IX. Tristes propos — Justice professionnelle

 

Neuf jours s’étaient écoulés depuis l’admission de Madeleine chez Borrowdale, le dixième commençait.

Laure et elle causaient dans le salon! Par la tristesse de leur visage on pouvait juger de la tristesse de leur entretien.

Madeleine, la tête baissée, les yeux rougis par les larmes, tortillait machinalement le coin de son tablier et frappait convulsivement du pied sur le parquet.

Les paupières de Laure aussi étaient humides.

Accoudée à son fauteuil, la tête renversée dans sa main droite, elle regardait mélancoliquement la pauvre accusée.

— Ça doit être lui, Madeleine, ça doit être lui, dit Laure, poursuivant une remarque. Pourtant, il semblait si bon! Se peut-il qu’il ait été dégradé à ce point? Personne ne pouvait s’empêcher de l’aimer, Madeleine, personne! Cependant c’est bien mal; ah! bien mal ce qu’il a fait là. Et je suis sûre que c’est lui. D’après ce que vous m’avez dit, ça ne peut être que lui.

Les pleurs, longtemps contenus sous ses longs cils, coulèrent silencieusement comme des perles liquides le long de son visage, et son sein battit avec force.

Ce fut une accusation muette, mais éloquente: le cri de l’amour trompé!

— J’en suis désolée, oh! si vous saviez, mademoiselle! dit Madeleine en sanglotant. Je donnerais tout au monde, ma vie, pour que cela ne fût point arrivé! Je n’ai jamais voulu faire le mal et pourtant les choses ont tourné... Mon Dieu! mon Dieu!... Mes parents étaient si bons pour moi! aussi se peut-il que j’aie été assez ingrate pour les quitter? J’aurais dû patienter, attendre! Pourquoi donc ai-je fait cela?

— Je ne crois pas qu’il y ait de votre faute, Madeleine, dit Laure regardant distraitement le feu à travers ses larmes. Non, vous n’eussiez jamais pu songer à si mal faire.

— Oh! non, non, mademoiselle; non! si j’avais su!

— Eh! je ne le pense pas, dit Laure. Je ne sais rien de tout cela, vous savez, Madeleine; rien du tout. Ça me semble pourtant si étrange! Je ne puis m’en faire une idée, parce que je ne puis comprendre. Mais je suis convaincue que vous ne feriez pas le mal, et je suis sûre aussi que je ne pensais pas que lui le fît jamais. Je sais pourtant qu’il a fait quelque chose de très mal, parce qu’on me l’a dit.

— Oh! si vous le voyez, répliqua Madeleine se tordant les mains, si vous le voyez, il vous dira que je ne suis pas blâmable, c’est certain. Il s’empressera de le faire. Mais je n’ai personne pour parler en ma faveur. Tout le monde est parti. Ma mère que j’aime tant, ma mère elle-même me croit méchante, et il n’y a personne près d’elle pour lui parler... personne, mademoiselle! Pourquoi ne suis-je pas morte? pourquoi, mon Dieu?

— Oh! c’est un grand, grand malheur, Madeleine. Pourtant papa les cherche; il réussira, j’espère. Mais lui, c’est fini; on ne le retrouvera plus... jamais... Ah! Seigneur, quelle cruelle idée! ne jamais le revoir! Oh! j’irai plutôt moi-même, oui, j’irai moi... Chut! on sonne; c’est papa.

Une minute après, Borrowdale entrait dans le salon. Rarement le chagrin avait marqué de son sceau la bonne, joviale et souriante physionomie de notre ami.

Aussi les deux jeunes filles frissonnèrent-elles en le voyant pâle, défait et portant tous les signes d’une profonde émotion.

Non seulement ses traits étaient altérés, mais sa démarche était brusque, saccadée; un tremblement sensible agitait ses membres.

En entrant, ses yeux tombèrent sur Madeleine, qui, frappée de l’étrangeté du regard de son protecteur, devina instinctivement qu’un nouveau malheur allait fondre sur elle.

Borrowdale essaya de se remettre un peu.

— Tiens! te voilà, ma chère petite Laure, dit-il en s’adressant à sa fille, qui se leva pour partir; non, non, reste ici, mon enfant.

Il la rassit doucement dans le fauteuil, et elle essaya de lui adresser un sourire de remerciement; mais c’était au-dessus des forces de la charmante fille, car un torrent de larmes s’échappa à ce moment de ses yeux.

— Qu’y a-t-il, Laure? Qu’as-tu, ma bonne petite fille? demanda Borrowdale la baisant tendrement au front.

— Rien, papa, rien... Laissez-moi sortir, je vous prie.

— Va, méchante! Mais avant, séchez-moi ces larmes, si ce n’est rien, et plus tard vous me raconterez tout.

— Oui, dit-elle d’une voix inintelligible.

Laure couvrit de ses mains son joli visage et se sauva toute confuse à sa chambre.

Là sa douleur fit explosion et elle éclata en sanglots.

Borrowdale se tourna lentement vers Madeleine, dès que sa fille se fut éloignée.

— Ah! dit-il, je suis désolé par rapport à vous, mon enfant. Je dois le confesser, notre affaire ne va pas comme je voudrais. Que faire? Sur ma parole, je ne sais. Où sont vos amis? Autre problème. On ne peut mettre le pied sur leur trace. Nous en avons besoin, très besoin, pourtant! Sans eux, comment prouver!... Moi c’est bon, mais les autres! les juges!

— Ce que je vous ai dit est vrai, la vérité pure, monsieur!

— Je le crois, mon enfant, reprit-il en la regardant avec la même bonté, mais avec la même affliction. Vos dépositions et celles du pauvre White s’accordent parfaitement et me satisfont entièrement, mais par malheur elles ne sont pas suffisantes pour satisfaire la loi et les parties intéressées. Bon Dieu! comment faire? comment nous en tirer? répéta-t-il en tisonnant machinalement le feu. Voilà le temps qui expire. J’ai donné ma parole de ne plus m’opposer après ce jour... Et rien à dire ou à faire pour les convaincre. Je les ai bien vus, mais un mur de pierre entendrait plutôt raison.

Madeleine pleurait à chaudes larmes.

— Je les attends de minute en minute, poursuivit Borrowdale. Soyez calme, mon enfant. Ils recevront encore vos dépositions. Mais que leur diriez-vous de plus que ce que vous leur avez déjà dit? Je les ai priés de venir ici, car je suis déterminé à ne pas vous laisser quitter mon toit si je le puis. Mais que leur dire?

— Oh! ne me laissez pas emmener, monsieur, ne me laissez pas emmener, je vous en conjure! s’écria Madeleine, joignant désespérément les mains. En prison! Seigneur, que deviendrai-je! Mes parents... ma mère... je n’oserais plus les revoir. Ma pauvre mère! elle en mourrait de chagrin! Et je suis innocente! le ciel sait que je suis innocente!

Borrowdale la contemplait avec une expression de sombre douleur indicible.

Il frémissait à la vue de cette figure si belle, si angélique, condamnée peut-être par sa seule imprudence, par un excès de sensibilité, à tomber dans ce gouffre qu’on appelle une prison.

Il voyait le vice coudoyer cette vertu; il sentait le souffle empoisonné de la débauche passer sur ce front si pur pour le ternir, et il comprenait, il embrassait tout ce que la malheureuse Madeleine pressentait intuitivement.

Une âme peu sensible, lourde, défie souvent la main du mal; les hideuses passions la heurteront sans la blesser; mais l’âme délicate, douce, sans tache, celle qu’anime le feu du sentiment que chérissent les anges, oh! celle-là est bien fragile, le plus léger choc, le moindre attouchement peut la flétrir à jamais.

Puis, adieu à sa pureté, à tous ses charmes de sensitive!

C’en est fait d’elle!

Plus Borrowdale contemplait Madeleine, plus il devenait mélancolique.

Ses yeux s’humectaient.

Il essaya de parler pour dissiper cette émotion; mais sa voix entrecoupée était le témoignage le plus évident de l’intérêt qu’il prenait au salut de la pauvre malheureuse, sans autre ami que lui pour la défendre contre les coups de la destinée.

— Ils auront un compte terrible à rendre à Dieu, ceux qui vous feront du mal, dit-il. Oui, terrible! Les hommes sont aveugles. Condamner cette frêle créature! L’enfermer! où? avec qui? À quoi peut ne pas conduire un faux pas, trop rigoureusement châtié? Du courage, cependant; tout n’est pas encore perdu. Causons un peu et écoutez-moi bien, Madeleine.

La pauvre fille releva la tête pour lui obéir; mais à cet instant on frappa rudement à la porte.

Madeleine s’élança tout effarée dans le salon, en s’écriant:

— Ils viennent! Oh! monsieur, ne me laissez pas prendre, je vous en supplie, ne me laissez pas prendre!

— Du calme, du calme! fît Borrowdale la prenant doucement par le bras et la faisant asseoir dans un fauteuil. Il ne vous sera pas fait d’injustice, si je le puis...

On venait d’ouvrir la porte de la rue et une voix connue se fit entendre dans le vestibule.

— Où massa Borrowdale tenir li? où être li? moé vouloir voir li.

Borrowdale ouvrit la porte du salon et aperçut White le noir, suivi de M. Fleesham.

Derrière eux apparaissait un troisième personnage, maigrement vêtu, qui faisait au nègre des yeux irrités.

— Oh! voici, li! li voici! s’écria White étendant ses bras d’une façon suppliante vers Borrowdale. Eux vouloir mettre moé en peine au sujet de jeune fille et mettre jeune fille en peine aussi. Être vilaine chose, n’est-ce pas, massa, de mettre pauvre monde en peine? Moé rien faire mal, rien du tout. Moé pauvre et moé honnête. Moé pas vouloir, moé être mis en peine parce que moé rien faire de mal à personne, jamais!

— Ah! cela n’a rien de nouveau pour nous, monsieur Borrowdale, dit le monsieur au chétif costume; nous sommes habitués à ces sortes de choses. Pour un homme de profession, c’est un cas connu, et comme je suis de la profession, vous comprenez.

— Vous entrez, n’est-ce pas, Fleesham? dit Borrowdale ennuyé de la familiarité professionnelle du personnage.

— Je suis fâché! ah! ah! vraiment fâché pour vous, mon cher Borrowdale, dit Fleesham en entrant. Par ici, par ici, Shaver!

Les mots s’adressaient à l’individu qui l’accompagnait et voulaient l’inviter à pénétrer dans le salon. Mais l’invitation était inutile.

Mons. Shaver agissait avec le sans-gêne d’un homme qui se croit chez lui.

— Oui, je suis fâché, désolé, Borrowdale, qu’il en soit ainsi, poursuivit Fleesham. Mais vraiment, il faut en finir. Et, tout bien considéré, mieux vaut pour vous que ce soit de cette manière. D’ailleurs, je ne vous ai point encore dit combien je perds par ce vol; c’est une somme considérable, je vous l’assure. Et je suis persuadé que cette fille... Mais, tiens! la voici, je suis persuadé, dis-je, qu’elle connaît toute l’affaire, du commencement à la fin.

— Ah! dit Shaver favorisant Borrowdale d’une nouvelle marque de confiance de son regard officiel; pour un œil professionnel, le cas est aussi clair, clair, oui aussi clair!

Là-dessus, maître Shaver se mit à déboutonner son habit avec cet air froid, compassé, particulier aux gens officiels en général, et, ayant sans façon secoué contre le cendrier la neige de ses mocassins et suspendu artistiquement sa coiffure officielle au dossier d’un fauteuil, il s’assit dans ce fauteuil et exhiba un énorme portefeuille. Puis il donna une petite tape amicale audit portefeuille, envoya à Fleesham une inclinaison de tête comme pour lui dire: «Je suis habitué à ça, pas vrai? La honte et moi ne nous connaissons guère, hein? Trouvez-vous quelque chose pour déconcerter Shaver? Shaver, voilà votre homme; Shaver va vous arranger cette petite affaire; — voyez-le à l’œuvre».

Pendant ce temps, Madeleine restait étendue dans le fauteuil, tremblante et terrifiée.

Ses yeux allaient, avec égarement, de l’un à l’autre.

Néanmoins cette terreur et ce regard incertain étaient bien l’expression d’une âme paisible et semblaient crier au cœur de bronze de la justice: «Prends garde à ce que tu vas faire! prends garde à la blessure que tu vas porter! Tu n’as point de remède contre le poison. L’ignominie de la prison rejaillit éternellement sur l’innocence elle-même, quand une fois elle y a mis le pied».

— Allons, je pense qu’il faut procéder sur-le-champ, dit Shaver, faisant l’inspection professionnelle de ses prisonniers en perspective. Nous allons, m’est avis, commencer par prendre la déposition de la fille. Ce pris..., pardon, accusé, voulais-je dire, voudra bien se retirer.

— Pourquoi moé être accusé? s’écria le nègre avec indignation. Pas retirer moé; pas besoin. Moé dire vérité, toute vérité. Vous pas pouvoir en dire autant. Vous coupable, avoir volé moé du travail de journée à moé. Lui gueusard, massa Borrowdale!

— Paix, paix! dit Borrowdale avec un geste de la main.

Ensuite il le poussa doucement dans la pièce adjacente, en ajoutant:

— Tenez-vous tranquille une minute. Je verrai à ce qu’il ne vous soit pas fait d’injustice.

— Bien; à vous, mademoiselle, s’il vous plaît, dit Shaver, parlant à Madeleine, quand les préliminaires furent terminés, avec toute la solennité magistrale qu’il put parodier: — Voulez-vous avoir la bonté de nous dire ce que vous savez au sujet de l’anneau que voici et autres propriétés dérobées avec ledit anneau, dans la résidence privée de l’honorable gentilhomme que j’ai l’honneur de représenter, comme procureur dans ce cas? Je vous avertis en même temps que je prendrai note de tout ce que vous direz, et que votre déposition actuelle sera invoquée comme l’évidence contre vous quand vous comparaîtrez, pour votre procès, aux assises ou ailleurs. Ce que nous voulons maintenant, c’est la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous rappellerai encore que vous parlez à un homme professionnel. Ces sortes de choses ne sont pas nouvelles pour un homme comme moi, vous le savez; de fait, pour un homme professionnel, un mensonge dans un cas comme celui-ci équivaut à rien. Ainsi faites attention et songez à l’oreille qui vous écoute.

Jamais maintien de juge en chef, appelé à condamner à mort un criminel, ne fut plus grave que celui de Shaver en achevant ce résumé.

Il paraissait énormément satisfait de son éloquence judiciaire.

Aussi pouvons-nous ajouter que jamais solitaire hochement de tête n’exprima la dixième partie du langage profond et sublime qu’était chargé de traduire le mouvement de crâne dont Shaver favorisa Fleesham, en arrivant à cet heureux couronnement de sa période.

Ô pygmées et petits marchands d’autorité, que vous aimez à singer la main de fer toujours suspendue même sur votre cou! que vous êtes petits, que vous êtes vains! Que le ridicule sied bien à votre échine rachitique, et que le plaisir que vous cause votre bêtise fait plaisir à l’honnête homme!

Si la crainte et le mépris peuvent se réunir dans une expression pour l’animer, Madeleine l’eut sur son visage, en écoutant les remarques de ce personnage.

Ce fut avec la plus grande difficulté qu’on parvint à obtenir d’elle le récit de toutes les circonstances qui avaient présidé à ses malheurs.

Ce récit est connu du lecteur.

Nous nous abstiendrons de le répéter.

Mais la jeune fille le fit avec une répugnance visible et pour obéir seulement aux tendres sollicitations de Borrowdale, dont les émotions étaient au moins égales aux siennes.

Fleesham l’écouta, en poussant de temps à autre des exclamations d’incrédulité, et Shaver, en écrivant, avec le nec plus ultra de dignité que comportait son ministère.

Quand elle eut fini, Borrowdale, surmontant son trouble, dit d’un ton sévère:

— Il me semble, messieurs, qu’il n’y a rien là-dedans qui ne soit simple et franc. Pas d’hésitation, pas de contradiction d’un bout à l’autre. La vérité pure sur tous les points. Il est impossible de ne pas croire après avoir entendu. La narration du pauvre nègre corrobore entièrement les particularités essentielles. Pour moi, je suis convaincu que tout est vrai, exactement vrai. Il ne vous reste qu’à trouver les autres parties. Quant à accuser la jeune fille, vous ne le pouvez avec le plus léger semblant de justice.

— Hum! ha! trop clair pour un œil professionnel, je vous assure, dit Shaver paraissant éprouver une profonde compassion pour l’ignorance professionnelle du généreux philanthrope. Oh! cela n’est pas nouveau pour la profession, — qui est aussi vieille que les montagnes, — de fait, un cas de cette espèce-ci est moins que rien pour un œil professionnel. Histoire préparée du commencement à la fin, fausse sur toutes les faces. On voit à travers ça comme à travers un carreau. Ça ne prend pas, pas du tout. De fait, professionnellement parlant, c’est moins que rien. Bref, ma pauvre petite, un homme de la profession comme moi lit dans votre cœur comme dans le creux de sa main. Joli conte, vrai; mais c’est vieux, si vieux! j’en ai tant entendu comme ça. Il ne m’aurait pas pris, même quand j’étais à l’école.

S’adressant à Borrowdale avec un clignement d’yeux à Fleesham:

— C’est fâcheux, cher monsieur, bien fâcheux qu’il n’y ait pas un mot de croyable dans cette histoire, que ce soit une fable du commencement à la fin; de fait, monsieur, pour un œil professionnel, l’histoire est moins que rien...

— Mais, Fleesham, dit Borrowdale fort dégoûté de la pompeuse impertinence de l’officiel, vous ne permettrez jamais cela, jamais...

— Je suis déterminé, Borrowdale, répliqua brusquement Fleesham. Il faut maintenant que la justice suive son cours. Je ne me laisserai pas voler et piller impunément sous le nez. Il vous convient peut-être de vous constituer le défenseur de cette gredine, car vous n’êtes pas le perdant. Mais moi je suis enfoncé et pas pour un petit montant, s’il vous plaît. D’ailleurs, cette histoire est la plus improbable que j’aie jamais entendue. Où sont les complices de cette fille? Où est la bande qui a décampé pendant la nuit où fut commis le vol? Ah! vous en entendrez bien d’autres, avant longtemps.

— Dites-moi, fit Shaver à Madeleine, vous refusez positivement d’en dire davantage? Ne vous inculpez pas vous-même, c’est inutile; la loi ne l’exige pas.

— Je vous ai tout dit; je ne puis rien vous dire de plus, que vous dirais-je? répliqua-t-elle en pleurant.

— Bien, bien, ne vous inculpez pas vous-même, fit Shaver avec un clignement d’yeux qui semblait dire: «Parfait, nous nous comprenons; tous deux professionnels, chacun dans son genre; très bien, je suis content».

— Passons au nègre, s’il vous plaît, dit-il ensuite. White n’est-il pas son nom? Noir et blanc[8], ah! ah! Pardon, messieurs, je n’ai pas l’habitude de plaisanter dans de pareils cas; mais réellement c’est significatif, sinon professionnel.

Le nègre arriva, amené par Borrowdale.

— Nous allons, dit Shaver, vous demander encore le récit de cette petite histoire, s’il vous plaît; puis...

— Non, moé pas dire un autre mot à vous, pas un seul, jamais en ce gueux de monde, cria le noir signant cette déclaration d’un violent coup de poing sur la table. Moé avoir tout dit, moé plus rien dire.

— Oh! vous voulez simplement dire que vous n’avez rien à déposer? dit Shaver se préparant à fermer son livre.

— Moé avoir dit vérité d’abord, tout vérité, et plus rien à dire. Ça être assez!

— Oh! précisément, et ça met fin à l’affaire, dit Shaver se levant d’un air roide et se disposant à endosser son manteau.

— Fini, répéta en écho Fleesham.

— Puisque, reprit l’homme professionnel, les deux inculpés refusent de faire d’autres aveux, c’est terminé. Maintenant, je dois agir, n’est-ce pas, monsieur Fleesham? Vous confiez formellement la jeune fille...

— Oh! sauvez-moi! sauvez-moi! s’écria la pauvre Madeleine se jetant au côté de Borrowdale, le saisissant par le bras et tombant à genoux. Sauvez-moi! je suis innocente! Je ne puis pas, je ne veux pas aller en prison.

— Quoi, quoi! que veut dire ça? fit le nègre reculant vers la jeune fille et se mettant sur la défensive. Elle innocente comme enfant nouvellement né. Elle ne pas aller en prison, non pas!

— Chers messieurs, dit Borrowdale ému jusqu’aux larmes, regardez-la! regardez-la! et vous ne pourrez la soupçonner plus longtemps. C’est impossible! L’innocence, la vertu parlent par sa bouche. Fleesham, mais voyez-la donc!

— Oh! ne vous alarmez pas, monsieur, dit Shaver, dont le flegme augmentait à mesure que la scène devenait plus dramatique. Ça ne nous fait rien à nous; ne vous alarmez pas. Un homme professionnel est parfaitement à l’aise dans ces sortes de petites transactions. De fait, c’est le genre d’affaires qui nous sourit le plus. Au milieu d’elles nous sommes tout comme chez nous.

Certes, si quelqu’un en ce monde était bien alors dans son milieu, c’était le philosophe Shaver.

Borrowdale était stupéfait.

— Allons, monsieur, dit en souriant Shaver, soyez assez bon pour me laisser cette misère. N’ayez pas peur. La jeune fille est sous ma garde, ajouta-t-il en avançant.

— Jamais! Moé pas vouloir, s’écria le nègre.

Il se jeta entre l’officier et Madeleine, et assenant un nouveau coup de poing sur la table:

— Jeune fille pas quitter cette chambre avant que moé mourir. Jamais; non, jamais! Venez prendre elle, si vous osez, cria-t-il à Shaver, en le regardant en face.

Une rixe allait sans doute être la conséquence de ce défi; mais, à ce moment, la porte s’ouvrit, un domestique entra et remit une carte à son maître, en lui communiquant quelque chose à voix basse.

— Comment! comment! Bon Dieu, est-ce possible! s’écria Borrowdale pris d’un grand accès d’agitation.

— Oui, monsieur? répliqua respectueusement le domestique.

— Excusez-moi, messieurs! dit Borrowdale aux autres personnes. Un moment, ne faites rien avant mon retour. Quelle coïncidence extraordinaire!

Après ces mots il s’élança hors du salon.

Le nègre se posta devant Madeleine avec la ferme détermination de la protéger s’il était besoin.

Shaver se mit à fournir à Fleesham certaines informations professionnelles au moyen de ces hochements de tête silencieux et éloquents qui semblaient constituer la principale occupation de son crâne officiel.

— Rien de nouveau pour la profession là-dedans, marmotta-t-il en remarquant que l’importateur était indifférent; ces sortes de choses et nous, nous nous connaissons de longue date; de fait, professionnellement parlant, ces tours-là sont usés, trop vieux; ça ne prend plus; de fait, on voit clair à travers, ah!