III

Galgate regardait Camilla Leyland assise en face de lui. Elle l’impressionnait, par sa beauté d’abord, par sa maîtrise de soi, ensuite. Elle avait écouté sans broncher l’énumération des preuves qui, aux yeux de la police, justifiaient l’inculpation de Gerald Holcombe.

— Voilà, Miss… J’aurais préféré vous donner de bonnes nouvelles mais que pouvons-nous contre les faits ?

— Essayer de les interpréter dans un sens favorable à l’accusé.

— Cela me paraît bien difficile.

— Parce que vous ne connaissez pas Gerald.

— Êtes-vous sûre que le garçon que vous connaissez et aimez, soit le vrai Holcombe ?

— Certaine. Voyez-vous, monsieur le commissaire, mon métier m’a mise en présence des pires détresses humaines. Sans doute, ainsi que vous le pensez, peut-on jouer la comédie. Cependant, dans la vie, deux choses vous obligent à être sincère : la souffrance et l’amour vrai. Or, la tendresse que me porte Gerald est profondément sincère.

— Je le nie pas, Miss, mais convenez que ce n’est pas là un argument susceptible de convaincre un jury.

— Je sais. À votre avis, il n’existe aucun moyen d’arrêter l’affaire ?”

— Il faudrait que Mr Ardeath accepte de ne pas déposer plainte, et que, du même coup, il renonce à ses diamants. C’est beaucoup lui demander, non ?

— Évidemment ! monsieur le commissaire, avez-vous envisagé l’hypothèse où Gerald ne serait pas le voleur ?

— Et cela me conduit où ? Holcombe a été trouvé en possession d’un diamant dérobé et qui était caché. Alors, complicité ?

— Non ! Il n’est pas un garçon à se vouloir complice. Il prend ses responsabilités.

— Je le crois aussi et dans ces conditions…

— Monsieur le commissaire, puis-je le voir ?

— Je le fais venir, mais je ne puis vous laisser seuls.

— Aucune importance.

Galgate, par l’interphone, ordonna au constable Janssen d’amener le prisonnier dans son bureau. Quelques minutes plus tard, Holcombe entrait dans la pièce. Le commissaire le prévint.

— Miss Leyland a souhaité vous rencontrer. Si la loi m’interdit de vous laisser seuls ; elle ne me défend point d’avoir confiance en vous. Janssen, enlevez-lui ses menottes.

— Merci…

Gerald semblait très abattu. Il contempla Camilla et avec un pauvre sourire :

— Vous voyez ? Hier soir, j’étais le plus heureux des hommes et aujourd’hui, je suis au milieu des ruines. J’ai tout perdu…

— Sauf moi.

— Oh ! Camilla, comment pourriez-vous encore vous intéresser à un homme qui va être rejeté par tout le monde ?

— Parce que je l’aime.

— Allons, ma chère, ne dites pas de sottises ! On ne saurait aimer quelqu’un qu’on méprise !

— Gerald, rappelez-vous que je suis assez grande pour savoir ce que je dois faire. Je désire vous poser une seule question et je vous supplie de rassembler votre courage pour me répondre : avez-vous volé les diamants de Mr Ardeath ?

— Je vous jure que non, Camilla.

— Je le savais… Je ne pouvais m’être trompée aussi grossièrement sur votre compte. Je vous ai donné ma parole, Gerald, je ne la reprends pas. Si vous allez en prison, je vous attendrai le temps qu’il faudra.

— Oh ! Camilla, ma chérie !…

Elle se pencha, lui caressa la joue de la main et l’embrassa sur le front avant de s’en aller. Quand le bruit de ses pas s’estompa dans le couloir, Galgate dit :

— Il n’est pas certain, Holcombe, que vous méritiez une femme pareille.

Puis il fit emmener Gerald et demanda qu’on lui envoyât Rufford.

Lorsque le jeune homme se présenta, le commissaire lui confia :

— Je suis très content de vous, constable. Sans votre initiative de visiter la maison d’Ardeath, nous n’aurions jamais soupçonné Holcombe et encore moins aurions-nous songé à perquisitionner dans son appartement pour y découvrir la pièce à conviction n°1. Encore bravo ! Continuez de la sorte, mon garçon, et je serai le premier à solliciter votre admission à l’École des Sergents. Si tout va bien, quand vous serez sergent, vous pourrez songer à Hendon.

— Merci beaucoup, monsieur.

— Et votre histoire avec la fille de Kirkham, s’arrange-t-elle ?

— Hélas ! non, monsieur… Ma mère serait d’accord et nous offrirait sa maison en cadeau de noces. Seulement, le sergent ne peut pas me souffrir.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse de vous spécialement. Kirkham haïra toujours celui qui prétendra épouser une de ses filles et de ce fait, l’arracher au foyer sur lequel il règne en despote. Envoyez-moi le sergent en vous retirant, Rufford !

— À vos ordres, monsieur.

Massif, le sourcil fourni, le sergent entra.

— Vous m’avez appelé, monsieur ?

— En effet. Asseyez-vous, Kirkham. Je tiens à vous féliciter pour avoir déniché le diamant qui, sans doute, enverra Holcombe au trou pour longtemps. Je sais aussi, sergent, que l’habileté dont vous avez témoigné, n’était pas un coup de chance, mais le fruit d’une expérience poursuivie pendant bien des années.

— Merci, monsieur.

— On aura toujours besoin d’hommes de votre trempe, sergent ne serait-ce que pour les donner en exemple aux jeunes qui croient trop facilement que tout s’apprend dans les livres.

— Très exact, monsieur, si je puis me permettre…

— Puisqu’on parle des jeunes, Kirkham, ce petit Rufford me paraît particulièrement doué. N’est-ce pas votre avis ?

— Peuh… Il faut attendre…

— Quant à moi, j’estime qu’il fera une excellente recrue pour l’École des Sergents… À votre place, je serais heureux qu’il aspire à devenir mon gendre.

Kirkham se leva d’un bond :

— Jamais ! Plutôt que de compter un pareil individu dans ma famille, je préférerais mourir là d’un coup, les bras en croix et le nez dans la luzerne.

Après un court silence, le commissaire remarqua gentiment :

— Je me suis peut-être trompé en vous prenant pour un homme intelligent, Kirkham. Vous pouvez disposer.

* *
*

Dans le bureau confortable, régnait une odeur de cuir à laquelle se mêlait l’arôme distingué d’un Hoyo de Monterrey, et celui, plus subtil encore, d’un très vieux cognac. Les meubles d’acajou sombre, aux reflets soyeux, portaient des étains. De loin en loin, une porcelaine du XVIIIe siècle, mettait une note claire. Au mur, entre les deux bibliothèques où s’alignaient des volumes reliés en cuir à gros grain, s’étalaient des tableaux – presque tous représentant des scènes de chasse – et quelques miniatures où de jolies personnes ayant eu vingt ans avec la reine Victoria, montraient des visages pleins où les yeux semblaient encore vivants.

Assis dans un fauteuil merveilleusement conçu pour le repos, Ardeath écoutait Leyland, parler de l’homme qu’elle aimait. Quand elle se tut, en un geste familier, il frotta l’une contre l’autre ses mains élégantes dont les doigts avaient manipulé des fortunes.

— Ma chère amie… Vous savez que je nourris à votre endroit plus que de l’estime. Si nous autres, Anglais, n’étions paralysés par la crainte de montrer nos sentiments, je dirais que j’ai de l’affection pour vous. Du moment où j’ai fait votre connaissance, j’ai deviné que vous étiez la femme qu’il fallait à Gerald. Vous n’ignorez pas, par ailleurs, qu’une amitié profonde m’unissait à Holcombe. Il m’en a bien mal récompensé.

— Il n’est pas coupable.

— Je voudrais vous croire… mais les preuves…

— Elles montrent qu’il y a eu vol mais pas que Gerald soit le voleur.

— Et le diamant trouvé chez lui ?

— Quelqu’un l’y aura mis.

— Qui ? Pourquoi ?

— Je ne le sais pas… du moins pas encore. Gerald n’a qu’un ami : vous.

— Il aurait dû se le rappeler ayant de… enfin ! Si seulement il nous révélait où sont les diamants !

— Comment voulez-vous qu’il le sache puisqu’il est innocent ?

Ardeath prit les mains de la jeune femme dans les siennes.

— Vous êtes extraordinaire, Camilla… Je me demande ce qui a pu passer par la tête de Gerald, alors que son bonheur était assuré avec vous à son côté… Il est vrai que les hommes sont fous.

— Pas Gerald.

— Bon, admettons… Que pouvons-nous tenter pour lui ? Vous devez comprendre, ma chère, quel que soit mon désir de vous aider, je ne puis retirer ma plainte, d’abord parce que l’opinion publique et la police ne l’admettraient pas et me soupçonneraient de Dieu sait quoi ! ensuite, parce que l’assurance refuserait de payer et c’est une très grosse somme qu’elle doit me verser. En vérité, ma pauvre amie, le seul moyen dont je dispose pour aider Gerald est de lui procurer le meilleur avocat. Que penseriez-vous de Sir James Abernethy ? Il jouit d’une réputation flatteuse.

— Si vous voulez.

— Naturellement, je prendrai les frais à ma charge.

Miss Leyland se leva.

— Je vous remercie, Sir Kevin. Je dirai à Gerald ce que vous faites pour lui. Et vous avez d’autant plus de mérite que vous ne croyez pas à son innocence.

— Me le pardonnez-vous ?

— S’il en était autrement, je ne serais pas ici. La regardant s’éloigner, Ardeath pensait qu’il existait des femmes valant vraiment la peine qu’on les épouse. Si lui-même, autrefois, avait rencontré une Camilla… Sir Kevin s’empressa de noyer sa mélancolie dans un verre de cognac.

* *
*

Ce dimanche matin-là, au mépris de toute prudence et pendant qu’Adela et Daisy assistaient à l’office au temple, Fiona avait couru rejoindre Elmer – qui n’était pas de service avant l’après-midi – dans les Calverley Grounds. Un méchant hasard voulut que Kirkham, en civil, ait donné rendez-vous à son « habitude » Gladys Llangefni. Gladys était veuve d’un adjudant des Gardes Galloises et sa cinquantaine rêvait encore de tendres printemps. Grande, brune, imposante, en sa présence, le sergent devait tempérer son agressivité naturelle car la dame n’était point d’humeur à se laisser tourmenter. Elle avait déjà mis au pas un adjudant, ce n’était pas un sergent qui allait lui inspirer la moindre crainte. Mrs Llangefni était jalouse des filles de Kirkham. Elle jugeait que son sweetheart leur consacrait un temps qui lui était dû. De plus, Clement s’abritait derrière ses « petites » pour ne point se laisser conduire à l’autel.

Assis sur un banc à l’ombre d’un arbre, Kirkham passait des moments difficiles. Gladys le traquait durement et il ne savait que répondre.

— Réfléchissez, Clement… Vous souciez-vous vraiment de ma réputation ?

— Je vous assure, Gladys…

— Taisez-vous ! Vous devriez avoir honte de traiter de la sorte une femme comme moi ! Oubliez-vous que je suis la veuve d’un adjudant aux Gardes ? Il ne faudrait pas me prendre pour celle que je ne suis pas !

— Oh ! Qu’allez-vous croire…

— Alors, qu’attendez-vous pour me demander ma main ?

— Vous savez fort bien que je souhaite ardemment finir mes jours auprès d’une femme aussi distinguée que vous…

— Marions-nous donc la semaine prochaine ?

— Vous n’ignorez pas, ma chérie, que j’ai dés obligations et que je me dois – avant de penser à mon propre avenir – d’assurer celui des mes filles.

— Il me semble qu’à leur âge, ces colombes peuvent voler de leurs propres ailes, non ? Quant aux deux dernières, je me charge de parfaire leur éducation !

— Je n’en doute pas, Gladys, mais…

Un grondement sourd transforma subitement la large poitrine de Mrs Llangefni en un soufflet de forge tandis que ses yeux étincelaient et que ses mains se crispaient sur le manche de son parapluie.

— Écoutez-moi, Clement Kirkham ! Je vois enfin clair dans votre jeu ! Un suborneur, voilà ce que vous êtes et rien d’autre !

— Calmez-vous !

— Comment voulez-vous que je me calme quand je me rends compte que j’ai été trahie, bafouée, déshonorée par un individu qui est supposé représenter la Loi ! Ah ! si mon pauvre Bruce me voit de là-haut, il doit enrager de ne pouvoir se porter à mon secours ! Vous ne perdez rien pour attendre, Mr Kirkham, et je n’aurais pas vécu vingt ans en compagnie d’un héros, pour me laisser ridiculiser par un flic à moitié irlandais. Dès demain, je me présenterai devant votre chef et je lui révélerai quel homme vous êtes !

— Gladys ! vous ne feriez pas ça !

— Je vais me gêner, peut-être !

Kirkham ne savait plus de quelle façon s’en sortir lorsqu’il vit passer, derrière trois soldats du Royal Fusiliers de Glasgow, Rufford et Fiona se tenant par là taille. Le sergent poussa un cri qui réveilla dans la mémoire de ceux qui l’entendirent, le souvenir du fameux rugissement de Tarzan et figea de surprise Gladys sur son banc, tandis que les militaires écossais se retournaient et que les amoureux paralysés par la surprise et la peur demeuraient cloués sur place.

— Fiona… Vous osez !… et vous, espèce de canaille !

Tout en injuriant le couple, Kirkham voulut se précipiter mais Gladys, cramponnée à son bras, le retint.

Clement ! très cher… et votre dignité ?

— Lâchez-moi, nom de Dieu… !

— Oh ! une expression pareille dans la bouche d’un gentleman !

Les Écossais se mirent à rire et à échanger de cruelles réflexions. Hors de lui, le sergent, d’une violente bourrade, se débarrassa de Gladys qu’il expédia dans un massif de sauges où sa chute causa quelques dégâts. Les soldats hurlèrent d’enthousiasme. Kirkham se rua sur sa fille qui, à moitié morte de peur, dans un réflexe de sauvegarde, hurla :

— Au secours !

D’un élan, les trois jeunes gens du Royal Fusiliers se dressèrent entre le père et sa fille. Croyant faire sauter cette barrière, le sergent frappa durement le premier soldat qu’il heurta. Aussitôt, les deux autres, avec un enthousiasme juvénile, lui tombèrent dessus. La courte mêlée s’interrompit lorsque deux énormes gaillards de la police militaire apaisèrent les combattants à grands coups de bâton. Kirkham, les yeux pochés les lèvres fendues, saignant du nez, fut incapable d’expliquer les motifs de cette bagarre. Les Écossais parlèrent d’une jeune fille qui l’es avait appelés au secours afin qu’ils la protègent contre cette brute, pour l’heure assise sur son derrière, et tentant, la tête dans les mains, de réaliser ce qui lui arrivait. Malheureusement, la jeune fille et le garçon qui l’accompagnait, avaient disparu et pour compliquer encore la situation, Gladys se plaignit hautement aux policiers, des sévices que lui avait fait subir le père de Fiona, en désignant pour preuve, le massif de sauges dévasté. Elle ajouta que, non seulement elle entendait porter plainte pour violence sur sa personne, mais également pour rupture d’engagement. Afin d’appuyer ses dires et démontrer sa bonne foi, Mrs Llangefni administra un soufflet de tout premier ordre sur le visage meurtri de son ex-amoureux. Aussitôt, l’un des policiers l’empoigna sans ménagement et l’envoya, d’une poussée, dans la jeep de la M.P. stationnée à la hauteur du groupe et, pour la seconde fois de la matinée, Gladys Llangefni fut propulsée par une force supérieure à la sienne et se retrouva à plat ventre sur les genoux d’un des militaires assis dans le véhicule. Le soldat murmura :

— Calmez-vous, chérie, on nous regarde…

Il est vrai que les curieux s’étaient assemblés et, visiblement, appréciaient le divertissement inattendu. Gladys sentit des envies meurtrières gronder en elle.

Le constable Janssen crut, tout de bon, que ses yeux jaillissaient de leurs orbites lorsqu’il vit entrer dans son bureau – solidement maintenus par deux M.P. – le sergent Kirkham et une femme d’un certain âge, le cheveu défait, les vêtements en désordre et le regard courroucé. Avant que le constable n’ait ouvert la bouche, l’un des policiers militaires annonça :

— Du gibier pour vous. Violence et scandale en un lieu public. Nous emmenons les soldats qui ont pris part au pugilat. On vous enverra copie de leur interrogatoire. Salut !

Demeuré en tête à tête avec Kirkham et Gladys, Janssen ne put que bredouiller :

— Che… chef !

Le sergent tonna :

— Arrêtez de faire l’imbécile, Henry ! Vous voyez bien qu’il s’agit d’un malentendu !

Mrs Llangefni s’emporta :

— Un malentendu ? Vous en avez de bonnes, sale suborneur !

— Gladys, je vous en prie !

— D’abord, je vous interdis de m’appeler par mon prénom ! ensuite, nous verrons ce que les juges penseront de vos manœuvres en vue de me déshonorer gratuitement, escroc !

— Vous allez la fermer, espèce de folle !

La Galloise prit Janssen à témoin :

— Vous entendez de quelle façon il me cause alors que ce matin, il me jurait un amour éternel !

— Si vous étiez un homme, je vous flanquerais mon poing dans la figure et je vous enverrais le nez dans la luzerne !

Mrs Llangefni agrippa Janssen par sa tunique et hurla, tout en le secouant :

— Il menace, notez-le ! Vous devez le coller en prison et le dégrader ! Si vous n’agissez pas, c’est que vous êtes complice ! Alors, vous vous imaginez peut-être qu’on peut traiter comme une fille la veuve d’un adjudant de la Garde galloise ? alors ! vous vous trompez, bonhomme !

Kirkham, aveuglé par la rage, attrapa Gladys par un bras :

— Taisez-vous ! Je vous ordonne de vous taire !

— Au meurtre ! À l’assassin !

Le commissaire Galgate jaillit de son bureau.

— Que se passe-t-il, Janssen ?

Sans répondre, le constable montra le couple. Effaré, Galgate s’écria :

— Vous, Kirkham ! dans cet état ?

Janssen crut de son devoir d’ajouter :

— Ils ont été amenés ici par des M.P. Paraîtrait qu’il y aurait eu scandale public.

— Oh !… Sergent, vous me devez une explication !

Gladys se porta en avant.

— Je vais vous la fournir, moi, l’explication ! Cet homme m’a odieusement trompée ! Je le prenais pour un gentleman et il n’est qu’une brute doublée d’un suborneur !

Le commissaire ouvrit des yeux ronds et, s’adressant au constable :

— Qu’est-ce c’est que ça ?

La Galloise se redressa et répliqua, avec hauteur :

— Ça, mon petit monsieur, c’est Mrs Llangefni, veuve de Bruce Llangefni, adjudant à la Garde galloise !

— Ah ?… Passez dans mon bureau, tous les deux.

Le commissaire les fit asseoir.

— Vous voulez parler, Kirkham ?

Le sergent ne répondit pas. Écrasé par les conséquences de sa colère, il avait sombré dans une sorte d’hébétude. Galgate l’observa puis admit :

— Je dois d’abord vous apprendre que le sergent et moi, nous nous fréquentons depuis près d’un an. Je sais bien qu’aux yeux de l’opinion, passer de la Garde galloise à la police et d’un adjudant à un sergent, pourrait être considéré comme une déchéance, mais je ne suis qu’une femme seule, privée de tendresse et cet individu me faisait une cour si pressante… Je l’avoue, j’ai cru en lui et espéré que nous irions ensemble à la mairie et à l’autel sans, pour autant, renier mon cher Bruce…

— Une très bonne idée, madame.

— Malheureusement, j’avais affaire à un menteur ! Jamais, il n’a eu l’intention de m’épouser, mais seulement obtenir de moi ce que la plupart des hommes recherchent. Je lui ai dit : « Clement, je serai la plus passionnée des femmes le jour où vous m’aurez passé la bague au doigt. En attendant, bernique ! Il s’obstinait, le monstre !

— Et pourquoi refusait-il le mariage ?

— À cause de ses filles ! Il prétendait qu’il n’avait pas le droit de se marier tant que ses enfants ne seraient pas établies et, du même moment, il leur interdisait de se marier. Il leur fait mener une existence de recluses ! Un monstre, je vous dis et qui éprouve un amour malsain pour ses filles !

— S’il vous plaît, venez à l’incident qui motive votre présence ici.

— Eh bien ! ce matin – comme tous les dimanches – nous avions rendez-vous dans les Calverly Grounds. Ainsi qu’à chacune de nos rencontres, j’essayais de faire entendre raison à celui que je croyais m’aimer respectueusement quand, tout d’un coup, il lança un affreux juron ! Ne me demandez pas lequel, monsieur le commissaire…

— Telle n’est pas mon intention, madame.

— Enfin, bref, un de ces jurons que mon défunt ne se permettait que le samedi soir quand il était complètement saoul, car il était, j’ose le dire, un homme bien élevé !

— Je n’en doute pas… Mais pourquoi ce comportement inattendu de Kirkham ?

— Parce qu’il venait d’apercevoir une de ces filles au bras d’un beau jeune homme…

— Aïe…

— Notez qu’à sa place, j’aurais été plutôt contente…

Le sergent – comme réveillé – poussa une sorte de barrissement.

— Content ! ma Fiona avec ce misérable qui me l’a kidnappée ! Je jure Dieu que je le massacrerai avant de l’expédier, pour le compte, le nez dans la luzerne !

Le commissaire tapa sur son bureau.

— Ça suffit, Kirkham ! Je vais finir par croire que vous êtes un malade et que vous seriez mieux à votre place dans un hôpital psychiatrique que dans un poste de police !

Gladys approuva :

— Voilà qui est parlé !

— Continuez, madame.

— Il se lève, furieux. J’essaie de le retenir en faisant appel à sa dignité, il me frappe et m’envoie dans une corbeille de sauges. À mon âge ! la veuve d’un adjudant de la Garde galloise ! Alors il se précipite sur le jeune couple. La petite, affolée, crie : au secours ! Trois soldats écossais qui se promenaient, tentent de maîtriser le forcené qui, d’un coup de poing, jette l’un d’eux au sol. Alors, dame, les autres ont vengé leur camarade en le mettant dans l’état où vous le voyez.

— Et le couple ?

— Il avait filé. J’ignore, monsieur le commissaire, quelle suite vous donnerez à cette histoire, mais moi je vais attaquer cet escroc en justice pour rupture de promesse de mariage !

* *
*

Après avoir échappé à la fureur paternelle, Fiona et Elmer s’étaient hâtés de mettre la plus grande distance possible entre eux et le terrible Kirkham. Comme l’animal blessé retourne instinctivement se réfugier où il a vu le jour, Rufford fonça, sans en prendre clairement conscience, vers la maison maternelle de Highwood Lane. Les deux jeunes gens y parvinrent hors d’haleine et poussant la porte, ils s’arrêtèrent sur le seuil, freinés par le spectacle qui s’offrait à eux : Mrs Rufford vêtue de ses plus beaux atours, minaudait pour le plaisir – visible – de David Appledon, lui-même tiré à quatre épingles et le cheveu luisant de cosmétique. Elmer ne put que soupirer :

— Mummy…

Mrs Rufford lui adressa un sourire juvénile et s’exclama d’un ton gamin :

— Eh bien ! le grand garçon paraît tout bouleversé ? Serait-ce de constater que sa mère n’est pas encore une vieille femme ?

Le boucher prit la main d’Ethel qu’il baisa passionnément.

— Oh ! vous êtes si jeune, chère grande amie !

Appledon, faisant des grâces, bloquait la compréhension du constable qui murmura :

— Oncle Appledon…

Puis, personne ne sut que dire et un silence fort gênant s’installa, que Fiona prit sur elle de rompre.

— J’espère que nous ne vous dérangeons pas ?

Mrs Rufford sourit avec condescendance.

— Elmer est ici chez lui, il ne saurait donc jamais y être importun.

David ne dissimula pas son enthousiasme.

— Ce que vous parlez bien, ma chère ! On constate que vous avez de l’éducation, tandis que moi…

Ethel eut une moue coquette et tapota la main de son sweetheart.

— Rassurez-vous, David, la noblesse du cœur vaut tout le savoir du monde.

Extasié, Appledon s’adressa à Rufford.

— Vous entendez, Elmer, elle est formidable, hein ?

Le constable, pas plus que Fiona d’ailleurs, ne comprenait à quoi rimait cette scène un peu ridicule. Mrs Rufford les convia à s’asseoir et à boire un peu de whisky tout en priant Fiona de partager le repas dominical « puisqu’elle faisait presque partie de la famille ».

Le boucher leva son verre à ce beau jour, mais s’inquiéta du visage maussade d’Elmer qu’il pria de s’expliquer. Ce dernier raconta le drame des Calverley Grounds. Le récit terminé, Appledon déclara :

— Je ne voudrais pas offenser Miss Kirkham… cependant, son père me paraît se conduire comme un drôle de numéro.

On approuva. Mrs Rufford décréta :

— Nous ne saurions laisser cette situation se détériorer. Il faut y mettre fin.

Elmer s’exclama.

— De quelle façon ? Il ne nous pardonnera jamais la raclée qu’il a reçue et il est capable de me nuire dans mon métier !

David serra ses énormes poings.

— Il aurait intérêt à rester tranquille s’il ne tient pas à ce que je m’occupe de lui et sérieusement !

— Vous ne pouvez vous mêler de cette histoire, oncle David. On aurait tôt fait de vous jeter à la figure qu’elle ne vous concerne pas puisque vous n’êtes pas de la famille.

Le boucher regarda tendrement Mrs Rufford.

— Qui sait ?

— Pardon ?

Ethel se mêla au débat.

— Elmer, j’estime vous avoir consacré les meilleures années de ma vie et être restée intégralement fidèle à la mémoire de votre père.

— Je sais, mummy. Vous avez été admirable !

— Je suis heureuse de vous l’entendre dire. Vous allez fonder un foyer avec notre charmante Fiona et… je vieillirai seule. Me blâmeriez-vous si je tentais de me préserver de la solitude promise ?

— Sûrement pas !

— Alors, je puis vous confier à tous deux – puisque désormais vous êtes mes enfants – que grâce à un vieil ami qui, depuis des années, nourrissait pour moi un tendre sentiment…

— Oncle David !

Appledon, rougissant comme une rosière sous les applaudissements de la foule, croassa d’une voix étranglée :

— J’es… espère que… que vous n’êtes pas contre, mon garçon ?

— Au contraire ! Hurrah pour notre daddy, Fiona !

Chacun tomba dans les bras de l’autre et la matinée s’acheva dans des chants et des libations avant que l’on ne se mît à table pour savourer le formidable gigot venu tout droit d’Écosse et que David avait apporté.

* *
*

Les choses se passaient de toute autre façon dans la maison de Clarendon Ways où résidaient le sergent Kirkham et ses deux dernières filles.

D’abord, quand Maud, la plus jeune, avait vu entrer son père, elle n’avait pu retenir un cri de surprise angoissé qui avait alerté son aînée, Francès. Kirkham, regardant ses cadettes, s’était contenté de dire :

— J’ai été assailli par trois voyous… Je les ai envoyés à l’hôpital… Je monte me reposer… Vous mangerez sans moi.

Quand il se fut enfermé dans sa chambre, le sergent ôta sa veste, sa cravate, enleva ses souliers, ouvrit un petit bahut toujours fermé à clef, y prit une bouteille de whisky dont il porta directement le goulot à ses lèvres puis, sans abandonner son flacon, il se laissa tomber dans son fauteuil à bascule et réfléchit à sa situation. Elle n’apparaissait guère brillante.

L’entrevue avec le commissaire, une fois Mrs Llangefni partie, n’avait pas tourné à son avantage. Galgate lui avait fait honte de son comportement : la tendresse dictatoriale qu’il vouait à ses filles les transformait en esclaves. Il ne fallait pas chercher ailleurs la raison de leur fuite. De quel droit entendait-il empêcher de se marier des demoiselles en âge de convoler ? Pourquoi s’acharnait-il contre Rufford dont sa vieille expérience n’avait pas su déceler les excellentes dispositions ? Le commissaire ne connaissait pas Fiona, mais il se disait certain que le jeûne constable et elle formeraient un gentil couple qui donnerait à Kirkham des petits enfants qu’il ferait sauter sur ses genoux, échappant à cet isolement qui le terrifiait et le poussait à se conduire d’aussi stupide et méchante façon.

— Non, ne protestez pas, Clement. Vous redoutez tellement la solitude à venir que vous êtes allé conter fleurette à l’espèce de dragon femelle qui vient de nous quitter. Vous devenez fou ou quoi ?

— Je… je ne peux pas… supporter l’idée de… de rester seul… et quand l’âge, m’interdira de venir ici, que deviendrai-je ?

— Et vous vous figurez que vous améliorerez votre sort à coups de poing ? Sans compter que vous n’aurez pas toujours le dessus. À preuve, tout à l’heure, c’est vous qui avez été expédié le nez dans la luzerne, non ?

— Ils étaient trois !

— Un homme de votre âge, de votre situation, se colleter avec des gamins ! Mais où avez-vous la tête, par saint Georges ? Savez-vous que je devrais rédiger un rapport sur vos tristes exploits ? Que vous risqueriez de perdre votre grade ?

— Je sais, monsieur.

— Seulement, je ne veux pas qu’une erreur ridicule, démolisse une carrière exemplaire. Je m’arrangerai avec les M.P. et vous, avec votre Galloise. J’estime ne pas avoir la tâche la plus difficile.

Kirkham demeura plusieurs heures dans son fauteuil et, comme il n’était pas idiot, le fruit de ses méditations l’amena à la conviction qu’il s’était conduit à la façon d’un sot. Il adorait son métier et il risquait d’en être chassé. Il chérissait ses filles et il les perdait. Le remords, la fatigue et le whisky le plongèrent dans un sommeil dont le tira un coup de sonnette impérieux. Il prêta l’oreille, entendit un bruit confus de voix, des exclamations, des sanglots. Il s’apprêtait à se lever pour s’enquérir de ce tumulte lorsque sa porte s’ouvrit sous la poussée de Maud qui semblait emportée par un tourbillon.

— Daddy ! daddy ! elles sont là ! Que je suis heureuse !

— Qui ?

— Mais, Daddy, Adela, Fiona et Daisy !

Le sergent mit un certain moment à s’extraire de son fauteuil, afin de masquer son émotion.

— Eh bien ! Maud, qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que vos sœurs regagnent leur maison ?

Mais quand il vit les yeux de la petite s’embuer de larmes, il ne put résister et la prenant à bras le corps, il l’entraîna dans une valse échevelée.

Au salon, on ne parlait pas. Les trois demoiselles redoutaient le premier contact avec Clement et Francès n’en menait pas large. Leur nervosité contrastait avec le flegme souriant de Mrs Rufford et le silence admiratif d’Appledon, qui ne voyait que sa bien-aimée.

Maud dévala l’escalier pour annoncer :

— Le voilà !

Le pas lourd du sergent sur les marches résonna durement dans le cœur des filles et incita Ethel à se préparer au combat. Kirkham marqua un court arrêt en apercevant le couple inconnu dans son salon. Avant qu’il n’ait eu le temps d’articuler un mot, Mrs Rufford fonça, sachant les effets bénéfiques de la surprise.

— Mr Kirkham, c’est moi qui ai conseillé à vos filles de revenir. Je les ai accompagnées, car elles appréhendaient votre réaction. Pour les rassurer, je leur ai dit que vous ne vous risqueriez plus à des brutalités à leur endroit, de crainte de les voir quitter cette maison pour toujours. N’ai-je pas bien agi ?

Désemparé, Clement répondit :

— Oui, oui.

— Alors, embrassez-les et que la fête commence !

Épanoui, David s’adressa au maître de maison :

— Hein, qu’elle est chouette ?

— Ça, pour être… mais, madame, puis-je vous demander qui vous êtes ?

— Vous ne me reconnaissez pas alors que vous êtes venu, une nuit, chez moi, essayer de me terroriser ? en pure perte, d’ailleurs !

— Ethel Rufford, et voici mon fiancé, Mr David Appledon.

Au nom de Rufford, Clement avait fermé les yeux et serré les poings. Sans doute avait-il promis au commissaire d’enterrer la hache de guerre avec le constable, mais l’épreuve venait un peu tôt.

— Vous… vous êtes…

— La mère d’Elmer Rufford.

— C’est lui qui vous envoie ?

— Pas du tout. D’ailleurs, il ignorait où vivaient vos filles. Tout à l’heure, quand il m’a appris que vous aviez été attaqué et blessé dans les Calverly Grounds, je pensais : Ethel, voilà un homme qui souffre dans sa chair et dans son cœur. Sans doute, ne le connais-tu qu’à peine, mais la souffrance n’a nul besoin de présentation, n’est-ce pas ? Le retour de ses filles – dont une stupide querelle l’a éloigné – apaiserait le mieux sa douleur. Alors, sachant, grâce à ma fille Fiona…

La mâchoire inférieure de Clement s’affaissa d’un coup.

— Votre…

— La femme de mon fils ne doit-elle pas être ma fille ? Les Écritures nous le recommandent.

— N… de D… !

Si Ethel feignit de ne pas entendre le juron, le boucher ne réagit pas de la même façon.

— Dites-donc, mon vieux, j’aimerais bien que vous ne m’obligiez pas à vous rappeler qu’on ne s’exprime pas de la sorte en présence d’une lady !

Comme si cela se passait dans un autre monde et ne l’atteignait en aucune façon, Mrs Rufford continuait :

— …Je me suis rendue à l’adresse indiquée par Fiona et j’ai persuadé ces deux charmantes enfants de revenir auprès de leur père. Je n’ai eu, du reste, aucun mal à les convaincre tant vous leur manquiez.

Kirkham ne savait plus où il en était. Ethel se leva, aussitôt imitée, par Appledon.

— Eh bien ! Mr Kirkham, je crois avoir rempli ma mission et souhaité que le bonheur règne de nouveau dans cette maison. Au revoir mesdemoiselles, nous serons toujours contents de vous recevoir, n’est-ce pas, David ?

— Et comment ! – puis, se tournant vers Clement – quelle classe !

Mrs Rufford embrassa Fiona.

— N’oubliez pas que vous dînez à la maison avec votre futur, dimanche prochain. Mr Kirkham, je reviendrai vous voir, pour que nous réglions le sort de nos jeunes gens qui s’aiment. Je ne pense pas que cela soulève la moindre difficulté, d’ailleurs, je ne le tolérerais pas. Au revoir, Mr Kirkham… charmé par votre conversation. Vous venez David ?

— Je vous suis, ma chérie.

Le boucher embrassa Fiona, la tint un moment par les épaules et soupira :

— Tendre comme un agneau de printemps… Allez, salut la compagnie !

Ethel et son amoureux partis, le sergent poussa deux ou trois jurons et déclara à ses filles, sur un ton qui ne laissait rien augurer de bon :

— Maintenant, vous allez m’expliquer…

Mais, voyant qu’effrayées, elles se rapprochaient les unes des autres son cœur l’étouffa.

— …ce que vous attendez pour embrasser votre vieux daddy ?

* *
*

L’arrestation de Gerald Holcombe avait fait grand bruit dans Tunbridge Wells et la plus scandalisée de cette aventure était assurément Mrs Nottidge, logeuse du prévenu qui répétait à qui souhaitait l’entendre :

— Moi, je ne crois pas que ce soit vrai !

— Pourtant, on a refusé sa mise en liberté sous caution ?

— Et alors ? Ce ne serait pas la première fois que la Justice se tromperait !

— Et les diamants trouvés chez lui ?

— Un malheureux hasard… Une distraction… Non, non, vous pouvez raconter ce que vous voulez, Mr Holcombe est un gentleman et un gentleman, ne vole pas !

Ce genre d'argument devait être sans influence sur l’opinion publique si l’on devait en juger par le sentiment général qui condamnait Holcombe. Le vol lui-même indignait moins que la trahison du secrétaire vis-à-vis de son employeur dont il possédait toute la confiance. Lorsqu’on sut que le juge sir Douglas Bidlington – réputé par sa sévérité – conduirait les débats, les rares tenants de Gerald s’abandonnèrent au pessimisme. L’arrivée de sir Everett Stokesley, avocat de la Couronne, fit grosse impression. Longtemps, les curieux stationnèrent devant l’hôtel Middleton où il était descendu. Si Everett aimait le faste et la popularité, beaucoup plus discrètement, James Abernethy – qui avait accepté, sur la demande de Mr Ardeath de défendre Holcombe – gagna sa chambre du Riverside, situé en un endroit retiré. Sitôt qu’il eut défait son bagage, il téléphona à sir Kevin pour le prier de le recevoir et prit également rendez-vous, pour le même soir, avec Miss Leyland. Abernethy avait rencontré son client plusieurs fois et n’en avait jamais rien pu tirer qui l’aurait aidé dans sa défense. Il en montrait de l’humeur, certain d’aller à un échec et cela lui déplaisait fort.

— Comprenez-moi, maître, j’ai été contraint de porter plainte pour le vol dont j’ai été victime, sinon les assurances auraient refusé de payer. Sans doute, est-il paradoxal que le volé engage un des meilleurs avocats de Londres pour défendre son voleur supposé, mais j’aime beaucoup Holcombe et au fond de moi-même, je ne parviens pas à croire à sa culpabilité.

— Pourtant…

— Je sais, maître… Je connais tous les arguments que vous opposera la Couronne, mais je veux faire jusqu’au bout ce que je tiens pour mon devoir. Si Holcombe est innocent, nul mieux que vous me paraît capable de le démontrer et puis quoi ! c’est quand on estime la situation désespérée qu’on fait appel aux généraux les plus réputés.

— Merci. Je ne vous dissimulerai pas que quoique avocat de la défense, je ne partage malheureusement pas votre conviction. Néanmoins, je vous donne ma parole que je me battrai comme si j’étais certain de défendre un innocent.

— Je ne vous en demande pas plus.

James Abernethy s’excusa auprès de Miss Leyland de venir la déranger à l’hôpital. À la veille de l’ouverture du procès, il souhaitait mettre en garde la jeune femme, sur sa déposition de témoin cité par la défense. Camilla, toujours aussi froide et énergique, le rassura :

— Sir Everett Stokesley ne m’impressionne pas. Tous ses artifices, toutes ses roueries ne pourront rien contre ce que je sais.

— C’est-à-dire ?

— Que Gerald est innocent.

— Ce sont les jurés qui doivent en être convaincus.

— Cela vous incombe, maître.

— Oui, bien sûr… La bataille s’annonce difficile, les conclusions de l’enquête se révèlent sévères pour mon client.

— Dans toutes les erreurs judiciaires, il en est ainsi.

— Évidemment… Je vous verrai demain au procès.

— Nous gagnerons, maître, avec l’aide de Dieu.

— J’aurai bien besoin de son aide.

En sortant, Abernethy se heurta presque au professeur Ley qui venait chercher son assistante.

— L’avocat, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Un bel homme !

— J’attends de lui d’autres qualités.

Le professeur s’approcha de Camilla et passant son bras sous le sien, murmura :

— Je tiens à ce que vous sachiez, mon petit, que je suis de tout cœur avec vous. Je devine combien sont difficiles les heures que vous vivez. Alors, si l’affection d’un vieux bonhomme peut vous être de quelque secours, persuadez-vous que vous l’avez entièrement.

— J’en suis convaincue et je vous en remercie.

— Voulez-vous rentrer chez vous ? Mrs Johnson vous remplacera.

— Merci, professeur. Je préfère travailler et je ne veux pas penser à autre chose qu’à mon travail jusqu’à demain soir.

— Miss Leyland, me permettez-vous de vous confier que vous êtes une fille épatante ?

* *
*

Bien avant l’ouverture des débats, on faisait queue devant le Palais de Justice. Seuls, les privilégiés – les gens munis de laissez-passer purent entrer dans la salle. En attendant le commencement du procès, on bavardait, on se montrait les vedettes de la bataille à venir : Sir Everett Stokesly, un colosse dont la voix résonnait comme un tympanon qui semblait très sûr de lui et qui de temps à autre, s’inclinait vers son assistant pour lui glisser des remarques les faisant rire ; il inspirait confiance et de l’avis de la majorité des spectateurs la Couronne avait parfaitement son champion. À l’autre bout de la table, Abernethy, homme mince et distingué, paraissait beaucoup plus soucieux que son adversaire. Parfois, il s’adressait à mi-voix à son client qui donnait l’impression de ne pas entendre, ce qui amenait des haussements d’épaules excédés du défenseur. Holcombe, quant à lui, ne soulevait pas une particulière sympathie. On le jugeait un peu terne. Plutôt joli garçon, impeccablement vêtu, mais sans la moindre fantaisie, il n’apitoyait personne et ne suscitait pas le moindre intérêt.

Pour se distraire, on se moquait du vieux Josuah Blyth qui jouait le rôle de greffier. On estimait, généralement, que son aspect plus que miteux n’était pas flatteur pour Tunbridge Wells. Afin de compenser cette fâcheuse impression, on admirait la magnifique prestance de Michael Ridgewell, l’appariteur. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et trente ans dans les Goldstream Guards, le faisaient se redresser de toute sa taille. Un monument, fierté de toute la ville. Les bavardages cessèrent d’un coup lorsque Ridgewell, d’une voix de stentor, annonça la Cour. Dans un silence total, le juge Bidlington gagna sa place.

Sir Douglas Bidlington, un homme dans la soixantaine, paraissait s’être échappé d’un roman de Dickens. Le visage maigre, d’où se détachait un nez fortement busqué que chevauchaient des lunettes à monture d’or, prenait un air presque guilleret sous l’effet de la perruque posée légèrement de guingois. Cependant, Sir Douglas n’avait rien d’un humoriste et était réputé pour sa mauvaise humeur chronique tournant facilement à la hargne. Il frappa de son maillet sur son bureau et avertit l’assistance qu’il ne tolérerait pas la moindre manifestation, puis il salua courtoisement l’avocat de la Couronne et beaucoup plus sèchement celui de la défense.

Les formalités préliminaires expédiées, les débats commencèrent. L’accusation n’offrait comme témoins que Mr Ardeath et les policiers. Le diamantaire, lors de sa déposition, eut droit aux égards du juge jusqu’au moment où il se déclara convaincu de l’innocence d’Holcombe. Sir Douglas l’interrompit d’un ton sec :

— Quant à cela, monsieur, vous voudrez bien laisser au jury le soin d’en décider. Je vous remercie.

Galgate fit un résumé impartial de l’enquête et mit en valeur le rôle du constable Rufford, lequel fut appelé. Elmer exposa sobrement les faits. Sir Everett l’interrogea :

— C’est d’avoir vu la porte de l’immeuble entrouverte qui a éveillé votre méfiance ?

— Disons qu’elle l’a renforcée. Cette lumière se promenant à l’étage m’avait intrigué.

— Mr Holcombe a-t-il eu peur en vous voyant apparaître ?

— Plutôt de la surprise que de la peur.

— Comment vous a-t-il expliqué l’absence de lumière et l’interruption du téléphone ?

— Il ne m’a rien expliqué.

— Je vous remercie.

Abernethy demanda au constable si en l’apercevant, Holcombe avait eu un mouvement de panique.

— Il ne me semble pas. Très occupé à sa tâche, il ne paraissait guère se soucier d’autre chose.

— Merci.

Kirkham succéda à Rufford. Sir Everett tint d’abord à féliciter le sergent pour sa perspicacité ayant permis de découvrir la pièce à conviction qui soutenait toute l’accusation. Clement se rengorgea et adressa un regard triomphant à Elmer.

— Pouvez-vous nous expliquer, sergent, comment vous avez eu l’idée d’inspecter le tube de savon à barbe ?

— Sir… c’est une question d’expérience. Voyez-vous, lorsque le constable Rufford voit une lumière se promener dans un appartement, il ne lui reste plus qu’à se laisser aller à l’action. À cet âge, le muscle l’emporte toujours sur le raisonnement. Au contraire, quand il s’agit de chercher un objet caché par un homme intelligent, on doit faire appel à ses souvenirs, à ses lectures.

— Sergent, pensez-vous que cette pierre ait pu être glissée rapidement, je veux dire au cours d’une minute d’affolement, dans le tube ?

— Sûrement pas, sir. Cela a demandé du temps et du soin.

— Merci pour la clarté de votre déposition, sergent. Si vous voulez procéder au contre-interrogatoire, maître Abernethy ?

Abernethy se leva et rejoignit Kirkham.

— J’ajoute mes félicitations à celles de la Couronne, sergent. Toutefois, j’ai cru discerner – mais peut-être me suis-je trompé ? – que vous n’aimiez pas beaucoup le constable Rufford ?

Clement se tourna vers sir Douglas.

— Suis-je tenu de répondre à cette question, my Lord ?

— Oui, si la défense nous assure que cela a un rapport avec l’affaire qui nous occupe.

Abernethy affirma que oui.

— Alors, répondez, sergent.

— Eh bien, j’avoue que je n’éprouve pas une grande sympathie pour le constable Rufford.

— Pour quelles raisons ?

— Parce que c’est un arriviste, enjôleur et prétentieux. De plus, il a enlevé ma fille.

— Oh ! oh ! dois-je entendre que cette jeune fille a quitté le domicile paternel pour aller vivre en concubinage avec un collègue de son père ?

Un murmure d’indignation courut dans les travées du public et sir Douglas dut user de son maillet pour ramener le silence.

— Pas exactement… Elle était partie avec deux de ses sœurs. Depuis, elles sont toutes revenues.

— Faut-il comprendre que le constable ne veut plus de votre fille ?

— Non, c’est moi qui ne veux pas de lui.

Quelques rires fusèrent. Le juge Bidlington fronça le sourcil.

— Sergent Kirkham, oserai-je vous demander l’âge de Miss Fiona ?

— Elle va sur ses vingt-deux ans.

Ce coup-là, l’hilarité gagna la salle entière et les coups de maillet de sir Douglas mirent pas mal de temps à ramener le calme. Avant d’appeler les témoins de la défense, le juge déclara qu’il ne voyait pas en quoi les sentiments personnels du sergent Kirkham vis-à-vis du tiers avaient quelque chose de commun avec le procès en cours et qu’il réclamerait un blâme à l’endroit de Sir Abernethy pour avoir cherché – sans motif autre que particulier – à ridiculiser les deux principaux témoins de l’accusation (et sir Douglas ajouta entre ses dents) et y être parvenu. À vous, Mr Blyth.

Le greffier se leva.

— J’appelle Miss Marjorie Billeton.

La téléphoniste du « Malborough » répéta une fois de plus ce que lui avait dit son interlocuteur londonien, demandant Holcombe. Elle appuya sur la vulgarité du ton et du vocabulaire, mais elle figea l’attention de la salle lorsqu’elle répéta le message qu’on l’avait chargée de transmettre à Mr Holcombe quand il apparaîtrait, au cas où on ne le trouverait pas tout de suite : « Il faut que ce soit ce soir. »

Prié de s’expliquer sur ce point, Gerald ne put que redire qu’il n’avait jamais reçu un tel message et que son correspondant – qui lui avait semblé être Mr Ardeath – s’était, certes, montré pressé, mais sans l’ombre de vulgarité dans le ton ou l’expression. Le juge insista :

— Holcombe, depuis le temps que vous êtes à son service, vous devez bien connaître les habitudes de Mr Ardeath. Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas été surpris par cette démarche insolite ?

— J’étais assez heureux, ce soir-là, pour ne pas me poser de question.

— Ouais.

Edwards, le maître d’hôtel du « Malborough », n’ajouta rien de plus aux détails révélés à l’enquête. Toutefois, il souligna l’attitude fébrile de Mr Holcombe, après sa communication téléphonique. Il avait réglé son addition et entraîné sa compagne avec une sorte de hâte curieuse.

Sir Douglas revint à l’accusé, mais n’en obtint aucun éclaircissement, quant à la bizarrerie de son comportement.

— Holcombe, vous êtes un homme raisonnable à qui son métier impose de garder les pieds sur terre. Or, vous acceptez un ordre plus qu’étrange de votre employeur, puis vous gagnez la demeure de Mr Ardeath, vous ne vous étonnez pas d’en trouver la porte entrebâillée et parvenu dans le bureau où vous deviez – soi-disant – chercher un dossier, vous n’êtes pas surpris de constater que ni l’électricité ni le téléphone ne fonctionnent.

— Si, bien sûr… mais je ne songeais qu’à remplir ma mission.

— Vous y songez tellement que vous êtes allé vous coucher, sans essayer d’appeler Mr Ardeath.

— C’est vrai, j’étais complètement désaxé cette nuit-là…

Sir Everett intervint :

— Puis-je me permettre de remarquer, my Lord, que l’amour transforme bien curieusement l’accusé ?

— Je n’ai plus assez de mémoire, Maître, pour avoir un avis sur la question.

On apprécia la réponse et on se promit de la colporter dans les salons de Tunbridge Wells.

L’attention redoubla lorsque fut appelée Miss Leyland. Maître Abernethy l’interrogea et la pria d’exprimer son opinion sur Mr Holcombe après le drame qui l’avait conduit à la triste place qu’il occupait aujourd’hui. L’avocat comptait sur la fiancée de son client pour toucher le jury et obtenir un verdict de clémence. Camilla répondit à son attente. Elle sut trouver les mots qu’il fallait, à la fois pudiques et passionnés. Elle dit sa tendresse immuable et sa confiance inébranlable en Gerald, victime d’une machination dont elle ne comprenait ni le mécanisme, ni le but. La dignité dont elle témoigna, sa retenue impressionnèrent l’assistance.

Quand l’avocat de la défense abandonna Miss Leyland, le juge demanda à Sir Everett s’il désirait interroger le témoin. L’avocat de la Couronne commença par rendre hommage à une jeune femme malheureuse dont la foi dans l’innocence de l’homme qu’elle aimait, l’avait touché comme elle avait sans doute ému les membres du jury, mais les chemins de la vérité sont parfois bien difficiles. Il lui appartenait pourtant de les suivre, quoi qu’il en eut. C’est pourquoi, il se voyait dans l’obligation de réclamer au témoin des éclaircissements sur la phrase que lui avait adressée Holcombe et dont elle avait fait mention lors de son premier interrogatoire par la police.

— Miss Leyland, au cours de votre dîner au « Malborough », l’accusé vous a affirmé être sur le point de réussir un gros coup. Pouvez-vous nous confier ce qu’il entendait par là ?

— Je l’ignore.

— Vraiment ?

— Au moment où il allait me fournir des détails, le maître d’hôtel est venu lui annoncer qu’on le demandait au téléphone.

— Dans ce cas, my lord, puis-je rappeler l’accusé ?

— Je vous en prie, maître.

Holcombe, revenu, s’asseoir sur le siège des témoins, l’avocat de la Couronne le pria d’expliciter cette phrase mystérieuse. Il s’en tira maladroitement, parlant d’un lot de pierres que d’anciennes amitiés pouvaient lui permettre d’acheter à un prix avantageux sur le marché d’Anvers. Il ne convainquit personne. Sir Everett en profita pour accentuer son avantage.

— Pour moi, Holcombe, je ne vois que deux sens possibles à la confidence faite à Miss Leyland. Ou cette vente d’Anvers était réelle et vous aviez besoin de beaucoup d’argent pour la réaliser, argent que vous n’aviez pas et que vous deviez vous procurer coûte que coûte, ou bien cette histoire flamande est une fable et dans ce cas j’admettrai que votre tendresse pour votre fiancée vous a follement poussé à la prendre pour confidente de la mauvaise action que vous, prépariez.

Me Abernethy tenta bien de soutenir les dénégations de son client, mais son manque de conviction n’échappa à personne.

Sir Douglas Bidlington annonça :

— Avant de donner la parole à l’avocat de la Couronne, pour son réquisitoire, je veux vous dire ceci, Gerald Holcombe : si vous révéliez à la Cour l’endroit où sont cachées les pierres, je suis persuadé que l’accusation et le jury vous en sauraient gré ! Votre réponse ?

Holcombe s’adressa plus à Camilla qu’à ses juges :

— Sur mon honneur, sur mon amour et devant Dieu qui m’écoute je jure que je n’ai pas dérobé les diamants de Mr Ardeath.

Le juge eut un geste excédé et se tournant vers Sir Everett :

— Vous avez la parole, maître.

Sachant la partie gagnée, Stokesley évita toute grandiloquence. Il montra Holcombe comme un de ces travailleurs honnêtes et ternes qui, peu à peu, s’était laissé intoxiquer par les diamants qu’il manipulait chaque jour. N’étant pas un criminel de profession, il avait monté un scénario puéril avec un complice qui se proposait sans doute de racheter les pierres. Il est possible que son amour pour Miss Leyland – il avait contracté en sa faveur une forte assurance-vie – ait achevé de lui tourner la tête et, se jugeant habile, il accumula une série de maladresses dont un délinquant mineur ne se serait pas rendu Coupable et puis, tout à joué contre lui, y compris ce correspondant mystérieux qui, par la vulgarité de son langage, empêchait de croire que ce fût Mr Ardeath qui téléphonait. Holcombe n’est pas un malfaiteur professionnel et il le prouve en enlevant les plombs de l’installation électrique et en coupant le téléphone. On ne comprend vraiment pas pourquoi il ne s’entête pas à rappeler – s’il est sincère – Mr Ardeath de chez lui. « À cet étrange comportement, je vois deux explications : ou complètement affolé par ce qu’il a fait, il perd la tête et, en proie à la panique, il se terre chez lui, Ou – et quant à moi, j’inclinerais vers cette seconde hypothèse – sitôt son forfait commis, Holcombe cache son butin et ne garde qu’un échantillon, sans doute pour le montrer à un receleur éventuel. Histoire lamentable, pitoyable bien sûr, mais la position sociale du coupable exige un châtiment exemplaire que je réclame de vous, mesdames et messieurs du jury car, sa peine purgée, Holcombe ne doit pas pouvoir récupérer son butin et en profiter. »

Abernethy ne pouvait pas grand-chose pour essayer de retourner l’opinion. Il n’y parvint pas car il était évident que ce fut sans beaucoup de conviction qu’il tenta de faire croire à une machination dirigée contre son client par on ne sait qui. En bref, quand le juge se retira, personne dans la salle ne pensait qu’Holcombe s’en tirerait.

Il ne s’en tira pas et s’entendit condamner à dix années de prison.

* *
*

L’affaire souleva quelques remous dans Tunbridge Wells, remous qui s’apaisèrent au fil des jours pour se perdre bientôt complètement dans une indifférence, quotidiennement renforcée.

Camilla refusa de plier sous l’orage et continua d’exercer ses fonctions à l’hôpital Meredith sous la protection du professeur Ley dont l’autorité la défendit contre la médisance intéressée ou la méchanceté gratuite. Chaque mois, Miss Leyland se rendait à la prison afin de parler avec Gerald et tenter de le réconforter en lui assurant qu’elle ne lui manquerait jamais et l’attendrait le temps qu’il faudrait.

Le moment vint où plus personne dans Tunbridge Wells ne se soucia de ce qu’il advenait de Gerald Holcombe et de sa fiancée. Cette dernière trouvait un réconfort de tous les instants chez Ardeath qui ne se consolait pas d’avoir été volé par celui en qui il avait la plus totale confiance et d’être le responsable involontaire du malheur de Camilla.

Ce fut chez les Kirkham que l’on parla le plus longtemps de l’affaire. Clement ne cessait de raconter à ses filles la manière flatteuse dont il avait été traité par l’avocat de la Couronne et la façon dont il avait rivé son clou au constable Rufford. Cependant, il ne discourait sur cette belle aventure, qu’en l’absence de Fiona, Pour les mêmes raisons, on glosait encore du vol Ardeath chez les Rufford où Ethel rappelait à qui voulait l’entendre les félicitations publiques dont son fils avait été l’objet de la part du commissaire Galgate. Par contre, Mrs Rufford n’avait pas digéré ce que le sergent avait dit publiquement de son garçon et la ridicule accusation portée contre lui dont elle entendait bien tirer vengeance le plus tôt possible.

Quant à Fiona, elle était très fière de son « boy-friend » dont on avait parlé dans les journaux et qu’elle aspirait à prendre pour mari au plus tôt.

Un dimanche après-midi, à l’heure du thé, Clement Kirkham rentrait de sa promenade dominicale avec ses trois cadettes, Constance, Francès et Maud, lorsqu’on sonna. Maud s’empressa d’ouvrir et se trouva en présence d’une forte créature à l’allure décidée et qui lui dit :

— Vous êtes Maud, je présume ?

— Oui, et vous ?

— Votre future mère.

— Hein ?

— Où est Clement ?

— Daddy, vous voulez dire ?

— Maud, apprenez qu’une épouse n’appelle pas son mari, daddy.

— Vous… vous êtes la femme de daddy ?

— C’est tout comme.

Maud, suivie de Gladys Llangefni, entra dans le salon en annonçant :

— Daddy, voici votre épouse !

Constance, d’émotion, lâcha sa tasse de thé et Francès, en train de beurrer un toast, s’entailla le doigt. Quant à Clement, il versa le thé de la théière sur sa braguette et se brûla, ce qui lui fit pousser une série de jurons abominables. Outrée, Gladys protesta :

— En voilà des façons de me recevoir, chéri !

— Je… je vous dédé… défends de m’appeler ainsi !

— Pourquoi, puisque nous nous aimons ?

— Mais je croyais que depuis la fâcheuse scène des Calverly Grounds…

— Ne me rappelez pas ce pénible souvenir, chéri.

En dépit de ses dix-neufs ans, Constance était une gaillarde, gloire du Tunbridge Wells A.C. et recordwoman du Kent au lancement du disque. Elle remarqua d’une voix paisible :

— Peut-être n’avez-vous pas entendu ? Mon père vous a priée de ne pas l’appeler chéri.

La Galloise, avec son impétuosité naturelle, fit front à cet adversaire.

— Auriez-vous l’obligeance de vous mêler de vos oignons, ma petite ?

— C’est justement ce que je vais faire, madame, en vous flanquant à la porte.

— Vous osez parler de la sorte à la veuve d’un adjudant de…

— Je suis antimilitariste.

— Oh !!!

— Vous sortez ou je vous sors ?

— Je voudrais bien voir que…

— Maud, ouvrez la porte, s’il vous plaît.

L’adolescente s’exécuta. Constance avait un tel visage que Gladys battit en retraite, tout en proférant injures et menaces. Quand elle eut disparu, la triomphatrice remarqua :

— Il serait à souhaiter, daddy, que vous vous montriez aussi vigilant quant à vos relations que vous l’êtes pour les nôtres.

Clement n’eut pas le temps de répondre, on sonnait de nouveau. Francès dit :

— Elle semble être du genre entêté.

Constance répliqua :

— Je suis toute disposée à lui assouplir le caractère !

D’un air résolu, tel l’amazone marchant au combat, elle s’en fut recevoir l’obstinée, mais il s’agissait, cette fois, de Mrs Rufford et de Mr Appledon. À leur vue, le sergent ne put retenir un gémissement. Ethel – que la tendresse enfin avouée du boucher semblait avoir transformée – s’avança, solide, sûre d’elle-même.

— Mr Kirkham, bonjour.

Clement répondit par un grognement. Le boucher salua avec sa familiarité habituelle. Ethel jeta un coup d’œil attendri sur les demoiselles.

— Bonjour, mes enfants.

— Bonjour, madame, clama le chœur juvénile.

— Mr Kirkham, avec votre permission, je m’assieds. Faites-en autant, David.

Francès offrit une tasse de thé qui fut acceptée. Le sergent était anéanti. Mrs Llangefni et Mrs Rufford, c’était trop. Il s’énerva et d’un ton rogue s’enquit :

— Que me voulez-vous ?

Ethel eut un petit rire charmant.

— Oh ! Mr Kirkham, prétendriez-vous que vous ne vous en doutez pas un peu ?

— Aujourd’hui, je ne suis plus en état de penser.

— Eh bien ! je vais vous aider. Je suis venue tout simplement vous demander officiellement la main de votre fille Fiona pour mon fils Elmer.

— Non !

— Vous plaisantez, je pense ?

— Pas le moins du monde ! et j’ajoute que si votre damné rejeton a le toupet de se présenter ici, c’est par la fenêtre que je l’expédierai le nez dans la luzerne !

Appledon se leva lentement, s’approcha de Clement, posa un de ses énormes poings sur la poitrine du sergent et vociféra :

— Continuez comme ça, mon vieux, et je vous fais avaler vos dents !

— Non, mais… chez moi ! vous me menacez chez moi ?

— Vous n’avez qu’à cesser de faire l’idiot !

À son tour, Ethel se dressa :

— Laissez cet olibrius tranquille, David. Fiona est majeure et n’a nul besoin de l’autorisation paternelle pour se marier. Je vous annonce donc officiellement, Mr Kirkham, que les fiançailles de Fiona Kirkham et d’Elmer Rufford se dérouleront dimanche en quinze. Si vous désirez y assister, vous êtes invité, si vous vous y refusez, on se fera une raison. Quant à vous, Mesdemoiselles, je compte sur votre présence. Fiona sera heureuse de vous avoir autour d’elle.

Kirkham tapa violemment sur le bras de son fauteuil.

— Elles n’iront pas !

Constance s’approcha de Mrs Rufford, l’embrassa et déclara :

— Nous y serons toutes.

* *
*

Pendant que se livraient ces escarmouches, Elmer – dès qu’il avait un peu de liberté – se hâtait de rejoindre Fiona. Tous deux arpentaient tous les parcs de la ville en construisant un avenir radieux où Elmer franchissait allègrement les échelons de la hiérarchie policière, où Fiona remplissait la maison de Highwood Lane de babies tous plus beaux les uns que les autres. Et cela, sous l’œil complice d’Ethel qui, à travers les amours de son enfant, retrouvait son âme romanesque d’autrefois pour découvrir des charmes émouvants au brave Appledon, qui ne s’en doutait pas.

De son côté, Camilla Leyland s’était enfoncée dans une sorte d’existence monacale. Ayant rompu avec toutes ses relations, elle se consacrait au travail, et aux visites à Gerald Holcombe. À l’hôpital, ses collègues lui battaient froid et seul, le professeur Ley lui témoignait la même amitié qu’autrefois. Son vrai réconfort, Miss Leyland le puisait auprès de Kevin Ardeath. Un chagrin identique avait rapproché cet homme et cette femme qui avaient beaucoup perdu en perdant Holcombe à la traîtrise duquel, ils ne parvenaient pas à croire. Sir Kevin n’avait pas cherché d’autre secrétaire et son plaisir, désormais, tenait dans ses longs tête-à-tête avec Miss Leyland qui ne manquait jamais de le venir voir à chacun de ses retours de la prison.

Le sergent avait dû s’incliner, la ragé au cœur, devant la rébellion de ses filles. Il ne pouvait plus exercer sur elles une autorité tyrannique. Ses rapports – dans le service – avec le constable Rufford, se révélaient d’une froideur polaire. Un jour, le commissaire Galgate fit appeler Clement pour lui annoncer qu’Elmer allait entrer à l’école des sergents et qu’il fallait, pour pallier son absence, remanier les feuilles de service en attendant de recevoir du renfort.

— À propos, Clement, je tiens à vous féliciter.

— Pourquoi donc, monsieur ?

— Elmer m’a fait part de son prochain mariage avec votre fille Fiona. Je suis heureux que vous ayez consenti à cette union et je suis sûr que ces jeunes gens seront très heureux.

— Monsieur, vous avez devant vous un père dont l’autorité paternelle a été bafouée par ses enfants. Celle qui fut ma fille se marie sans mon consentement et le jour de ses noces, je lui adresserai ma malédiction en guise de cadeau. Quant à l’individu qui a ravagé mon foyer…

— Stop !… Kirkham, un conseil : ne tardez pas à faire valoir vos droits à la retraite.

— Pourquoi, monsieur ?

— Parce que vous devenez un damné vieil imbécile !

Quant à Gladys Llangefni, mise à la porte par Constance Kirkham, elle s’était précipitée – folle de colère, d’humiliation et du besoin de se venger – chez l’avocat Don Lourg à qui elle avait eu affaire lors de la mort de son époux. Elle voulait attaquer Kirkham en rupture de promesse de mariage. L’homme de loi écouta patiemment sa cliente et, quand elle eut terminé, il s’enquit :

— Ce gentleman vous a-t-il promis le mariage en présence de témoins ?

— À y bien réfléchir, je ne crois pas. Il était la discrétion même.

— Vous a-t-il signé des reconnaissances de dettes ?

— Non.

— Vous a-t-il emprunté de l’argent ?

— Je n’aurais pas marché.

— Je m’en doute… Vous a-t-il détourné d’une affection ?

— Ça oui, le monstre ?

— Ah ?… et quelle était-elle ?

— Celle que je porte à la mémoire de mon défunt mari.

— Je crains, Mme Llangefni, que nous soyons en train de perdre notre temps, vous et moi. Je ne pense pas que vous soyez enceinte ?

— Pas de vulgarité, je vous prie !

— En somme, vous n’êtes pas sa maîtresse ?

— Je suis une femme qui se respecte, Maître !

— L’ennuyeux, c’est que les autres vous respectent aussi : qui est cet homme si plein de respect à votre endroit ?

— Le sergent Clement Kirkham.

— Celui de la police ?

— En effet.

— Alors, Mrs Llangefni, je vais vous donner un conseil gratuit : vous avez raté votre coup. Laissez tomber.

— Jamais !

— Dans ce cas, je peux vous prédire une accusation de chantage.

— Ce serait le comble !

— Mrs Llangefni, on ne ment pas à quelqu’un à qui on demande de défendre sa cause. Vous savez tout aussi bien que moi que cette accusation serait justifiée et que les gentlemen de la police vous feraient payer très cher votre tentative. La prochaine fois, choisissez mieux votre gibier. Mes hommages, madame.

* *
*

Peu à peu, Tunbridge Wells retrouva son calme de vieille ville provinciale et les drames personnels s’estompèrent. Elmer et Fiona continuèrent à goûter un bonheur sans ombre, Ethel et David découvraient dans une tendresse partagée, une jeunesse qu’ils croyaient à jamais enfuie. Clement Kirkham s’enfonçait chaque jour davantage dans une morosité difficile à supporter. Gladys Llangefni avait disparu. Il ne restait que Camilla Leyland et, à un degré moindre, Kevin Ardeath, pour se soucier encore de Gerald Holcombe. Tunbridge Wells n’y pensait plus.