arrivée en 1996 sur
le territoire afghan. Apparemment, il constitue dès le début de
l’année une carte importante pour l’ISI, qui envoie régulièrement
plusieurs de ses responsables le rencontrer. Le directeur de l’ISI,
Mohamed Aziz, et deux de ses anciens dirigeants, le lieutenant
général Hamid Gul et le lieutenant général Javed Nasir, se rendent
en 1997 à plusieurs reprises à Kandahar pour s’entretenir avec lui.
De 1997 à 2001, le chef d’Al Qaeda séjournera à plusieurs reprises
à l’hôpital militaire de Peshawar pour effectuer des
check-up.
Plusieurs épisodes illustrent les relations équivoques entre Bin
Laden et ses protecteurs pakistanais. En 1999, Musharaff, alors
chef d’état-major, et Mohamed Aziz, directeur de l’ISI, proposent
au chef de l’Etat pakistanais, Nawaz Sharif, d’expédier les
terroristes d’Al Qaeda sur les hauteurs de Kargill, dans la
province de Jammu et Cachemire, où les affrontements avec l’armée
indienne sont incessants. Une telle présence contribuerait, selon
eux, à accentuer la pression sur l’ennemi indien.
Après les affrontements dans cette zone, qui conduiront l’Inde et
le Pakistan au bord de la guerre totale, le président Sharif
découvrira que Musharaff a engagé dans les combats l’armée
régulière et non les forces d’Al Qaeda.
Par ailleurs, durant ses interrogatoires par la police de Karachi,
Omar Sheikh, le principal accusé du meurtre de Daniel Pearl, a
confié que durant une visite à Kandahar, au milieu de l’année 2001,
il avait eu connaissance des préparatifs d’Al Qaeda pour les
attentats du 11 septembre et qu’il en avait informé Ehsanul Haq, le
commandant de la police militaire de Peshawar. Haq est un ami très
proche de Musharaff qui a pris le pouvoir un an et demi plus tôt,
un homme de confiance, au point que le général-président le nommera
à la tête de l’ISI en octobre 2001. Si ce que prétend Omar Sheikh
est vrai, il est impensable que Haq ne l’ait pas informé.
Pourtant, le 4 septembre 2001, le directeur de l’ISI, Mahmood
Ahmed, arrive à Washington pour une série d’entretiens avec George
Tenet, le directeur de la CIA, des responsables de la Maison
Blanche et du Pentagone dont les noms ne seront pas révélés. « Bin
Laden, affïrmera-t-on ensuite, était au cœur de toutes les réu-
nions auxquelles participait le chef des services secrets
pakistanais. »
Le 11 septembre au matin, le directeur de l’ISI prenait un petit
déjeuner au Capitole avec le sénateur Robert Graham, président
de la commission sur le renseignement du Sénat et de la Chambre des
représentants. Un troisième homme est présent : Porter Goss, un
représentant de l’Etat de Floride, ami personnel de George W. Bush
et vétéran des opérations clandestines à la CIA pendant plus de dix
ans. La réunion durera jusqu’à ce que le second appareil percute la
tour. «Nous avons évoqué, dira ensuite Graham, le terrorisme et
plus
spécifiquement le terrorisme en provenance d’Afghanistan.
»
Porter Goss, défenseur zélé de Bush et son
adminis- tration, a ensuite déclaré qu’il n’existait aucune preuve
indiquant que le gouvernement ait eu en sa possession des éléments
d’information suffisants pour prévenir les attentats. Goss a été
nommé par George W. Bush le 10 août 2004 directeur de la CIA en
remplacement de George Tenet, démissionnaire.
Mais ce double jeu pakistanais ne s’arrête pas au 11 septembre. Le
7 octobre 2001, le président Musharaff limoge brutalement le
général Mahmood, pourtant un de ses proches amis, de la direction
de l’ISI, officiellement en raison des liens étroits qu’il continue
d’entretenir avec les dirigeants talibans. La vérité est beaucoup
plus crue. Les services secrets indiens ont transmis à Washington
des informations apparemment fiables qui révèlent l’implication
financière du directeur de l’ISI dans la préparation des attentats
du 11 septembre. Le directeur du FBI, Robert Mueller, effectuera
spécialement le voyage jusqu’à Delhi pour recueillir lui-même tous
les éléments. Le 9 octobre, le Times of
India apporte des précisions : « Des sources au plus haut
niveau confirment que le général a perdu son poste en raison des
évidences produites par l’Inde et montrant ses liens avec un des
kamikazes qui ont détruit le World Trade Center. Les autorités
américaines ont exigé son renvoi après la confirmation du fait
que 100 000 dollars avaient été transférés du Pakistan au pirate de
l’air, Mohamed Atta, par l’intermédiaire de Omar Sheikh (le
meurtrier de Daniel Pearl), à la demande du général Mahmood Ahmed.
Des sources gouvernementales importantes confirment que l’Inde a
contribué de manière significative à établir le lien entre l’argent
transféré et le rôle joué par le chef démissionnaire de l’ISI. Bien
qu’ils ne fournissent pas de détails [ces sources] affirment que
les données fournies par l’Inde, notamment le numéro de téléphone
du mobile d’Omar Sheikh, ont aidé le FBI à remonter et à établir le
lien. »
« Tu seras tué par le silence »
Ces révélations suggérant que l’ISI ou même le
régime pakistanais pouvaient être impliqués dans les attentats du
11 septembre ne firent l’objet d’aucun commentaire, pas plus à la
Maison Blanche qu’au Pentagone ou au Département d’Etat. Comme s’il
s’agissait pour l’administration Bush de murer toutes les pistes
pouvant remonter jusqu’à la vérité. La commission d’enquête
indépendante, malgré la longueur de ses travaux et les moyens dont
elle disposait, ne mentionne d’ailleurs pas ces révélations, tout
comme elle a écarté les autres faits gênants.
En écoutant les auditions de cette commission, puis en lisant son
rapport final, j’ai pensé à cette confidence que m’avait faite
Milovan Djilas, rencontré chez lui à Belgrade en 1972, alors qu’il
venait juste d’être libéré de prison. Jeune journaliste, j’étais
impressionné par cet homme qui avait négocié, en 1948, avec Staline
l’avenir de la Yougoslavie. Considéré comme le bras droit de Tito
et son successeur probable, il était tombé brutalement en
disgrâce pour avoir critiqué les dérives de la nouvelle classe
dirigeante au pouvoir dans les pays communistes. Il fallait un
courage inimaginable pour saborder ainsi sa carrière. Il habitait
un minuscule appartement dans le centre de Belgrade, surveillé en
permanence par la police, et s’exprimait dans un excellent
français, « appris en grande partie en prison». Djilas était aussi
un écrivain et Tito avait fait interdire qu’on lui donne la moindre
feuille de papier. « J’ai traduit, m’avait-il confié en souriant,
comme s’il confessait une excellente plaisanterie, Le Paradis perdu de Milton en serbo-croate sur du
papier hygiénique. » Mais ce qui m’avait le plus frappé dans le
récit de cet homme, marqué par les épreuves, c’était sa dernière
rencontre avec Josip Broz Tito, son ancien compagnon d’arme dans la
résistance à l’occupant allemand. Tito, qui l’avait fait jeter en
prison pour de nombreuses années, l’avait extrait de sa cellule
pour le rencontrer une dernière fois : « Il a pointé son doigt sur
moi, raconte Djilas, et m’a dit : “Toi, tu seras tué par le
silence.” » Cette phrase terrible m’est revenue plusieurs fois à
l’esprit au cours de cette enquête. Le silence est une arme
redoutable pour étouffer ou tuer la vérité. Et il possède un allié
aussi efficacement pervers que lui : l’oubli. Je ne sais pas si «
derrière toute grande fortune, comme le disait Bossuet et non
Balzac, il y a un grand crime », mais j’ai pu constater que
derrière tout grand crime commis il y a le silence et l’oubli. Les
crimes du septembre et les mystères qui les entourent en sont
l’illustration.
C’est le silence justement qui entoure désormais l’ancien directeur déchu de l’ISI, le général Mahmood. Il a été nommé à la tête d’une grande entreprise publique, ce qui démontre que sa disgrâce est relative, mais il reste muet. Ce qui tranche avec le comportement de ses prédécesseurs. Je pense notamment au cas du général Hamid Gul, grand soutien de la cause islamiste radicale et de Bin Laden. Gul, toujours proche du pouvoir et de l’ISI, et dont l’immense for-tune repose sur l’octroi de concessions qui lui permettent de contrôler tous les transports en commun de l’immense métropole d’Islamabad. Gul, enfin, qui fut le premier, dix jours après le 11 septembre, à évoquer publiquement la thèse d’un complot entre le Mossad et la CIA dans les attentats du 11 septembre, complot dans lequel, a-t-il ajouté, « l’US Air Force était impliquée ». Une thèse reprise avec conviction dans une large partie de l’opinion pakistanaise et qui est partagée aussi bien par les milieux éduqués de Lahore que par les couches populaires de l’immense métropole de Karachi, ou encore dans les zones frontalières du Nord-Ouest. Le Premier ministre de cette province du Balouchistan a déclaré que le 11 septembre était un « complot mené par le Mossad israélien pour déclencher une guerre entre chrétiens et musulmans ».
« Un jour, c’est moi qui succéderai à Bin Laden »
Une boutade entendue au Pakistan affirme qu’un « général laïque devient un islamiste dès qu’il a pris sa retraite ». Comme toutes les plaisanteries populaires, elle n’est pas du tout infondée. Le Pakistan et ses dirigeants sont des maîtres de l’ambiguïté. Les propos de Gui sur le 11 septembre visaient sans doute à détourner l’attention des révélations sur les liens entre Mohamed Atta et son protecteur, le général Mahmood. Même si l’ISI est considérée comme un « Etat dans l’Etat », ou encore un « gouvernement invisible », Mahmood, militaire discipliné et ami personnel de Musharaff, aurait-il fait envoyer 100 000 dollars par un proche de Bin Laden au futur pirate de l’air sans en avoir référé au chef de l’Etat ?
Le Pakistan est le seul pays qui m’ait refusé un visa d’entrée au cours de cette enquête. J’ai attendu pendant près de deux mois une réponse du consulat qui n’est jamais venue. Alors j’ai pénétré illégalement en territoire pakistanais, de nuit, venant d’Afghanistan. J’ai franchi la frontière, suivant pas à pas mon guide sur des sentiers accidentés où la moindre chute aurait pu avoir de graves conséquences. L’homme qui marchait devant moi connaissait chaque pouce de terrain et progressait avec une étonnante rapidité malgré l’obscurité. Je m’épuisais à le suivre, mal assuré. Je savais que dans trois heures nous atteindrions Peshawar, mon objectif, et même si je passais sans encombre la frontière, les indicateurs et la police qui quadrillaient la ville pouvaient aisément nous arrêter. Sans visa, après la mésaventure survenue à deux confrères de L ‘Express, partis sans autorisation dans les zones frontalières, je risquais cette fois de passer un long moment en prison. La perspective d’un séjour prolongé dans les geôles pakistanaises m’a brusquement angoissé. Dans la nuit, je ne distinguais ni le chemin sur lequel je marchais, ni le vide que je longeais. Le ciel était constellé d’étoiles. En quête d’une vérité si complexe qu’elle semblait se dérober sous mes pas à chaque instant, je me sentais misérable, angoissé et découragé. Et puis, en arrivant dans Peshawar, ces sombres pensées se sont peu à peu dissipées. C’est un des lieux que je préfère, il m’évoque la définition de la Sicile par Leonardo Sciascia : « C’est une porte qui n’a jamais empêché quiconque d’entrer ou de sortir. » Cette ville frontière abrite tout : les réseaux d’Al Qaeda, les agents des services secrets chargés de les traquer, une concentration sans égale d’informateurs et d’agents doubles ou triples, se donnant rendez-vous dans les souks animés, même au cœur de la nuit, ou dans les madrasa, ces écoles de prière coraniques. Des hommes se livrant au jeu éternel du mensonge et de la manipu- lation. Une caravane de chameaux lourdement chargée chemine devant nous dans les ruelles, tandis que l’odeur des épices embaume l’air chaud.
Dans cet univers où le mensonge plausible est
aussi finement ciselé par celui qui vous le propose qu’un travail
d’orfèvre, je songe à toutes ces informations erronées qui font
l’objet de rapports codés envoyés par les agents sur place à leurs
directions à Washington, Londres ou Paris.
William Casey, le directeur de la CIA sous Reagan, l’homme qui
avait lancé les opérations clandestines en Afghanistan, m’avait
confié que son plus grand plaisir était de lire les rapports que
les ambassadeurs étrangers faisaient parvenir à leurs
chancelleries. « Beaucoup se vantaient de contacts étroits qu’ils
ne possédaient pas avec des membres importants de l’administration,
et les informations soi-disant confidentielles qu’ils rapportaient
avaient souvent fait déjà dix fois le tour de Washington. » Comme
ici.
Il est plus de 2 heures du matin lorsque nous arrivons à la
Guest House, lieu de rendez-vous avec un
proche de l’assassin de Pearl, Omar Sheikh. Un bâtiment modeste de
trois étages, une entrée tout en longueur et un propriétaire que le
guide va réveiller en montant l’escalier. C’est un homme âgé au
visage émacié et méfiant, encadré d’une barbe blanche.
Mal réveillé, il se frotte les yeux sous l’ampoule accrochée
au plafond qui éclaire la réception. Le guide me traduit ses
propos : « Non, l’homme que nous attendons n’est pas arrivé et il
n’a aucune réservation à son nom. » Un nom d’emprunt, bien entendu.
C’est à Kaboul que j’ai appris son existence et que l’on m’a mis en
contact avec lui. Un de mes interlocuteurs m’avait reparlé d’Omar
Sheikh, le meurtrier de Daniel Pearl, proche d’Ousama Bin Laden.
Une personnalité étrange et complexe dont le parcours incarnait à
lui seul les faux-semblants que je découvrais. Beaucoup de gens, en
Afghanistan et au Pakistan, avaient croisé sa route mais l’homme
dont on m’avait parlé était resté proche de lui jusqu’en 2001. «Au
sein d’Al Qaeda? » avais-je demandé. « Non, au sein de l’ISI et
d’Al Qaeda », m’avait-on rétorqué. Désormais officiellement dans
les affaires, il partageait son temps entre Rawalpindi, Peshawar et
Kaboul.
Quand je suis monté dormir, la chambre minuscule à la propreté
douteuse m’a donné envie de repasser immédiatement la
frontière.
L’homme est arrivé le lendemain après-midi à heures, sans
s’expliquer ni s’excuser. Il devait avoir ans, de taille moyenne,
mince dans son chalwar kamiz, le costume traditionnel. « Montons à
votre chambre », m’a-t-il dit dans un anglais correct. Il s’est
assis au bord du lit sur la couverture douteuse, sans même un
regard. « Que voulez-vous savoir sur Sheikh ? » J’ai été surpris
qu’il ne l’appelle pas Omar. Je lui ai expliqué le livre que je
préparais. Il a hoché la tête machinalement, comme si mon
explication en valait une autre. « C’était un homme extrêmement
arrogant qui me confiait qu’il était sûr de ne jamais être arrêté,
ni par les Pakistanais, ni par les Américains. » J’ai demandé : «
Et selon vous, avait-il raison ?» Il a réfléchi, puis a répondu : «
Oui. Il connaissait énormément de monde. A Peshawar,
je l’avais accompagné chez le gouverneur Haq, qui a été nommé
ensuite, par Mousharaff, directeur de l’ISI. Ils se rencontraient
visiblement souvent. Haq pourtant n’est pas un homme à se lier
facilement. En janvier 2001, j’étais présent à la soirée qu’il a
donnée à Lahore pour la naissance de son enfant, une fête
somptueuse à laquelle assistaient les principales personnalités de
la région. Il était parfaitement détendu, toujours sûr de lui et
pourtant, vous savez ce qui est amusant ? Au même moment le
gouvernement américain réclamait son arrestation et son extradition
et les officiels pakistanais, Musharaff en tête, prétendaient
qu’ils n’arrivaient pas à le localiser. Alors que j’ai vu le chef
de la police, le responsable de l’ISI et des militaires de haut
rang présents à sa fête. »
« Pourquoi bénéficiait-il d’une telle
mansuétude ? » D’abord, il ne comprend pas le sens de ma question
et me fait répéter le terme anglais indulgence (pour mansuétude), puis sourit légèrement : « Mais parce
qu’il rendait trop de services. Je sais, vous voudriez que je
vous dise qu’il travaillait pour la CIA, mais je ne crois pas, même
si je n’en ai aucune preuve. Par contre, il était très proche des
responsables de l’ISI et très proche également de Bin Laden, au
point qu’il m’avait confié : “Un jour, c’est moi qui lui
succéderai.” Quelle est la formule en Europe ? Vouloir tenir le
manche de la poêle ou quelque chose d’approchant. »
En tout cas Sheikh aimait tenir la poêle à pleines mains. Il y a
d’abord les photos : celles d’un jeune homme portant des lunettes
et affichant une moue arro- gante, auxquelles succèdent des clichés
montrant un individu barbu, au regard sombre, sur un lit d’hôpital,
puis ensuite aux traits épaissis reflétant toujours une certaine
morgue.
Omar Sheikh est totalement
atypique. Né à Londres dans une riche famille, il grandit en
fréquentant les meilleures écoles privées. Il étudie les
mathématiques et les statistiques à la prestigieuse London School
of Economies, se révèle un as aux échecs et aux arts mar- tiaux et
se lance avec succès dans l’activité boursière. En 1992, il rompt
avec cette vie, part comme travailleur bénévole pour la Bosnie où
il découvre les atrocités commises contre les musulmans. Quand il
rentre en Grande-Bretagne, quelques mois plus tard, il est devenu
un islamiste radical. En 1993, il s’installe au Pakistan, menant
des opérations paramilitaires contre les Indiens pour la libération
du Cachemire. C’est de cette époque que date son recrutement par
l’ISI. La même année il est arrêté en Inde pour avoir kidnappé
trois touristes britanniques et un américain. Ses frais d’avocat
sont payés par l’ISI mais il écope d’une lourde peine de prison. En
1999, des pirates de l’air détournent un vol d’Indian Airlines sur
Kandahar, le fief des Talibans ; après huit jours de négociations,
les 155 passagers sont échangés contre Omar Sheikh et deux autres «
combattants ».
Les détails de l’opération révèlent qu’elle a été commanditée par
les dirigeants talibans en coordination étroite avec l’ISI. Sheikh
est visiblement un élément de prix que les deux parties veulent
récupérer à tout prix. A sa libération, il séjourne dans une
guest house de Kandahar où il est l’hôte du
mollah Omar et d’Ousama Bin Laden. Il devient « le fils favori » du
chef d’Al Qaeda.
Les activités et les compétences d’Omar Sheikh
sont multiples : il entraîne les terroristes dont, dit-on, certains
des futurs pirates de l’air du 11 septembre, et conçoit un système
de communication sécurisé et codé via
Internet pour Al Qaeda. Selon des témoignages recueillis ensuite, «
son avenir paraît sans limites au sein du mouvement ». Et au sein
de l’ISI. Ses supérieurs sont le directeur adjoint de l’agence
Mohamed Aziz Khan et Izah Shah, un ancien officier de l’ISI,
responsable de deux groupes terroristes. Curieusement, Omar Sheikh
se rend à deux reprises officiellement en Angleterre en 2000 et
2001, bien qu’il reste soumis à une inculpation pour avoir kidnappé
des touristes six ans plus tôt. Selon des sources proches du MI6,
les responsables britanniques lui auraient offert une amnistie en
échange de révélations sur les réseaux d’Al Qaeda.
Plusieurs versements destinés à deux des pirates de l’air, Mohamed
Atta et Marwan Al Shehri, sont envoyés de Dubaï entre juin 2000 et
le 10 septembre 2001, veille des attentats. L’auteur des transferts
quitte Dubaï pour le Pakistan le 11 septembre au matin après avoir
retiré 871 dollars de comptes ouverts dans plusieurs banques de
l’émirat.
Les enquêteurs arriveront à la conclusion que l’auteur était Omar
Sheikh. L’homme reconnaîtra aussi avoir rencontré Bin Laden en
Afghanistan cinq jours après les attentats avant de regagner sa
résidence de Lahore, mise à sa disposition par l’ISI. Pourtant, en
octobre, il
commence à devenir embarrassant lorsque les révélations
fournies par les Indiens au directeur du FBI, Robert Mueller,
indiquent que 100 000 dollars ont été transférés à Atta sur ordre
du directeur de l’ISI. Un mois plus tard, les Etats-Unis
relancent son extradition pour le kidnapping d’un citoyen
américain sept ans plus tôt. Malgré les pressions de l’ambassade
américaine au Pakistan, les officiels prétendent qu’ils ne
parviennent pas à le retrouver, alors qu’il vit chez lui et reçoit
fréquemment.
Le 5 février 2002, il se rend à son supérieur, Izah Shah, ancien de
l’ISI et ministre de l’Intérieur de la province du Pendjab. Ses
services le garderont au secret jusqu’au 13, alors que la police
pakistanaise le recherche. Sa reddition est rendue public le 13
février. Il avoue le meurtre de Daniel Pearl mais déclare aux
enquêteurs qu’il est « sûr de ne pas être extradé vers les
Etats-Unis et de ne pas passer plus de trois ou quatre ans en
prison ».
Sheikh est un personnage charnière entre Al Qaeda, l’ISI, le 11
septembre et détenteur de trop de secrets pour que les responsables
pakistanais, au premier rang desquels Musharaff, acceptent de
l’extrader. Au cours d’un entretien tendu avec l’ambassadeur
américain, le président pakistanais rappellera qu’il n’existe aucun
accord d’extradition entre les deux pays, puis livrera cette
confession étonnante à propos d’Omar Sheikh, rapportée par le
diplomate : « Je préférerais le pendre moi-même plutôt que de
l’extrader. » Dans une de ses ultimes confidences, Omar Sheikh
avait expliqué que l’assassinat de Daniel Pearl avait pour objectif
d’em- barrasser Musharaff, et le président pakistanais avait
répliqué que le journaliste américain était « bien trop curieux
».
Jugé, condamné à mort, il est aujourd’hui un homme sur lequel le
silence et l’obscurité sont retombés. Son avocat, Moshi Imam, qui a
fait appel du verdict, estime que sa condamnation à mort a été
prononcée uniquement « parce que le Pakistan veut apaiser les
Etats-Unis ».
Plutôt perdre un fou que sacrifier le roi
Cette phrase pourrait résumer la politique
menée depuis septembre 2001 par Pervez Musharaff envers l’Amérique
et les autres pays occidentaux : leur dire exactement ce qu’ils ont
envie d’entendre. Décrit par Bush comme un « brillant allié dans la
lutte contre le terrorisme », le président pakistanais est avant
tout un redoutable manœuvrier. Après son arrivée au pouvoir le 12
octobre 1999, l’ancien chef d’état-major de l’armée pakistanaise
écarte quelques figures gênantes dont il va se réapproprier
indirectement les activités via quelques
proches. Il fait arrêter le brigadier général Imtiaz, l’ancien chef
de la division politique intérieure de l’ISI, en réalité l’homme
qui a la haute main sur tout le trafic d’héroïne raffiné au
Pakistan et en Afghanistan. Son procès qui aboutit à une
condamnation à huit ans de prison, le 31 juillet, révèle un
enrichissement surprenant : Imtiaz détient des certificats au
porteur pour un montant de 20,8 millions de dollars, un compte de
2, milliards de roupies et un compte en dollars à la Deutsche Bank
se chiffrant à 19,1 millions de dollars. Il possède également cinq
résidences, cinq centres commerciaux et trois magasins. Selon les
informations que j’ai recueillies, plus de trente responsables de
l’armée et de l’ISI possèdent des fortunes comparables, découlant
du trafic d’héroïne. Plusieurs sont des proches de
Musharaff.
En 1999-2000, le Pakistan est à la fois un Etat mafieux et un pays
paria, mis au ban de la communauté internationale, suspendu du
Commonwealth. Pour
Musharaff, le
11 septembre, selon un de ses proches, « a été une véritable
bénédiction ». Celui dont George W. Bush était incapable de
prononcer le nom durant sa campagne électorale de 2000 devient le «
bon général Musharaff», le pilier de la guerre contre le
terrorisme. Un mythe qui ne résiste pas à un examen sérieux des
faits.
Musharaff, comme d’ailleurs ses prédécesseurs, a toujours utilisé,
instrumentalisé les extrémistes isla- miques pour accroître
l’influence pakistanaise en Afg- hanistan et créer au Cachemire des
tensions avec l’Inde. En tant que chef d’état-major, il supervisait
l’appui militaire, logistique, apporté par l’ISI aux Talibans. En
1999, il était directement responsable des affrontements de
Kargill, au Cachemire, où des centaines de combattants religieux
avaient conduit le Pakistan et l’Inde au bord d’une guerre
totale.
Enfin, il y a ce rapport que j’ai eu entre les mains, rédigé en
2002 par la division du contre-terrorisme au Pentagone, un texte
qui détaille les liens organiques existant entre le pouvoir
militaire pakistanais, Ousama Bin Laden et les organisations
terroristes implantées au Cachemire. Je me demande si ce rapport a
été lu par les responsables de l’administration Bush. C’est
pourtant un texte éclairant sur le général Musharaff et l’allié
pakistanais.
L’ISI et l’armée fournissaient à Bin Laden tout le soutien
logistique dont il avait besoin. Les copies des cassettes vidéo
enregistrées par le chef d’Al Qaeda et ses proches étaient
acheminées par l’ISI. A plusieurs reprises, les interviews
accordées à des journalistes par Ousama Bin Laden furent filmées
avec des caméras fournies par des officiers de l’ISI, les
journalistes n’étant pas autorisés à transporter des caméras et
du matériel d’enregistrement quand ils transitaient
par Peshawar avant de se rendre à Kandahar pour rencontrer le
chef d’Al Qaeda.
Après les sanctions de l’ONU, durant le régime des Talibans,
interdisant tous les vols à partir et en prove- nance
d’Afghanistan, l’ISI va mettre sur pied un circuit permettant à des
journalistes ou à des visiteurs de marque d’accéder à Bin Laden.
Ils volent jusqu’à Peshawar et de là sont pris en charge par des
agents de l’ISI et des cadres d’Al Qaeda, même après le 11
septembre. Une réalité que Musharaff ne peut évidemment
ignorer.
« C’est un homme prudent, m’a confié à Londres un ancien général
pakistanais qui l’a longtemps côtoyé. Il ne sacrifie ses pions que
contraint et forcé. » Ce fut le cas, selon lui, avec Zubaydah,
arrêté au Pakistan. Le chef des opérations d’Al Qaeda, qui allait
révéler l’implication des trois princes saoudiens, était installé à
Peshawar d’où il coordonnait le passage de la frontière pour les
hommes et le matériel d’Al Qaeda. L’ISI n’ignorait rien de ses
mouvements ni de ses activités. Ils ont toujours mis à la
disposition des hommes de Bin Laden un réseau d’habitations à
travers le territoire pakistanais. Un jour, ils ont placé un
émetteur sous la voiture qui conduisait Zubaydah à l’une de ses
caches et ils ont prévenu l’antenne du FBI, installée à Islamabad.
« Musharaff, selon cet ancien général, l’a lâché parce que les
pressions américaines devenaient trop fortes et qu’il avait une
obligation de résultat. » Il sourit avant d’ajouter : « Il a
préféré perdre un fou plutôt que de devoir sacrifier le roi,
c’est-à-dire Bin Laden. » Musharaff est conscient d’être un homme
menacé à la tête d’un pays fragile. Il a déjà échappé de peu à deux
attentats et un revolver à crosse d’argent ne le
quitte jamais. Selon mon interlocuteur, « il connaît son seuil
de tolérance et il sait qu’il a besoin de la loyauté de l’ISI
pour assurer sa survie. Or l’ISI n’admettra jamais la capture
d’Ousama Bin Laden qui reste pour elle une carte maîtresse dans sa
stratégie régionale. Et, ajoutet-il, je ne pense pas non plus que
les Saoudiens aspirent à sa disparition. »
Ce général est un homme malade qui se déplace à l’aide d’une canne
et vit désormais entre Londres et Karachi. « Vous savez, me dit-il
en conclusion, la poli- tique pakistanaise a toujours reposé sur
l’équivoque : recherche d’appuis occidentaux et politique interne
et régionale agressivement islamiste parce que l’islam - hélas ou
tant mieux, je ne sais pas - est le seul ciment qui permette de
faire tenir ce pays. »
Lors de mon séjour en Afghanistan, en mai 2004, je me suis rendu
également à Kandahar. L’ancien fief des Talibans reste une ville
pesante, oppressante même. Je suis arrivé par avion, à bord d’un
vol de l’ONU, la route Kaboul-Kandahar restant toujours peu sûre.
L’homme venu me chercher à l’aéroport m’a montré sur le trajet une
imposante demeure : « C’est la maison du frère d’Hamid Karzaï, le
président. Le pouvoir d’Hamid ne dépasse pas les faubourgs de
Kaboul mais tout le monde sait que son frère est un des plus gros
trafiquants de drogue. Il aurait vendu 200 tonnes d’opium. » Les
rumeurs abondent, peut-être exagérées, mais souvent fondées. Le
gouverneur d’Herat, Ismaël Khan, plaque tournante du trafic, aurait
transféré 2 milliards de dollars dans les banques suisses. Depuis
il a été démis par Karzaï.
A Kaboul, j’avais retrouvé Stephen, qui m’a décrit l’état de
délabrement moral du pays : « Des dirigeants corrompus jusqu’à la
moelle, au gouvernement et dans les provinces. » J’ai connu
Stephen au Cambodge, déjà irréprochable fonctionnaire de l’ONU
et honorable cor- respondant d’un service de renseignement. C’est
un des rares hommes que je connaisse qui exercent ce métier sans
cynisme. Son cœur saigne réellement - et je l’écris sans ironie -
chaque fois qu’il est confronté à la sauvagerie et à l’immoralité
des hommes. Il a aujourd’hui 48 ans, mais son indignation reste
intacte, tandis qu’il me brosse un tableau du pays. Nous sommes
assis dans la salle de restaurant de l’Intercontinental. Il domine
Kaboul et Stephen m’entraîne jusqu’à la terrasse, d’où il pointe le
doigt : « Là se trouve la résidence du ministre des Tribus et des
Frontières, un proche du commandant Massoud. C’est lui le plus
grand trafiquant du pays, lié à Karzaï et à Hamid Gul, l’ancien
directeur de l’ISI. » Puis il décline une litanie d’autres noms.
Corrompus et coupables. « Le plus terrible, c’est que tout le monde
le sait, le commerçant de Flower Street ou le porte-faix du marché
de Mandawi. Et que dire des Américains ! Vous connaissez l’histoire
des trois singes : ne rien dire, ne rien entendre, ne rien voir.
C’est à peu près leur attitude, sauf qu’ils font preuve d’une
complaisance active. Vous allez à Kandahar après-demain ? D’abord
soyez prudent parce que cette zone reste toujours un fief des
Talibans et d’Al Qaeda, mais ouvrez aussi les yeux. Vous savez où
les trafiquants ont désormais installé leurs laboratoires qui
servent à la transformation de l’opium en héroïne ? Je vous le
donne en mille : à proximité des bases militaires américaines. Vous
croyez que la CIA est en crise au point de l’ignorer ? »
Je ne suis pas resté assez longtemps à Kandahar pour tenter d’apercevoir ces laboratoires mais l’information m’a été confirmée par plusieurs témoins travaillant dans la région.
« Mais c ‘est la guerre là-bas »
La trajectoire et les interventions d’Ousama
Bin Laden ressemblent à un véritable dédale, un labyrinthe dont les
pistes sont brouillées ou effacées. Ses interventions sur les
écrans de télévision sont semblables aux apparitions d’un fantôme
revenant nous hanter.
Même si elles se font désormais de plus en plus rares, les
nombreuses cassettes audio et vidéo qu’il a enregistrées restent
une source de perplexité, tout comme le circuit qu’elles empruntent
et qui se termine immanquablement à Al Jazeera, cette chaîne de
télévi- sion installée dans le minuscule émirat du Qatar. La région
du Golfe n’est pourtant guère réputée pour avoir favorisé
l’éclosion d’une presse libre et indépen- dante. Créée et financée
par la volonté de l’émir, en 1996, la chaîne avait diffusé en juin
1998 un premier entretien de 90 minutes avec le chef d’Al Qaeda
regardé par près de 40 millions de téléspectateurs arabes. Le 7
octobre 2001, toutes les grandes chaînes occidentales reprirent les
propos glaçants et menaçants d’Ousama Bin Laden, diffusés encore
une fois en exclusivité sur Al Jazeera, comme pratiquement toutes
celles qui suivirent. Depuis le début de cette enquête, je
m’interroge sur les liens et relais existant entre
le milliardaire saoudien et le média qu’il privilégie. Je
venais juste d’arriver à Dubaï, après un séjour en Afghanistan, et
j’avais téléphoné à plusieurs contacts arabes pour leur demander de
m’aider à prendre des rendez-vous avec les responsables de la
chaîne qatarie. J’avais notamment joint au téléphone vers 20 heures
le directeur d’un quotidien libanais. Peu après minuit, il me
rappela pour me communiquer le numéro de portable du secrétaire
privé de l’émir du Qatar auquel il venait de parler et qui
attendait mon appel.
Le téléphone sonnait dans le vide mais le lendemain à 11 heures une
voix jeune s’enquit de la date de mon arrivée. Il s’agissait de
l’assistant du secrétaire privé auquel je répondis que je pourrais
être à Doha le lende- main à 12 heures. A l’heure indiquée, une
Mercedes noire m’attendait au pied de l’appareil pour me conduire
au palais de l’émir. La traversée de Doha, la capitale et seule
ville du pays, révélait un ancien village de pêcheurs submergé peu
à peu par des constructions récentes, destinées à souligner le
changement du statut de l’émirat. Le pétrole et le gaz avaient
transformé ce lieu improbable en un pays riche et courtisé.
Notamment par la France qui vend à l’émir francophile, séjournant
fréquemment à Paris, des quantités d’armement bénéfiques pour notre
balance des paiements mais hors de proportion avec les besoins et
les moyens réels de cet Etat de 700 000 habitants.
L’assistant assis à mes côtés dans la voiture, vêtu d’une djellaba
blanche et du keffieh traditionnel à petits carreaux rouges et
blancs, était un jeune homme à lunettes, d’une trentaine d’années,
qui s’enquérait poliment de mes activités :
— D’où venez-vous ?
— D’Afghanistan.
Il m’avait contemplé bouche bée comme si j’étais un
Martien.
— Mais c’est dangereux. Et où étiez-vous ?
— J’ai circulé à travers le pays et je suis allé à Tora Bora, la
montagne où s’était réfugié Bin Laden. Il eut cette fois un
haut-le-cœur. Dans cette Mercedes
climatisée aux fauteuils de cuir épais, c’était brusquement
l’intrusion du danger.
— Mais c’est la guerre là-bas.
J’allais lui répondre que géographiquement, la zone des combats
s’était déplacée et que le Qatar lui-même était impliqué dans cette
guerre. Puis je me suis ravisé, certain qu’il l’ignorait.
Pourtant, le Qatar, fidèle allié des Etats-Unis
avant d’abriter le Centcom (le Centre de commandement américain
coordonnant toutes les opérations en Irak), avait abrité et protégé
Khaled Sheikh Mohamed, consi- déré par les enquêteurs comme le
véritable maître d’œuvre des attentats du 11 septembre.
Nous venions de passer devant le ministère des Affaires étrangères,
un minuscule bâtiment blanc de trois étages en bord de route, et je
repensais à ce que j’avais appris. Les Américains acquirent la
preuve, en 1996, que l’émirat servait de base arrière à une dizaine
de terroristes, parmi les plus recherchés, d’Al Qaeda. Khaled
Sheikh Mohamed faisait partie de ce groupe. Il était l’oncle de
Ramzi Youssef, l’organisateur de l’attentat au camion piégé contre
le World Trade Center en 1993, et il avait lui-même projeté de
faire exploser simultanément, en 1995, onze long-courriers
au-dessus du Pacifique. Ce proche de Bin Laden avait confié, dès
1997, à un de ses complices arrêté aux Philippines, vouloir
détourner des avions de ligne pour les jeter sur des bâtiments
américains.
Louis Freeh, le directeur du FBI à
l’époque, n’ignorait rien de ses antécédents quand il avait
écrit au ministre qatari des Affaires étrangères une lettre dont
l’ancien agent de la CIA, Bob Baer, a obtenu une copie : « Les
attentats terroristes dans lesquels nous soupçonnons Khaled Sheikh
Mohamed d’être impliqué, menacent clairement les intérêts
américains. Ses activités au Qatar menacent aussi les intérêts de
votre gouvernement. Vous avez d’ailleurs souligné, lors de notre
entretien, que vos services le soupçonnaient de fabriquer des
engins explosifs, activité qui constituait un danger potentiel pour
les citoyens du Qatar. En outre, vous indiquiez que Khaled Sheikh
Mohamed possédait une vingtaine de faux passe-ports. »
Le FBI avait localisé Mohamed : il travaillait pour la compagnie
nationale de distribution d’eau du Qatar, une couverture qu’il
n’aurait jamais pu obtenir sans bénéficier de complicités à un haut
niveau. Le FBI avait envoyé une équipe à Doha qui demeurait
consignée dans son hôtel, tandis que les responsables qataris
prétendaient ne pas pouvoir retrouver la trace du terroriste. En
réalité, ils l’avaient exfiltré à l’étranger et il fallut attendre
mars 2003 pour qu’il soit arrêté au Pakistan dans des circonstances
tout aussi troublantes que son départ de l’émirat six ans plus
tôt.
Branché sur CNN
Visiblement, ce pays était une terre d’impunité
pour les hommes d’Al Qaeda et je comprenais mieux pourquoi Bin
Laden, quittant le Soudan en 1996 à destination de l’Afghanistan,
avait décidé de faire ravitailler son avion au Qatar. L’émirat lui
offrait probablement toutes les garanties de sécurité et
savait que les Etats-Unis ne chercheraient pas à l’arrêter.
D’ailleurs, l’am- bassadeur américain en poste à Doha décida peu
après de changer d’activité et de commencer une nouvelle carrière
plus lucrative en se mettant au service des Qataris. Alors que ces
preuves du double jeu qatari étaient connues à Washington, jamais
Bill Clinton n’exerça la moindre pression sur l’émir et ses proches
; au contraire, selon ce qu’on m’a rapporté, l’ambassadeur du
minuscule émirat à Washington avait ses entrées constantes à la
Maison Blanche. Quelques minutes plus tard, je comprendrai
pourquoi.
La voiture, après un bref contrôle à l’entrée, s’en- gouffre dans
une large allée, longeant une pelouse et des massifs de fleurs
récemment plantés qui conduisent au palais. Un bâtiment immense,
dont les proportions étonnantes abritent la plus grande débauche de
marbre qu’il m’ait été donné de contempler. Un dôme impres-
sionnant domine le hall d’entrée en marbre marron aussi vaste que
la salle des pas perdus d’une grande gare. J’ai toujours remarqué
que moins les problèmes sont urgents et plus les gens paraissent
affairés. C’est le cas dans les couloirs du palais où des hommes,
tous vêtus du costume traditionnel, se croisent d’un pas pressé,
des dossiers à la main. J’attends une dizaine de minutes dans un
bureau, puis la porte s’ouvre brusquement et un homme souriant me
tend la main en m’entraînant derrière lui.
— Bienvenue au Qatar, monsieur Laurent.
Le Sheikh Abdulrahman Bin Saud Al-Thani, secré- taire privé de
l’émir et membre de la famille régnante, est un homme de petite
taille, pétillant, d’une quarantaine d’années, au regard
espiègle.
— C’est une très bonne idée de vous intéresser à Al Jazeera et
à son influence dans le monde arabe et chez vous.
Les responsables qataris sont ravis que cette
chaîne exaspère pratiquement tous les dirigeants du monde musulman.
On m’a raconté l’anecdote d’Hosni Mouba- rak, en visite au Qatar.
Il s’était rendu à minuit, de façon impromptue, au siège d’Al
Jazeera. Il avait visité les locaux puis s’était tourné vers son
ministre de l’In- formation en s’exclamant : « Et dire que tous ces
problèmes viennent d’une minuscule boîte d’allumettes pareille !
»
— S’il vous plaît, envoyez vos livres sur les Bush dédicacés à
l’émir et à son épouse. Ils seront très touchés et j’organiserai
une rencontre lors de leur pas-sage à Paris. Je vais vous écrire
leur adresse. Il repart rapidement vers son bureau à la recherche
de papier, d’un stylo et je remarque un téléviseur allumé dans un
angle de la pièce. Des images d’actualité défilent sur l’écran. Je
me penche pour mieux distinguer. Le Sheikh qui me vante les mérites
et les qualités d’Al Jazeera est branché sur CNN.
« Que puis -je faire pour vous ? »
Une photo accrochée au mur le montre en
compagnie de Bill Clinton. « C’est un véritable ami, me dit-il. Il
y a quelques mois, il séjournait ici. Mais je l’ai connu à
Washington où j’ai été ambassadeur. »
« Regardez. » Il revient avec un album de photos que je feuillette
: Clinton dans le bureau ovale ; Clinton avec l’ambassadeur en
week-end ; Clinton la tête levée contemplant, émerveillé comme un
enfant, le dôme du palais sous lequel je suis passé quelques
minutes plus tôt. « C’est un homme délicieux », conclut le Sheikh
Al- Thani qui ajoute : « Nous nous voyons ce soir. Je vous
invite chez moi - si, si, j’insiste - et je vous téléphonerai
pour vous dire à quelle heure. Bonne visite d’Al Jazeera. »
La tornade courtoise s’est éloignée et quinze
minutes plus tard, le chauffeur de la Mercedes s’immobilise devant
une barrière fermée. Quelques mots échangés avec les gardiens et
nous nous garons devant l’entrée principale. Le siège d’Al Jazeera
est un bâtiment modeste, sans étage, tout en longueur, au toit bleu
et à la façade blanche. Six marches de marbre gris conduisent au
hall d’entrée qui fait face à une petite pelouse sur laquelle sont
plantés quelques palmiers secoués par la brise.
Un homme sort d’un pas pressé, un portable collé à l’oreille, et
m’entraîne avec lui jusqu’à un bureau en préfabriqué situé à
quelques mètres. Il a les cheveux gominés, la moustache
soigneusement ondulée et un sourire artificiel qui donne
l’impression que son visage est en caoutchouc. Il me tend sa carte
tout en continuant sa conversation. M. Jihad Ali Ballout,
journaliste libanais, est le manager et responsable des relations
avec les médias. Son ton au téléphone est arrogant et alterne les
rappels à l’ordre déontologiques et les démentis cassants. Après
avoir raccroché, il se penche vers moi et me demande en anglais
:
— Alors, mon ami, que puis-je faire pour vous ? Il y a deux choses
dont j’ai horreur : qu’un inconnu m’appelle son ami et qu’il me
prenne pour un imbécile. Cependant, calmement, je lui explique que
je souhaite rencontrer les responsables de l’information. Long sou-
pire, expression contrite, ses doigts feuillettent les pages de
l’agenda posé devant lui.
— Nous sommes déjà jeudi. Je ne vois aucune pos- sibilité avant
lundi.
J’éclate de rire.
— Je repars demain.
Son visage reflète une bonne volonté désormais impuissante et
meurtrie.
— Alors, c’est absolument impossible.
Il allume une cigarette blonde, exhale dans ma direc- tion une
bouffée qui semble symboliser le rejet dont je fais
l’objet.
— Faites un effort.
Je suis surpris de mon ton posé. Il secoue la tête, réprobateur, lève les yeux au ciel, décroche son téléphone, échange quelques mots, puis repose le combiné.
— Vous avez vraiment de la chance, mon ami, le
rédacteur en chef sera libre dans dix minutes. Il affiche cette
fois la mine préoccupée de celui qui a dû se compromettre pour
arracher quelque chose d’immérité.
Depuis qu’elle a commencé, quinze minutes aupara- vant, la manœuvre
me paraît d’une affligeante grossiè- reté. Elle vise à me
convaincre que cette chaîne est totalement indépendante de tous les
pouvoirs, y compris du Qatar qui la finance, et que si je suis
arrivé dans une voiture du palais, je ne bénéficierai pas pour
autant d’un passe-droit. Admirable leçon de rectitude morale dont
une autre preuve me sera administrée quelques dizaines de minutes
plus tard.
« Je ne connais pas le nombre exact »
Le bureau du responsable de la rédaction est une petite pièce donnant sur le desk où travaillent une dizaine de journalistes. L’homme qui nous reçoit est corpulent et âgé avec une chevelure blanche. Ahmed Sheikh a pris ses fonctions il y a seulement deux mois. Ce Palestinien au visage soucieux m’explique que la différence entre sa chaîne et les médias occidentaux, notamment américains, « est dans les détails. Nos informations sont presque les mêmes, mais alors que CNN ouvre sur la visite de Rumsfeld en Irak, nous commençons avec la situation en Palestine où 60 personnes et 10 soldats israéliens ont été tués hier. Pour moi, il s’agit d’une situation plus explosive que celle qui prévaut en Irak. Al Jazeera a beaucoup plus les pieds sur terre que les autres médias, nous montrons le côté humain, l’espoir et la souffrance des gens. Nous couvrons le monde entier, y compris des sujets que les autres n’abordent pas, comme la sécession de la province des Moluques, en Indonésie (aux Philippines). Par contre, je n’ai pas voulu diffuser des images de l’exécution de l’otage américain, Berg, alors que CBS l’a fait. »
Je lui réponds qu’aucun média télévisé ne peut
pré- tendre à l’impartialité et que le choix ou le refus d’une
image ne sont jamais innocents. CBS a montré l’exé- cution de
l’otage pour conforter le public américain dans l’idée que la
menace terroriste est une réalité, alors qu’Ai Jazeera ne l’a pas
fait pour éviter d’embarrasser son public arabe.
Imperceptible agacement du rédacteur en chef qui me répond : «Al
Jazeera est le seul média libre et sans tabou du monde arabe. »
J’évite d’ajouter que si M. Sheikh a choisi de privilégier la
situation dans les territoires occupés plutôt que l’Irak, c’est
peut-être avant tout parce qu’il est palestinien.
— Combien de cassettes d’Ousama Bin Laden ont- elles été diffusées
par Al Jazeera ?
Sheikh se tourne vers le manager, responsable des relations
publiques.
— Je ne sais pas. Je viens juste d’arriver. Mais il est normal que
nous les diffusions. Bin Laden est aujourd’hui un élément important
de notre réalité, une page d’histoire en train de
s’écrire.
— Je suis d’accord, mais je demande combien d’en-
registrements au total vous sont parvenus. Il existe des cassettes
vidéo, mais aussi des cassettes audio dont j’ai appris qu’elles
étaient enregistrées par une société pakistanaise basée à Karachi
du nom d’Al Sahab Productions. Ce nom vous dit quelque chose ? La
tension monte d’un cran dans la pièce. Les deux hommes se
concertent du regard.
— Al Sahab, je n’ai jamais entendu ce nom, finit par répondre le
rédacteur en chef.
Le responsable des relations publiques fixe sur moi son éternel
sourire, empreint cette fois d’exaspération.
— Les gens regardent et croient Al Jazeera, me dit-il, parce
qu’elle constitue une plate-forme pour toutes les opinions qui
peuvent s’exprimer sans censure. Nous recevons presque
quotidiennement des messages audio, vidéo de toutes les provenances
et nous décidons ensuite si oui ou non nous les
diffusons.
— Vous ne pouvez pas me dire que vous mettez sur le même plan ces
envois et les cassettes où s’exprime Ousama Bin Laden, qui vous les
fait parvenir en exclusivité. Je voudrais seulement connaître le
nombre exact de messages du chef d’Al Qaeda que vous avez reçus, y
compris ceux que vous n’avez peut-être pas diffusés. Le sourire
s’élargit et ressemble cette fois à un pont- levis en train de se
relever.
— Je ne connais pas le nombre exact.
— Et pourquoi ne connaissez-vous pas le nombre exact qui vous a été
envoyé, alors que n’importe quelle chaîne occidentale est en mesure
d’indiquer immédiatement combien d’enregistrements elle a diffusés
? Le sourire cette fois a totalement disparu et la réponse tombe,
glaciale.
— Eh bien, disons qu’ils tiennent une meilleure comptabilité et
qu’ils sont probablement mieux organisés que nous… Je pense que
nous nous comprenons.
— Non, je ne crois pas, mais un autre fait m’intrigue…
Soupirs impatients de mes hôtes.
— Comment se fait-il que vous ayez diffusé ces enregistrements de
Bin Laden souvent après qu’ils ont été authentifiés officiellement
par la CIA, qui n’est pas l’organisme le plus crédible et le plus
objectif concernant Al Qaeda ?
Ahmed Sheikh, le rédacteur en chef, s’agite sur son
siège.
— Vous voulez insinuer qu’il existerait un lien entre nous et la
CIA ?
— Non, je pose seulement une question qui a trait à un point
surprenant : pourquoi ces diffusions coïncident- elles souvent avec
l’authentification de la CIA ?
— Nous diffusons sans nous préoccuper des Américains. Nous avons
nos circuits par lesquels nous par- viennent ces cassettes. La
première, après le septembre, est arrivée à notre bureau de Kaboul
pendant les bombardements américains.
— Ce n’est pas ce que prétendent les autorités amé- ricaines qui
affirment que cette cassette est tombée entre leurs mains, à
Jalalabad, au cours de la fouille d’une maison par les forces
spéciales.
— Désolé, je dois aller travailler.
Sheikh se lève, poignée de main glaciale. Je
regagne la sortie en compagnie de Jihad Balloud, silencieux.
Sourire minimum, nouvelle et légère poignée de main, toujours sans
un mot, mon congé m’est signifié. Je regagne ma voiture. Quand je
quitte Al Jazeera, une tempête de sable s’est levée, enveloppant la
ville comme dans un brouillard, gommant tous les contours. J’étais
venu à Al Jazeera pour trouver des réponses et non pour assister à
cette séance d’amnésie collective.
Mes questions ont visiblement
touché un nerf sensible. Peu avant mon départ, un ex-ministre de
l’Intérieur d’un pays arabe m’avait confié : « Je connais bien les
responsables du Qatar et ceux d’Al Jazeera. Cette chaîne n’aurait
jamais pu exister sans l’aval des Américains qui ont d’ailleurs
contribué discrètement à sa naissance. Al Jazeera, c’est un robinet
qui déverse, souvent à l’état brut, énormément d’informations sur
l’état du monde arabe qui peuvent être extrêmement utiles aux
services américains et israéliens. »
Je ne sais pas si cette analyse est la réalité, un élément du
puzzle que j’essaie de reconstituer. Je pensais naïvement que je
pourrais même visionner certaines des cassettes dans leur
intégralité et que j’obtiendrais les réponses que je cherchais.
Comment et pourquoi des coupes ont-elles été effectuées ? Par qui ?
Ce qui n’a pas été diffusé peut parfois se révéler plus important
que la séquence projetée. Les cassettes de Bin Laden sont une arme
et un enjeu dans la guerre de propagande qui se livre
aujourd’hui.
« Désolé, vous ne pouvez pas entrer »
Le Ritz Carlton où je suis descendu est un
grand Lego bleu et blanc posé entre le désert et la mer. Le
personnel est népalais et en traversant le hall du palace,
j’observe des femmes en tchador noir, savourant des tartes aux
fraises et des éclairs au chocolat en écoutant une harpiste jouer
du Vivaldi.
De la terrasse où je dîne, j’aperçois au loin les feux d’une
plate-forme pétrolière installée à proximité des côtes et aux
tables qui m’entourent des hommes tirent lentement sur leur
narguilé, alors que souffle une brise chaude. Je me demande si les
échos de mon rendezvous tenu à Al Jazeera sont déjà parvenus
jusqu’aux responsables qataris. Je suis convaincu que le
secrétaire privé de l’émir ne me rappellera pas et pour tuer
le temps, je m’amuse à observer les différences de détails existant
entre Qataris, Emiratis et Saoudiens, dans le port des vêtements
traditionnels. Les djellabas des Qataris ont des boutons de
manchettes, le col fermé, tandis que le tissu des keffieh est
rejeté en arrière et fixé par un bandeau noir.
Le Qatar partage avec son voisin saoudien une
fron- tière commune et l’adhésion à un islam rigoriste et pas-
sablement anti-occidental. Le banquier en « poste » à Dubaï que je
venais de rencontrer m’avait déclaré : « Pas un Arabe, pas un
dirigeant arabe n’accepterait de livrer Bin Laden aux infidèles
Américains, même les responsables saoudiens qui le haïssent. C’est
une règle qui s’étend à l’ensemble du monde musulman et à laquelle
Musharaff, au Pakistan, ne peut pas déroger. Personne ne veut sa
perte, autrement il aurait disparu depuis longtemps. »
A 22 heures, mon téléphone sonne : « La voiture de Son Excellence
vous attend devant l’hôtel. » Surprise et curiosité. Nous roulons
une quinzaine de minutes sur une route bordée en alternance de
palmiers et de lampadaires avant d’arriver à un vaste ensemble de
vil- las, protégées par des gardes à l’entrée. La villa de Sheikh
Al-Thani est plutôt modeste. Vaste salon où plusieurs invités sont
déjà installés et l’hôte des lieux, toujours aussi attentif et
chaleureux, plaisantant, relan- çant la conversation. Je comprends
que cet expert en relations humaines ait réussi à nouer avec Bill
Clinton des relations amicales.
Je suis assis à côté de l’ambassadeur de France, invité pour
l’occasion. Un homme courtois, plein d’admiration devant le
dynamisme des dirigeants qataris.
Ce dynamisme, pour moi, est plutôt
celui d’un pays rentier, assis sur un trésor gazier et
pétrolier. D’ailleurs, à un moment, la conversation porte sur la
dernière hausse du prix du pétrole : 38 dollars le baril. « Qui a
une calculette, demande le Sheikh en plaisantant à ses invités,
pour évaluer nos bénéfices supplémentaires ? » Une personnalité
qatarie, membre du conseil d’ad- ministration d’Al Jazeera, me
confie : « Presque tous les jours, on me demande de signer des
papiers autorisant l’embauche de nouveaux journalistes. » Ce sera
le seul moment durant toute cette soirée où la chaîne de télévision
sera évoquée. Rien, pas une allusion à mon rendez-vous. Pourtant le
secrétaire particulier de l’émir est un des hommes les plus
puissants et les mieux informés du pays. Vers minuit, il me
raccompagne jus- qu’à l’entrée : « Merci d’être venu, monsieur
Laurent, et bon retour à Paris. Vous nous quittez demain ? Gardez
la voiture et le chauffeur jusqu’à votre départ. » Mon avion
décolle à 17 heures. A midi, je me présente à nouveau devant
l’entrée d’Al Jazeera. La barrière reste baissée et un long échange
s’engage entre le chauffeur et le gardien qui, au bout de dix
minutes, me tend le téléphone. Jihad Balloud, le responsable des
relations publiques aux cheveux impeccablement gominés, est au bout
du fil :
— Désolé, mon ami, mais je ne peux pas vous laisser
entrer.
— Pourquoi ?
— Il aurait fallu nous prévenir à l’avance de votre arrivée et
aucun responsable de l’information n’est présent
aujourd’hui.
— Mais vous n’êtes pas Fort Knox. Je suis vraiment étonné et même
choqué que pour la première fois dans ma vie professionnelle
un confrère me refuse l’accès à une salle de
rédaction.
Léger rire de gorge devant mon irritation. — Désolé, mon ami, mais
nous avons des règles de fonctionnement que même moi je ne
comprends pas toujours.
La voiture officielle reste immobilisée, la barrière ne se lèvera
pas pour nous laisser passer et j’en conclus que certains refus
sont parfois beaucoup plus éloquents que les réponses
fournies.
Ce que je ne comprends pas m’intrigue. Or, entre Bin Laden et son
principal adversaire, les Etats-Unis, se joue une partie d’une rare
ambiguïté par médias et messages interposés.
«Au nom d’Allah »
Le 28 septembre 2001, le quotidien pakistanais
Ummat, installé à Karachi, publie la
première interview d’Ousama Bin Laden depuis les attentats du
11 septembre. L’interview, menée par un « correspondant spécial »
dont l’identité n’est pas précisée, pas plus d’ailleurs que la date
et le lieu où elle s’est déroulée, est un démenti du chef d’Al
Qaeda.
« Au nom d’Allah… qui est le créateur de tout l’univers et qui a
fait de la terre une demeure pour la paix… qui a envoyé le prophète
Mahomet pour nous guider, je voudrais remercier le groupe de presse
Ummat qui me donne l’occasion d’exprimer
mon point de vue au peuple, spécialement aux vaillants vrais
musulmans qui composent le peuple du Pakistan et qui refusent de
croire aux mensonges du démon [le général Musharaff]. « J’ai déjà
dit que je ne suis pas impliqué dans les attaques du 11
septembre. En tant que musulman, j’essaie de faire de mon mieux
pour éviter de dire un men- songe. Je n’ai pas eu connaissance de
ces attaques et je ne considère pas l’assassinat de femmes,
d’enfants et d’autres humains comme un acte appréciable. L’islam
interdit strictement de causer du mal à des femmes, des enfants et
d’autres personnes innocentes. Une telle pratique est interdite
mais dans le cours d’une bataille, ce sont les Etats-Unis qui
infligent de mauvais traite- ments aux femmes, aux enfants et aux
gens ordinaires appartenant aux autres religions, particulièrement
les musulmans. Tout ce qui s’est passé au Pakistan au cours des
onze derniers mois est suffisant pour appeler le courroux de Dieu
sur les Etats-Unis et Israël. » Les propos qui suivent sont un long
réquisitoire contre les Etats-Unis avec une charge antisémite
contre le système américain « totalement sous le contrôle des Juifs
américains dont la première priorité est Israël et non l’Amérique.
Il est clair que les Américains sont eux- mêmes les esclaves des
Juifs et forcés à vivre selon leurs lois et leurs principes ». Des
diatribes que l’on peut retrouver fréquemment dans les
enseignements des oulemas (responsables
religieux musulmans) en Arabie Saoudite, et dans d’autres pays
arabes.
Le 16 septembre, l’agence Afghan-Islamic Press, basée au Pakistan, reçoit un nouveau démenti. Selon l’AFP, le communiqué a été envoyé à l’agence AIP par Abdul Samad, un collaborateur de Bin Laden. Le contenu du texte est plus net encore que l’interview précédente : « Les Etats-Unis pointent le doigt sur nous, mais je déclare catégoriquement que je ne l’ai pas fait. » Il s’agit du premier démenti officiel du Saoudien qui explique qu’il n’a pas les moyens d’organiser une telle attaque en raison des restrictions que lui impose le mollah Omar : « Je vis en Afghanistan, je suis un compagnon d’Amir Al Mumini [le commandeur des croyants] Omar qui ne m’autorise pas à mener de telles activités. »
Le 7 novembre, Bin Laden reçoit pour la
troisième fois Hamid Mir. Ce journaliste pakistanais de 36 ans, qui
s’est autoproclamé biographe du chef d’Al Qaeda, travaille pour
deux publications, Ausaf et Dawn. Mir,
trois heures après les attentats du 11 septembre, avait reçu à son
bureau la visite d’un envoyé de Bin Laden, porteur d’un message en
arabe dans lequel il approuvait et justifiait les attentats mais
niait en être l’auteur. Le 7 novembre, Mir est conduit dans une
Jeep, tous feux éteints pour éviter les bombardements américains,
de Jalalabad aux faubourgs de Kaboul. Six heures de route pour se
retrouver dans un camp de combattants arabes où le lendemain matin,
8 novembre à 7 heures, il est reçu par le Saoudien. Celui-ci
réitère : « Je n’ai aucun lien avec les attaques menées aux
Etats-Unis, mais je les approuve et je les considère comme une
réaction aux oppresseurs. »
Entouré de son adjoint, Al Zawahiri, et d’une douzaine de gardes du
corps, Bin Laden livre également une précision étonnante quand Mir
lui demande :
— Après les bombardements américains sur l’Afg-
hanistan, le 7 octobre, vous avez déclaré sur la chaîne Al Jazeera
que les attaques du 11 septembre avaient été mises à exécution par
des musulmans. Comment saviez- vous qu’ils étaient musulmans
?
— Les Américains eux-mêmes ont publié une liste de suspects, disant
que les personnes nommées étaient impliquées dans les attaques. Ils
étaient tous musulmans, quinze étaient saoudiens, deux émiratis et
un égyptien. Selon les informations que j’ai, ils étaient tous
passagers. Le plus étrange est qu’il ne cherche pas à tirer
profit d’une opération dont il sait pourtant qu’elle peut
lui conférer un prestige immense dans les franges les plus
radicales du monde musulman. Jusqu’à l’attentat du septembre, Bin
Laden n’avait revendiqué que les attentats contre les ambassades
américaines au Kenya et en Tanzanie, niant toute implication dans
ceux du World Trade Center en 1993 et du USS
Cole au Yémen. Il faut attendre le 13 décembre et la diffusion
d’une vidéo pour que Bush et ses collaborateurs apportent enfin la
preuve de la culpabilité du chef d’Al Qaeda.
Cette cassette a pourtant une histoire curieuse. Selon un
communiqué du ministère de la Défense américain, publié le 13
décembre 2001, jour de sa diffusion, la vidéo a été découverte à
Jalalabad, en Afghanistan, à la fin du mois de novembre. Répondant
à l’avance aux questions qui pourraient être posées sur la manière
dont elle a été récupérée, le communiqué affirme qu’elle « a
été abandonnée par quelqu’un qui est parti précipitamment
mais il est également possible qu’elle ait été laissée là
inintentionnellement ».
Après sa diffusion sur les chaînes américaines, les détails
filtrent et s’affinent peu à peu : la cassette aurait été
découverte lors de la fouille d’une maison abandon- née de
Jalalabad. Par qui ? Les dirigeants américains refusent d’abord de
répondre, puis déclarent qu’elle a été transmise au Pentagone par
une personne anonyme ou un groupe. George W. Bush l’aurait
visionnée en novembre mais aurait décidé de retarder sa diffusion
jusqu’à une authentification complète.
L’enregistrement d’une quarantaine de minutes, de très mauvaise
qualité, montre Ousama Bin Laden conversant avec plusieurs
personnes, notamment un visiteur présumé saoudien, appelé
énigmatiquement Shaykh. Le chef d’Al Qaeda évoque les dix-neuf
pirates de l’air, déclarant : « Les frères qui ont mené
l’opération savaient tous qu’il s’agissait d’une opération martyre
et nous avions demandé à chacun d’eux d’aller en Amérique, mais ils
ne savaient rien sur l’opération, pas même une lettre […]. Mais ils
étaient entraînés et nous leur avons révélé l’opération juste avant
qu’ils embarquent dans les avions. » Il confirmait également que
Mohamed Atta dirigeait le groupe et un peu plus loin dans
l’enregistrement confessait sa responsabilité dans les attentats,
en déclarant : « Nous avons calculé que les étages [des tours] qui
seraient frappés [par les avions] seraient au nombre de trois ou
quatre. J’étais le plus optimiste de tous. Etant donné mon
expérience dans le domaine [de la construction], je pensais que le
feu déclenché par le fuel contenu dans les appareils ferait fondre
la structure en acier du bâtiment et provoquerait la chute de la
partie où il y avait eu l’impact, ainsi que les étages supérieurs.
C’est tout ce que nous avions espéré. »
Bin Laden confie à Shaykh, son visiteur
saoudien, qu’il avait été informé, le 6 septembre, de l’heure et de
la date des attaques, et qu’il avait appris leur dérou- lement le
11 septembre à 17 h 30, heure afghane, en écoutant sa
radio.
« J’étais assis avec le docteur Ahmed Abu Al Khan. Immédiatement,
nous avons entendu l’annonce qu’un avion avait frappé le World
Trade Center. Nous avons cherché sur le poste les stations donnant
des nouvelles de Washington […]. Ils étaient fous de joie quand le
premier appareil a percuté le bâtiment. Je leur ai dit : “Soyez
patients.” »
Dès le 10 décembre, trois jours avant son
passage sur toutes les chaînes de télévision, George W. Bush avait
déclaré qu’il était enclin à une diffusion rapide de la cassette. «
Les gens réaliseront qu’il [Ousama Bin Laden] est non seulement
coupable de meurtres inouïs, mais qu’il n’a ni conscience, ni âme
et qu’il représente la lie de la civilisation. » Interrogé sur les
déclarations que lui avaient inspiré les déclarations du chef
terroriste, Bush répond : « Cela m’a simplement confirmé à quel
point il est un meurtrier et à quel point notre cause est juste
[…]. C’est un homme qui veut détruire tout semblant de civilisation
pour montrer sa puissance et satisfaire sa gloriole […]. Il est si
maléfique qu’il est prêt à envoyer des jeunes gens au suicide,
tandis que lui se cache dans des grottes […] et je suis
parfaitement conscient que si nous voulons le maintien de la paix
et de la lumière, nous devons lui faire rendre des comptes devant
la justice, et c’est ce que nous ferons. » Le soir même, le
président américain s’adresse solennellement à la nation, déclarant
que « des milliers de vies ont été soudainement stoppées par le
diable » et appelle à prier pour les familles et les amis des
victimes du 11 septembre.
Pourtant, l’examen attentif de cette cassette soulève autant de
questions que son contenu est censé apporter de réponses. Démentant
le communiqué officiel du Pentagone qui prétendait qu’elle avait
été découverte fin novembre, le magazine de CNN Crossfire affirme que la cassette a été visionnée
par le président Bush dès le début du mois de novembre. Le
quotidien londonien The Independent du 14 décembre, ayant eu accès à
des sources « bien informées », estime que la vidéo a été
enregistrée le 9 novembre.
La question de la date revêt une
grande importance : en effet, les images montrent à l’évidence
que les séquences ont été tournées durant le mois de ramadan.
Aucune boisson ni nourriture, pas même du thé ou des dattes n’ont
été disposés devant les hommes qui entourent Ousama Bin Laden. Pas
même devant son invité saoudien. Or cette année-là, le ramadan
commençait le 17 novembre. L’enregistrement n’a donc pu être
effectué le 9 novembre, comme le prétend The Independent, et encore
moins parvenir entre les mains du président américain à peu
près vers les mêmes dates. Le journaliste Hamid Mir qui l’a
rencontré, le 8 no- vembre en début de matinée, raconte : « Ousama
m’a demandé si j’avais faim et il a fait apporter du beurre, de la
confiture, du pain, du lait et du thé. Il mangeait beaucoup et m’a
dit que quand je rentrerais et publierais ses propos, ce serait
repris par les médias du monde entier. »
Si cette réunion a été filmée le 9 novembre, d’autres détails
manquants sont étonnants. En effet, depuis le octobre, les forces
américaines se sont engagées dans une vaste offensive militaire
ciblant les villes et les camps tenus par les Talibans ; des
bombardements aériens appuyés par les forces britanniques et les
mis- siles tirés des sous-marins.
Le 9 novembre, justement, survient un épisode important : Mazar-e
Charif, la grande ville du Nord, qui constitue un verrou pour les
forces talibanes, tombe aux mains des troupes de l’Alliance du
Nord, commandées par le général ouzbek Rashid Dostom. Presque au
même moment, Bin Laden et ses troupes se préparent à abandonner
Jalalabad pour gagner leurs refuges dans les montagnes de Tora
Bora.
Nous sommes à un tournant crucial de cette guerre et pourtant,
à aucun moment, la conversation entre Bin Laden et ses
compagnons ne fait mention du conflit en cours sur le territoire
afghan. Comment, dans un pays bombardé où toutes les voies d’accès
sont périlleuses, le « Sheikh » saoudien a-t-il pu circuler et
parvenir jus- qu’au chef d’Al Qaeda ? Cet invité saoudien est éga-
lement une figure intrigante. Ses propos sont souvent odieux,
choquants et il s’exprime sur un ton qui est beaucoup plus celui
d’un disciple de Bin Laden que d’un véritable sheikh, généralement
une figure religieuse ou un leader tribal.
A un moment, il rapporte une question qui lui a
été posée en ces termes : « Comment va Sheikh Bin Laden ? » De
nombreux connaisseurs du monde arabe ont relevé cette incongruité.
Un Arabe ne s’adresse jamais à quelqu’un qu’il connaît
personnellement en l’appelant par son nom de famille, comme en
Occident. Tout Arabe dirait : « Comment va Sheikh Ousama ?
»
De même, dans l’enregistrement les citations du Coran et les
Hadith sont mélangés, souvent incomplets et
confus, et témoignent d’une méconnaissance des références
islamiques qui surprend de la part de Bin Laden et d’un « sheikh »
véritable. Le dialogue est également ponctué de références à des «
rêves » et des « visions » pendant plus d’une année émanant de
plusieurs personnes, notamment une femme. Des remarques totalement
étrangères à la tradition salafiste à laquelle Bin Laden
appartient.
La vérité est la première victime
Un dernier élément rend hautement improbable la découverte de la cassette au début du mois de novembre, dans une maison abandonnée de Jalalabad : à cette période, les troupes américaines ne sont pas parvenues jusqu’à cette ville et le chef de guerre Haji Zahir, l’homme fort de la région qui a mené l’offensive contre les Talibans, m’a assuré que personne n’avait fait une telle découverte.
« Monitor », un programme de la télévision
alle- mande, semblable au magazine américain « 60 minutes », a
diffusé le 22 décembre 2001 une expérience intéressante. Ses
responsables ont obtenu du dépar- tement d’Etat américain la
version arabe de la cassette et l’ont fait analyser par des experts
indépendants, arabes et allemands, linguistes, spécialistes du
Moyen-Orient. « Et regardez, déclare le présentateur, la traduction
anglaise que le gouvernement américain a présentée au monde est non
seulement manipulée en partie, mais contient des erreurs.
« Nous avons demandé à des traducteurs, travaillant pendant
plusieurs jours, indépendamment l’un de l’autre, de comparer la
traduction du Pentagone et le texte en arabe ; nous avons filtré
les bruits et les interférences et pris en considération chaque
interprétation possible. » Le résultat : docteur Abdel El M.
Husseini, érudit en langage et culture arabe : « J’ai soigneusement
contrôlé la traduction du Pentagone. Elle est très problématique.
Les passages les plus importants, ceux qui sont supposés prouver la
culpabilité de Bin Laden, ne sont pas identiques au son arabe.
Exemple 1 : selon la traduction du Pentagone, Bin Laden déclare : “Nous avons calculé à l’avance le nombre de victimes ennemies.” » Selon le docteur Murad Alami, universitaire et traducteur : « A l’avance n’existe pas dans la version arabe originale. Il n’y a pas de malentendu possible. Personne ne peut comprendre ça. » Commentaire des responsables du magazine : « Au-delà, les traducteurs sont d’accord pour estimer que cette sentence n’implique pas que le nombre des victimes ait été planifié ou calculé à l’avance. »
Exemple 2 : dans la traduction américaine Bin Laden affirme : « Nous avions été prévenus depuis le jeudi précédent que l’événement se déroulerait ce jour. » Pour le docteur Murad Alami, « précédent » n’est pas prononcé. Dans la version arabe il est impossible d’entendre la mention « l’événement se déroulerait ce jour ».
Exemple 3 : dans la version américaine, le chef d’Al Qaeda confie, à propos des pirates de l’air : «Nous avons demandé à chacun d’eux d’aller en Amérique. » Pour Murad Alami, « l’usage du nous dans la traduction est incorrect ». La version arabe mentionne “il était attendu d’eux”, ce qui vient après est inaudible. » Commentaire de l’émission : « Coupable ou non coupable ? Si le gouvernement américain veut démontrer la culpabilité de Bin Laden, il devra produire de meilleures preuves. »
Conclusion du présentateur, Klaus Bednarz : «
Dans une guerre, la vérité est la première victime. C’est vrai pour
tous les camps. »
Ce fut la seule cassette vidéo diffusée directement par les
responsables américains ; les suivantes le furent toutes par Al
Jazeera, comme si le chef d’Al Qaeda voulait reprendre le contrôle
de son image, de ses propos et de sa propagande.
Conclusion
Au terme de ce livre, le 11 septembre
m’apparaît comme un astre noir et glacé, un continent profondément
enfoui que j’ai tenté en partie d’exhumer. Je n’avais jamais été
confronté à une enquête aussi déroutante et paradoxale où les
réponses obtenues sus- citaient de nouvelles questions encore plus
dérangeantes ; où les acteurs et témoins de cette tragédie
semblaient afficher plusieurs visages, tenir plusieurs rôles. Le 11
septembre ressemble à un vaste labyrinthe où une vérité en trompe
l’oeil dissimule une réalité complexe. Il est probable qu’elle
fascinera encore longtemps chercheurs et historiens.
En 2001, lançant la guerre contre le terrorisme, George Bush
affirmait : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. » Il
aurait mieux fait de déclarer : « Ceux qui sont contre nous sont
avec nous. » En fouillant dans les zones d’ombre entourant le 11
septembre, j’ai découvert des alliances surprenantes, et parfois
contre nature, au niveau politique mais aussi économique et
financier. Quelle a été l’implication exacte de l’Arabie Saoudite
détentrice de 24 % des réserves mondiales du pétrole,
officiellement un allié des Etats-Unis, en réalité un ennemi de
l’Occident ; tout comme le Pakistan, seule puissance musulmane
détentrice de l’arme nucléaire ? Quel fut le rôle exact de Bin
Laden, l’homme le plus recherché de la planète, qui semble
aujourd’hui totalement sorti des mémoires de l’administration Bush
?
Au fur et à mesure que j’avançais dans cette enquête, le parallèle
avec un autre événement historique s’imposait : l’assassinat du
président Kennedy. Dans ces deux tragédies, tout semble avoir été
fait pour interdire l’accès à la vérité. Telle est la conclusion à
laquelle je suis arrivé. J’avais lu le rapport Warren et je l’ai
comparé à celui de la commission d’enquête sur le septembre. Le
premier évoquait la plupart des hypothèses, pour les réfuter, le
second ne prend même pas cette peine. Il ignore complètement tous
les faits troublants, les contradictions et les mensonges avérés.
L’assasinat du président américain en 1963 demeure un mystère
entouré de mensonges ; le 11 septembre, lui, reste un ensemble de
mensonges, entouré de mystère.
Pour la première fois un ouvrage dévoile les
mensonges et les silences officiels qui entourent
encore la tragédie du 11 septembre 2001. Un an d’enquête a conduit
l’auteur notamment aux États-Unis, au Pakistan, à Dubaï, au Qatar,
en Israël et jusqu’aux montagnes de Tora Bora, dernier refuge
de Bin Laden en Afghanistan.
— Pourquoi Ousama Bin Laden n’est-il toujours pas inculpé par
les responsables américains pour les attentats du 11 septembre
?
—Pourquoi la CIA, qui surveille en perma- nence les marchés
financiers, n’a-t-elle pas détecté le plus grand délit d’initiés de
l’histoire qui a précédé l’effondrement du World Trade Center
?
— Quelle est la véritable identité des pirates de l’air?
La tragédie du 11 septembre n’a pas encore
épuisé tous ses secrets inavouables…
«(…) une enquête qui fourmille de révélations (…).» F.A. — Le Nouvel
Observateur