La Nuit des Oliviers
Dans quelques heures, ils vont venir me chercher.
Déjà ils se préparent.
Les soldats nettoient leurs armes. Des messagers s’éparpillent dans les rues noires pour convoquer le tribunal. Le menuisier caresse la croix sur laquelle je vais saigner demain.
Mon Dieu, qu’ils me tuent vite ! Et proprement !
J’aurais pu être ailleurs, ce soir. Dans une maison que je n’ai pas, m’auraient peut-être attendu une femme que je n’ai pas non plus et, derrière la porte, ravies de revoir leur père, des petites têtes bouclées et souriantes. Voici où ce rêve m’a réduit : attendre en ce jardin une mort que je redoute.
Comment tout cela commença-t-il ? Y a-t-il un début au destin ?
J’ai vécu une enfance rêveuse. À Nazareth, chaque soir, je m’envolais au-dessus des collines et des champs. Lorsque tout le monde dormait, je passais la porte silencieuse, j’ouvrais les bras, je prenais mon élan et mon corps s’élevait. Les ânes dressaient la tête pour me regarder passer, de leurs beaux yeux noirs de fille, au milieu des étoiles.
Et puis il y eut cette partie de chat perché. Après, plus rien ne fut jamais semblable.
Nous étions quatre inséparables, Mochèh, Ram, Kèsed et moi. Dans la carrière de Gzeth, nous avons commencé à jouer. Je grimpai sur une immense pointe rocheuse ; en bas, mes camarades n’étaient plus que des calottes de cheveux avec de petites jambes autour.
Je poussai un grand cri pour signaler ma présence. Ils se cassèrent le cou, m’aperçurent et applaudirent.
— Bravo Yéchoua ! Bravo !
Jamais ils ne m’auraient cru capable de monter si haut.
Puis Kèsed ajouta :
— Maintenant viens avec nous ! On s’amuse mieux à quatre.
Je me levai pour redescendre et là, la peur me prit. Je ne voyais absolument pas comment revenir… Accroupi, en sueur, je m’agrippai au rocher sans pouvoir bouger…
Soudain la solution m’apparut : voler ! Il suffisait que je m’envole. Comme chaque nuit.
Je m’approchai du bord, les bras écartés… L’air n’était pas dense, liquide sous mes bras, comme dans mon souvenir… Je ne me sentais plus porté… D’ordinaire, il suffisait que je soulève légèrement les talons pour décoller mais là, mes talons, rebelles, restaient au sol…
Le doute fondit sur moi, me plombant les épaules. Avais-je jamais volé ? Tout se brouilla.
Je me réveillai sur le dos de mon père, Yoseph, qui descendait le rocher, sachant trouver les prises imperceptibles.
En bas, il m’embrassa.
— Au moins, tu as appris quelque chose aujourd’hui.
Je ne saisis pas tout de suite ce que j’avais appris.
Je le sais maintenant : je venais de quitter l’enfance. Démêlant les fils des songes et de la réalité, je découvrais qu’il y avait d’un côté le rêve, où je planais mieux qu’un rapace, et d’un autre côté le monde vrai, dur comme ces roches sur lesquelles j’avais failli m’écraser.
J’avais aussi entrevu que je pouvais mourir. Moi ! Yéchoua ! D’ordinaire, la mort ne me concernait pas. Et pourtant, là, chat perché sur mon rocher, j’avais senti son souffle humide sur ma nuque. Dans les mois qui suivirent, j’ouvris des yeux que j’aurais préféré garder fermés. Non, je n’avais pas tous les pouvoirs. Non, je ne savais pas tout. Non, je ne m’avérais peut-être pas immortel. En un mot : je n’étais pas Dieu.
Car je crois que, comme tous les enfants, je m’étais d’abord confondu avec Dieu. Jusqu’à sept ans, j’avais ignoré la résistance du monde. Je m’étais senti roi, tout-puissant, tout-connaissant et immortel… Se prendre pour Dieu, le penchant le plus ordinaire des enfants heureux.
Grandir fut rapetisser. L’univers se désenchanta. Qu’est-ce qu’un homme ? Simplement quelqu’un-qui-ne-peut-pas… Qui-ne-peut-pas tout savoir. Qui-ne-peut-pas tout faire. Qui-ne-peut-pas ne pas mourir. La connaissance de mes limites avait fêlé l’œuf de mon enfance. À sept ans, je cessai définitivement d’être Dieu.
Le jardin demeure paisible ce soir, banal comme une nuit de printemps. Les grillons chantent l’amour. Les disciples dorment. Les peurs que je ressens n’ont pas d’échos dans l’air.
Peut-être la cohorte n’a-t-elle pas encore quitté Jérusalem ? Peut-être Yehoûdâh a-t-il eu peur ? Va, Yehoûdâh, dénonce-moi !
Comment se font les choses ?
— Que veux-tu faire plus tard ?
— Je ne sais pas… Comme toi ? Menuisier ?
— Et si tu devenais rabbi ?
Je regardai mon père sans comprendre. Rabbi ? Le rabbi de notre village, rabbi Isaac, m’apparaissait si vieux, si branlant avec sa barbe moisie, sans doute plus ancienne que lui, que je ne pouvais m’imaginer ainsi. Et puis, il me semblait que l’on ne devenait pas rabbi ; on l’était dès le départ ; on naissait rabbi. Moi, je n’étais né que Yéchoua. Yéchoua ben Yoseph, Yéchoua de Nazareth, c’est-à-dire bon à pas grand-chose.
— Réfléchis bien.
Et mon père reprit le rabot pour dégrossir une planche. J’étais d’autant plus étonné par la proposition de mon père qu’à l’école biblique les journées ne se passaient pas sans heurts, car on m’avait surnommé « Yéchoua aux mille questions ». Tout déclenchait mes interrogations. Pourquoi ne pas travailler le jour du Sabbat ? Pourquoi ne pas manger du porc ? Pourquoi Dieu punit-il au lieu de pardonner ? Comme les réponses ne me satisfaisaient pas, rabbi Isaac se retranchait derrière un « C’est la Loi » définitif. J’insistais alors : « Qu’est-ce qui justifie la Loi ? Qu’est-ce qui fonde la tradition ? » Je demandais tant d’éclaircissements que, parfois, on m’interdisait de parole pour une journée entière.
— Papa, rabbi Isaac pense-t-il du bien de moi ?
— Beaucoup. C’est lui qui est venu me parler hier soir. Le saint homme estime que tu ne trouveras la paix que dans une démarche religieuse.
Cette remarque m’impressionna plus que les autres. La paix ? Moi, rechercher la paix ?
Peu après, mon père mourut. Il tomba d’un coup, sous le soleil de midi, alors qu’il livrait un coffre à l’autre bout du village ; son cœur s’était arrêté sur le bord du chemin.
Je sanglotai éperdument pendant trois longs mois. Je pleurais l’absent bien sûr, ce père au cœur plus tendre que le bois qu’il sculptait, mais surtout je pleurais de ne pas lui avoir dit que je l’aimais.
Le jour où je séchai mes larmes, je n’étais plus le même. Je ne pouvais rencontrer personne sans lui dire que je l’aimais. Le premier à qui j’infligeai cette déclaration, mon camarade Mochèh, devint violet.
— Pourquoi dis-tu des stupidités pareilles ! ?
— Je ne dis rien de stupide. Je te dis que je t’aime.
— Ah, Yéchoua, ne fais pas l’imbécile !
« Idiot, crétin, niais », je rentrais chaque soir les poches pleines de nouvelles insultes. Ma mère tenta de m’expliquer qu’il y avait une loi non écrite qui obligeait à taire les sentiments.
— Laquelle ?
— La pudeur.
— Mais… maman, il n’y a pourtant pas de temps à perdre pour leur dire qu’on les aime : ils peuvent tous mourir, non ?
Elle pleurait doucement lorsque je parlais ainsi, elle me caressait les cheveux pour apaiser mes pensées.
— Mon petit Yéchoua, il ne faut pas trop aimer. Sinon tu vas beaucoup souffrir.
Étant l’aîné, je devais faire vivre mes frères et sœurs : je rouvris l’atelier de mon père. Je me montrais moins bon que lui mais, seul menuisier du village, je ne pâtissais pas de la concurrence.
L’atelier devint, selon le mot de ma mère, le temple des pleurs. À la moindre contrariété, les habitants venaient m’y raconter leurs difficultés. Je ne leur disais rien ; j’écoutais, j’écoutais pendant des heures, une simple oreille ; à la fin, je trouvais les quelques mots gentils que m’inspirait leur situation ; ils repartaient soulagés. Cela devait les rendre indulgents pour mes planches mal équarries. Ils ne se doutaient pas que l’entretien me faisait autant de bien qu’à eux. En essayant d’amener les Nazaréens dans une région de paix et d’amour, j’y allais moi-même.
C’est à cette époque que les Romains parcoururent la Galilée. À Nazareth, ils ne stationnèrent que le temps d’une halte pour boire, mais ils le firent avec l’arrogance de ceux qui s’estiment nés pour dominer. Des autres villages nous arrivait le bruit de leurs exploits : le nombre de patriotes tués, de filles violées, de maisons mises à sac. Quand les Romains eurent traversé et humilié la Galilée, je devins un vrai Juif. C’est-à-dire que je me mis à attendre. Attendre le sauveur. Ils abaissaient nos hommes, ils insultaient notre foi. À la honte que j’éprouvais, je ne trouvais que cette réponse active : espérer le Messie.
Les messies pullulaient en Galilée. Il ne se passait pas six mois sans qu’apparaisse un sauveur sale, décharné, le ventre creux, le regard fixe, doté d’un bagou à se faire écouter des libellules. On ne les prenait pas bien au sérieux mais on les écoutait quand même, « au cas où », comme disait ma mère.
— Au cas où quoi ?
— Au cas où ce serait le vrai.
Elle regardait mes meubles d’un petit air triste.
— Tu n’es pas bien doué, Yéchoua.
— Je m’applique.
— Même en s’appliquant, un cul-de-jatte ne sautera pas un mur.
Je croyais que mon destin était de faire ce qu’avait fait mon père. J’avais abandonné tout espoir de devenir rabbi. Certes, je passais les longues heures de la sieste à prier et lire, mais seul, librement, en multipliant les débats intérieurs. Beaucoup de Nazaréens me considéraient comme un mauvais pratiquant : j’allumais mon feu le jour du Sabbat, je soignais un petit frère ou une petite sœur malade même le jour du Sabbat. Rabbi Isaac se désespérait de ces comportements tout en empêchant les autres de s’en agacer outre mesure.
— Yéchoua est plus pieux qu’il n’en donne l’apparence, laissez-lui le temps de comprendre ce que vous avez compris.
À moi, il parlait plus sévèrement :
— Sais-tu qu’on a lapidé des hommes pour ce que tu fais ? Quand vas-tu donc te marier, mon Yéchoua ?
— Regarde Mochèh, Ram et Kèsed, ajoutait ma mère : ils ont tous des enfants déjà. Et tes plus jeunes frères m’ont déjà rendue grand-mère. Qu’est-ce que tu attends ?
Je n’attendais rien, je n’y pensais même pas.
— Allez, mon Yéchoua, hâte-toi de te marier. Il serait temps d’être un peu plus sérieux, maintenant.
« Sérieux ! » Alors, elle aussi le croyait ! Comme tout le village, ma mère s’était mis dans la tête que j’étais un tombeur de femmes !
Le séducteur de Nazareth… Parce que j’aimais la compagnie des femmes et qu’elles aimaient la mienne, nous discutions. Rien d’autre. Nous discutions. Les femmes parlent plus vrai, plus juste : elles ont la bouche près du cœur.
— Tu ne vas pas me faire croire que vous ne faites rien ensemble ? s’exclamait ma mère.
— Si. Nous parlons de la vie, de nos péchés.
— Oui, oui… Quand un homme parle à une femme de ses péchés, c’est généralement pour en rajouter un.
Alors il y eut Rébecca.
Le sourire de Rébecca fendit l’air et vint se ficher en moi. À quoi cela tenait-il ? Au noir bleuté de sa lourde natte ? À la blancheur du teint, tendre comme l’intérieur d’un pétale de liseron ? Aux yeux paisibles ? À sa démarche qui semblait regretter la danse ? L’évidence s’imposa : Rébecca était plus femme que toutes les femmes, elle les résumait toutes, c’était elle.
Nos familles s’en rendirent vite compte et nous encouragèrent. Rébecca n’habitait pas Nazareth. Elle vivait à Naïn, dans une riche famille d’armuriers. Maman versa une larme de joie lorsqu’elle me vit consacrer mes économies à l’achat d’une broche en or : enfin son fils formulait les mêmes souhaits que tout le monde.
Un soir, pour faire ma demande, j’emmenai Rébecca dans une auberge au bord de l’eau. Là, dans la fraîcheur des tilleuls, les tables attendaient les amoureux.
Se doutant de ce que j’allais lui demander, Rébecca s’était parée plus que de coutume. Des bijoux encadraient son visage, comme des petites lampes destinées à l’éclairer elle et elle seule.
— Charité, s’il vous plaît !
Un vieillard et son enfant en guenilles tendaient leurs mains sales et cornées vers nous.
— Charité, s’il vous plaît !
Je poussai un soupir d’agacement.
— Repassez plus tard.
Le vieillard s’éloigna avec l’enfant.
On commença à nous servir. La chère était somptueuse, les poissons et les viandes agrémentés de mille détails qui chatouillaient le palais.
Rébecca, le vin aidant, s’épanouissait, riait à tout propos. Moi aussi, entraîné dans cette griserie amoureuse, j’avais l’impression que jamais la terre n’avait porté un couple plus jeune, plus vif, plus beau que nous deux ce soir-là.
Au dessert, j’offris la broche à Rébecca. Fut-elle émerveillée par le bijou ou le geste ? Elle fondit en larmes.
— Je suis trop heureuse.
Par contagion, je me mis aussi à pleurer. Et ces larmes, qui nous réunissaient, nous pressaient l’un contre l’autre en nous donnant violemment envie de faire l’amour.
— Charité, s’il vous plaît.
Le vieillard et l’enfant étaient revenus, mains tendues, affamés. Rébecca eut un petit cri de rage et appela aussitôt l’aubergiste, s’indignant qu’on ne puisse pas dîner tranquillement.
L’aubergiste chassa le vieillard et l’enfant à coups de torchon.
Rébecca me sourit.
Le vieillard et l’enfant disparurent dans la nuit de la faim.
Je regardai nos plats, encore pleins de tout ce que, repus, nous n’avions pas mangé, je regardai le joyau que je venais de donner à Rébecca, je regardai notre bonheur et je devins muet.
Il faisait froid soudain.
Le lendemain, je rompis nos fiançailles.
J’avais découvert ce qu’il y a d’égoïste dans le bonheur. Le bonheur est à l’écart, fait de huis clos, de volets tirés, d’oubli des autres ; le bonheur suppose que l’on refuse de voir le monde tel qu’il est ; en un soir, le bonheur m’était apparu insupportable.
Au bonheur, je voulais préférer l’amour. Pas l’amour en particulier, l’amour en général. L’amour, je devais en garder pour le vieillard et l’enfant affamés. L’amour, je devais en garder pour ceux qui n’étaient ni assez beaux, ni assez drôles, ni assez intéressants pour l’attirer naturellement, de l’amour pour les gens non aimables.
Je n’étais pas fait pour le bonheur. Et, n’étant pas fait pour le bonheur, je n’étais donc pas fait pour les femmes. Malgré elle, Rébecca m’avait appris tout cela. Six mois plus tard, elle se mariait avec un très beau cultivateur de Naïn dont elle devint la femme fidèle et amoureuse.
— Mon pauvre garçon : comment peux-tu être aussi intelligent et commettre autant de sottises ? disait maman. Je ne te comprends pas.
— Maman, je ne suis pas fait pour le cours ordinaire de la vie.
— Et pour quoi es-tu fait, mon Dieu, pour quoi ?
— Je ne sais pas. Ce n’est pas grave. Le mariage n’était pas mon destin.
— Et qu’est-ce que c’est, ton destin, mon pauvre garçon ? Qu’est-ce que c’est ? Si au moins ton père était toujours là…
Serais-je ici, en ce jardin, à espérer et transpirer ma mort, si papa vivait encore ? Aurais-je osé ?
Quelques années passèrent. Il me semblait que j’avais enfin trouvé ma place. Mes meubles et mes charpentes ne s’étaient pas améliorés, mais mes conseils énormément. J’apaisais les villageois.
Le vieux rabbi Isaac s’étouffa sous le poids des ans et le Temple de Jérusalem nous envoya un nouveau prêtre, Nahoum, grand spécialiste des Écritures. En quelques semaines, il comprit qu’il y avait une autre voix que la sienne écoutée au village. Il se fit répéter ce que je disais et pénétra, furieux, dans mon atelier.
— Mais qui es-tu pour croire que tu peux commenter les Écritures ! Qui es-tu pour donner des conseils aux autres ? As-tu fait une école rabbinique ? As-tu pratiqué les textes comme nous les avons pratiqués ?
— Mais ce n’est pas moi qui conseille, c’est la lumière qui brille au fond de mes prières.
— Comment oses-tu ? Tu n’es bon qu’à produire des copeaux et tu voudrais guider les autres. Tu n’as pas le droit de dire quoi que ce soit au nom des Écritures ou encore moins au nom de Dieu ! Le Temple condamne les présomptueux comme toi. À Jérusalem, tu serais déjà mort lapidé !
Nahoum me fit peur.
Pendant quelques jours, je fermai l’atelier et allai m’isoler dans de longues promenades.
— Sais-tu qu’on ne parle plus que de ton cousin Yohanân ?
Maman avait le regard brillant.
— Lequel ?
— Le fils d’Élizabeth, ma cousine, tu sais bien…
On raconte qu’il est doué de la parole prophétique.
Elle tombait bien. J’éprouvais le besoin de me purifier, j’avais envie d’une aide, d’un guide, ou même d’un maître. Il fallait que j’aille voir Yohanân pour me laver de mes péchés.
J’ai suivi le cours sinueux du Jourdain.
Plus j’avançais, plus le chemin se couvrait de voyageurs qui déboulaient de toutes parts, de Damas, de Babylone, de Jérusalem et d’Idumée.
La silhouette de Yohanân le Plongeur se découpait au milieu des eaux basses, les jambes écartées, dans un enclos du fleuve dominé par les gorges rocheuses.
De grandes files de pèlerins se tenaient sagement, silencieusement, sur la berge. Seuls les appels criards des oiseaux traversaient les flots.
Yohanân ressemblait à une caricature de prophète : trop maigre, trop barbu, trop hirsute, couvert d’immondes peaux de chameau autour desquelles bruissaient et voltigeaient des mouches attirées par la puanteur.
Je m’approchai de deux pèlerins qui attendaient leur tour sur la berge.
— J’y vais, dit le gros.
— Moi, je n’y vais pas, répondit le maigre.
Après tout, je ne vois pas pourquoi je me ferais purifier, je respecte tout de notre loi.
— Misérables ! Puits de prétention et d’ordure !
La voix de Yohanân le Plongeur nous parvint, tonitruante.
— Engeance de vipère ! Sale porc ! Tu te crois pur parce que tu t’en tiens aux formes creuses de la Loi. Il ne suffit pas de se laver les mains avant chaque repas et de respecter le Sabbat pour se garder du péché. Ce n’est qu’en te repentant dans ton cœur que tu peux obtenir la rémission de ton péché.
Ce discours-là me toucha comme une piqûre de taon. N’était-ce pas ce que je pensais, tout seul, depuis des années ?
Le maigre pèlerin ne s’était pas attendu à déclencher un tel déluge d’invectives ; il regardait son compagnon, gêné, sans plus savoir quoi faire.
— Approche ! hurla Yohanân.
L’homme fit quelques pas dans l’eau.
— Et nu ! Nu comme tu es sorti du ventre de ta mère !
L’homme, sans comprendre lui-même pourquoi, obéit, se délesta de ses vêtements et avança vers Yohanân qui saisit son crâne dans sa grande main osseuse. Il regardait l’efflanqué dans les yeux, plus attentif que s’il y enfonçait un clou.
— Regrette tes péchés. Espère le Bien. Veux la rémission. Sinon…
Yohanân, après quelques secondes, l’enfonça durement sous l’eau et l’y maintint si longtemps que des bulles s’échappèrent du fond.
— Va. Tu es pardonné.
L’homme regagna le rivage en titubant. Sitôt sur la terre ferme, il se recroquevilla, tête dans les genoux, et se mit à sangloter.
Son gros camarade se précipita pour le consoler mais l’efflanqué releva le front et murmura :
— Merci, mon Dieu, merci… Merci pour la rémission de mes péchés. J’étais tellement impur.
Arriva une délégation en provenance de Jérusalem. Le Temple envoyait une commission de prêtres et de lévites pour enquêter sur Yohanân.
— Qui es-tu ?
— On m’appelle Yohanân le Plongeur.
— On dit que tu es le prophète Éliyyahou revenu à la vie.
— C’est ce qu’on dit. C’est ce que je n’ai jamais dit.
— D’autres colportent que tu es le Messie mentionné par les Écritures.
— Je ne suis pas le Messie mais celui qui l’annonce. Je suis la voix qui crie dans le désert : « Aplanissez le chemin du Seigneur. »
— Tu ne prétends donc pas être le Messie ?
— Je ne suis même pas digne de dénouer ses sandales. Lorsqu’il viendra, justice sera rendue, vengeance accomplie. Il brûlera les pécheurs comme on brûle la paille après l’avoir séparée du bon grain.
La commission repartit, rassurée, pour Jérusalem : finalement ce Yohanân ne s’avérait qu’un illuminé pas trop dangereux ; tant qu’il restait dans sa mare à enfoncer les pèlerins dans la vase, il ne disputait le pouvoir à personne.
Un nuage passa et j’entrai résolument dans l’eau pour me faire purifier par Yohanân. En me voyant avancer vers lui, Yohanân fronça les sourcils.
— Toi, je te reconnais.
— Tu me reconnais parce que je suis ton cousin, le fils de Myriam qui est parente de ta mère Élizabeth.
— Je te reconnais comme l’élu de Dieu.
Il avait lui-même l’air surpris par ce qu’il disait. Il me contemplait comme une chose tout à fait extraordinaire. Et soudain, il se mit à hurler pour que chacun l’entende :
— Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde !
Il avait vociféré cela avec une force telle que j’en devins muet. Je sentis que, sur les berges, la foule s’était immobilisée pour contempler la scène. Les regards pesaient sur moi. Je murmurai rapidement :
— Plonge-moi vite, qu’on en finisse.
Mais Yohanân s’exclama, indigné :
— C’est moi qui ai besoin d’être purifié par toi ! C’est moi qui t’appelle de tous mes vœux et c’est toi qui viens à moi ! Je t’aime.
Ce fut trop. Mes jambes chancelèrent, je perdis pied et m’évanouis. Yohanân me ramena dans ses bras sur la rive. Les femmes racontaient qu’au moment où mon esprit m’avait quitté, une colombe était descendue du ciel pour se poser sur mon front.
Moi, naturellement, je n’avais rien vu.
C’est là, en vérité, que tout a commencé…
Le soir, deux hommes, André et Syméon, me harcelèrent. Qui étais-je ? Qu’avais-je fait jusqu’ici ? Pourquoi Yohanân m’avait-il désigné comme l’élu ?
— Je ne comprends pas ce qu’affirme Yohanân. Je ne suis qu’un mauvais charpentier et un mauvais croyant qui vient de Nazareth.
— Es-tu né à Nazareth ?
— Non. En fait, je suis né à Bethléem mais c’est une histoire un peu compliquée…
— C’était écrit, Michée l’a annoncé : « L’Élu sortira de Bethléem. »
— Vous confondez !
— Es-tu descendant de David ?
— Non.
— Es-tu sûr ?
— C’est-à-dire… Il y a bien une vieille légende qui traîne dans la famille… qui voudrait que… Enfin, soyons sérieux ! Connaissez-vous une famille juive de Palestine qui ne prétende pas descendre de David ?
— C’est donc toi : l’Élu sera de souche davidique.
— Vous confondez !
— Qu’as-tu à nous enseigner ?
— Mais rien. Absolument rien.
— Nous estimes-tu indignes de toi ?
— Je n’ai pas dit cela !
Il n’y avait plus qu’une chose à faire : partir.
Je devais échapper aux bavardages, aux influences. Depuis trente ans, tout le monde avait un avis sur mon destin, sauf moi.
J’ai fui.
Je me suis enfoncé dans les terres incultes, là où il n’y a plus d’hommes, où la végétation est naturelle, sauvage, pauvre, où les points d’eau se raréfient, là où on ne risque plus les rencontres.
Dans le désert, je ne souhaitais qu’une seule rencontre : moi. J’espérais me découvrir au bout de cette solitude. Si j’étais bien quelqu’un ou quelque chose, je devais me l’apprendre.
C’est alors que je fis ma chute.
La chute qui bouscula ma vie. Qui me fit basculer.
Ce fut une chute immobile.
Je m’étais assis en haut d’un promontoire pelé. Il n’y avait rien à voir autour de moi que de l’espace. Il n’y avait rien à ressentir comme événement que le pur temps. Je m’ennuyais paisiblement. Je tenais mes genoux dans mes paumes, et là, soudain, sans bouger, j’ai commencé à tomber…
Je tombais…
Je tombais…
Je tombais...
je dégringolais à l’intérieur de moi. Comment aurais-je soupçonné qu’il y avait de telles falaises dans un seul corps d’homme ? Je traversais le vide.
Puis j’eus le sentiment de ralentir, de changer de consistance, de peser moins lourd. Je perdais ma différence d’avec l’air. Je devenais de l’air.
L’accélération me ralentissait. La chute m’allégeait. Je finis par flotter.
Alors lentement, la transformation s’accomplit.
C’était moi et ce n’était pas moi. J’avais un corps et je n’en avais plus. Je continuais à penser mais je ne disais plus « je ».
J’arrivai dans un océan de lumière.
Là, il faisait chaud.
Là, je comprenais tout.
Là, j’éprouvais une confiance absolue.
J’étais parvenu aux forges de la vie, au centre, au foyer, où tout se fond, se fonde et se décide. À l’intérieur de moi, je ne trouvais pas moi, mais plus que moi, bien plus que moi, une mer de lave en fusion, un infini mobile et changeant où je ne percevais aucun mot, aucune voix, aucun discours, mais où je recevais une sensation nouvelle, terrible, géante, unique, inépuisable : le sentiment que tout est justifié.
Le bruit sec et furtif d’un lézard se faufilant dans les broussailles me fit sursauter.
Combien d’heures s’étaient écoulées ?
La nuit s’étalait en paix devant moi, comme un repos donné au sable brûlé, aux herbes assoiffées, récompense quotidienne.
J’étais bien.
Je ne m’étais pas trouvé, moi, au fond de ce désert. Non. J’avais trouvé Dieu.
Dès lors, chaque jour je recommençai le voyage immobile. Je grimpais sur le monticule et plongeais à l’intérieur de moi. J’allais vérifier le secret.
Au trente-neuvième jour de désert, je me décidai à revenir parmi les hommes. Cependant, au moment d’atteindre le cours frais et ombreux du Jourdain, je vis un serpent mort à terre. Il pourrissait, la gueule ouverte.
Une pensée me frappa : et si j’avais été tenté par le Diable ?
Je devais passer une quarantième nuit au désert.
Ce fut la nuit de toutes les inversions. Ce qui me semblait clair me devenait obscur. Là où j’avais vu du bien, j’apercevais du mal. Lorsque j’avais cru repérer un devoir, je soupçonnais désormais vanité, présomption, arrogance fatale ! Comment pouvais-je croire être en relation avec Dieu ? N’était-ce pas une démence ? Comment pouvais-je avoir le sentiment de saisir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ? N’était-ce pas une illusion ? Comment pouvais-je m’attribuer le devoir de parler pour Dieu ? N’était-ce pas de la prétention ?
Je ne reçus jamais de réponses à ces questions. Simplement, au matin du quarantième jour, je fis le pari.
Je fis le pari de croire que mes chutes, lourdes méditations, me conduisaient à Dieu, non à Satan. Je fis le pari de croire que j’avais quelque chose de bien à faire. Je fis le pari de croire en moi.
Je rejoignis les pèlerins au bord du Jourdain.
André et Syméon m’attendaient au campement.
Lorsque je parus, Syméon s’exclama en souriant, comme pour me tester :
— Qui es-tu ?
— À ton avis ?
— Es-tu envoyé par Dieu ?
— C’est toi qui l’as dit.
Cela nous suffît. Nous sommes tombés dans les bras les uns des autres, puis Yohanân le Plongeur me rebaptisa. Il pria André et Syméon, ses disciples préférés, de le quitter pour me suivre.
Les temps qui suivirent furent les plus heureux et les plus exaltants de ma vie. Je découvrais avec ivresse les secrets que Dieu avait entreposés au fond de mes méditations et je tâchais de les exprimer au jour le jour. Tout à la joie de les apprivoiser, je n’en soupçonnais pas encore les conséquences.
André, Syméon et moi, nous parcourions la Galilée verte, fraîche, fruitée. Nous vivions sans souci du lendemain, dormant à la belle étoile, mangeant ce que notre main saisissait sur les arbres ou ce que d’autres mains nous offraient. Avec Dieu, nous découvrions l’insouciance.
Il y avait tant de joie dans notre accomplissement que, naturellement, nous attirions de nouveaux jeunes gens et notre groupe s’agrandissait. Au grand scandale de certains, je m’adressais beaucoup aux femmes et j’acceptais qu’elles nous suivent. Car j’avais découvert, en descendant dans le puits d’amour, que les vertus données par Dieu pour me guider n’étaient que des vertus féminines. Mon Père me parlait comme une mère. Il me montrait en exemple ces héroïnes anonymes, celles qui le réalisaient, toutes ces donneuses de vie, donneuses d’amour, celles qui baignent les enfants, apaisent les cris, remplissent les bouches, ces servantes immémoriales dont les gestes apportent le confort, la propreté, le plaisir, ces humbles des humbles, guerrières du quotidien, reines de l’attention, impératrices de la tendresse, qui pansent nos blessures et nos peines.
Nos pas nous amenèrent à Nazareth.
Je retrouvai ma mère avec joie mais je refusai de séjourner chez elle, continuant à vivre en plein air, au milieu de mes amis.
Yacob, mon frère cadet, se mit en colère.
— Yéchoua, tu nous fais honte ! Tu mendies dans ton propre village, où tout le monde te connaît, où nous vivons, où nous traitons nos affaires. Que va-t-on penser de nous ? Cesse immédiatement et reviens à la maison.
— Et mes amis ?
— Justement, parlons-en de tes amis. Une troupe de vagabonds, de paresseux, d’inutiles et de filles perdues ! On n’a jamais vu ça ici. Il vaudrait mieux qu’ils décampent.
— Alors je partirai avec eux.
Le coup était parti. Mon frère m’avait giflé, lui-même surpris par sa fureur.
Je m’approchai et lui dis avec tendresse :
— Frappe aussi la joue gauche.
Il poussa un hurlement de rage, referma son poing et quitta la pièce. Mes autres frères et sœurs se mirent à m’insulter, comme si, en tendant l’autre joue, j’avais commis un acte pire que la claque de mon frère.
J’avais appliqué là un autre enseignement de mes voyages au puits sans fond : aimer l’autre au point de l’accepter jusque dans sa bêtise. Répondre à l’agression par l’agression, œil pour œil, dent pour dent, n’avait pour résultat que de multiplier le mal, et pis, de le légitimer. Répondre à l’agression par l’amour, c’était violenter la violence, lui plaquer sous le nez un miroir qui lui renvoie sa face haineuse, révulsée, laide, inacceptable.
— Taisez-vous tous et laissez-moi seule avec Yéchoua.
Ma mère se jeta contre moi et pleura longuement.
— Yéchoua, mon Yéchoua, je suis allée t’écouter ces jours-ci et je suis bien inquiète. Je ne te comprends plus. Tu t’es mis à parler sans cesse de ton père, à le citer, alors que tu l’as pourtant si peu connu.
— Le père dont je parle est Dieu, maman. Je le consulte au fond de moi lorsque je m’isole pour méditer.
— Mais pourquoi dis-tu « mon père » ?
— Parce qu’il est mon père comme il est le tien, et notre père à tous.
— Tu parles toujours en général ! Tu dis qu’il faut aimer tout le monde mais toi, est-ce que tu aimes seulement ta mère ?
— Ce n’est pas difficile d’aimer les gens qui vous aiment.
— Réponds !
— Oui. Je t’aime, maman. Et mes sœurs et mes frères aussi. Mais cela ne suffit pas. Il faut aimer encore ceux qui ne nous aiment pas. Et même nos ennemis.
— Te rends-tu compte où tu vas ? Quelle vie te prépares-tu ?
— Ma vie ne m’intéresse pas. Je ne veux ni vivre pour moi ni mourir pour moi.
— Tu deviens fou, mon Yéchoua.
— Aujourd’hui j’ai le choix entre une carrière de fou et une carrière de mauvais charpentier. Je préfère faire un bon fou.
Elle rit dans ses sanglots. Je me sentais fragile face au chagrin de ma mère. Je quittai Nazareth au plus vite.
Les ennuis commencèrent avec mes premiers miracles.
Je ne sais ce que l’avenir retiendra de ma vie mais je ne voudrais surtout pas que se propage cette rumeur qui m’encombre déjà : ma réputation de faiseur de prodiges.
Un regard, une parole peuvent soigner, tout le monde sait cela, et je ne suis pas le premier guérisseur à exercer sur la terre de Palestine. N’importe qui y parvient et je me devais de soulager à mon tour. Oui, j’ai touché les plaies, oui, j’ai soutenu les regards de souffrance, oui, j’ai passé des nuits auprès des grabataires ; je m’asseyais contre les infirmes et je tentais, par les mains, de leur donner un peu de cette force qui bouillonne au fond de moi ; je parlais avec eux, je tentais de trouver une issue à leur souffrance, d’absorber leur douleur, et je les engageais à prier, à trouver le puits d’amour en eux. Ceux qui y réussissaient allaient mieux. Les autres non. Mais ma réputation n’a retenu que les premiers. Elle a oublié ceux qui restèrent cloués dans leur malaise parce que ni moi ni eux n’étions arrivés à quelque chose.
Les gens se ruaient vers moi comme les vaches à l’abreuvoir, sans discernement.
— Est-ce que vous faites les maladies de peau ?
— Et la repousse des cheveux ?
Les malentendus s’accumulaient. Je ne maîtrisais plus rien. On m’attribua des miracles sans rapport avec mes guérisons. On me vit multiplier les pains dans les paniers vides, le vin dans les jarres vides, les truites dans les filets vides, toutes choses qui sont bien arrivées, je l’ai constaté moi-même, mais qui devaient avoir une explication naturelle. Plusieurs fois, j’ai même soupçonné mes disciples… N’ont-ils pas mis en scène ces prétendus prodiges ? N’ont-ils pas eux-mêmes rempli les amphores ? Ne m’ont-ils pas outrageusement attribué l’arrivée heureuse d’un banc de poissons dans le lac de Tibériade ? Comment leur en faire le reproche ? Ils ne sont que des hommes, des hommes d’ici, exaltés, qui m’adorent, qui doivent se défendre de nos adversaires, se justifier auprès de leurs familles. Ils veulent convaincre, et lorsqu’on veut convaincre, la bonne foi et l’imposture se marient bien. Pourquoi ne pas employer les mauvais arguments quand les bons ne réussissent pas ? Peu importe que ce prodige soit réel ou que cet autre ne le soit pas ! Les coupables, ce sont les crédules, ceux qui veulent être trompés.
Notre vie avait changé. Quand nous n’étions pas poursuivis par des malheureux en quête de miracle, nous étions persécutés par les pharisiens, les prêtres et les docteurs de la Loi qui estimaient que je disposais désormais de trop d’oreilles pour m’écouter.
— Comment oses-tu parler au nom de Dieu ?
Une idée neuve passe d’abord pour une idée fausse. Les pharisiens refusaient de me comprendre.
— Mais comment oses-tu parler au nom de Dieu ?
— Parce que Dieu est en moi.
— Blasphème ! Dieu vit séparé de nous, Dieu est un et inatteignable. Des abîmes te coupent de Dieu.
Ils m’épiaient, me harcelaient.
Lors d’un voyage à Jérusalem, pour la Pâque, ils me tendirent un guet-apens.
— Traînée ! Salope ! Fille de rien !
Ils m’amenèrent une femme adultère.
J’étais piégé. La loi d’Israël l’ordonne : on doit lapider les fiancés coupables de trahison, et encore plus les épouses convaincues d’adultère. Les pharisiens et docteurs de la Loi avaient pris la jeune femme en faute, avaient laissé s’échapper le mâle à toutes jambes, et venaient la massacrer à coups de pierres devant moi. Ils savaient que je ne le supporterais pas et, bien plus important que le flagrant délit d’adultère dont ils se moquaient éperdument, ils voulaient me surprendre, moi, en flagrant délit de blasphème.
La victime, belle, tremblante, émouvante, dégrafée, décoiffée, se tenait presque morte de peur entre nous.
Je m’accroupis et me mis à dessiner des formes dans le sable. Cette bizarrerie démobilisa mes adversaires quelques instants et me donna le temps de réfléchir. Puis la meute se remit à hurler.
— On va la tuer ! On va la lapider ! Tu entends, le Nazaréen ? On va l’achever devant toi !
Curieuse scène : c’était moi, et non elle, qu’ils menaçaient. Ils me menaçaient de sa mort.
Je continuai à dessiner. Je les laissai baver leur haine ; ce serait toujours ça de moins à combattre. Puis, quand ils crurent avoir compris que je les laisserais faire, je me relevai et leur proposai paisiblement :
— Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.
Nous étions dans l’enceinte du Temple.
Je les fixai tous, un à un, sans amour, avec au contraire une violence qui devait les inquiéter. Mes yeux disaient :
— Toi, tu n’as jamais fauté ? Je t’ai vu la semaine dernière dans une auberge ! Et toi, comment oses-tu jouer les purs alors que je t’ai surpris à toucher les seins d’une porteuse d’eau ! Et toi, tu crois que je ne sais pas ce que tu as fait avant-hier ?
Les plus vieux reculèrent les premiers. Ils déposèrent leurs pierres et partirent lentement.
Mais les jeunes, déjà trop excités par le goût du sang, refusaient de retourner dans leur conscience.
Je les regardai alors avec ironie. Mon sourire les menaçait de délation. Ma physionomie disait :
— Je connais toutes les prostituées de Judée et de Galilée : vous ne pouvez pas jouer les saints en face de moi. J’ai des listes. Je sais tout.
Les jeunes baissèrent les yeux à leur tour. Ils refluèrent.
Il n’y en avait qu’un qui me résistait, soutenant crânement mon regard. Il devait avoir dix-huit ans.
Ses camarades le tirèrent par le bras. Ils chuchotaient : « Ne sois pas ridicule ! Tu ne vas pas prétendre n’avoir jamais péché, pas toi ! » Vaincu, il se laissa emmener.
Je demeurai seul avec la femme aux chairs palpitantes.
Je la rassurai d’un sourire.
— Où sont ceux qui t’accusaient ? Il n’y a plus personne pour te condamner ?
— Personne.
— Je ne te condamne pas non plus. Va. Et ne pèche plus.
La ruse m’avait encore une fois sauvé.
Mais j’étais épuisé par ces pièges.
Une usure me dévorait : la fatigue de dire quelque chose que personne ne voulait entendre, la fatigue de parler aux sourds, la fatigue de créer des sourds en parlant.
C’est alors que Yehoûdâh Iscariote prit de plus en plus d’importance dans ma vie.
Je crois que je n’ai jamais aimé un homme autant que Yehoûdâh. Avec lui, et lui seul, je parlais de Dieu.
— Il est toujours si près. Si proche.
— Ne te voile pas la face, Yéchoua, tu comprends très bien ce que cela signifie. Yohanân le Plongeur te l’a révélé avant tout le monde : tu es Celui qu’il annonce, le Fils de Dieu.
— Je t’interdis de répéter ces sottises, Yehoûdâh. Je suis le fils d’un homme, pas de Dieu. Si j’étais le Messie, je le saurais.
— Mais tu le sais. Quoique tu possèdes la connaissance et les signes, tu refuses de les voir.
— Tais-toi ! Une fois pour toutes, tais-toi.
La rumeur s’enflait, énorme, terrible, ahurissante, frappant les toits de Galilée plus vite qu’une grêle de printemps : Yéchoua de Nazareth était le Messie annoncé par les textes.
Je ne pouvais plus sortir en public sans qu’on me demande :
— Es-tu le Fils de Dieu ?
— Qui te l’a dit ?
— Réponds. Es-tu bien le Messie ?
— C’est toi qui l’as dit.
Je n’avais pas d’autre réponse : « C’est toi qui l’as dit. »
Je n’ai jamais prétendu autre chose. Jamais je n’aurais osé prétendre être le Christ. Je pouvais parler de Dieu, de sa lumière, de ma lumière puisqu’elle brillait en moi. Pas plus. Mais les autres, sans scrupules, finissaient mon discours. Ils m’exagéraient. Ceux qui m’aimaient pour me célébrer. Ceux qui me détestaient pour hâter mon arrestation.
— Yehoûdâh, je t’en supplie : fais taire ce bruit idiot. Je n’ai rien d’extraordinaire, à part ce que Dieu m’a donné.
— C’est de cela que parle le bruit, Yéchoua : ce que Dieu t’a donné. Il t’a élu. Il t’a distingué.
Et Yehoûdâh de partir, pour la nuit, dans des considérations sur les prophéties. Il retrouvait dans des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Élie, Jérémie, Ézéchiel ou Osée. Je protestai :
— C’est ridicule ! C’est minuscule ! Au petit jeu des rapprochements, tu peux trouver des similitudes entre n’importe qui et le Messie !
Hérode, le gouverneur de Galilée, me convoqua, me reçut dans son palais, m’infligea la vue de toutes ses richesses, de ses courtisans, puis s’isola avec moi entre deux piliers sans témoin.
— Yohanân le Plongeur me dit que tu es le Messie.
— C’est lui qui le dit.
— Je tiens Yohanân pour un véritable prophète. J’aurais donc tendance à l’écouter.
— Hérode, je ne suis pas le Messie.
— Et alors ? La moitié de la Palestine est déjà prête à te suivre. Il faut emprunter les idées du peuple si on veut le diriger. On traite l’humanité avec ses illusions. Allons, César savait bien qu’il n’était pas le fils de Vénus, mais c’est en le laissant croire qu’il est devenu César.
— Tes raisonnements sont abjects, Hérode, et je ne veux pas devenir César, ni roi d’Israël, ni quoi que ce soit. Je ne fais pas de politique.
— Peu importe, Yéchoua. Permets-nous d’en faire auprès de toi !
En quittant le palais, ma décision était prise : j’en avais fini avec la vie publique. J’arrêtais tout.
J’allais dissoudre notre groupe pour continuer mon existence seul, retiré dans le désert.
Malheureusement, nous sommes passés à Naïn, et, après ma traversée de ce village, rien ne fut plus aussi certain pour moi…
À l’entrée du bourg, nous rencontrâmes le cortège funèbre d’un jeune garçon, Amos.
Sa mère, Rébecca, la Rébecca de ma jeunesse, la Rébecca que j’avais aimée et failli épouser, marchait devant, sans volonté, contrainte, comme une condamnée à la vie. Veuve depuis quelques années, elle venait de perdre son fils unique.
Je demandai aux porteurs de s’arrêter pour me laisser voir l’enfant. Je m’approchai, saisis les mains du garçonnet dans le cercueil et me plongeai dans la prière la plus violente de ma vie.
— Mon Père, fais qu’il ne soit pas mort. Donne-lui droit à la vie. Rends heureuse sa mère.
Je m’étais jeté dans la prière comme un désespéré, je n’en attendais rien, c’était juste un trou où blottir mon chagrin.
Les mains de l’enfant s’accrochèrent aux miennes et le petit, lentement, se releva.
À minuit, sous l’ombre grise d’un olivier, Yehoûdâh me rejoignit.
— Alors, Yéchoua, quand cesseras-tu de nier l’évidence ? Tu l’as ressuscité.
— Je n’en suis pas sûr, Yehoûdâh. Tu sais comme moi qu’il est difficile de reconnaître la mort. Combien de gens sont enterrés vivants ?
— Crois-tu qu’une mère aurait été capable de se tromper et de porter son enfant endormi au tombeau ?
Je retombai dans le mutisme. J’avais l’impression de me battre en duel avec Dieu. Il voulait m’imposer sa victoire en me désarmant, en m’ôtant mes doutes. Mais je pouvais nier encore ses signes.
Puis le matin vint nettoyer le ciel.
En rouvrant les yeux, j’avais accepté que Dieu m’aime autant.
— Yehoûdâh, je ne sais qui je suis. Je sais seulement que je suis habité par plus grand que moi. Je sais aussi, par cet amour qu’il me prouve, que Dieu attend beaucoup de ma vie. Alors, Yehoûdâh, je te le dis : je fais le pari. Je fais le pari, du plus profond du cœur, que je suis celui-ci, celui que tout Israël attend. Je fais le pari que je suis bien le Fils.
Yehoûdâh se jeta à terre, mit ses bras autour de mes chevilles, et me tint longuement les pieds embrassés.
Pauvre Yehoûdâh ! Il en était, comme moi, tout à la joie. Il ne savait pas à quelle nuit ce matin allait nous conduire, ni ce que ce pari allait exiger de nous.
Mon Père, donne-moi la force dans ce verger indifférent à mon angoisse, donne-moi le courage d’aller jusqu’au bout de ce que j’ai cru être ma tâche…
Dans les jours qui suivirent mon pari secret, Hérode fit arrêter Yohanân le Plongeur et le boucla dans la forteresse Machéronte car Hérodiade, sa nouvelle épouse, voulait la peau du prophète qui avait osé blâmer son mariage.
Yohanân, inquiet, me fit parvenir un message de sa prison.
« Es-tu bien celui qui doit venir ? Es-tu le Christ ? Ou bien faut-il que j’en attende un autre ? »
Malheureusement, avant que les deux hommes ne transmettent ma réponse, Yohanân avait été décapité.
Mes disciples, dont certains avaient d’abord suivi Yohanân, se mirent en colère.
— Prends le pouvoir, Yéchoua ! Ne laisse plus les justes finir exécutés ! Fonde ton royaume, nous te suivrons, la Galilée te suivra. Sinon, tu finiras le col tranché, comme le Plongeur, ou pire !
Or, plus je méditais, plus je percevais que je n’avais aucune place à prendre, aucun trône à revendiquer. Je ne serais pas un meneur d’hommes, non, mais un meneur d’âmes. Oui, je voulais changer le monde… pas comme ils m’y poussaient. Le seul soulèvement auquel j’appelais était un bouleversement intérieur. Je n’ai aucune ambition pour le monde extérieur, le monde des César, des Pilate, des banquiers, des marchands. Mon royaume, chacun le porte en lui, comme un idéal, comme une chimère, une nostalgie ; chacun en a, en lui, le désir doux. Qui ne se sent pas le fils d’un père qu’il ignore ? Qui ne voudrait reconnaître un frère en chaque homme ? Mon royaume est déjà là, espéré, rêvé. Accomplissons-le ! Dieu ne souffre pas la timidité.
Les Galiléens m’écoutaient bouche bée car c’est avec la bouche qu’ils écoutent ; avec les oreilles, ils n’entendent rien. Mes paroles ricochaient de crâne en crâne, sans entrer dans aucun. Ils n’attendaient que mes miracles, tolérant mes prédications par complaisance, comme on avale distraitement un hors-d’œuvre ; le plat de résistance demeurait le prodige, la guérison. Rien ne pouvait plus arrêter la déferlante : où que j’aille, on faisait passer les grabataires par les fenêtres, par le toit.
Un jour, mes frères et ma mère vinrent fendre la foule d’un village où je séjournais. Je savais qu’ils se moquaient de moi, de ma prétention, de ma folie ; plusieurs fois, ils m’avaient envoyé des messages me suppliant d’arrêter de jouer ce rôle de Christ. Comme je n’y avais jamais répondu, ils voulaient m’imposer un conseil de famille.
— Laissez-nous passer, criaient mes frères, nous sommes sa famille.
Je me plantai à la porte pour les arrêter. Je savais que j’allais leur faire mal mais je devais agir ainsi.
— Qui est ma vraie famille ? Ma famille n’est pas de sang, elle est d’esprit. Qui sont mes frères ? Qui sont mes sœurs ? Qui est ma mère ? Quiconque obéit à la volonté de mon Père. Je vous vois pleins de haine, je ne vous reconnais pas.
Je désignai mes compagnons à l’intérieur :
— Si quelqu’un vient avec moi, et s’il ne lâche pas son père et sa mère, ses frères et sœurs, sa femme et ses enfants, il ne peut être mon disciple.
Et je claquai la porte au nez de mes frères et de ma mère.
Ils repartirent, ivres de rage. Mais ma mère resta, écroulée, attendant humblement à la porte. À la nuit, je la fis entrer et nous avons mêlé nos larmes.
Elle ne m’a plus quitté jusqu’à cette nuit. Elle m’a suivi, discrète, en arrière, au milieu des femmes, auprès de Myriam de Magdala, permettant à chacun d’oublier, y compris à moi-même, qu’elle avait pu être ma mère. De temps en temps, nous nous retrouvons en cachette pour des baisers furtifs. Depuis ma brouille avec mes frères, elle a admis que je devais montrer que je mettais l’amour en général plus haut que l’amour en particulier. Ma plus grande et belle fierté sur cette terre fut sans doute d’avoir, un jour, convaincu ma mère.
Avec Yehoûdâh, nous relisions les écrits des prophètes. Depuis mon pari secret, j’y prêtais une autre oreille que par le passé.
— Tu dois retourner à Jérusalem, Yéchoua. Le Christ connaîtra son apothéose à Jérusalem, les textes sont formels. Tu devras être humilié, torturé, tué, avant de renaître. Il va y avoir un moment difficile.
Il en parlait paisiblement, illuminé par sa foi. Lui seul avait saisi ce qu’était le Royaume, un royaume sans gloire où il n’y aurait aucune réussite matérielle ni politique. Il me décrivait mon agonie avec le calme de l’espérance.
— Tu mourras quelques jours, Yéchoua, trois jours, puis tu ressusciteras.
— Il faudrait en être sûr.
— Allons Yéchoua. Un sommeil de trois jours ou d’un million d’années ne te paraîtra pas plus long qu’un sommeil d’une heure.
Jérusalem devint le nom de mon souci. Le nom de mon destin. Le lieu de ma mort. J’achèverai ma prédication à Jérusalem.
Comme tout Juif pieux, je m’y étais rendu plusieurs fois, brièvement, à la Pâque. Je devais songer maintenant à y rester. Nous avons pris la route.
Je n’obtins aucun succès à Jérusalem, pas même de curiosité. Ma seule réussite consista à me faire détester chaque jour davantage des prêtres, docteurs de la Loi, sadducéens et pharisiens. Plus optimistes que moi, ils craignaient que je ne touche le peuple par une autre façon de parler et de penser à Dieu. Ils se sentaient en danger. Ils commençaient à planifier ma perte : dans leurs esprits, je suis déjà lapidé depuis plusieurs mois.
— Par le puits d’amour, j’ai un accès direct à Dieu.
— Blasphème ! Blasphème !
— Je ne suis pas venu abolir mais accomplir.
— Blasphème ! Blasphème !
J’ai fui.
J’ai fui la haine des pharisiens, j’ai fui l’arrestation qui se rapprochait, j’ai fui la mort qui me reniflait de sa grosse truffe fulminante. J’échappai de justesse à la colère de Ponce Pilate, le préfet de Rome, qui avait perçu comme une menace contre lui mes déclarations sur la fin de l’ordre ancien et l’arrivée du Royaume. Ses espions m’avaient mis sous les yeux une pièce portant son effigie, ou celle de César, je ne sais pas, car ces Romains rasés aux cheveux courts se ressemblent tous.
— Dis-nous, Yéchoua, faut-il bien respecter l’occupant romain ? Est-il juste de lui payer les impôts ?
— Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Je ne suis pas un chef de guerre. Mon royaume n’a rien à voir avec le sien.
Cela avait soulagé Pilate, mais aliéné définitivement les zélotes, les partisans de Barabbas, qui n’auraient pas dédaigné de m’utiliser pour soulever la Palestine contre l’occupant romain. J’avais réussi mon parcours : dans tous les corps constitués, je ne comptais plus que des ennemis.
J’avais peur. J’étais de plus en plus nu, avec ma parole désarmée.
Nous sommes repartis nous cacher à la campagne. Je voulais reprendre des forces pour le dernier combat. J’avais besoin de prier. Je redoutais – comme je le redoute ce soir – que le Yéchoua de Nazareth, un fils de charpentier né dans une simple ornière du monde, ne prenne le dessus, avec sa force, son appétit, et son désir de vivre. Parviendrai-je encore au puits d’amour quand on me fouettera ? Quand on me clouera ? Et si la douleur fermait le puits ? Si je n’avais plus qu’une voix, une pauvre voix humaine, pour hurler d’agonie ?
Yehoûdâh me rassurait :
— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.
Yehoûdâh ne doutait jamais. Je l’écoutais des heures, cette parole confiante arrachée à l’épaisseur de mes incertitudes.
— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.
La Pâque approchait. La fête des Pains azymes me semblait le bon moment pour m’accomplir car tout le peuple d’Israël viendrait prier au Temple. Nous nous dirigeâmes vers Jérusalem.
Sur le chemin, à Béthanie, Marthe et Myriam, les sœurs de Lazare, se jetèrent sur moi en pleurant.
— Lazare est mort, Yéchoua. Il est mort il y a trois jours.
Je demandai à aller me recueillir auprès de Lazare une dernière fois.
On m’ouvrit la pierre qui fermait son tombeau et je pénétrai la cavité creusée dans la roche.
Le parfum ravageur de la myrrhe empoissait l’air. Je soulevai le suaire et vis le visage creusé, verdâtre, cireux de mon ami Lazare. Je m’allongeai à côté de lui sur la dalle. J’avais toujours considéré Lazare comme le grand frère que je ne n’avais pas eu dans la vie. Voilà qu’il devenait mon grand frère dans la mort.
Je me mis à prier. Je descendis au puits d’amour. Je voulais savoir s’il y était. Là, je retrouvai la lumière éblouissante, mais je n’appris rien. « Tout est bien », répétait mon Père, à son habitude. « Tout est bien, ne t’inquiète pas. »
Lorsque je revins du puits, Lazare était assis à côté de moi. Il me regardait avec stupeur, ébahi, engourdi, surpris.
— Lazare, tu es ressuscité !
Ses traits n’exprimaient rien ; ses yeux partaient en arrière, comme s’il voulait dormir.
Je le pris sous les bras et je l’amenai au jour.
Décrire l’émotion des disciples et de ses sœurs quand nous sortîmes du tombeau est impossible. Toujours placide, égaré, Lazare se laissait embrasser, palper, totalement muet, l’ombre de lui-même. On me dit qu’il se trouvait déjà dans cet état les derniers jours de sa maladie.
Je m’isolai et plongeai, désespéré, dans la prière.
Mon Père avait exécuté le miracle pour me rassurer, moi, et moi seul, m’expliquer que je reviendrais de la mort, et que moi, à la différence de Lazare, je parlerais. Pour moi, il avait sacrifié le repos de Lazare. Une résurrection de Lazare pour moi, pas pour Lazare ! Une répétition avant le spectacle. Des larmes de honte ravagèrent mon visage. Pauvre Lazare…
Enfin une voix sortit du puits et me dit que l’amour, le grand amour, n’a parfois rien à voir avec la justice ; que l’amour doit souvent se montrer cruel ; et que mon Père, lui aussi, pleurerait quand il me verrait sur la croix.
La main de Yehoûdâh posée sur mon épaule me fit sursauter. Il rayonnait de confiance.
— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.
Mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas la foi de Yehoûdâh ?
Nous sommes arrivés ici, au mont des Oliviers.
Pendant les dernières heures de ce voyage, je n’ai songé qu’à protéger les miens. On doit m’arrêter moi, et rien que moi, pour blasphème et impiété ; la faute ne doit pas être partagée par mes amis ; il faut épargner les disciples ; je dois subir seul ce destin.
Comment éviter un châtiment collectif ?
Deux solutions se présentaient : me rendre ou me faire dénoncer.
Je ne pouvais me rendre. C’était reconnaître l’autorité du sanhédrin. C’était me soumettre. C’était renier tout mon chemin.
Aujourd’hui, j’ai donc réuni les douze disciples les plus anciens. Mes mains et mes lèvres tremblaient car moi seul savais que nous étions ensemble pour la dernière fois. Comme tout Juif, en bon chef de maison, je pris le pain, le bénis avec mes prières et l’offris à mes convives. Puis, tout aussi ému, je bénis et distribuai le vin.
— Pensez toujours à moi, à nous, à notre histoire. Pensez à moi dès que vous partagez. Même quand je ne serai plus là, ma chair sera votre pain, mon sang votre breuvage. On est un dès que l’on s’aime.
Ils frémirent, surpris par ce ton.
Je regardai ces hommes rudes, dans la force de l’âge, et j’eus subitement envie d’être tendre avec eux. L’amour jaillissait à gros flots de mon cœur.
— Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Bientôt le monde ne me verra plus. Mais vous, vous me verrez toujours, parce que je vivrai en vous et vous en vivrez. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.
Certains commencèrent à renifler. Je ne voulais pas que nous nous laissions gagner par l’attendrissement.
— Mes petits enfants, vous pleurerez d’abord mais votre affliction se changera en joie. La femme, lorsqu’elle enfante, passe par la souffrance, pourtant elle ne se souvient plus de ses douleurs dès qu’un homme nouveau est enfin né dans ce monde.
Puis – et ce fut le plus difficile – je dus mettre en branle mon plan.
— En vérité, je vous le dis, l’un de vous va bientôt me trahir.
Un frisson d’incompréhension les parcourut.
Ils se mirent immédiatement à se récrier, à protester.
Seul Yehoûdâh se taisait. Seul Yehoûdâh avait compris. Il devint plus pâle qu’un cierge. Ses yeux noirs me fixèrent.
Je soutins son attention pour lui faire comprendre que je ne pouvais demander qu’à lui, le disciple préféré, ce sacrifice qui précéderait le mien.
Nos regards retombèrent sur la table pendant que le festin reprenait. Ni lui ni moi n’avions la force de parler. Les disciples semblaient avoir déjà oublié l’incident.
Enfin, il se leva et vint près de mon oreille.
— Je sors. Je vais te vendre au sanhédrin. Faire venir les gardes au mont des Oliviers. Te désigner.
Je le contemplai et je lui dis, avec autant d’affection que je le pouvais :
— Merci.
Il se jeta alors contre moi, dépassé par ses émotions, m’agrippant comme si l’on allait nous séparer. Je sentis ses larmes couler, silencieuses, dans mon cou.
— Le troisième jour, tu reviendras. Mais je ne serai plus là. Et je ne te serrerai pas dans mes bras.
Cette fois, ce fut moi qui le retins. Je chuchotai :
— Yehoûdâh, Yehoûdâh ! Que vas-tu faire ?
— Je vais me pendre.
— Non, Yehoûdâh, je ne veux pas.
— Si tu te fais crucifier, je peux bien me pendre !
— Yehoûdâh, je te pardonne.
— Pas moi !
Et il sortit en bousculant tout le monde.
Les autres disciples, ces bonnes pâtes naïves et tendres, n’avaient naturellement rien saisi de la scène.
Mais ma mère, assise dans un coin sombre, avait tout deviné. Les yeux très blancs, grands ouverts sur l’inquiétude, elle me fixait, me pressait de démentir. Comme je ne réagissais pas, elle sut qu’elle avait raison et une plainte de bête traquée s’échappa de sa gorge.
Je vins m’asseoir auprès d’elle. Aussitôt, elle voulut me rassurer, me faire comprendre qu’elle accepterait tout, qu’elle acceptait déjà. Elle me sourit. Je lui souris. Nous sommes restés longtemps ainsi, accrochés au sourire l’un de l’autre.
Je regardais ce visage sur lequel j’avais ouvert les yeux ; demain, je les fermerais aussi devant lui. Je regardais ces lèvres qui m’avaient chanté des berceuses ; je n’en aurais jamais embrassé d’autres. Je regardai cette vieille mère que j’aimais tant et je lui murmurai :
— Pardonne-moi.
Voilà. Je scrute la nuit.
Le ciel brille d’un noir féroce. Le vent m’apporte une odeur de mort, une odeur de cage aux lions.
Dans quelques heures, j’aurai achevé mon pari.
Dans quelques heures, on saura si je suis bien le témoin de mon Père, ou si je n’étais qu’un fou. Un de plus.
La grande preuve, l’unique preuve, n’adviendra qu’après ma mort. Je n’ai jamais vécu pour moi. Et je ne mourrai pas non plus pour moi.
Même si l’on m’assurait ce soir que j’ai tort, je referais le pari.
Car si je perds, je ne perds rien.
Mais si je gagne, je gagne tout. Et je nous fais tous gagner.
Mon Dieu, permettez-moi jusqu’au dernier moment de me montrer à la hauteur de mon destin. Que la douleur ne me fasse pas douter !
Allons, je tiendrai bon, je tiendrai ferme. Aucun cri ne m’échappera. Que je suis donc lent à croire ! Comme la nature se montre forte contre la grâce ! Allons, remettons-nous. Ce que je crains n’est rien en regard de ce que j’espère.
Mais voici la cohorte qui vient à travers les arbres. Yehoûdâh porte une lanterne et mène les soldats. Il s’approche. Il va me désigner.
J’ai peur.
Je doute.
Je voudrais me sauver.
Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?