L’Évangile selon Pilate

1

Dans une pièce sombre du fort Antonia, Pilate achève de dicter son courrier.

Au loin, par la prison d’une lucarne, monte la rumeur de Jérusalem et perce la lumière orientale, vert anis, du printemps.

Pilate, préfet de Rome en Judée, homme mûr d’une quarantaine d’années, au physique massif, à la virilité puissante, dégage une belle énergie qui contraste avec la placidité de Sextus, son scribe, dont le visage aux plis las et tombants révèle un fonctionnaire romain qui a blanchi sous le devoir.

Après avoir calligraphié les derniers mots, Sextus tend le rouleau à Pilate.

SEXTUS. Voulez-vous relire ce que vous avez dicté ?

PILATE. Donne.

Sextus sort, laissant Pilate seul.

PILATE. « Je hais Jérusalem. L’air qu’on y respire n’est pas de l’air mais un poison qui rend fou. Je hais Jérusalem mais il y a quelque chose que je hais plus encore : c’est Jérusalem pendant la Pâque. La ville s’engorge, s’épaissit, multipliant par cinq sa population de Juifs qui viennent adorer leur Dieu au Temple. Puisque la religion exige des sacrifices, des milliers d’animaux hurlent d’agonie ; des fleuves de sang coulent dans les rues ; des colonnes de fumée poissent les murs. Cette entêtante odeur de graisse fait croire que toute la ville elle-même rôtit sur un brasier, offerte en sacrifice à ce dieu unique, indifférent et goulu.

Comme chaque année, j’ai tout craint pendant ces trois jours. Mais comme chaque année, j’ai maîtrisé la situation. Pas d’incidents majeurs. Quinze arrestations et trois crucifixions. La routine.

Je vais donc pouvoir repartir apaisé à Césarée, une ville romaine, carrée, qui sent bon le cuir et la caserne.

Mon cher frère, je te tends la main depuis la Palestine jusqu’à Rome. Pardonne la rusticité de mon style et porte-toi bien. »

À cet instant, Sextus, le secrétaire, apparaît, inquiet.

SEXTUS. Le corps a disparu.

PILATE. Le corps de qui ?

SEXTUS. Le magicien de Nazareth.

Pilate n’est pas sûr de comprendre.

SEXTUS. Le cadavre est sorti du tombeau.

2

Contrarié, un peu fébrile, Pilate dicte une nouvelle lettre à Sextus.

PILATE. « Encadré par une cohorte, j’ai chevauché immédiatement vers le cimetière.

Je m’approchai du tombeau, un sépulcre à la mode d’ici, comme tu n’en as sans doute jamais vu. En Palestine, on ne creuse pas la terre mais une paroi rocheuse où l’on ménage une grotte. Puis on ferme la caverne par une énorme pierre ronde qui tient lieu de porte.

Au matin, la meule avait été tirée sur le côté, bloquée par une cheville, laissant béante la moitié du tombeau. »

SEXTUS (l’interrompant). Pourquoi l’a-t-on rouvert ?

PILATE. Les femmes voulaient y déposer des aromates, de la myrrhe et de l’aloès, comme présents au mort.

SEXTUS. Qui a roulé la pierre ?

PILATE. Les femmes aidées des gardes. (Agacé.) Écris. (Il dicte.)

« Je regardai la bouche d’ombre. S’il fallait réunir tant de forces pour rouler la pierre du tombeau, comment le magicien, tout seul, aurait-il pu le faire ? J’entrai dans la tombe. La grotte conduisait à une chambre où trois couches avaient été creusées à même le roc. Elles étaient toutes vides. Sur l’une seulement, il y avait les traces du magicien : des bandelettes, des onguents et surtout le suaire, un drap d’une très belle qualité, sali çà et là par les traces brunâtres des blessures. Il était soigneusement plié et posé au bord de la couche. »

SEXTUS (l’interrompant). Pourquoi ?

PILATE. Pardon ?

SEXTUS. Pourquoi avoir rangé l’étoffe méticuleusement ? C’est absurde. Qui a pris la peine d’en faire un paquet ? Le magicien ?

Sextus accompagne sa remarque d’un petit rire moqueur.

Haussant les épaules, Pilate continue à dicter.

PILATE. « Je retournai au fort prendre les décisions qui s’imposaient : il fallait mettre la main sur les voleurs et retrouver le corps de Yéchoua. »

SEXTUS. Vous n’avez pas, en tant que préfet de Rome, à vous occuper d’une profanation de sépulture juive. L’affaire relève du grand prêtre Caïphe : elle n’appartient pas à notre juridiction.

PILATE. Je dois assurer la sécurité.

SEXTUS. La sécurité des vivants, Pilate, pas la sécurité des cadavres. Encore moins celle des cadavres juifs. Et surtout pas le cadavre d’un Juif criminel.

PILATE. Yéchoua n’était coupable de rien.

SEXTUS. Vous l’avez pourtant crucifié.

Pilate a un geste de rage.

PILATE. Tu n’imagines pas l’épaisseur des emmerdements qui nous attendent si nous ne retrouvons pas immédiatement cette charogne. Si on laisse croire que le magicien est revenu seul à la vie, a roulé seul la pierre de son tombeau, les auteurs du larcin pourraient créer un mouvement de foi tellement fort que bientôt tout le peuple d’Israël n’aura plus que le nom de Yéchoua à la bouche. Car ici les sectes religieuses cachent toujours un propos politique. Depuis que Rome a imposé son ordre, ses troupes, son administration, l’enthousiasme religieux est devenu l’autre nom du nationalisme, le refuge sacré où s’élabore la résistance à César. Je soupçonne certains Juifs de s’affirmer juifs pour signifier seulement : je suis contre Rome. Si nos visiteurs de sépulcre réussissent leur spectacle, ils rassembleront tout le peuple contre nous. En un mot, si nous ne retrouvons pas les plaisantins qui se sont payé la gueule du monde entier cette nuit, demain tout Israël est à feu et à sang, et nous pouvons reprendre le bateau pour Rome à condition que nous n’ayons pas été massacrés avant d’atteindre le port de Césarée ! Suis-je clair ?

3

Avec simplicité, Pilate continue à raconter son enquête en dictant à Sextus.

PILATE. « L’après-midi d’hier, mes hommes avaient retrouvé la trace des disciples. Les sectateurs du magicien s’étaient réfugiés dans une ferme abandonnée, non loin de Jérusalem. On rangea les hommes devant moi. Leurs corps me jetaient au nez une puissante odeur animale, l’odeur de la peur panique, l’odeur de ceux qui vont mourir.

— Où est le corps ?

Aucun ne répondit.

— Où est le corps ?

Ils me regardaient par en dessous, de plus en plus terrorisés.

L’un d’eux tomba à genoux devant moi.

— Pitié, Seigneur, pitié. Nous nous sommes laissé avoir par les promesses de Yéchoua. C’est lui qui critiquait le Sabbat, pas nous. C’est lui qui a chassé les vendeurs et marchands du Temple, pas nous. Depuis qu’il est mort sans réagir sur une croix, comme un voleur, nous avons mesuré notre erreur. Nous n’aurions jamais dû le suivre. Pitié.

Ils arboraient de vraies têtes de cocus outragés.

— Où étiez-vous cette nuit ?

— Ici.

Ils semblaient sincères. Des menteurs n’auraient pas montré des attitudes aussi coupables. Des menteurs auraient brandi avec force leur alibi. J’ordonnai à mes hommes de fouiller la bergerie et les alentours. Ils ne trouvèrent pas le cadavre.

Tout cela commençait à me fatiguer. Il était évident que les disciples n’avaient même pas conscience de ce que nous cherchions : selon eux, nous n’étions venus que pour les arrêter, leur avenir se bornant à la prison du fort Antonia, au procès du sanhédrin et, sans doute, à la mort.

À cet instant, une forme blanche apparut sur le chemin. Accourant de Jérusalem, arrivait un jeune homme brun en proie à une émotion extrême. Il se précipita vers les disciples et leur cria :

— Yéchoua n’est plus dans son tombeau.

Puis il s’approcha de mon cheval et rit de bonheur.

— Bonjour, Ponce Pilate. Je suis Yohanân, le fils de Zébédée. Je viens annoncer à mes amis ce que Jérusalem sait désormais : Yéchoua a quitté son tombeau.

Je toisai les disciples.

— Rentrez chez vous, reprenez votre travail et cessez de colporter que son cadavre a disparu. Dans quelques heures, nous l’aurons retrouvé et nous châtierons les voleurs.

Yohanân éclata de rire.

— Je sais qui a pris le corps de Yéchoua.

— Comment le sais-tu ?

— C’était prévu, il y avait un plan.

— Intéressant. Eh bien ?

— Tout s’est déroulé dans l’ordre.

— Intéressant. Et qui a volé le cadavre ?

— L’ange Gabriel. »

Pilate et Sextus se mettent à rire. Cela leur paraît si énorme que l’hilarité les secoue.

SEXTUS. L’ange Gabriel ?

PILATE. L’ange Gabriel ?

Ils s’esclaffent davantage.

SEXTUS. Votre frère va-t-il comprendre ?

PILATE. Écris. « Sache que les anges – une spécialité d’ici au même titre que les oranges, les dattes ou le pain sans levain – sont des messagers du Dieu unique, des créatures spirituelles qui prennent des formes humaines, une troupe de soldats immatériels. »

SEXTUS.… et sans sexe !

PILATE. « Pour aller et venir entre le ciel et la terre, ils empruntent une échelle. »

SEXTUS.… que je n’ai jamais vue.

PILATE. « Ils sont naturellement très anti-Romains aujourd’hui, comme ils furent anti-Égyptiens dans le passé car ils se solidarisent magnifiquement avec les juifs dans toutes leurs querelles. Ces étranges créatures, bien que personne ne les appelle, ont néanmoins un prénom dont la terminaison “el” indique qu’ils viennent de Dieu. Mikaël, Raphaël, Gabriel. »

SEXTUS (gravement). La Judée rend fou.

PILATE. Écris. « Le paradoxe de cette terre sèche, nette, parfois désertique, sans brume et sans nuages, est qu’elle produit des brouillards de pensée. »

SEXTUS (hochant la tête en confirmation). La Judée rend fou.

Soudain Pilate a une idée. Il se tourne vers Sextus.

PILATE. Je sais où est le cadavre !

SEXTUS. Où ?

4

Pilate, excédé, tente d’achever sa lettre, seul dans la solitude de la nuit.

Il rejette brutalement la plume et se prend la tête entre les mains.

PILATE. Il est mort, je n’ai plus rien à craindre ! Évidemment !

Il se lève et marche avec nervosité.

PILATE. Quelque chose est allé trop vite dans cette histoire, je n’ai pas rendu ma justice, la justice de Rome, mais j’ai exécuté la leur, la justice des sadducéens approuvée par les pharisiens. Pendant le procès, Claudia Procula ne s’était pas gênée pour me le reprocher.

Il retourne écrire.

PILATE. « – Tu ne peux pas faire ça, Pilate, tu ne peux pas faire ça. Sans Yéchoua, je ne serais plus de ce monde.

Elle faisait allusion à la maladie qui l’avait tenue alitée dans notre chambre pendant des mois. Claudia perdait lentement son sang. L’hémorragie qui, d’ordinaire, dure quatre jours par mois chez les femmes, ne cessait plus. J’avais convoqué tous les médecins de Palestine, des Romains, des Grecs, des Égyptiens et même des Juifs : en vain ! Son visage avait perdu sa vie, sa coloration, la pâleur de ses lèvres m’effrayait.

Appelé par une servante, le magicien Yéchoua passa un après-midi auprès d’elle. Le soir même, le sang avait cessé de s’échapper du corps de Claudia. Yéchoua ne l’avait pas touchée, il n’avait appliqué aucun onguent : il avait simplement parlé avec elle.

— Yéchoua m’a sauvée. Pilate, sauve-le à ton tour. Il a sauvé ton épouse !

— Je vais le faire fouetter en public. D’ordinaire, une bonne giclée de sang suffit à satisfaire la soif d’une foule.

Mais la scène de flagellation ne produisit pas du tout l’effet escompté. Le condamné subissait les coups sans crier ni broncher, comme indifférent. La foule s’excitait contre lui, trouvant l’acteur nul. Comme il n’apaisait pas son appétit de spectacle, elle réclama sa mort.

Je songeai alors à une ruse. J’interpellai la populace et lui rappelai la coutume voulant que, pendant les fêtes de la Pâque, le préfet de Rome relaxât un prisonnier. Je lui proposai donc de choisir entre Barabbas et Yéchoua. Je ne doutais pas de sa réponse, Yéchoua étant populaire et inoffensif tandis que Barabbas, un brigand qui avait volé tout le monde et violé beaucoup de filles, était dangereux et craint. Il passait au cachot sa dernière journée puisque dans l’après-midi, on devait le crucifier en compagnie de deux autres larrons de moindre envergure.

Les gens se taisaient, surpris. Ils regardaient Yéchoua, écroulé, tête basse, en sang, puis Barabbas, bien planté de manière arrogante sur ses jambes fortes, tout en muscles et en peau brune, qui les défiait crânement.

Les voix s’enflèrent en une rumeur, d’abord murmurée, puis prononcée, puis clamée, puis hurlée : Barabbas ! Barabbas ! Barabbas !

Je ne comprenais pas. J’étais révolté, déçu, écœuré mais je devais obéir. Engagé vis-à-vis d’eux, je n’avais plus les mains libres. Je décidai de me les laver devant eux.

Sur mon estrade, au-dessus des têtes vociférantes, j’accomplis le geste rituel qui signifie “cela ne me regarde plus”. Dans le liquide clapotant de la bassine en cuivre, se décomposait un fragment d’arc-en-ciel.

En jetant un dernier coup d’œil aux prisonniers avant de rentrer dans le fort, je saisis soudain ce qui avait modifié le destin des deux hommes, poussant l’un sur la croix, l’autre hors de prison : Barabbas était beau, Yéchoua était laid. »

Pilate se lève. Le reste, il ne va pas l’écrire à son frère, il va seulement le murmurer dans la nuit.

PILATE (pour lui-même). Dans sa chambre, Claudia m’attendait. J’ai baissé les yeux. Je n’osais plus soutenir le regard de cette femme que j’adore et à qui je dois ma carrière. Non seulement Claudia, une aristocrate, a voulu épouser le lourdaud que je suis contre l’avis de tous les siens mais encore elle a obtenu de cette même famille que je sois nommé à un poste important, préfet de Judée. Depuis toujours, je l’aime avec étonnement, épaté qu’une femme pareille m’ait préféré, moi, et continue à le faire.

— J’ai échoué, Claudia.

— Tu ne pouvais rien, Pilate. Il ne nous a pas aidés. Par son comportement, il a appelé la mort sur lui. Il ne nous reste plus qu’à attendre, conclut Claudia.

— Attendre quoi ? Dans quelques heures, il sera mort.

— Il nous reste à attendre ce que, par sa mort, il veut nous dire.

Pilate interroge la nuit comme si elle pouvait l’aider à comprendre cette phrase.

Puis il se répète ses premiers mots pour se convaincre qu’il a raison.

PILATE. Il est mort, je n’ai plus rien à craindre. Évidemment.

Une véritable inquiétude perce sous ses mots.

5

C’est le matin. Pilate dicte à Sextus.

PILATE. « Je mis le cap sur le domaine agricole où prospérait le riche et respecté Yoseph d’Arimathie. Au soir de la crucifixion, Yoseph était venu me demander le droit de décrocher Yéchoua, de l’embaumer et de l’ensevelir dans le tombeau tout neuf qu’il venait de faire aménager. Sur le moment, je n’avais pas imaginé que ce bon père de famille jetait les premières bases d’un plan tortueux ; désormais, je le soupçonnais d’avoir escamoté le cadavre.

Notre troupe passa le portail du domaine et le trouva déserté. À l’intérieur de la bâtisse, les coffres étaient ouverts, les sacs éventrés, les meubles renversés, les paillasses déchirées.

En m’approchant de la cave, j’entendis des gémissements : tous les gens de la ferme, femmes, hommes, enfants, vieillards, gisaient, ligotés et bâillonnés, au milieu des jarres.

Je défis moi-même les liens de Yoseph et le soutins pour remonter au jour.

— Yoseph, qu’est-il arrivé ?

— Des hommes sont venus. Ils recherchaient le cadavre. Ils avaient fait le même raisonnement que toi, Pilate.

— Qui était-ce ?

— Ils étaient masqués. »

Réagissant à cette remarque, Sextus l’interrompt.

SEXTUS. Masqués ? Si les hommes étaient masqués, c’est qu’ils pouvaient être reconnus par Yoseph.

PILATE. Naturellement. Et si Yoseph pouvait les reconnaître, c’est qu’ils étaient de Jérusalem.

SEXTUS. Qui, à Jérusalem, voudrait récupérer le cadavre pour empêcher tout culte posthume ?

PILATE. Ceux qui ont condamné Yéchoua. Moi… et le sanhédrin.

SEXTUS. Vous croyez que Caïphe…

PILATE. Je crois.

SEXTUS. Caïphe, le grand prêtre…

PILATE. Caïphe, évidemment.

Il lui fait signe de reprendre la dictée.

PILATE. « – Dis-moi, Yoseph, les brigands sont-ils repartis bredouilles ?

— Bredouilles. Yéchoua n’était pas là. Maintenant, Pilate, il ne nous reste plus qu’à attendre.

— Attendre quoi ?

— Yéchoua n’était pas un homme ordinaire. Sa vie ne fut pas ordinaire. Sa mort ne le sera pas non plus.

— Pourquoi as-tu voté sa mort avec le sanhédrin si tu l’estimais tant ?

— Caïphe avait pris Yéchoua en grippe, il lui reprochait de blasphémer et, ce qui est plus grave, de blasphémer en se faisant applaudir du peuple. Tout le conseil percevait en Yéchoua un danger pour l’institution du Temple. Au moment du vote, alors que je voulais l’épargner, Yéchoua s’est tourné vers moi, comme s’il m’entendait penser.

Ses yeux m’ont dit clairement : “Yoseph, ne fais pas cela, vote la mort, comme les autres.” Je ne voulais pas lui obéir mais résonnait de plus en plus fort au fond de mon crâne ce que son regard me criait. Il ne me lâchait plus, comme si j’étais sa proie. Alors je lui ai cédé. J’ai voté sa mort. »

SEXTUS. L’unanimité du sanhédrin était-elle nécessaire ?

PILATE. Non. La majorité aurait suffi.

Pilate poursuit son récit.

PILATE. « – Yoseph, comment, alors que rien ne t’y contraignait, as-tu pu condamner un innocent ? Yoseph ne parut pas ébranlé par mon discours. Il me répondit simplement :

— Si Yéchoua avait été un homme, j’aurais condamné un homme juste. Mais Yéchoua n’était pas un homme.

— Ah bon ? Et qui d’autre ?

— Le Fils de Dieu. »

Sextus ne peut s’empêcher de ricaner. Pilate apprécie ce commentaire persifleur et achève, plus décontracté :

PILATE. « Vois-tu où je me trouve, mon cher frère ? Sur une terre où, non seulement on voit des Fils de Dieu dans la rue, parmi les pastèques et les melons, mais où encore on les condamne, ces Fils de Dieu, à mourir crucifiés sous un soleil ardent ! Sans doute est-ce le meilleur moyen de gagner les faveurs du Père ! »

Servile, Sextus commente le mot avec un sourire complaisant.

Pilate le regarde et avoue, penaud :

PILATE. En tout cas, me voici sans nouvelle piste…

SEXTUS (fataliste). Le cadavre pourrit.

PILATE. Il pourrit aussi les esprits de Palestine. Peut-être… Peut-être devrais-je m’associer à Caïphe pour continuer les recherches. Oui. Convoque-moi le grand prêtre.

SEXTUS. À vos ordres.

Sextus se lève et salue.

Juste avant qu’il ne passe la porte, Pilate l’arrête.

PILATE. Que fais-tu ici, Sextus ? Pourquoi as-tu demandé un poste en Judée ? Avant, tu travaillais à Alexandrie et voilà maintenant que tu demandes une mutation à Damas. Pourquoi ?

SEXTUS. Dois-je répondre la vérité ?

PILATE. Tu ne te plais pas auprès de moi ?

SEXTUS. Cela n’a rien à voir avec vous, préfet. C’est… C’est à cause des oracles !

PILATE. Des oracles ?

SEXTUS. Depuis toujours, j’ai la curiosité des devins, des pythiens, voyants et mages, bref, je m’intéresse à l’avenir et à ses sciences.

PILATE. Eh bien ?

SEXTUS. J’ai consulté les voyants les plus divers et, à ma grande surprise, pour la première fois, leurs prédictions concordent : le monde s’achemine vers une ère nouvelle ! En ce moment, un âge succède à un autre. Tous les astrologues le confirment, qu’ils soient d’Alexandrie, de Chaldée ou bien de Rome.

PILATE. Que veux-tu dire ?

SEXTUS. Un roi va apparaître. Un nouveau souverain. Un homme jeune qui deviendra le chef du monde. Son royaume s’étendra sur toute la terre.

PILATE. Où va-t-il se manifester ?

SEXTUS. Par ici. À l’orient de notre mer.

Pilate, quoique sceptique, se prend au jeu.

PILATE. Y a-t-il d’autres indices ?

SEXTUS. Cet homme appartient au signe des Poissons.

PILATE. Notre empereur Tibère ?

Sextus a un rire poli.

SEXTUS. Tibère est déjà trop vieux. En rassemblant toutes les informations, j’ai calculé que l’homme providentiel a vu le jour sous la conjonction de Saturne et de Jupiter, dans la constellation des Poissons.

PILATE. C’est-à-dire ?

SEXTUS. Ce roi est né en 750. Il doit avoir aujourd’hui trente-trois ans.

PILATE. Ici ?

SEXTUS. Par ici. Les indications ne sont pas si précises.

Pilate, songeur, approuve de la tête. Sextus conclut.

SEXTUS. Puisqu’il ne se trouve pas en Judée, je voudrais me rendre en Syrie.

PILATE. Bien sûr. Je t’y aiderai, Sextus.

Sextus remercie de la tête et, croyant que la conversation est finie, s’apprête à sortir.

Pilate l’arrête encore au dernier moment.

PILATE. Sextus, il ne t’est jamais venu à l’idée que les oracles parlaient de… Yéchoua ?

SEXTUS (riant). Le magicien ? Non ! Quelle drôle d’idée. J’attends un roi, un général, un conquérant, pas un mendiant.

PILATE. Il entraîne tout le monde après lui. Sans armes, sans cantines, il a constitué une armée de fidèles.

SEXTUS (négligeant l’objection). Il est mort.

PILATE. Il a l’âge annoncé par les oracles.

SEXTUS. Il est mort.

PILATE. Il ne s’adresse pas qu’aux Juifs, mais aux Samaritains, aux Égyptiens, aux Syriens, aux Assyriens, aux Grecs, aux Romains, à tout le monde.

SEXTUS. Il est mort.

PILATE. Lorsqu’il parle du Royaume, il parle d’un royaume universel où chacun est convié.

SEXTUS. Il est mort.

PILATE (se ressaisissant). Oui. Il est mort.

SEXTUS. Oui. Ce ne peut être lui puisque vous l’avez tué. Je dois convoquer Caïphe.

Sextus sort.

Pilate, resté seul, réfléchit.

PILATE. Bien sûr. Ce ne peut être lui puisque nous l’avons tué. (Il secoue la tête.) Sottises ! Des oracles ! Des devins ! Le roi du monde…

Sextus revient précipitamment vers Pilate, assez inquiet.

SEXTUS. Yéchoua, il a réapparu !

Pilate ne comprend pas tout de suite.

PILATE. Bien ! On a retrouvé le cadavre.

SEXTUS. Non. Vous ne m’avez pas compris : Yéchoua a réapparu ! Vivant !

PILATE. Vivant ?

SEXTUS. Vivant !

6

Avec sévérité, Pilate dicte sa lettre. On sent qu’il en veut à Sextus de lui avoir fait croire, un instant, à cette résurrection. Il s’adresse autant à son frère qu’à son scribe.

PILATE. « Évidemment, ce n’était qu’une rumeur. Rien qu’une simple rumeur. Le grand prêtre Caïphe, par esprit de coopération, avait tenu à m’en avertir.

La foule nous porta jusqu’au palais d’Hérode. Sur une estrade, une très jeune fille entourée de plusieurs nourrices regardait la foule avec des yeux immenses, des yeux élargis par des drogues, des yeux trop fixes de pythie qui hypnotisent.

— C’est elle, la princesse Salomé ? m’étonnai-je. Caïphe approuva. J’étais déçu. J’insistai.

— Celle qui a fait couper la tête d’un ermite ?

— Oui.

— Elle est beaucoup moins bien qu’on le dit.

— C’est ce qu’on croit d’abord, répondit Caïphe. Salomé devait avoir seize ans. Ce n’était pas une femme, c’était l’esquisse d’une femme. Elle parlait bas pour qu’on s’approche. Une fois sous ses jambes et dans son parfum, je me sentis pris dans un filet. »

Pour raconter la suite et pour taquiner Sextus qui avait pris l’histoire au sérieux, Pilate va mimer Salomé dansant et murmurant son récit.

PILATE. « Elle parlait d’elle en se nommant, comme si elle était devenue une spectatrice hallucinée de sa propre vie.

— Salomé allait rentrer au palais, le palais grand et sombre sous la lune. Salomé revenait du cimetière où elle avait pleuré la mort de Rabbi. Salomé était triste, et le soir était froid, et la terre était noire. Tout d’abord, Salomé ne vit pas l’homme sous le porche. Mais la voix l’arrêta : “Pourquoi pleures-tu Salomé ?” L’homme était grand et mince, un capuchon d’ombre sur la tête. Salomé ne répond pas d’abord aux inconnus. Mais la voix ne laisse pas passer Salomé. “Tu pleures Yéchoua, je le sais, et tu as tort. – De quoi te mêles-tu ? Je pleure qui je veux !” L’homme s’approcha et Salomé éprouva un grand trouble. “Tu ne dois plus pleurer Yéchoua. S’il était mort hier, aujourd’hui il est ressuscité.” L’homme se tenait tout près, ses grandes mains pendantes. Sa voix rappelait quelque chose, ses yeux aussi. Mais la pénombre du palais haut et sombre avait couvert les yeux de Salomé. “Qui es-tu ?” Alors il enleva sa capuche et Salomé le reconnut. Elle tomba à genoux. “Salomé, relève-toi. C’est toi que j’ai choisie pour être la première. Tu as beaucoup péché, Salomé, mais je t’aime, et je t’ai pardonné. Va porter la bonne parole à tous les hommes. Va !” Mais Salomé pleurait trop pour bouger et lorsqu’elle essuya ses larmes, il n’était déjà plus là. Mais j’ai reçu la bonne nouvelle : Yéchoua m’aime. Il est revenu. Il est ressuscité. Et Salomé dira et redira la Bonne Nouvelle à tous les hommes. »

Sextus, même s’il perçoit que Pilate se moque de lui, ne peut s’empêcher de demander :

SEXTUS. Qu’est-ce qu’elle raconte ?

PILATE. Un gazouillis incohérent selon lequel elle aurait vu Yéchoua vivant. Au début, elle ne le remet pas mais il a une bonne nouvelle pour elle : il l’aime !

SEXTUS. Qui cela intéresse-t-il ?

PILATE. Personne. Les hommes se rinceront l’œil, les femmes médiront, rien d’autre. Cette fille est folle, tout simplement, c’est la folle de la maison d’Hérode. Chacun en a une dans sa famille ou dans son village. Écris. « La rumeur de résurrection n’ira pas plus loin. »

Il tend le bras pour relire le parchemin puis fait signe à Sextus qu’il peut disposer. Sextus salue et sort.

Au-dehors, le crépuscule a rendu mauve le ciel.

Pour lui tout seul, Pilate continue le récit. La suite, il ne l’avoue qu’à son frère lointain car il ne souhaite pas que Sextus l’entende.

PILATE. Au moment où je quittais Caïphe, celui-ci me retint par le bras. Une femme avançait sur un âne, une très belle femme mûre, aux lèvres fines, un de ces visages si dessinés que, même de face, ils vous donnent le sentiment de se tenir de profil.

Caïphe murmura son nom : « Myriam de Magdala ». Une prostituée du quartier nord.

Les femmes accouraient au-devant d’elle, comme attirées par la force qui en émanait.

— Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Il est ressuscité !

La femme brune disait cela d’une voix grave et chaude, aussi sensuelle que son œil charbonné et ses longs cils étonnés.

Elle descendit de sa monture et embrassa ses compagnes.

— Réjouissez-vous. Il est ressuscité. Où est sa mère ? Je veux le lui dire.

On s’écarta.

D’une pauvre maison de pisé, une paysanne sortit. Sa vieille face portait les peines d’une vie de travail, les fatigues d’une existence difficile et les bouffissures de chagrins récents. Cette mère qui venait de perdre un de ses fils dans un supplice humiliant trouvait encore la force d’ouvrir les bras à qui venait la visiter.

La prostituée tomba à ses pieds.

— Myriam, ton fils vit ! Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. La voix m’était familière, les yeux aussi. Mais il portait un capuchon. Comme tout ce que me disait cet homme m’allait droit au cœur, je me suis approchée. C’est alors que je l’ai identifié. Il m’a embrassée et il m’a dit : « Va annoncer la Bonne Nouvelle au monde entier. Yéchoua est mort pour vous tous et, pour vous tous, il est ressuscité. » Ton fils vit, Myriam ! Il est vivant !

La veuve ne bougeait plus. Elle écoutait en silence les paroles de la Magdaléenne. Loin d’être soulagée, elle semblait accablée. Je crus qu’elle allait s’effondrer.

Puis deux larmes, lentement, se lovèrent sur ses paupières rougies. C’était, enfin, le chagrin qui partait, qui allait s’écouler. Mais aucun sanglot ne descendit. La lumière des yeux changea, revint à la vie, et maintenant brillait dans ce masque de peau plissée son magnifique, son éblouissant, son grand, son bel amour pour son fils, radieux comme une aube sur la mer.

Caïphe serra mon bras si fort que je crus qu’il me mordait.

— Nous sommes perdus !

Je n’eus pas la force de lui répondre. Je le plantai là et rentrai en courant au palais. Quelque chose m’avait ému sur cette place, que je ne pouvais pas lui dire et que je n’avouerai qu’à toi : dans les yeux de cette vieille Juive, j’avais retrouvé, un instant, le regard de notre mère.

7

Lumière du jour.

Pilate et Sextus, inoccupés, sont maussades.

SEXTUS. Deux de plus !

PILATE (pensif). Oui, deux de plus…

SEXTUS. Les pèlerins qui s’approchaient d’Emmaüs racontent la même apparition.

PILATE. Posons méthodiquement, un à un, côte à côte, les éléments. Derrière ces signes, il faut que je trouve la pensée qui les organise et qui me tend un piège.

SEXTUS (ne comprenant pas). Oui…

PILATE. Première chose suspecte : la trop grande ressemblance des récits. Sextus, tu connais comme moi la nature humaine : aucun témoin ne rapporte jamais la même chose. La disparité, la contradiction des témoignages sont souvent les seuls indices de leur authenticité. Ici, ça pue le mensonge.

SEXTUS. Ah bon ?

PILATE. Quelqu’un a fait répéter consciencieusement les faux témoins.

SEXTUS. Qui ?

Pilate fait les cent pas en réfléchissant.

PILATE. Salomé, Myriam de Magdala… (Soudain il trouve.) Hérode !

SEXTUS. Hérode !

PILATE. Oui ! Hérode !

SEXTUS. Mais pourquoi ?

PILATE. Salomé voit Yéchoua en rentrant au petit palais d’Hérode ! Myriam de Magdala le rencontre dans les jardins de Yasmeth, des plantations qui appartiennent à la famille d’Hérode ! Enfin Emmaüs se trouve être la résidence d’été qu’Hérode affectionne ! Hérode ! Hérode !

SEXTUS. Certes, mais pourquoi ?

PILATE. Depuis la mort de son père, la Palestine a été divisée en quatre. Des quatre frères, c’est lui le seul valable, le seul capable. Il dirige très bien la Galilée, sa portion. Je dois la Judée à l’incompétence de son frère. Il rêve que sa nation soit de nouveau une, sous la direction d’un seul roi, avec une seule foi. Pour la foi, il a choisi Yéchoua, ou plutôt le culte de Yéchoua. Puisqu’il n’est pas arrivé à le manipuler de son vivant, il cache son cadavre au palais, le seul endroit de Jérusalem avec le Temple que mes hommes n’ont pas l’autorisation de fouiller, puis il décide de créer la légende de Yéchoua. Il glisse son récit de résurrection dans l’oreille de Salomé, de Myriam, et des deux pèlerins d’Emmaüs.

SEXTUS. C’est lumineux.

PILATE. En route pour le palais d’Hérode !

8

Pilate, bougon, dicte à Sextus.

PILATE. « Sur un grand lit, exposé comme on expose un mort, Hérode gisait. Je me penchai sur sa face grasse où fards et poudres, coagulés par la sueur, se fendaient en croûte sur la vieille peau ridée.

En percevant son souffle régulier, je lui pinçai durement le bras. Le corps ne bougea pas, le visage n’eut même pas un frémissement.

Une voix coupante s’éleva du fond de la pièce :

— Il ne dort pas. Sinon, il ronflerait.

La reine Hérodiade se tenait entre deux chandeliers monumentaux, le corps sanglé dans une robe d’apparat, le visage éclaboussé de poudre. À vouloir trop nier le temps, elle l’avait précipité. Perruques et fards substituaient au visage d’une belle femme de quarante ans un masque sans âge.

— Il n’est pas mort, dit-elle, mais il s’est enfoncé dans un sommeil dont on ne peut plus le sortir.

— Est-ce dangereux ?

— Je l’espère. Je n’ai épousé ce goret puant et faisandé que pour devenir sa veuve.

— Toujours aussi amoureuse, à ce que je vois.

— Toujours, répondit paisiblement Hérodiade.

— Quand cela est-il arrivé ?

— Quand on lui a appris la rumeur concernant la résurrection du magicien. Cela a réveillé toutes ses craintes. Tu connais Hérode, Pilate : il est profondément religieux, il a la foi de ses ancêtres et ne dérogera jamais à la Loi. Il a déjà très mal supporté que je lui aie extorqué la mort de Yohanân le Plongeur en qui il voyait un inspiré véritable. Il ne me touchait plus depuis longtemps ; or depuis cet épisode, il ne me parlait plus non plus. Lorsque Yéchoua est apparu, annoncé par Yohanân comme le véritable Messie, Hérode a mis beaucoup d’espoir en lui. Voulant l’aider, il lui a proposé de l’argent pour activer son prêche. Yéchoua s’en moquait. Hérode ne se vexait pas. Il voyait, une à une, les prophéties se réaliser, confirmant l’identité de Yéchoua. Lorsque Yéchoua fut arrêté, Hérode n’eut pas peur un instant : il était tellement persuadé de sa nature divine qu’il imaginait Yéchoua terrassant ses adversaires, faisant surgir une barrière de feu entre ses juges et lui, ou n’importe quel autre prodige. Lorsque ses espions lui apprirent que le sanhédrin était en train de voter sa mort à l’unanimité, Hérode est intervenu. Il s’est servi d’arguments juridiques pour envoyer le Nazaréen chez toi, puis ici. Et cette nuit-là… Rien ne se passa comme prévu, Pilate, rien. Hérode reçut fort gentiment Yéchoua en lui annonçant qu’il allait le sauver. Yéchoua lui répondit que personne, et surtout pas lui, Hérode, ne pouvait le sauver ; il devait accomplir son destin, c’étaient les hommes qu’il devait sauver, et non pas lui-même. Nous n’y comprenions rien. Yéchoua souhaitait mourir, il disait que rien n’arriverait sans ce passage par la mort. Il nous sembla déprimé, au plus bas de lui-même, un homme qui ne veut plus avancer. Inquiets, nous lui avons demandé de se ressaisir, de nous faire des prodiges. Il ne répondait qu’une chose : qu’il devait mourir et qu’il agoniserait dans des conditions atroces. Moi, je m’étais toujours doutée qu’il n’était qu’un imposteur mais Hérode, cette nuit-là, pour la première fois, accéda à cette idée. Il est entré dans une colère terrible, s’est mis à insulter Yéchoua, le sommant de faire un miracle devant nous. Le Nazaréen ne réagit même pas, prostré, les épaules basses, comme un escroc en bout de course. Hérode a ameuté tout le palais, les courtisans, les gardes, les domestiques, les esclaves ; chacun s’est déchaîné sur Yéchoua en se moquant de lui, en l’injuriant, en le déguisant en femme. Nous attendions une réaction. Nous poussions la provocation au plus loin pour obtenir une réponse. Au lieu de cela, amorphe comme une poupée de son, le Nazaréen se laissait faire. Il fut piétiné, insulté, fardé, attouché, embrassé, palpé, avec dans les yeux une tristesse soumise qui redoublait la rage de ses agresseurs. Enfin, au comble du dégoût et de la désillusion, nous te l’avons renvoyé, Pilate, dans l’état que tu sais, et couvert de cette fausse pourpre royale, ce manteau déchiré et souillé, pour nous moquer ultimement de sa prétention à fonder le Royaume et te signifier qu’il ne s’agissait que d’un imposteur méprisable. Je dois d’ailleurs te dire que, si nous n’étions pas convenus auparavant de te le rendre, nous l’aurions mis en pièces et tué ici même cette nuit-là.

Hérodiade soupira longuement. Elle regrettait cette exécution différée. Un appétit de tuer habitait cette femme étrange.

— Alors, Pilate, tu comprends qu’hier, en apprenant la rumeur de sa résurrection, Hérode a dû imaginer avoir frappé pour la deuxième fois un envoyé de Dieu, la terreur a dû l’envahir de nouveau et l’expédier en sommeil sur ces terres inconnues, désertes et silencieuses, où il se réfugie lorsqu’il n’a plus le courage de vivre.

— Veux-tu que je t’envoie mon médecin, afin de veiller à la santé d’Hérode ?

Hérodiade eut une moue de mépris.

— Ne t’en fais pas, Hérode tient de la mauvaise plante, solide, indéracinable, qui n’a même pas besoin de printemps pour refleurir toujours.

Sur ces mots, sa bouche se tordit dans un rictus de vomissement. Décidément, Hérodiade haïssait passionnément Hérode. »

Pilate et Sextus se regardent.

SEXTUS. Avez-vous une nouvelle piste ?

PILATE. Aucune. Je ne vois ni qui ni comment.

SEXTUS. Moi, ce qui me frappe dans les témoignages, c’est que les hommes et les femmes ne reconnaissent pas immédiatement Yéchoua. L’homme porte un capuchon, il ne l’enlève que brièvement puis il disparaît.

PILATE (spontanément). Ce que ferait un sosie qui utiliserait une faible ressemblance. (Prenant conscience de ce qu’il vient de dire.) Pardon ?

SEXTUS. Pardon ?

PILATE. Qu’est-ce que j’ai dit ? (Ravi.) Un sosie, un sosie !

SEXTUS. Je ne comprends pas.

PILATE. Un homme joue le rôle de crucifié ressuscité !

Sextus soupèse trop lentement cette idée.

PILATE (enthousiaste). Naturellement. Yéchoua pourrit quelque part tandis qu’un imposteur a repris son rôle.

SEXTUS. Mais qui ?

PILATE. Plutôt que chercher qui joue le double, demandons-nous plutôt à qui le double doit apparaître prochainement.

Sextus demeure interloqué.

PILATE. L’escroc a commencé à jouer sa farce à Salomé qui fréquentait très peu Yéchoua ; puis aux pèlerins d’Emmaüs qui avaient suivi Yéchoua plusieurs semaines. Alors, encouragé par ce succès, il s’enhardit et s’approche de Myriam de Magdala qui côtoyait le Nazaréen depuis des années. Nul doute que désormais, il se risque auprès du noyau central : il va tenter une apparition auprès des intimes de Yéchoua.

Sextus contemple Pilate avec admiration.

PILATE. Nous serons là !

9

Quoique la nuit soit très avancée, Pilate, victorieux, dicte à Sextus. La pièce rougeoie à la lueur des flambeaux.

PILATE. « Je ne te ferai pas languir mon cher frère : l’homme gît sous mes pieds, dans une geôle du fort Antonia. En ce moment, il fait des prières. Il s’agit de Yohanân, le fils de Zébédée, celui-là même qui était revenu en courant vers les disciples pour leur annoncer la disparition du cadavre, celui-là même qui voulait y voir l’intervention de l’ange Gabriel. Nous l’avons capturé pendant la nuit alors qu’il rôdait autour de la maison de Myriam, la mère du magicien. Encapuchonné comme un voleur, il avait coupé sa barbe et frotté ses paupières au charbon. Ainsi modifié, il ressemble à son maître.

Il ne s’est même pas débattu et lorsque je l’ai interrogé, il a tout nié.

— Allons, Yohanân, un Juif pieux ne se rase pas.

— Tu nous as interdit, à nous tous les disciples, de remettre les pieds à Jérusalem. Oui, je me dissimule pour échapper à la surveillance de tes hommes, mais je ne me fais pas passer pour Yéchoua.

— Alors pourquoi te rendais-tu chez sa mère ?

— Je suis certain que Yéchoua va venir visiter sa mère et lui annoncer la Bonne Nouvelle. J’aimerais être là, tapi dans un coin. Permets-moi de partir. Je m’engage à me livrer dès que j’aurai revu Yéchoua. Je t’en supplie, Pilate, libère-moi.

Je le laissai s’époumoner.

Il finit par se taire.

Il avait compris que je le maintiendrais dans ce cachot. Lentement, il se coucha sur le ventre, les bras en croix, le visage sur la dalle. Une lune plate, indifférente, lâchait quelques rayons avares à travers les barreaux. Il priait. Je le voyais s’apaiser. Son calme me calmait.

Lorsque je me levai pour quitter le cachot, sa voix m’arrêta :

— Je t’aime, Pilate.

— Cesse de parler comme lui.

— C’est lui qui m’a appris.

— Comment peux-tu prétendre m’aimer ? Je te capture ; dans quelques heures, je te livrerai au sanhédrin ; tu ne reverras sans doute jamais le jour, et tu prétends m’aimer ?

— Je t’aime. Et Yéchoua t’aimait aussi. Et sur la croix, il a murmuré pour toi et ceux du sanhédrin : “Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font.”

J’attrapai Yohanân à travers les barreaux et je le secouai violemment.

— Vous êtes fous ! Tous fous ! Caïphe a raison : il faut vous empêcher de parler !

— Tu ne veux pas que je t’aime ?

— Non, je n’en veux pas de ton amour, je préfère choisir qui m’en donne. Et à qui j’en donne. Domaine réservé.

— Tu as raison, Pilate, répondit-il. Que deviendrions-nous si nous nous aimions tous ? Penses-y, Pilate, que deviendrions-nous dans un monde d’amour ? Que deviendrait Pilate, préfet de Rome, qui doit sa place à la conquête, à la haine et au mépris des autres ? Que deviendrait Caïphe, le grand prêtre du Temple, qui t’achète sa charge à force de cadeaux et assoit son autorité sur la crainte qu’il inspire ? Y aurait-il encore des Juifs, des Grecs, des Romains dans un monde inspiré par l’amour ? Encore des puissants et des faibles, des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves ? Tu as raison, Pilate, d’avoir si peur : l’amour serait la destruction de ton monde. Tu ne verrais le Royaume de l’amour que sur les cendres du tien.

Puis-je te l’avouer, mon cher frère ? Devant tant de folie, je m’enfuis. Porte-toi bien. »

Sextus approuve de la tête.

SEXTUS. Voulez-vous relire ?

PILATE. Non, Sextus. Maintenant que mon devoir est accompli, le criminel sous les verrous, je vais rejoindre Claudia, mon épouse, et dans deux jours, nous rentrerons à Césarée.

SEXTUS. Enfin.

10

Pilate, seul, pâle et défait dans l’aube naissante, relit la lettre qu’il vient d’achever.

PILATE. « Je grimpai quatre à quatre les escaliers qui mènent à notre chambre et là, comme un nomade trouve le puits, je me jetai dans le lit où dormait Claudia.

Elle reposait sur le flanc et je me plaquai contre elle. Je la caressai pour qu’elle se réveille. Elle sourit en m’apercevant. Elle cria presque de joie.

— Pilate, je voulais te dire…

Je mis ma bouche en guise de bâillon. Je débordais de tendresse et aussi d’une sorte de joie sauvage, une envie d’étreindre, de caresser, de pénétrer le corps de ma femme. Nous avons roulé dans le lit. Elle voulut encore parler, mais ma bouche l’empêchait. Enfin, elle se rendit, nous nous sommes emboîtés et nous avons fait longuement, furieusement, l’amour.

Enfin, quand le plaisir nous sépara, Claudia se leva et vint s’asseoir devant moi.

— Pilate, j’ai quelque chose à te dire de très important, d’incroyable, de bouleversant, de… Elle se tut. Je l’encourageai d’un baiser dans le cou.

— Eh bien ?

— J’ai vu Yéchoua cette nuit. Il m’est apparu. Il est ressuscité. »

Pilate s’enfouit la tête dans les mains, accablé.

11

Heures chaudes de midi, le lendemain.

Pilate s’explique avec Sextus.

SEXTUS. Mais c’est absurde !

PILATE. Oui. C’est absurde. Non seulement Claudia a revu Yéchoua pendant que je tenais son double enfermé dans une cellule du fort Antonia, mais, cette même nuit, Yéchoua s’est aussi montré à sa mère, puis à Chouza, l’intendant d’Hérode. À chacun, il annonçait identiquement « la Bonne Nouvelle ».

SEXTUS. La Bonne Nouvelle ? Sa résurrection ? Effectivement, ce doit être agréable de revenir d’entre les morts.

PILATE. Claudia m’assure qu’il ne peut s’agir d’une pensée aussi égoïste. Selon elle, Yéchoua n’a pas vécu pour lui, il n’est pas mort pour lui, il ne revient pas non plus pour lui.

Sextus fait signe qu’il ne saisit pas. Pilate répond par un geste témoignant de la même impuissance.

PILATE. Je peux mettre tous les témoignages en doute sauf un, celui de Claudia Procula. En apparaissant à mon épouse, Yéchoua, je le soupçonne, a décidé de m’atteindre. Il veut me convaincre. Mais de quoi ? Pourquoi se cacher et se montrer à la fois ? Si j’étais comme lui, injustement condamné, et si, par prodige, je revenais de la mort, que ferais-je ? Soit je fuirais à l’étranger pour me protéger de mes bourreaux et éviter de retomber dans leurs mains. Soit je jouerais de ce miracle en me montrant crânement à eux et je me protégerais ainsi par une réputation d’invulnérabilité. Soit…

SEXTUS. Soit je me vengerais.

PILATE. Se venger ? Il paraît qu’il nous pardonne. (Un temps.) La vengeance du pardon ?

Les deux hommes se regardent, sceptiques.

PILATE. Comment puis-je traquer un adversaire que je ne comprends pas ?

12

Pilate écrit, seul, au crépuscule. Une branche de mimosa est posée à côté de lui.

PILATE. « La nuit tombe et ne m’apaise pas. Les lumières finissantes s’enfoncent dans l’horizon sans emporter mes soucis. Par la fenêtre, je vois les collines, la masse sombre des montagnes appuyées contre l’obscurité. Le silence me meurtrit ; il se tait ; il dort sur ses secrets ; il me les dissimule.

Je t’écris et la pâleur de ces feuilles se communique à ma pensée. Je ne pense plus, j’attends. Je refuse ce choix entre une parole sage et une parole folle. J’attends que la raison me revienne. J’attends que le bon sens réorganise les faits. Tout à l’heure, j’ai subitement ressenti le besoin de parler avec Claudia, de l’embrasser.

Claudia était partie. Elle m’avait laissé, posé en évidence sur le lit, un mot. Une branche de mimosa empêchait le papyrus de s’envoler.

“Ne t’inquiète pas. Je reviens bientôt.”

Comme tu le sais, je suis habitué à ces petits billets qui m’annoncent des heures de solitude forcée : Claudia est coutumière de ces fugues.

Je m’allongeai sur la couverture de soie.

La chambre restait pleine d’elle, de son parfum ambré, de son goût délicat pour les étoffes rares, les chaises sculptées incrustées de pierres colorées, les bustes étranges rapportés de tous nos voyages. Cette fois, je sais où elle se trouve. Cette fois, elle n’est pas allée suivre une caravane, ou remplacer une mère défaillante auprès de ses enfants : elle a pris la route de Nazareth…

Je dois la laisser aller au bout de son illusion et moi, chercher, ici, la solution.

Curieusement, j’ai le sentiment que tout rentre ainsi dans l’ordre. Je me suis dédoublé. Ma force, mes muscles et mon bon sens demeurent ici, au fort Antonia, pendant que ma moitié, ma moitié rêveuse, ma moitié sensible, imaginative, ma moitié qui pourrait céder aux mirages de l’irrationnel, accompagne Claudia sur les chemins pierreux de Galilée. »

Il embrasse la branche de mimosa et murmure :

PILATE. Porte-lui mes pensées, où qu’elle soit.

Puis il se remet à écrire.

PILATE. « Où es-tu, toi-même, mon cher frère ? Où liras-tu cette missive ? Je ne sais rien des gens qui t’entoureront alors, des arbres et des maisons qui te protégeront, de la couleur du ciel sous lequel tu me déchiffreras. Je t’écris de mon silence pour rejoindre le tien, je t’écris pour abolir la distance, aller de ma solitude à la tienne. Oui, c’est cela. Ma solitude, la tienne. La solitude. Seule chose en quoi, à coup sûr, nous sommes égaux. Seule chose qui nous sépare et nous rapproche. Porte-toi bien. »

En achevant cette lettre, il s’écrie soudain :

PILATE. Sextus !

Son visage est illuminé par une idée. Il appelle Sextus avec force.

PILATE. Sextus ! Sextus !

Sextus se présente.

SEXTUS. Oui ?

PILATE. J’ai trouvé !

SEXTUS. Quoi ?

PILATE. Pilate est redevenu Pilate ! La logique l’a emporté ! Mon esprit est en ordre. Il ne nous reste plus qu’à en remettre dans ce pays.

SEXTUS. Je ne suis pas sûr de comprendre.

PILATE. Yéchoua !

SEXTUS. Oui.

PILATE. S’il est toujours vivant, c’est qu’il n’est pas mort sur la croix !

13

Belle et claire lumière d’une matinée.

Pilate, très excité, fait un cours à Sextus. Pour ce, il a sorti une maquette : un mannequin cloué sur une croix.

PILATE (avec énergie). De quoi meurt un crucifié ? Ni de ses plaies, aussi douloureuses soient-elles, ni même du sang perdu lorsqu’on le cloue aux poutres.

SEXTUS (étonné). Ah bon ?

PILATE. Sextus, une crucifixion n’est pas une exécution mais un supplice ! Le condamné meurt très lentement. Nos juristes ont proposé cette technique parce qu’une longue agonie donne le temps au criminel d’apercevoir l’horreur de ses actes tout en offrant un spectacle qui épouvante le peuple et le dissuade d’agir contre l’autorité.

SEXTUS. Certes, mais de quoi meurt le crucifié ?

PILATE. D’asphyxie. Le poids de son corps pèse tant sur ses bras que cela lui comprime le thorax et tétanise les muscles. Il se contracte, éprouve du mal à respirer et étouffe lentement.

SEXTUS. Combien de temps prend l’asphyxie ?

PILATE. Cela dépend. Il faut tenir compte de l’hémorragie, de l’inflammation des plaies, de la chaleur du soleil sur le crâne. Enfin, on peut dire qu’en moyenne, le crucifié met trois jours à mourir.

SEXTUS (estomaqué). Trois jours ?

PILATE. On raconte que des sujets particulièrement robustes ont râlé pendant dix jours avant de rendre leur dernier souffle.

SEXTUS. Et Yéchoua est resté crucifié… ?

PILATE. Cinq heures.

SEXTUS. C’est insuffisant.

PILATE. Ridiculement court. On a déjà vu des crucifiés, décrochés après une journée, entrer en convalescence et se porter rapidement comme des charmes.

SEXTUS. Mais alors, ni Yéchoua, ni les voleurs…

PILATE. Si ! C’est pour cela que l’on a inventé le bris des tibias.

Pilate saisit une hache et s’approche de la maquette du crucifié accrochée à la croix.

PILATE. Vois ce mannequin qui m’a été fourni par Sertorius, mon médecin. Observe. Grâce à son appui sur les pieds cloués, le crucifié ne fait pas porter tout le poids de son corps sur ses bras. Tant qu’il a de la force, il peut se maintenir sur ses jambes et respirer encore.

Sextus approuve.

PILATE. Aussi, si l’on veut le faire mourir rapidement, on lui coupe les tibias.

D’un coup de hache, Pilate brise les jambes du mannequin. La marionnette s’affaisse, tenue uniquement par ses poignets cloués.

Sextus se trouve au bord du malaise tandis que Pilate continue, très à l’aise.

PILATE. L’étouffement se produit vite. On pratique le bris de tibias par sécurité avant de déclouer qui que ce soit.

Sextus approuve de la tête puis objecte :

SEXTUS. Alors Yéchoua est mort si on lui a brisé les tibias.

PILATE. Justement, on ne les lui a pas brisés.

Il s’assoit et résume.

PILATE. Ce jour-là, j’envoie trois condamnés, deux voleurs et le Nazaréen, sur le mont du Crâne vers midi. Yéchoua est le dernier à être hissé en croix. On le cloue vers midi et demi. Or, cinq heures après, Yoseph d’Arimathie vient me prévenir au palais que Yéchoua ayant déjà trépassé, on pouvait l’enterrer. Cela m’arrange car les trois jours de la Pâque juive n’autorisent pas à exposer les morts. J’envoie Burrus vérifier le décès. Il me le confirme. On coupe alors les tibias des deux larrons puis je donne l’autorisation de décrocher les corps pour les ensevelir.

SEXTUS. Cependant le centurion Burrus vous a confirmé la mort du Nazaréen.

PILATE. Oui, je l’ai interrogé tout à l’heure. Il lui a enfoncé une lance dans le cœur d’un coup auquel Yéchoua n’a pas réagi.

Pilate se lève et saisit une lance pour mimer le mouvement sur le mannequin.

PILATE. Comme cela : Burrus m’a montré.

Il fait le geste d’enfoncer la lance dans la poitrine.

SEXTUS. Eh bien ! S’il n’était qu’évanoui, cela aurait suffi à le tuer, non ?

Pilate sourit énigmatiquement. Sextus insiste.

SEXTUS. Non ? Qu’en pensez-vous ?

PILATE. Je pense d’abord que le cœur est de l’autre côté.

Il rit devant la mine de Sextus.

PILATE. Et puis, Burrus a ajouté que du sang a jailli.

SEXTUS. Ah ! C’est une preuve, ça !

PILATE. Oui, une preuve qu’il n’était pas mort. Un cadavre ne saigne pas, Sextus, il suinte tout au plus un sang épais, mais rien qui puisse gicler. Nous pouvons donc être certains que le crucifié vivait lorsqu’on a cru vérifier son décès.

Sextus s’incline.

SEXTUS. Bravo. Vous m’avez convaincu.

PILATE. Il nous faut donc agir vite. (Avec force.) Je me rends compte aujourd’hui que j’ai un ennemi sur la terre de Palestine, un ennemi que je n’avais pas soupçonné, qui manipule Caïphe, moi, le sanhédrin, les disciples de Yéchoua, et peut-être Yéchoua lui-même : il s’agit de Yoseph d’Arimathie. Il prévoit, anticipe et brouille les pistes. Sachant que les trois jours de la Pâque juive n’autorisent pas à laisser un crucifié exposé, il comptait dès le départ utiliser cette astuce : Yéchoua, arrêté dans la nuit précédant les fêtes puis jugé, condamné, n’aurait pas le temps de mourir sur le gibet ! Sur le chemin du supplice, il fait porter sa croix par un complice, sans doute pour épargner ses forces, peut-être pour lui glisser son plan à l’oreille. Cinq heures après, Yéchoua donne l’apparence de la mort et Yoseph bondit au palais me l’annoncer. Il délivre le moribond avec ses complices, l’emporte précautionneusement dans son propre tombeau, drogue les gardes de Caïphe pour qu’ils s’assoupissent et récupère dans la nuit son blessé. Il lui laisse trois jours de convalescence en le cachant parmi ses domestiques. Puis il commence à le faire réapparaître, toujours brièvement, toujours parcimonieusement, car le blessé demeure encore faible. Mais Yoseph a peur que le Nazaréen ne décède. Ces jours-ci, il multiplie les rencontres puis, autant par précaution que pour créer du mystère, décide de l’éloigner, d’aller le cacher en Galilée. Parce que le Nazaréen est en mauvaise santé, Yoseph va bientôt lancer le bruit que Yéchoua risquera une dernière apparition avant de rejoindre le Royaume de son Père. Si je ne le prends pas de vitesse, Yoseph peut encore faire triompher l’idée que Yéchoua est le Messie. Si, dans les jours qui viennent, il consolide la rumeur de la résurrection, c’est toute la face de la terre qui sera changée, ce sont tous les autres cultes qui seront mis à bas, et c’est la philosophie juive qui couvrira les terres et les océans de sa fumée. Cette petite affaire galiléenne pourrait se transformer en un attentat réussi contre le monde entier. Envoie mes hommes dans toute la Palestine pour mettre la main sur l’imposteur Yoseph et son complice Yéchoua.

SEXTUS (avec admiration). Lorsque je vous écoute, je comprends pourquoi Rome domine le monde.

14

Pilate entre dans la pièce, impatient.

PILATE. Toujours rien ?

SEXTUS. Rien.

PILATE. Mais encore ?

SEXTUS. Rien.

PILATE. Combien de cohortes sont revenues ?

SEXTUS. Deux sur les quatre. Celles que nous attendons parcourent la Galilée : ce sont elles qui ont le plus de chances de nous ramener les imposteurs.

PILATE (confiant). Oui.

Il tend un papier à Sextus.

PILATE. Voici ta nomination à Damas.

Sextus la reçoit avec bonheur.

SEXTUS. Oh merci, merci.

PILATE. Tu peux me quitter dès que tu le désires. Ce soir même si tu veux.

SEXTUS. Puis-je formuler un vœu, préfet ?

PILATE. Soit.

SEXTUS. Je souhaiterais ne partir qu’après que la cohorte vous aura rapporté Yéchoua et Yoseph.

PILATE. À ta guise.

Un temps.

PILATE. Pourquoi me demandes-tu cela ? Toi qui recherches le roi du monde, imaginerais-tu une seconde que Yéchoua puisse être celui-ci ?

SEXTUS (avec conviction). Pas un instant. Même s’il est suivi par des milliers de Juifs pouilleux, il ne correspond pas au portrait que j’ai du nouvel empereur du monde. Il ne s’agit que d’un mendiant qui fait parler de lui.

On entend alors du bruit dans la cour. Sextus se précipite vers la fenêtre.

SEXTUS. La cohorte est revenue. Les hommes se congratulent. (Il tend l’oreille.) Ils ont capturé Yoseph et Yéchoua.

PILATE (heureux). Enfin !

SEXTUS. Non, seulement Yoseph. Pas Yéchoua.

PILATE. C’est le plus important. Allons-y !

15

Pilate demeure seul, un peu oisif, un peu agacé. Au-dehors, grand soleil.

Sextus entre.

PILATE. Alors ?

SEXTUS. Il continue à nier.

PILATE (furieux). Ah !

SEXTUS. Il jure que Yéchoua était mort sur la croix et que c’est un cadavre qu’il a déposé au fond du tombeau.

PILATE. Il finira par avouer. Frappez-le plus fort.

SEXTUS. Nous devrons attendre. Il est évanoui. Nos hommes n’y sont pas allés de main morte.

Pilate se renfrogne.

PILATE. De toute façon, nous le tenons. Et sans Yoseph, son réseau, ses serviteurs, le Nazaréen ne pourra pas se cacher longtemps. Encore un peu de patience.

SEXTUS. Un mot qui se prononce vite, une vertu qui s’obtient difficilement.

Pilate hausse les épaules.

Sextus a quelque chose d’autre à dire mais, lorsqu’il voit la nervosité de Pilate, il n’ose pas.

PILATE. Quoi ? Tu es toujours là ?

SEXTUS. J’ai un message à vous transmettre.

PILATE. Eh bien ?

SEXTUS. De la part de Sertorius, votre médecin.

PILATE. Eh bien ?

SEXTUS (embarrassé). Il s’agit du magicien. Sertorius est revenu sur son précédent diagnostic.

PILATE. Qu’est-ce que tu veux dire ?

SEXTUS. Oh, moi rien, mais Sertorius me charge de vous annoncer qu’il est fort possible, voire probable, très probable, que le Nazaréen soit mort sur la croix.

Pilate demeure bouche bée. Sextus prend un peu plus d’assurance pour continuer.

SEXTUS. Sertorius prétend que, lors de la première consultation, il n’avait pas toutes les données en main, ce qui lui a fait surestimer la santé du Nazaréen. Tout d’abord, celui-ci se trouvait à jeun depuis deux jours, ce qui l’affaiblissait. Ensuite, la nuit où il fut arrêté au mont des Oliviers, son crâne suait du sang, un phénomène déjà remarqué par Timocrate, un confrère grec, pour qui cette transpiration exceptionnelle se révélerait le symptôme d’une grave maladie. Sertorius conclut qu’avant même son procès, le Nazaréen n’était pas en bonne forme. Mais ce qu’on ne lui avait pas dit, non plus, l’autre jour, c’est que l’homme avait été torturé et fouetté avant d’être conduit au Golgotha.

PILATE. On ne meurt pas du fouet !

SEXTUS. Si ! Cela s’est vu. Car le criminel y perd beaucoup de sang, les muscles sont lacérés. Des centurions lui ont d’ailleurs confirmé qu’ils fouettaient traditionnellement les condamnés à la croix afin qu’ils trépassent plus vite.

PILATE. Je n’ai pas fait fouetter Yéchoua pour qu’il périsse mais pour lui éviter la mort. Je pensais que cela suffirait à satisfaire le peuple.

SEXTUS. Médicalement, le résultat est le même. Le Nazaréen s’est montré incapable de porter le montant supérieur de la croix jusqu’au mont du Crâne, il a fallu qu’un passant le fît à sa place. À ce stade, l’hémorragie des poignets et des pieds plus quelques heures d’asphyxie sur la croix ont pu suffire à l’achever.

PILATE. Mais le sang ? Le sang qui jaillit lorsque le soldat a enfoncé sa lance ? Le sang, déjà épaissi, ne gicle pas d’un cadavre !

SEXTUS. Justement, Sertorius a obtenu des précisions qui, de nouveau, le font diagnostiquer différemment. D’après Yohanân, le jeune disciple, et les soldats au pied de la croix, ce qui fusa hors du corps était un mélange de sang et d’eau. Ce qui nous indique que le coup de lance a atteint la plèvre, cette poche qui contient un liquide transparent. En éclatant, elle a forcément lâché un peu de sang qui a coloré la substance, même si le corps était déjà mort. De plus, à supposer que l’homme ne fût alors qu’agonisant, fendre la plèvre l’aurait tué. En fait, aujourd’hui, au regard de tout cela, Sertorius se sent obligé de conclure qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que le Nazaréen fût trépassé lorsqu’on le décloua.

PILATE. Très bien ! Alors comment Sertorius explique-t-il que le Nazaréen vive, parle et marche aujourd’hui ? Par la résurrection ?

SEXTUS. Il m’a répondu que l’idée de résurrection n’appartient pas à son arsenal médical.

Excédé, Pilate a un geste pour arrêter la discussion.

PILATE. Sertorius a bien fait de ne pas venir me débiter ces sottises lui-même. Son revirement ne change rien à mon raisonnement ; même s’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que Yéchoua fût mort sur la croix, il ne l’était pas puisque aujourd’hui il est toujours vivant.

Avant de quitter la pièce, il a un dernier éclat.

PILATE. Retournez torturer Yoseph d’Arimathie : il faut qu’il parle. Sinon, je vais être obligé de transmettre mon rapport à Tibère !

16

Seul dans la nuit, Pilate raconte la suite à son frère lointain.

PILATE. « On vint alors me prévenir que Yoseph d’Arimathie, du fond de sa cellule, souhaitait me faire des aveux. J’en fus ragaillardi : enfin, nous allions mettre la main sur Yéchoua.

Je trouvai un Yoseph étrangement calme. Il sourit même en me voyant. Il m’annonça qu’il voulait dévoiler toute la vérité, mais il y posait une condition : que nous nous rendions au cimetière. Suivis d’une garde restreinte, nous arrivâmes devant le tombeau de Yéchoua.

— Eh bien, parle, Yoseph.

— Rentrons dans la tombe. Là, je te montrerai les deux choses que j’ai à te révéler.

D’un geste, j’ordonnai à mes hommes de rouler la pierre. Qu’avais-je à craindre ? Peut-être Yoseph voulait-il m’indiquer une trappe, un passage secret qui avait permis à Yéchoua de se cacher ou de s’enfuir ? J’étais déjà piqué par les pointes de la curiosité.

La vieille main sèche de Yoseph me prit le bras et nous pénétrâmes dans le vestibule. Il avait plus peur que moi.

Là, il demanda qu’on referme la meulière. Mes hommes hésitèrent. Je donnai l’ordre à mon tour. Les muscles se bandèrent de nouveau, nous entendîmes les souffles raccourcis par l’effort, quelques jurons, puis le jour disparut totalement. Nous étions seuls dans le tombeau obstrué. Yoseph m’amena à tâtons au fond de la chambre mortuaire et me fit asseoir. Une odeur fraîche et entêtante avait gagné l’obscurité.

Je m’appuyai contre le roc glacé pour attendre les révélations de Yoseph.

— Je n’imaginais pas qu’une tombe sente aussi bon.

— N’est-ce pas ? Il y a ici cent livres de myrrhe et d’aloès, le cadeau de Nicodème, que tu connais sans doute, le docteur de la Loi. Il l’avait fait déposer l’après-midi de la crucifixion.

— Eh bien parle, Yoseph, je t’écoute.

Yoseph ne répondit pas.

— Que veux-tu me montrer ?

Yoseph ne répondit pas davantage.

Était-ce le froid ? Était-ce l’humidité ? Était-ce l’enfermement ? Je commençais à me sentir nauséeux.

— Yoseph, dis-moi pourquoi tu nous as fait venir ici ?

— Je veux te convaincre que Yéchoua était mort. Yoseph avait parlé d’une voix blanche, tant il avait de la difficulté à respirer. Moi-même, j’avais le cœur qui s’accélérait et je cherchais mon air.

— Allons, parle vite ! Cette odeur est insupportable ! Je ne tiendrai pas longtemps…

Je passai ma main sur mon front et je découvris qu’il était couvert de sueur alors que je grelottais. Que se passait-il ?

— Yoseph, ça suffit ! Que faisons-nous là ?

— Tu n’as qu’à deviner toi-même…

Sa voix devenait à peine audible, un souffle rauque au bord de l’exténuation.

Puis il y eut un bruit sourd, celui d’une chute. Je me dressai. Je sentis une chose chaude et molle sous mes pieds. Je l’enjambai et je hurlai à mes hommes, à travers la paroi, d’ouvrir.

Je m’accrochai à l’unique rai de lumière pour respirer un air plus pur, puis, au bord de la défaillance, j’appelai de nouveau. J’étais devenu sourd et je sentais le monde tout aussi sourd à mes appels. Je venais de sombrer dans une machination. J’ai crié, crié, crié…

Enfin le rai de lumière s’arrondit, la pierre commença à rouler, me parvinrent les chants d’oiseaux, les jurons de mes hommes et je vis le soleil vert et blanc du verger fleuri. Je bondis hors de la tombe et m’écroulai dans l’herbe. Mes gardes allèrent chercher Yoseph, la chose évanouie qui était tombée à mes pieds, et ils l’allongèrent près de moi. Ils nous aspergèrent avec l’eau de leur gourde. Le visage de Yoseph mit plus de temps à reprendre des couleurs. Je vis enfin son œil bleu, blanchi par les couches de l’âge, se rouvrir au ciel. Il se tourna vers moi.

— Alors, as-tu compris ?

J’avais compris. Les épices et aromates entreposés dans le caveau pour l’aseptiser et accompagner le défunt, cette myrrhe et cet aloès, créaient une atmosphère suffocante, irrespirable, mortifère. Yéchoua, moribond ou en bonne santé, n’aurait jamais pu survivre dans cette chambre empoisonnée.

Mais qu’est-ce qui me prouvait que l’on n’avait pas déposé ces offrandes dans la tombe de Yéchoua après qu’il en fut parti ? Au moment où on l’avait retiré ?

Yoseph lisait mes doutes sur mon front.

— Je t’assure que Nicodème avait placé son présent avant qu’on y allonge le cadavre.

Je n’étais pas convaincu. Il ne s’agissait encore que d’un témoignage. Dans cette affaire Yéchoua, on rebondissait de témoignage en témoignage. Quoi de plus fragile qu’un témoignage ? Comment accorder du crédit à des Juifs qui, de toute façon, dès le départ, voulaient retrouver en Yéchoua leur Messie ?

Yoseph me sourit et fouilla dans les plis de son manteau. Il en sortit un parchemin, noué par un ruban que je connaissais bien, où était glissée une branche de mimosa.

Je frémis.

Claudia Procula lui avait confié un message pour moi. »

Pilate se lève et relit le message.

PILATE. « Pilate, il y avait quatre femmes voilées au pied de la croix. Myriam de Nazareth, sa mère. Myriam de Magdala, l’ancienne courtisane que Yéchoua aimait tendrement pour sa bonté et son intelligence. Salomé, la mère de Yohanân et de Jacob, les disciples. Enfin, la quatrième était ton épouse, Pilate. Je n’ai pas osé l’avouer, ni à toi ni aux autres, j’étais dissimulée sous plusieurs couches de soie afin que personne, sinon mes compagnes, ne m’identifiât. Je peux t’assurer, pour avoir enveloppé son corps raide et glacé dans le suaire, que Yéchoua était bien mort ce soir-là. J’en ai moi-même tant pleuré de désespoir. J’étais sotte. Je ne croyais pas assez en lui. Maintenant, la lumière s’est faite. Rejoins-moi vite sur la route de Nazareth. Je t’aime. Ta Claudia. »

Pilate demeure pensif.

Sextus arrive alors, habillé pour ce départ.

SEXTUS. Préfet ?

PILATE (revenant à la réalité). Oui. (Par réflexe, il dissimule le mot de Claudia.)

SEXTUS. Je viens vous saluer avant de partir.

PILATE (mécaniquement). Je te salue aussi, Sextus.

SEXTUS. Ce fut un grand honneur de vous servir de scribe. J’ai particulièrement apprécié la façon dont vous êtes venu à bout de l’affaire Yéchoua.

PILATE. Oh…

SEXTUS. Si, si. Même si on n’a pas encore retrouvé le cadavre, vous avez su mettre la main sur le comploteur Yoseph et ramener le calme en Judée.

PILATE (d’une voix blanche). Merci.

SEXTUS. Ave, préfet.

PILATE. Ave, Sextus.

Sextus s’en va. Pilate reste, perplexe, inquiet, bouleversé.

17

Pilate parcourt désormais les sentiers de Galilée.

En manteau de pèlerin, il tient une besace de voyage.

PILATE. « Mon cher frère,

Je ne suis plus qu’un marcheur au milieu des marcheurs. Pour l’heure, je n’ai toujours pas retrouvé Claudia, ni appris quelque chose de nouveau.

Chaque jour, les routes se couvrent de plus en plus de monde. On veut voir le Galiléen.

Moi, je suis à la recherche de ma femme, pas du Galiléen. Je ne suis pas attiré par ce prodige, même si j’admets aujourd’hui que l’affaire Yéchoua n’est pas seulement une énigme, mais un mystère. Rien de plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente de sa solution. Rien de plus angoissant qu’un mystère : c’est un problème définitivement sans solution. Il donne à penser, à imaginer… Or je ne veux pas penser. Je veux connaître, savoir. Le reste ne m’intéresse pas. »

18

Sur une route de Galilée.

PILATE. « Rien de nouveau, mon cher frère, sinon une barbe naissante. Elle me permet de circuler inaperçu. J’ai la nuque cassée à force de marcher tête courbée, capuchon baissé. Mon cou souffre autant que mes pieds.

Curieusement, alors qu’au départ de Jérusalem je m’estimais isolé au milieu des pèlerins, je me sens chaque jour plus proche d’eux. Ce qui s’use sur ces chemins pierreux de Galilée, ce ne sont pas seulement mes semelles, mais le sentiment que j’avais d’être unique. Quelque chose me fait éprouver une sorte de parenté avec mes compagnons de voyage, je ne sais pas trop quoi… Peut-être la marche, la soif, la quête. Ou tout simplement la fatigue. Porte-toi bien. »

19

Sur une autre route de Galilée.

PILATE. « Je marche toujours.

À certains moments, je ne suis même plus certain d’avoir un rendez-vous.

Ce matin, je fis une halte pour vérifier qu’une écharde n’entamait pas la peau encore tendre de mes pieds. Je palpais mes orteils et comptais mes blessures lorsqu’une femme s’approcha.

Elle s’agenouilla devant moi.

— Laisse-moi te laver les pieds.

Avant même que j’eusse le temps de répondre, elle versa de l’eau douce sur mes membres meurtris et commença à les frotter délicatement. J’éprouvai un bien-être immédiat.

Puis elle les essuya avec un linge propre, secoua mes sandales poussiéreuses et me les rattacha.

— Merci, esclave.

Je lui tendis une pièce pour son travail.

Elle releva alors le visage vers moi et je découvris Myriam de Magdala, l’ancienne courtisane, une des premières femmes à avoir suivi Yéchoua, une des premières femmes à l’avoir vu réapparaître.

— Je ne suis pas une esclave.

Elle souriait, nullement vexée.

— Pardonne-moi de t’avoir offensée.

— Tu ne m’offenses pas. Si être esclave, c’est faire du bien à son prochain, je préfère être esclave. Yéchoua lui-même lavait les pieds de ses disciples. Peux-tu imaginer cela, Romain, un Dieu qui aime tellement les hommes qu’il s’agenouille pour leur laver les pieds ?

Sans attendre ma réponse, elle sourit encore et se releva.

— Hâte-toi, Pilate, ta femme t’attend avec impatience. Elle fait partie des bienheureuses auxquelles le Seigneur s’est montré.

— Où est-elle ? Quel chemin dois-je prendre ?

— Peu importe. Tu la trouveras lorsque tu seras prêt. Tu sais très bien que ce voyage, nous ne le faisons pas seulement sur les routes, mais d’abord au fond de nous-mêmes.

Et elle disparut, rejoignant les femmes qui l’accompagnaient.

J’ai donc eu la confirmation de mon rendez-vous. Je vais où mes pas me portent. J’espère que mes pieds sont plus intelligents que moi. »

20

PILATE. « Les pèlerins affluent de toutes parts, comme les ruisseaux joignent et grossissent le fleuve.

Chaque jour je ressens davantage l’énergie énorme, redoutable, formidable, qui pousse les flots des marcheurs. Cette force qui leur fait les yeux clairs, le front serein et les cuisses inépuisables, c’est la Bonne Nouvelle. Je commence juste à saisir ce qu’ils entendent par là. Ils croient qu’un monde nouveau commence, le Royaume dont parlait Yéchoua. Je m’étais mépris sur ce mot “royaume” ; en bon Romain concret, pratique, inquiet et responsable, j’y voyais la Palestine et je soupçonnais que Yéchoua voulait reprendre l’œuvre d’Hérode le Grand, abolir la division en quatre territoires, les réunifier, chasser Rome et se mettre sur un trône unique. Il s’agit en fait d’un royaume à la fois très concret et très abstrait : ce monde-ci va être transformé par la parole de Dieu. Il va demeurer en apparence identique, mais revivifié, infiltré de l’intérieur par l’amour. Chaque individu va se changer lui-même. Pour que le Royaume advienne, il faut que les hommes le désirent. Si la graine tombe sur une mauvaise terre, elle sèche et meurt. Si, au contraire, elle tombe sur la bonne terre, elle croît et porte ses fruits. La parole de Yéchoua n’existera que si elle est reçue. Le message d’amour de Yéchoua ne se réalisera que si les hommes veulent bien aimer.

Je ne sais pas encore, mon cher frère, ce que j’en pense vraiment. »

21

PILATE. « Toujours rien.

Je me lève avec le soleil et me couche avec lui. Dans l’intervalle, je marche.

Plusieurs fois, lors des haltes, je remarquai des poissons dessinés sur le sable. Soupçonnant qu’il y avait là un signe, je demandai à une femme, qui portait un poisson en pendentif, ce que cela signifiait.

— Comment ? Tu ne sais pas ? C’est la marque de Yéchoua. “Poisson” en grec se dit ιχθς, et cela donne les initiales de “Yéchoua-Christ-Fils-de-Dieu-Sauveur”. Nous l’utilisons comme un signe de ralliement.

J’ai songé à Sextus. Le futur roi du monde qu’annonçaient tous les astrologues avait un lien avec le signe des Poissons. Sextus aurait-il abandonné la piste de Yéchoua s’il avait eu connaissance de ce code secret ? »

22

PILATE. « À je ne sais quel frémissement dans l’air, je sentais que j’approchais du but.

Depuis le matin, nous suivions les nuages qui se dirigeaient vers le mont Thabor.

En passant le premier col, nous avons appris que les onze disciples nous précédaient. Nous devions faire vite. L’orage allait éclater.

Puis une grande clarté, une épée d’acier étincelante, creva les nuages et vint frapper le mont. La foudre était tombée là-haut. Je pensai en moi-même : Trop tard.

Quand nous fûmes au pied de l’ultime pente, nous vîmes la montagne dégorger les apôtres.

Je faillis ne pas les reconnaître. Au lieu des lâches apeurés, couraient désormais des hommes forts, vigoureux, au visage brillant de santé et de joie. Ils vinrent au-devant de nous et nous embrassèrent tous. Ils parlaient en même temps, véloces, enthousiastes, et les mots coulaient facilement de leur bouche :

— Yéchoua nous a demandé plusieurs fois si nous l’aimions ; il y avait quelque chose d’angoissé dans sa question, avec cette voix tremblante qu’ont les amis qui partent pour un très long voyage. Au sommet, il pria et nous bénit : “Allez dans le monde entier, auprès de toutes les nations, et annoncez la Bonne Nouvelle à tous les hommes. Baptisez-les au nom de mon Père. Enseignez-leur ce que je vous ai dit. Vous parlerez toutes les langues, même les langues nouvelles. Si vous apposez vos mains sur les malades, ils seront guéris. Si vous prenez des serpents dans vos mains, ils ne mordront pas. Et sachez-le, je vais être avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde.” Et pendant qu’il nous bénissait de nouveau, il se sépara de nous. Il fut transfiguré. »

Pilate cesse d’écrire et confie avec émotion, sur le ton de la confidence.

PILATE. J’ai retrouvé Claudia.

Elle m’attendait debout, toute droite, au milieu d’un chemin, comme si elle savait que j’allais arriver là, à cet instant.

J’ai cru que j’allais la broyer dans mes bras. Heureusement qu’elle a ri avant que je ne l’étouffe. Puis je l’ai empêchée de parler en l’embrassant longuement.

— Ne pars plus, Claudia.

— Je ne partirai plus. Tu dois t’occuper de moi maintenant. Et tous les jours. Je suis devenue fragile. Je porte notre enfant.

23

Une terrasse ensoleillée au bord de l’eau. Pilate, très différent, plus détendu, plus fragile aussi, relit sa dernière lettre.

PILATE. « Nous voici de retour à Césarée.

Tous les jours, je contemple la mer et le ventre de Claudia qui s’arrondit.

Je ne t’ai plus écrit depuis plusieurs semaines. Sois assuré, mon cher frère, que je t’aime autant, sinon même plus qu’avant. Cependant, la nécessité de correspondre quotidiennement s’est évanouie ; je me suis rendu compte que j’adressais d’abord ces lettres à moi-même afin de vérifier dans chacune que j’étais bien romain. J’envoyais mes pensées à ma terre pour renforcer mes racines, crier que je n’étais pas ici, en Palestine. Je te parlais parce que tu es toi, certes, mais aussi parce que tu es mon frère, mon image peinte, mon visage resté sur une fresque romaine. Aujourd’hui cela me semble si vain. Être d’ici ou d’ailleurs, quelle importance ? Est-ce seulement possible ? Épouser un pays, ses particularités, c’est épouser ce qu’il a de petit. S’en tenir à sa terre, c’est ramper. Ce qui m’intéresse dans les hommes, désormais, ce n’est pas ce qu’ils ont de romain, de grec ou d’égyptien c’est ce qu’ils pourraient avoir de beau, de généreux, de juste, de commun, ce qu’ils peuvent inventer qui rendrait le monde meilleur et habitable.

Pour l’instant je m’acquitte de mes tâches. J’assure l’ordre : je menace, je surveille, je punis. Mais bientôt, sitôt que notre enfant sera né, nous rentrerons à Rome. Je veux raconter à Tibère, par moi-même, ce qui vient de se passer ici. La vieille marionnette peinte ne m’écoutera sans doute pas.

Qu’ai-je vu ? Rien. Qu’ai-je compris ? Rien, sinon que quelque chose pouvait échapper à ma compréhension. Dans l’affaire Yéchoua, j’ai tenté ce dernier mois de sauver la raison, la sauver coûte que coûte contre le mystère, sauver la raison jusqu’à l’irraisonnable… J’ai échoué. J’admets qu’il existe de l’incompréhensible. J’ai perdu des certitudes – la certitude de maîtriser ma vie, la certitude de connaître les hommes – mais qu’ai-je gagné ? Je m’en plains souvent à Claudia : auparavant, j’étais un Romain qui savait ; maintenant je suis un Romain qui doute. Elle rit. Elle bat des mains comme si je lui faisais un numéro de jongleur.

— Douter et croire sont la même chose, Pilate. Seule l’indifférence est athée.

Je refuse qu’elle m’enrôle ainsi dans les sectateurs de Yéchoua. Que voudrait-elle que je croie ? Je n’ai rien vu. Elle, elle a vu. Moi non. Cette foi demande trop d’activité, elle mobilise l’esprit d’une façon dévorante.

Pour cela même, je pense qu’elle n’aura pas d’avenir.

Je l’explique souvent à Claudia. Tout d’abord, cette religion est née dans un mauvais endroit : la Palestine demeure une toute petite nation qui n’a ni importance ni influence dans le monde d’aujourd’hui. Ensuite, Yéchoua n’a enseigné qu’à des analphabètes, de rudes pêcheurs du lac de Tibériade qui, à part Yohanân, ne savent parler que l’araméen, à peine l’hébreu, très mal le grec. Que va devenir son histoire quand les derniers témoins seront morts ? Il n’a rien écrit, sinon sur du sable et de l’eau ; ses disciples non plus. Enfin, sa grande faiblesse fut de partir trop vite. Il n’a pas pris le temps de convaincre assez de gens, ni surtout les gens importants. Que ne s’est-il rendu à Athènes ou à Rome ? Pourquoi même a-t-il choisi de quitter la terre ? S’il est bien Fils de Dieu, comme il le prétend, pourquoi ne pas demeurer parmi nous à jamais ? Et par là nous convaincre. Et nous faire vivre dans le vrai. S’il séjournait perpétuellement sur terre, personne ne douterait plus de son message.

Mes raisonnements provoquent immanquablement l’hilarité de Claudia. Elle prétend que Yéchoua n’avait aucune raison de s’installer. Il suffit qu’il soit venu une fois. Car il ne doit pas apporter trop de preuves. S’il se montrait clairement, continuellement, avec force et évidence, il contraindrait les hommes, il les obligerait à se prosterner, il les soumettrait à une loi naturelle, quelque chose comme l’instinct. Or il a fait l’homme libre. Il tient compte de cette liberté en nous laissant la possibilité de croire ou de ne pas croire. Peut-on être forcé d’adhérer ? Peut-on être forcé d’aimer ? On doit s’y disposer soi-même, consentir à la foi comme à l’amour. Yéchoua respecte les hommes. Il nous fait signe par son histoire, mais nous laisse libres d’interpréter le signe. Il nous aime trop pour nous contraindre. C’est parce qu’il nous respecte qu’il nous donne à douter. Cette part de choix qu’il nous laisse, c’est l’autre nom de son mystère.

Je suis toujours troublé par ce discours. Et jamais convaincu.

Les figures du poisson se multiplient dans le sable et la poussière de Palestine ; les pèlerins les tracent du bout de leur bâton comme la clé secrète d’une communauté qui s’élargit. Mes espions viennent de me rapporter que les sectateurs de Yéchoua s’étaient aussi trouvé un nom : les chrétiens, les disciples du Christ, celui qui a été oint par Dieu, et qu’ils ont désormais un autre signe de reconnaissance qu’ils portent souvent en pendentif : la croix.

J’ai frémi en apprenant cette bizarrerie. Quelle idée barbare ! Pourquoi pas une potence, une hache, un poignard ? Comment espèrent-ils rassembler les fidèles autour de l’épisode le moins glorieux, le plus humiliant de l’histoire de Yéchoua ?

Mon cher frère, je ne veux pas t’importuner plus longtemps avec mon trouble et mes réflexions. Nous aurons tout le loisir d’en discuter bientôt, quand nous débarquerons à Rome. Peut-être que, pendant la traversée, toutes mes idées disparaîtront d’elles-mêmes et que j’apprendrai, en posant le pied sur le quai d’Ostie, qu’elles devaient rester en Palestine ? Le christianisme, cette histoire juive, est peut-être soluble dans notre mer ? Mais peut-être me suivront-elles jusque là-bas… Qui sait le chemin que prennent les idées ?

Porte-toi bien. »

Pilate croit avoir fini sa lettre. Il la roule et se prépare à la cacheter.

Soudain, changeant d’avis, il s’assoit pour ajouter un paragraphe.

« Post-scriptum. Ce matin, je disais à Claudia, qui se prétend – sache-le – chrétienne, qu’il n’y aura jamais qu’une seule génération de chrétiens : ceux qui auront vu Yéchoua ressuscité. Cette foi s’éteindra avec eux, lorsque l’on fermera les paupières du dernier vieillard qui aura dans sa mémoire le visage et la voix de Yéchoua vivant.

— Je ne serai donc jamais chrétien, Claudia. Car je n’ai rien vu, j’ai tout raté, je suis arrivé trop tard. Si je voulais croire, je devrais d’abord croire le témoignage des autres.

— Alors peut-être est-ce toi, le premier chrétien ? »

Dubitatif, il regarde pensivement la