I
En ce début de juin où l’Angleterre prenait son visage légendaire de paradis fleuri, il y avait, à Tunbridge Wells, au moins deux hommes heureux : Elmer Rufford et Gerald Holcombe. Le premier, parce que constable depuis trois mois, il allait voler de ses propres ailes en effectuant, cette nuit-même, et seul, sa première ronde nocturne. Le second parce que enfin Camilla avait presque dit oui et qu’il pouvait envisager leur mariage pour l’automne.
Tunbridge Wells, dans le Kent, est une petite ville à moins de cinquante minutes de Londres par le train, visitée chaque jour par les touristes, la civilisation moderne ne l’ayant pas encore pourrie. Elle ressemble à ce qu’elle était au XVIIIe siècle lorsque, chaque année, la reine Anne venait y prendre les eaux. De cette splendeur passée la cité a su conserver ses Pantiles, une terrasse bordée de magasins créés au XVIIIe siècle. Tunbridge Wells est un de ces lieux privilégiés où l’on a le temps de vivre.
Elmer Rufford était né vingt-trois ans plus tôt dans Highwood Lane, d’un employé des British Railways – Oscar Rufford – et de Ethel Cowden, couturière. Elmer n’avait pas atteint sa sixième année lorsque son père mourut par suite d’une mauvaise manœuvre dans la gare de Sevenoaks. La veuve toucha une jolie somme et son travail, ajouté à la demi-retraite de feu son époux, lui permit d’élever correctement son fils unique qui, à ses yeux, s’affirmait la huitième merveille du monde. Cumulant les responsabilités d’un père et d’une mère, Mrs Rufford était une mère abusive. Pour elle, Elmer n’atteindrait jamais – moralement – l’âge de la puberté. D’ailleurs, le seul fait d’envisager l’hypothèse de son enfant vivant sa vie sans dépendre d’elle, de ses conseils et de ses autorités, la rendait malade. Naturellement, elle était persuadée d’agir pour le bien de son garçon.
Pourtant, Elmer était un gaillard athlétique, excellent dans les sports de combat. Intelligent, il avait réussi à ses examens avec facilité et lorsqu’il décida d’entrer dans la police, ceux qui le connaissaient ne doutèrent pas un instant qu’il dût y faire une belle carrière. Le défaut d’Elmer tenait à une grande naïveté, son unique faiblesse résultait de son incapacité à se conduire galamment, avec les filles qui lui plaisaient. Mrs Rufford avait soupçonneusement veillé à l’écarter de toute relation féminine et dans chaque demoiselle rencontrée, Elmer voyait une réincarnation maternelle, ce qui le privait de ses moyens et le faisait congédier en vitesse. Les jeunes filles de 1977 ne prisent guère les amoureux timides.
Dans son quartier de High Wood Lane – proche banlieue de Tunbridge Wells – on aimait beaucoup Elmer qu’on avait vu naître et on respectait Ethel qui n’avait jamais voulu quitter la maison où Oscar l’avait amenée en 1953. La plupart des commerçants du quartier avaient été des amis d’Oscar Rufford et reportaient sur le fils l’affection qui, jadis, les liait au père. Parmi ceux-là, David Appledon, le boucher, se voulait un peu l’oncle du jeune homme. Quand Elmer vint lui annoncer qu’il avait été admis dans les rangs de la police urbaine de Tunbridge Wells, David lui avait répondu :
— Voilà qui est parfait, mon garçon, quoique, pour ma part, j’aurais préféré vous voir exercer un autre métier, mais quoi, tous les goûts sont dans la nature, pas vrai ? Et puis, des flics, il en faut, alors…
La première fois qu’Elmer s’était aventuré dans High Wood Lane, revêtu de son uniforme, on l’avait cajolé, embrassé et sa mère, très fière, cramponnée à son bras, partageait la gloire de sa marche triomphale. Seul, David avait remarqué, bougon :
— Cet uniforme vous va indiscutablement, mais il ne m’empêchera pas de vous botter le derrière, si vous vous conduisez mal…
Scandalisée, Ethel s’exclama :
— Oh ! David !
Politique, le boucher ajouta :
— …et notamment à l’égard de la sainte femme que le Ciel vous a donnée pour mère !
Mrs Rufford répéta :
— Oh ! David…
mais cette fois, en roucoulant.
En bref, Elmer Rufford eut été complètement heureux s’il avait pu tenir tête, de temps en temps, au sergent Kirkham qui l’avait pris en grippe dès son arrivée, et s’il avait pu dire à tout le inonde et plus spécialement à l’intéressée, qu’il aimait Fiona, dactylo chez Lydd dans Church Road.
Le sergent Clement Kirkham était un flic quinquagénaire, honnête et misanthrope. Il en voulait à la terre entière de ce que le Seigneur lui ait envoyé six filles au lieu du garçon espéré. Pourtant, Mary Kirkham avait fait de son mieux pour contenter son époux, mais elle était morte à la tâche sans y parvenir. Maintenant, Kirkham vivait parmi ses rejetonnes auxquelles il imposait un rythme d’existence, relevant davantage de la discipline militaire que de la vie familiale. À travers chaque garçon qui avait l’âge de sa fille aînée Adela, Clement voyait le fils qu’il aurait dû avoir et qui avait malignement choisi d’être l’enfant d’un autre. Malheureusement pour lui, Elmer était le contemporain d’Adela. Dès leur première rencontre, Kirkham s’était aperçu de la concordance des dates et avait aussitôt attaqué :
— Alors, comme ça, vous êtes né en 54 ?
— Oui, chef… le 16 mai.
Et vous avez préféré être le fils d’un petit employé de chemin de fer que celui d’un policier de Sa Majesté ?
— Pardon ?
— Vous n’avez pas à me questionner ! Il y a le règlement ! Mais peut-être que Mr Rufford se fiche du règlement ? Forte tête, hein ? eh bien ! mon garçon, ma spécialité est justement de dresser ceux qui se figurent pouvoir jouer les malins et j’ai tôt fait de les envoyer le nez dans la luzerne ! D’abord, pourquoi avez-vous voulu être policeman ?
— Pa… parce que… ce… cela me plaisait.
— Ah ! oui ? Ne serait-ce pas plutôt parce que vous vous êtes dit que revêtu de cet uniforme, vous pourriez – impunément – exercer toutes les exactions possibles et imaginables ?
— Oh ! chef ! comment pouvez-vous penser que…
— Je répète, pour la dernière fois, que j’attends de vous des réponses et non des questions, tonnerre de Dieu ! Seulement, en parfait hypocrite que vous êtes, vous essayez de noyer le poisson ! Dans ce cas, je vous formerai le caractère, moi ! à la moindre erreur, à la plus légère faute, je vous ferai sacquer, vous entendez ? Sacquer et maintenant, je puis – par pitié et parce que je suis un faible, toujours prêt à venir au secours d’autrui – vous donner un conseil…
— Je vous en prie ?
— Démissionnez avant d’être honteusement chassé de nos rangs pour incapacité, car si vous souhaitez connaître mon avis, je vous dirai que vous êtes fait pour être policeman comme moi pour être ballerine !
Elmer encaissa mal ce dernier coup et se tassa sur sa chaise alors qu’entrait le commissaire Donald Galgate qui avait à charge de maintenir l’ordre et de faire respecter la loi dans Tunbridge Wells. Si le sergent Kirkham était un colosse noir de poils et aux yeux féroces, Galgate était un homme mince, blond et courtois à qui la cinquantaine bien dépassée n’avait pas réussi à faire perdre sa silhouette juvénile.
— Rufford, venez dans mon bureau.
Elmer obéit, l’esprit en déroute. Avant de suivre le garçon, le commissaire se tourna vers le sergent :
— Ne pensez-vous pas, Kirkham, que vous exagérez ?
— Tous ces minets qui…
— Vous trouvez qu’avec sa taille, son poids et ses épaules, Rufford ressemble à un minet ?
— Je veux parler de sa mentalité, monsieur.
— Vous le connaissez ?
— Disons que je le devine.
Galgate secoua la tête. :
— Je vous plains, sergent et j’espère que vous allez vous reprendre, sinon…
Kirkham se dressa, le sang aux joues, prêt à la bagarre.
— Sinon ?
— Je serai dans l’obligation de vous décharger de vos responsabilités.
Sur cette menace, d’autant plus sévère qu’elle était proférée à voix basse, le commissaire entra dans son bureau.
— Asseyez-vous, Rufford… J’ai lu votre dossier. Je ne vous cache pas que je me suis livré à une petite enquête sur votre compte. Elle vous a été extrêmement favorable, je suis persuadé que vous ferez un excellent policier.
— Ce n’est pas l’avis du sergent.
— Essayez de ne pas lui en vouloir… C’est un flic de la vieille école, il sait tout de son métier et témoigne d’un dévouement sans borne… Seulement, il souffre d’une blessure qui ne guérira jamais. Aussi paradoxal que cela puisse vous paraître, il vous en veut de n’être pas son fils. Alors, je vous demande de montrer de la patience… Je serai là et veillerai à ce qu’il ne vous brime pas. Les premiers contacts seront peut-être difficiles, mais le temps aura tôt fait d’arranger les choses et Kirkham s’apercevra qu’il n’a vraiment aucune raison de se montrer désagréable envers vous.
Elmer n’osa pas confier au commissaire que le sergent risquait d’avoir un vrai motif de le haïr. En effet, Fiona, sa bien-aimée, celle que Rufford rêvait d’épouser un jour, s’appelait Fiona Kirkham et était une des filles cadettes du sergent.
* *
*
Mrs Thelma Nottidge, veuve d’un capitaine mort à Dunkerque, était une sexagénaire distinguée qui, sans se plier aux règles désuètes de la pruderie victorienne, refusait les mœurs trop libres d’aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, elle ne tarissait pas d’éloges sur la personne de Gerald Holcombe, son pensionnaire depuis trois ans. Mrs Nottidge habitait Granville Road où elle possédait une maisonnette dont elle occupait le rez-de-chaussée et louait à la semaine les trois chambres de l’étage où il y avait la salle de bain et un téléphone muni d’un compteur. Le quartier, l’état des lieux, le charmant jardin où les locataires avaient accès, permettaient à la propriétaire de demander des prix assez élevés qui lui assuraient une clientèle aisée. Cependant, parmi tous ceux qui, depuis vingt ans, avaient défilé dans sa demeure, Thelma ne s’en rappelait aucun qui ait eu la gentillesse, l’éducation et l’impeccable comportement de Gerald Holcombe. Ce dernier venait de dépasser la trentaine. Très élégant, mais d’une élégance de bon ton, il ne se serait pas risqué à des teintes hardies ou à ce laisser-aller vestimentaire que la jeunesse a mis à la mode après la fin de la seconde guerre mondiale. Gerald avait été élevé par une femme qu’on n’appelait pas encore « mère-célibataire ». Son père n’avait pas daigné se faire connaître. Aussi, Helen Holcombe avait-elle dû s’empoigner durement avec la vie pour supporter seule une lourde tâche quotidienne, ce qui lui avait assombri le caractère, la conduisant à mener une existence austère tant par goût que par faute de moyens. Gerald n’avait jamais manqué du nécessaire. Quant au superflu… À force d’économies, Helen avait pu envoyer son fils à Cambridge où il fut un des élèves du Caïus Collège que les professeurs se rappelaient le plus volontiers. Lorsqu’il quitta Cambridge, ses études terminées, Mrs Holcombe, jugeant sa besogne achevée, se laissa mourir fort discrètement. En bref, Gerald avait été jeune comme tout le monde, mais n’avait pas eu de jeunesse. Il ne semblait pas qu’il en gardât de l’amertume. À vingt-huit ans, Mr Holcombe était indiscutablement un gentleman sans fortune.
Gerald fut introduit par hasard dans le milieu des diamantaires dont l’austérité naturelle lui plut. Il n’avait pas eu d’occasions d’apprendre à rire et encore moins à s’amuser parce que obsédé par des soucis d’économie et la hantise de perdre son temps alors qu’il savait le prix que le payait sa mère. Chez les diamantaires, les mœurs étaient sévères. On eut dit que les fortunes manipulées méritaient un respect de tous les instants. Même chez eux, ces gentlemen solennels se comportaient à la façon des membres d’une haute hiérarchie religieuse que leurs responsabilités obligeaient à vivre d’une manière incompréhensible à leurs concitoyens ! Holcombe plut par son sérieux, sa culture, son application a apprendre. En quelques années d’un labeur acharné sous les ordres du vieux Jacob Haaksbergen – un Hollandais installé depuis quarante-cinq ans à Londres – Gerald était devenu un expert des plus compétents. Plusieurs séjours en Hollande, en Belgique flamande et un voyage en Afrique du Sud l’avaient aidé à constituer un bagage important. On le connaissait et on l’estimait.
La réputation du jeune Holcombe avait attiré l’attention de Kevin Ardeath entre les mains duquel étaient passées les plus belles pierres du monde. Peu à peu, Ardeath qui avait tout consacré aux diamants se retrouva, à la soixantaine, seul et très riche. Alors, il prit le dégoût du commerce, renonça au négoce pour se consacrer à sa seule collection personnelle, réputée une des plus fabuleuses. Il acceptait encore de pratiquer des expertises à condition que le lot ou la pierre examiné atteignît une valeur marchande de 25 000 livres. Pour sa part, il n’achetait ou ne vendait rien au-dessous de 30 000 livres. Ardeath aspirait au repos et découvrit la retraite qu’il cherchait à Tunbridge Wells dans l’élégant et paisible quartier des Mountfields Gardens, à la lisière des Calverley Grounds où il pourrait pratiquer le golf, sa seconde passion. Avant de quitter Londres, Kevin s’était attaché les services d’Holcombe par des mensualités qui auraient fait rêver plus d’un haut fonctionnaire de la Couronne.
Parce qu’il éprouvait une certaine aversion envers le monde, Gerald avait accepté cet emploi de secrétaire-confident. Chaque fois qu’il se passait quelque chose d’intéressant sur le marché du diamant, Ardeath envoyait Holcombe à Londres avec des instructions qu’il pouvait modifier selon les circonstances. Ainsi, le jeune homme grossissait son compte en banque et menait une existence des plus ternes. Kevin qui tenait à ce que chacun respectât l’indépendance de l’autre, n’avait pas voulu que son secrétaire habitât chez lui. Il y avait des moments – de plus en plus nombreux – où Gerald se demandait s’il vivait vraiment. Tout changea le jour où il rencontra Camilla Leyland.
Un dimanche, à l’église consacrée à saint Emmanuel – où il était rentré un peu par hasard, celle-ci se trouvant sur le chemin du vaste parc où il se rendait pour faire du footing – Gerald remarqua cette belle jeune fille brune, grande, élancée, priant avec une ferveur qui le toucha. Discrètement, il la suivit, l’office terminée, jusqu’à l’hôpital Meredith tout proche, où elle pénétra après avoir été saluée avec une déférente familiarité par le concierge. Poussé par il ne savait quel sentiment, Holcombe demanda au bonhomme :
— N’est-ce pas Miss Brewster qui vient d’arriver ?
— Oh ! non, sir… C’est Miss Leyland, l’infirmière-chef du service du docteur Ley. Cette Miss Brewster… je ne crois pas avoir entendu ce nom… Êtes-vous sûr qu’elle travaille chez nous ?
— Je dois me tromper d’hôpital… Je vais aller à l’Alberta. Merci pour votre obligeance.
Gerald avait glissé une demi-livre dans la main du concierge pour tarir une curiosité gênante.
Ce qu’il avait jugé d’abord une distraction d’esthète (le plaisir de regarder une jolie femme) se mit à obséder Holcombe. Plusieurs dimanches de suite, il retourna à l’église St-Emmanuel, passant la plus grande partie de l’office à contempler Miss Leyland à qui, chaque fois, il trouvait des perfections nouvelles. Peu à peu, il dut admettre qu’il ne serait jamais heureux tant qu’il n’aurait pas abordé cette-jeune femme et, parce qu’il manquait d’expérience dans la matière (il tenait un désir qui ne s’avouait pas pour une tendresse ne reposant sur rien). L’amour, dont Gerald ne s’était jamais soucié jusqu’alors, prenait une fameuse revanche. Il devint fébrile, impatient et sujet à des moments de rêverie qui intriguèrent son patron, lequel se mit à l’observer de plus près. Un jour, alors qu’ils venaient de discuter longuement sur un lot de diamants devant être mis en vente à Londres, Ardeath demanda brusquement à son secrétaire :
— Qu’est-ce qui ne va pas, Gerald ?
— Mais rien, sir.
— Voyons, mon garçon, vous avez beaucoup changé ces derniers temps. La santé ?
— Je me porte très bien.
— Ce ne peut être un ennui familial, puisque vous êtes seul.
— Évidemment.
— Serait-ce une histoire de cœur ? Vous êtes amoureux ?
— Je ne sais pas.
— C’est donc que vous l’êtes ! Si cela doit vous soulager, parlez-moi d’elle.
Gerald parla de Miss Leyland avec un tel enthousiasme qu’à la fin de son discours, Ardeath remarqua :
— J’ignore tout de cette jeune personne, mais je sais que vous en êtes profondément épris.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr… et maintenant, il ne vous reste plus qu’à le lui dire.
— Comment ?
— Nous avons un ou deux amis communs avec le docteur Ley… Je vais arranger ça…
— Vous me blâmez, sir ?
— Il y a quelques années, ma réponse eût été oui, sans aucun doute… Aujourd’hui, je crois que j’ai eu tort de fuir les femmes… J’attrape la soixantaine et tout l’argent que je possède ne m’empêchera pas de finir seul, dans le dénuement austère d’une chambre de clinique où ce n’est pas moi mais ma fortune que l’on soignera… Je suis convaincu que j’ai mal organisé ma vie, Gerald. Ne vous conduisez pas aussi égoïstement que moi. Nous ne sommes pas faits pour la solitude.
* *
*
Avant de se lancer trop avant, Mr Ardeath fit procéder à une enquête sur Miss Leyland. Les résultats furent bons. Cette demoiselle comptait vingt-six printemps. Ses parents, étaient enterrés à Selley dans le Yorkshire. Elle avait un frère de sept ans son aîné, qui occupait une position subalterne, mais convenable, dans une maison d’épicerie en gros, à Londres. Camilla Leyland, car elle se prénommait ainsi, avait conduit à leur terme d’excellentes études secondaires et avait été reçue d’entrée à l’examen d’élève infirmière. En sept années d’un travail soutenu, elle avait – à travers plusieurs hôpitaux de province – franchi les différentes étapes de sa carrière, se trouvant maintenant infirmière-chef au Meredith Hospital. Il ne semblait pas qu’elle ait eu des aventures sentimentales et le docteur Ley en était enchanté.
Tous ces renseignements mirent du baume dans le cœur de Gerald et firent plaisir à Kevin Ardeath qui, après avoir rencontré deux fois le docteur Ley dans des salons amis, n’hésita pas à brûler ses vaisseaux et à révéler au praticien le tendre complot qu’il avait imaginé. Le médecin chanta à nouveau les louanges de son assistante et exigea de rencontrer Holcombe avant d’accepter la complicité proposée. L’entrevue fut en faveur de Gerald et tout, alors, se mit en mouvement selon les directives de Sir Kevin. Il y avait déjà onze mois de cela.
Ayant sympathisé dès leur première rencontre, Camilla et Gerald se virent fréquemment. Ils dînèrent de compagnie, allèrent au spectacle, se rendirent à Londres. Kevin Ardeath jugeait ces amoureux trop sages. Un jour, il ne put se tenir de confier à la jeune fille :
— À la place de Gerald, il y a longtemps que je vous aurais épousée, de crainte qu’un autre ne vous enlève.
— Je ne suis pas du genre qu’on enlève, Sir Kevin. Gerald et moi ne nous pressons pas car nous voulons être sûrs non seulement de nos sentiments, mais encore que nous sommes capables de vivre ensemble.
— Évidemment. Je ne vous cache pas, Camilla, que votre sagesse m’épouvante un peu. En tout cas – ajouta-t-il en riant – n’oubliez pas que si Holcombe déclare forfait, je suis prêt à me mettre sur les rangs !
* *
*
Les amours d’Elmer Rufford étaient beaucoup moins compliquées. Fiona n’était absolument pas une amie de longue date pour le nouveau policeman qui avait parcouru les vingt-deux premières années de sa vie sans se douter de l’existence de cette merveilleuse jeune fille qui, pour lui, était un mélange de Cléopâtre, d’Ophélie, de Desdémone et de Brigitte Bardot. Elmer avait beaucoup d’imagination. La demoiselle et le garçon s’étaient rencontrés un an plus tôt dans le parc de Hawkenbury. Rufford s’était trouvé face à face avec six filles parmi lesquelles une seule blonde : Fiona, ce qui, forcément, avait retenu son attention. Fiona, fraîche, rose, à la peau transparente, semblait avoir été sculptée dans un ice-cream. Le jeune homme avait été surpris de ce que les six demoiselles se promenant, bras dessus, bras dessous, ne se séparaient jamais. D’un même pas, elles allaient d’une baraque à l’autre. Un hasard bienveillant avait voulu que la blonde s’arrêtât pour remettre sa chaussure tandis que ses compagnes poursuivaient leur route. Avec une hardiesse dont il ne se serait pas cru capable, Elmer se lança à l’assaut.
— Miss…
Elle leva vers lui un regard d’une transparence bovine.
— Oui ?
— Vous… vous ne… ne pourriez pas abandonner les autres ?
— Mes sœurs ? et pour quelles raisons ?
— Pour que je puisse marcher un moment avec vous.
— Pourquoi ?
— Par… parce… parce que vous… vous me plaisez beau… beaucoup.
De loin, une des sœurs cria :
— Fiona ! Tu viens ?
— Excusez-moi… notre père nous a interdit de nous séparer.
— Alors… c’est… c’est fini ? je… je ne vous… vous reverrai plus ?
Bien plus que les mots, le ton avec lequel ils étaient prononcés, toucha le cœur tout neuf de la demoiselle qui lança très vite :
— Je travaille chez Lydd dans Church Road et je termine à 5 heures.
Ce grand amour avait donc commencé de la façon la plus banale. Sitôt qu’il avait eu un après-midi de liberté, Elmer s’était précipité sur le trottoir de Lydd et avait attendu celle qui était déjà « la femme de sa vie ». La première fois, Fiona avait été heureuse de le voir. Tous deux, ils avaient gagné le vaste parc appelé « The Common » où, sur un banc, ils s’étaient laissés aller aux confidences. C’est ainsi que Rufford apprit qu’il aimait la cadette des filles du terrible sergent Kirkham dont son enfant parla avec une tendresse non dénuée d’une crainte réelle. Elmer, la gorge serrée, augurait mal de l’avenir et pendant une année entière, les deux amoureux durent se contenter d’entrevues à la sauvette, réservant le dimanche – lorsque le garçon n’était pas de service – à des entretiens plus longs à Hawkenbury grâce à la complicité de la sœur aînée, Adela, et au silence des plus jeunes, Daisy, Constance, Francès et Maud. Toutefois, les choses ne pouvaient durer indéfiniment et Elmer se torturait l’esprit afin de deviner de quelle manière il devait s’y prendre pour faire éclater son amour au grand jour et sans trop de risques. Il n’y parvenait pas, d’autant plus que sa première tentative auprès de sa mère s’était soldée par un échec frisant la déroute.
Un dimanche, alors que la maman et son rejeton prenaient leur breakfast, Elmer dit soudain :
— Vous savez que j’ai vingt-trois ans, mummy ?
— Drôle de question ! Il me semble que s’il y en a une qui doit le savoir, c’est bien moi, non ?
— Évidemment… Mummy, maintenant que j’ai une situation, que penseriez-vous si je vous avouais que je songe au mariage ?
— Je dirais que vous avez perdu l’esprit !
— Ah ?
— Dois-je comprendre que vous comploteriez d’abandonner votre mère ?
— Jamais de la vie !
— Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi, ayant une mère qui a toujours vécu et ne vit que pour vous, vous auriez besoin d’une femme de plus dans cette maison ?
— Mummy ! vous êtes mummy… une femme sert à autre chose !
— Je vous prie de me respecter, espèce de dévergondé !
— Mais enfin…
— Alors, vous aussi, vous ne pouvez vous passer de ces saletés ?
Elmer s’énervait :
— C’est tout de même à ces saletés, comme vous dites, que je dois d’être là ?
— Vous m’insultez, Elmer ! Jamais, je n’aurais cru qu’un jour viendrait où vous vous conduiriez de la sorte !
Mrs Rufford se leva et, tragique :
— Je vous préviens, fils dénaturé, que si vous amenez une femme dans cette maison, je lui laisserai la place et me réfugierai dans un hospice pour indigents où je mourrai de chagrin !
Sur ce, la mère s’enferma dans sa chambre, pleurant toutes les larmes de son corps. Elmer, que sa maman avait boudé deux jours, dut la persuader qu’il avait parlé en l’air. Il ne recommença pas.
Fiona n’avait pas été plus chanceuse. Un soir, l’aînée des demoiselles Kirkham lança – alors que la famille entière s’apprêtait à regarder la télévision :
— Une de nos collègues nous a annoncé son prochain mariage. Le sergent avait répondu d’un ton définitif :
— Elle doit être malheureuse chez elle.
— Vous croyez, daddy ?
— Quand on est heureux dans son foyer, je ne vois pas pourquoi on le quitterait ?
Constance – celle qui avait le plus d’audace – ricana :
— Alors, tous les bébés naissent de mamans malheureuses ?
Kirkham détestait qu’on lui tînt tête.
— Je ne comprends pas les raisons de cette conversation ridicule !
Fiona répliqua :
— Parce qu’il faudra bien qu’un jour ou l’autre, nous nous mariions.
— Ce n’est pas demain la veille !
— Et pourquoi ?
Le père flanqua un coup de poing sur la table en criant :
— Parce que je le dis !
Il y eut un silence et Kirkham ajouta d’une voix menaçante :
— Écoutez-moi bien ! Aucune de vous ne se mariera sans ma permission. Que vous soyez majeure ou pas, je m’en fous ! D’ailleurs, pour moi, vous ne le serez jamais. Et si j’apprends qu’une de vous se laisse aller à flirter sans mon autorisation – que je ne donnerai d’ailleurs en aucun cas – je lui tords le cou et à son galant aussi, et je les expédie tous deux le nez dans la luzerne ! Maintenant, l’incident est clos, regardons la télévision.
* *
*
Toutefois, et pour des raisons diverses, ce mardi de juin avait débuté dans l’enchantement tant pour Elmer Rufford que pour Gerald Holcombe. En arrivant au bureau, le sergent avait appelé Elmer :
— Vous ne vous imaginez quand même pas, mon garçon, que vous êtes entré dans la police pour vous tourner les pouces, hein ?
— Oh ! non ; chef.
— Tant mieux. Voyez-vous, Rufford, un bon flic est un type qui ne se repose jamais, qui ne dort pas et reste insensible aux intempéries. Dans l’espèce humaine, le flic occupe une place à part. À l’heure où les autres dorment, il se balade. Quand il fait froid et que les citoyens demeurent au coin du feu, lui doit rester dehors. Lorsqu’il pleut et que ses contemporains se mettent à l’abri, il se promène sous la pluie.
— Je sais, chef.
— Ah ! vous savez ! Savez-vous que cette nuit, vous effectuerez votre première ronde ?
— Merci, chef !
— Je commence à me demander si vous n’êtes pas un peu piqué, Rufford… Enfin, il faut bien que je fasse avec ce que j’ai… Vous remplacez Janssen. Il vous expliquera.
— À vos ordres, chef !
* *
*
À peu près au même instant, Kevin Ardeath annonçait à son secrétaire :
— Gerald, j’avais oublié de vous prévenir que je m’absente toute la journée de demain, vendredi. Je rentrerai samedi dans la matinée. Je me rends à Londres. Un rendez-vous de l’amitié et non d’affaires. J’ai donné congé aux domestiques. Quant à vous, vous pourrez donc disposer de votre temps, lorsque vous aurez vu le courrier. À lundi, mon garçon, et présentez mes hommages à Miss Leyland que vous réussirez peut-être à convaincre de vous épouser.
— Merci, Sir… Je vais demander à Camilla de dîner demain avec moi au Malborough.
— Bravo !
Avant de sortir, Kevin tapa amicalement sur l’épaule de son secrétaire. Ardeath n’était pas encore monté dans sa voiture qu’Holcombe appelait l’hôpital Meredith. La jeune fille étant de garde pendant le week-end, Gerald avait dû renoncer à passer quelques heures avec elle le samedi et le dimanche. Le départ de son patron le libérait merveilleusement. Il lui expliqua leur chance inattendue et obtint de Camilla la promesse de lui consacrer sa soirée du lendemain.
* *
*
Lorsqu’elle aperçut Elmer, Fiona commença à jeter, à droite et à gauche, des coups d’œil inquiets tant elle craignait de voir apparaître la silhouette menaçante de son père. Rassurée, elle courut à son amoureux et ensemble, ils filèrent vers le refuge, « The Common ».
— Comment se fait-il que vous soyez libre à cette heure-ci, Elmer ?
— Tenez-vous bien, chérie : j’effectue ce soir ma première ronde de nuit !
— Ah !
L’évident manque d’enthousiasme de sa compagne refroidit l’ardeur du policeman.
— Vous ne trouvez pas cela épatant ?
— Ma foi…
— Pendant que mes concitoyens dormiront, je veillerai sur leur sommeil !
— En somme, ils se reposeront pendant que vous vous fatiguerez ?
— Si on veut considérer les choses sous cet angle…
Dépité, Elmer devait reconnaître que Fiona se montrait nettement allergique aux grandeurs du métier de policeman. Sottement, il pensa trouver un exemple de poids en évoquant l’ombre redoutée du sergent.
— Votre père que vous admirez tant, n’a pas fait autre chose pendant une partie de sa vie.
— Il est mon père, pas mon mari ! Je me rappelle la triste existence de ma mère, toujours en train de guetter le retour, d’un époux rentrant à son foyer à des heures impossibles, éreinté, amer et de méchante humeur. Quand nous serons mariés, effectuerez-vous encore des rondes de nuit ?
— Oui, sans doute…
Fiona se leva.
— Alors, Elmer, il est préférable de cesser de nous voir. Je ne veux pas vivre la même vie que ma mère et la nuit, je préfère que mon mari soit à mes côtés plutôt que d’arpenter les rues de la ville. Adieu.
— Non, Fiona, non ! ne partez pas ! Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?
— Vous ne serez pas en peine d’en dénicher une autre !
— Mais c’est vous que j’aime !
Quoiqu’elle manquât d’expérience, Miss Kirkham sentit la sincérité de ce cri et se rassit.
— Elmer, il faut regarder les choses en face.
Il était prêt à tout pour qu’elle ne s’en aille point.
Fiona enchaînait :
— Vous êtes intelligent, travailleur… Vous ne pouvez donc pas, si vous m’aimez vraiment, demeurer un simple constable.
Éperdu, Rufford gémit :
— Vous n’exigez quand même pas que j’abandonne mon métier ?
— Non… mais si vous désirez m’épouser, vous devez entrer à l’école des sergents et plus tard devenir un détective du C.I.D… C’est le regret de mon père de n’avoir pu y pénétrer…
— Je… je n’en serai jamais capable !
— Je déteste les gens qui n’ont pas confiance en eux.
— Fiona… pour que ma demande ait une chance d’être prise au sérieux, il faudrait que j’accomplisse un véritable exploit qui attirerait sur moi l’attention des huiles du Yard !
— Puisque vous savez ce qu’il faut faire, faites-le.
— Mais enfin, comment accomplir un exploit à Tunbridge Wells ?
— C’est votre problème. En tout cas, je ne serai pas votre femme tant que la ville tout entière ne parlera pas de vous.
Quand la jeune fille se fut éloignée, Elmer se convainquit qu’on ne devait pas trouver un homme plus malheureux que lui sur la surface de la terre. Il rentra chez lui, désespéré.
* *
*
Depuis qu’elle avait appris que son fils allait effectuer sa première ronde de nuit et qu’une partie de la ville s’endormirait en confiant le soin de sa sauvegarde à Elmer qu’elle avait mis au monde, Mrs Rufford débordait de vanité. Pour elle, son garçon était toujours le baby qu’elle langeait et dont, inquiète, elle surveillait les moindres mouvements, contrôlait les plus infimes initiatives. À l’idée que c’était à son enfançon que des quartiers de Tunbridge Wells s’en remettraient pour dormir en paix, elle ne put se tenir de rire. Aussi fut-elle choquée de voir le visage de son fils, entrant pour se préparer à sa tâche.
— Qu’avez-vous, Elmer ?
— Que voulez-vous que j’aie ?
— Vous arborez une mine, épouvantable !
— Mais non, mais non…
— Insinueriez-vous que je perds l’esprit ?
— Voyons, mère…
— Elmer, je vous avertis : vous ne m’avez jamais menti, je ne tolérerai pas que vous commenciez aujourd’hui !
— Mère, je vous en prie… laissez-moi tranquille… je suis malheureux…
— Malheureux ? vous ? alors que vous avez, ici, tout ce que vous pouvez désirer ?
— C’est autre chose…
— Quoi ?
Alors, il se passa un événement inouï que nul – connaissant les Rufford – n’aurait cru possible.
D’un seul coup, et sans que rien ne l’ait laissé prévoir, Elmer oublia vingt-trois années de servitude et devint un homme.
— Ça ne vous regarde pas !
La bouche ouverte, les yeux ronds, le cerveau bloqué, Ethel essayait de comprendre. Elle ne voulait pas se laisser prendre aux apparences parce qu’il était impossible que son petit Elmer si sage, si obéissant, manifestât une pareille ingratitude.
— Elmer, je préfère ne pas avoir entendu.
— Dois-je vous répéter que cela ne vous regarde pas ?
— Oh !… un monstre ! Voilà ce que vous êtes ! un monstre !
— Sous prétexte que je ne tiens pas à étaler ma vie privée ?
— Pour votre mère, vous n’avez pas le droit d’avoir des secrets !
— Vous vous trompez !
Ethel eut, naturellement, recours aux larmes qui laissèrent son rejeton de glace.
Alors, Mrs Rufford, changeant de tactique, tomba dans la banalité, voire dans la vulgarité.
— J’ai compris ! vous vous détachez de moi !
— Pas du tout.
— Et je sais pourquoi ! Il y a une femme là-dessous ! Seule une femme peut dresser un fils contre sa mère ! Vous devriez avoir honte de repousser votre mummy pour une gourgandine !
Elmer ne pouvait tolérer qu’on parlât en ces termes de celle qui demeurait, à ses yeux, en dépit de son abandon, la merveille des merveilles. Il rugit :
— Je vous interdis de traiter Fiona de la sorte ! C’est une fille honnête qui…
Un long ricanement maternel interrompit la plaidoirie.
— Honnête ! Une fille qui couche avec le premier venu !
Comme s’ils étaient honteux, l’une de ce qu’elle avait dit, l’autre de l’avoir entendu, les adversaires se turent. Elmer, le premier rompit le silence :
— Je vais me mettre en tenue… Mère, ne parlez plus jamais ainsi que vous venez de le faire, sinon je quitterai définitivement la maison.
Sur ce, Rufford se glissa dans sa chambre et quand il en ressortit, il avait fière allure dans sa tunique qui lui allait à la perfection. Il affectait un air durcissant ses traits encore poupins.
— Bonsoir, mon fils. J’espère que la paix nocturne vous rendra votre bon sens.
— …et qu’elle vous apportera, à vous, le goût de la mesure.
Tandis que Rufford gagnait le bureau de police sis dans Crescent Road, Ethel, se coiffant d’un ridicule petit chapeau, empoignait son sac, son parapluie dont elle ne pouvait se séparer et se hâta en direction de la demeure de David Appledon, le boucher, sur lequel elle comptait pour découvrir l’identité de cette Fiona, de cette impudique voleuse d’enfant.
* *
*
Le sergent jeta un coup d’œil critique sur la tenue de Rufford et se moqua :
— Ma parole, on dirait que vous vous rendez au bal !
Rogue, Elmer répliqua :
— Parce qu’il est nécessaire d’être négligé pour faire son boulot ?
Kirkham, d’abord surpris, s’abandonna vite à son humeur coléreuse.
— Dites-moi, mon garçon, qui vous a appris que l’on pouvait se permettre de répondre sur ce ton à un supérieur ?
— Seulement quand ce supérieur pose des questions stupides n’ayant rien à voir avec le service.
Le sergent dut, prestement, dégrafer son col pour ne pas étouffer.
— N… de D… ! Rufford, vous me paierez cette réponse !
— Abus de pouvoir, hé ?
Kirkham attrapa les dossiers qui s’empilaient sur son bureau, les jeta à terre et hurla :
— Ramassez-les !
— Non !
— Prenez garde !
— Votre geste sadique, sergent, suivi d’un ordre inadmissible est une atteinte à ma dignité d’homme et de citoyen.
— Je ferai un rapport !
— J’en rédigerai un, moi aussi !
— Vraiment ? et pour qui vous prenez-vous donc ?
— Pour quelqu’un qui en a plus qu’assez de votre acharnement à le brimer.
— Voyez-vous ça ? Eh bien ! Constable Rufford, il y a un moyen très simple pour échapper à mon autorité demandez votre changement ?
— Je me propose de préparer l’examen d’entrée à l’École des Sergents et plus tard celle de Hendon, pour devenir un policier du C.I.D.
Le rugissement de joie que poussa le sergent retentit dans l’immeuble, attirant pas mal de monde dans son bureau et entre autres, le commissaire Galgate. Ce dernier s’enquit sèchement :
— Qu’est-ce qu’il vous prend, Kirkham ?
L’interpellé s’essuya les yeux, avant de répondre, en bégayant de joie :
— Vous… Vous ne connaissez pas les projets de ce freluquet ? Entrer à l’École des Sergents.
Il y eut des rires qui firent rougir Elmer, tremblant de rage. Galgate renvoya chacun à ses occupations et, lorsqu’ils ne furent plus que trois, il remarqua :
— Sans doute est-ce un peu prématuré pour un débutant, cependant la chose n’a rien de grotesque en soi, sergent. Rufford, pourquoi souhaitez-vous partir ?
— Pour devenir un jour – et le plus tôt possible – sergent !
— Pour quelles raisons, « le plus tôt possible » ?
Le garçon avait mangé du lion et était résolu, désormais, à attaquer tous ses adversaires de front. Montrant Kirkham du menton, il répondit :
— Pour pouvoir épouser sa fille, Fiona. Je l’aime et elle m’aime. Seulement, elle ne veut pas que je reste constable de peur que je devienne comme son père.
Alors, dans cette pièce, où quelques instants plut tôt, les sarcasmes du sergent faisaient chanter tous les échos, régna un calme profond, total, semblable, par sa qualité, à ce grand silence décrit par les cap-horniers, annonciateur des plus effroyables tempêtes. Kirkham, qui paraissait avoir été foudroyé, se tourna lentement vers Galgate et s’enquit dans un souffle :
— Vous avez entendu ?
Son supérieur acquiesça d’un hochement de tête. Le sergent revint à Elmer.
— Vous avez bien dit que vous désiriez épouser ma fille, Fiona ?
— Exactement.
Kirkham prit Galgate à témoin.
— Il ose me lancer ça en pleine figure ! Vous n’avez pas peur ! Il n’a pas peur ! J’ai le sentiment qu’il ne se doute pas que je suis sur le point de l’étrangler, ce voyou !
Le commissaire se fâcha :
— Arrêter de proférer des stupidités, Kirkham !
— Et je crois même vous avoir entendu affirmer que vous aimiez ma fille et qu’elle vous aimait.
— Je l’aime et elle m’aime.
— Puis-je vous demander comment vous avez connu ma malheureuse enfant ?
— Un dimanche à Hawkenbury… Je lui ai offert un ice-cream !
— Ça y est ! Je vous tiens ! détournement de mineure !
Galgate réclama des précisions :
— Fiona n’est-elle pas une de vos cadettes ?
— Si.
— Une petite blonde potelée et rieuse ?
— Elle ne sera plus longtemps potelée ni rieuse !
— Alors, si je ne me trompe, elle doit avoir vingt et un ans, votre Fiona ? Elle est donc majeure !
— Pour moi, non !
— Et si vous cessiez de vous conduire sottement, sergent ?
— Je me propose de me conduire plus sottement encore, monsieur ! car aussi vrai que nous sommes là tous les trois, je vais étrangler ce voleur de mes propres mains !
— Cela suffit, Kirkham ! Rufford, allez prendre votre service.
Au moment où Elmer franchissait le seuil du bureau, le sergent hurla :
— Je vous fiche mon billet que vous n’êtes pas près de revoir Fiona ! Je vais la coller dans un couvent !
Le jeune constable se retourna et, dans un sourire :
— Bah ! Il vous restera cinq filles, chef ! j’aurai encore le choix.
Kirkham voulut se jeter en avant mais Galgate le retint. Tandis que la porte se refermait sur l’amoureux de Fiona et que le sergent regagnait son siège, le commissaire remarqua :
— Sergent, je me demande si vous êtes encore capable d’exercer un commandement. Votre manque de sang-froid semblerait prouver le contraire.
— Chef, vous avez entendu ce minable ! S’il se figure que je le laisserai démolir ma famille, il se trompe !
— Si tous les garçons amoureux devaient être éliminées par des pères égoïstes, j’augurerais mal de l’avenir de la Grande-Bretagne.
— Ce n’est pas pareil !
— En quoi ? Les demoiselles Kirkham seraient-elles d’une essence supérieure ?
— Chef, vous ne comprenez pas !
— Oh ! si… Vous êtes de ces pères qui pensent beaucoup plus à eux qu’à leurs enfants. Contrairement à ce que votre jalousie vous entraîne à professer, j’estime que Rufford est, pour nous, une excellente recrue. Ne ricanez pas, vous me fâcheriez pour de bon. Au surplus, ces jeunes gens me semblent fort raisonnables puisqu’ils n’envisagent le mariage que lorsque Rufford sera sergent.
— Ce ne sera pas demain la veille !
— Peut-être l’avant-veille. En tout cas, Kirkham, je vous avertis que si je m’aperçois que vous ennuyez votre subordonné en quoi que ce soit, je vous sacque. Tenez-le-vous pour dit !
* *
*
Fiona avait du chagrin. Son apparente rupture avec Elmer la bouleversait. Elle l’aimait, mais pas au point cependant d’accepter la vie étriquée que leurs modestes emplois promettaient et si les babies arrivaient plus vite que prévu, il en résulterait une gêne que la jeune fille se savait incapable de supporter. Adela, son aînée et sa confidente, essayait vainement de la consoler en lui affirmant qu’elle avait parfaitement agi en imposant une épreuve difficile à son chevalier servant. Daisy et Constance, âgées respectivement de vingt et dix-neuf ans, romanesques, transportées par les histoires d’amour suivies bouche bée à la télévision, se voulaient les supporters les plus enthousiastes. Quant à Francès et Maud – seize et quatorze printemps – elles calculaient de combien de chocolats, d’ice-creams et de sacs de pop’corns, elles pourraient faire payer leur silence complice.
La clef paternelle tournant dans la serrure résonna à la façon d’un glas dans le cœur de Fiona tandis que le bruit, cependant léger, figeait ses sœurs dans une attente anxieuse. Prenant un air paterne, Kirkham – après que ses filles l’eurent aidé à enfiler sa veste d’intérieur, à quitter ses chaussures et mettre ses pantoufles – poussa un soupir d’aise, alluma minutieusement sa pipe et, ayant rassemblé ses rejetonnes en demi-cercle devant lui, parla en ces termes :
— Figurez-vous que de mauvaises langues s’amusent à faire courir de méchantes histoires sur leurs concitoyens. Pourquoi ? On l’ignore… Perversité profonde ? amertume éternelle ? simple désir de nuire ? jalousie et lâcheté ? Toujours est-il que nous ne nous soucions guère de ces messages anonymes nous parvenant chaque jour et moi, moins que tout autre. Je laisse le soin de récolter ces saletés aux plus incapables de mon service, du genre de cet Elmer Rufford que je dois supporter.
Sans en avoir l’air, le sergent surveillait Fiona. Il la vit rougir et constata qu’elle était sur le point de protester. Il faillit éclater, mais parvint à se contenir.
— Seulement les choses ont changé quand j’ai vu qu’on s’en prenait à mes filles.
Sans se concerter, les demoiselles poussèrent à l’unisson, un oh ! de stupeur indigné.
— Un ignoble individu m’apprend que le dimanche, dans le parc d’Hawkenbury, vous permettriez à un garçon de se mêler à vos entretiens et même vous le laisseriez – paraît-il – vous offrir des ice-creams !
Elles ne se récrièrent plus, tant la peur leur nouait le ventre.
— Naturellement, je n’ai pas cru une seconde à pareilles calomnies…
Raide, blême, Fiona répliqua d’une petite voix pointue :
— Vous avez eu tort, dady.
Francès et Maud eurent, pour leur aînée, les regards que durent avoir les chrétiens lyonnais lorsqu’ils virent leur sœur Blandine entrer dans l’arène.
Le sergent gronda :
— Vraiment ?
Adela, courageuse, se porta au secours de Sa cadette.
— Elle n’a rien fait de mal !
— Vous trouvez que désobéir à son père, se rendre à des rendez-vous clandestins est correct ?
— Fiona est amoureuse !
— Pas possible !
— C’est de son âge, non ?
— En somme, Adela, vous l’approuvez ?
— Tout à fait. Le jeune homme est très bien.
— Parc que vous avez, sans doute, une grande expérience des hommes, de leurs pièges, de leurs ruses ?
— Non, mais…
— À propos, n’étiez-vous pas chargée de veiller sur vos cadettes ?
— Si.
— Avez-vous rempli votre mission ?
— Non.
— M’autorisai-je à vous demander pourquoi ?
Daisy se jeta dans la bataille en criant :
— Parce qu’on en a marre d’être traitées comme des babies !
Une gifle l’envoya s’asseoir sur le tapis. Adela protesta :
— C’est honteux !
À son tour, elle reçut une taloche qui lui mit du sang aux lèvres. Fiona hurla :
— Vous êtes fou ou quoi ?
— Votre tour arrive, ma chère.
Tandis que, terrorisées, Francès et Maud, se serraient l’une contre l’autre dans un seul fauteuil, Kirkham, ayant ôté sa ceinture, administrait une mémorable raclée à sa cadette. Quand il eut terminé, il déclara :
— Voilà, je l’espère, de quoi vous faire réfléchir. Aucune de vous ne fréquentera un garçon sans ma permission. Et maintenant, montez dans vos chambres, toutes les trois… Je veux vous oublier jusqu’à demain.
Lorsque le présentateur de la chaîne de T.V. que Kirkham regardait ce soir-là, eut souhaité une excellente nuit à ceux qui l’écoutaient, le sergent quitta son fauteuil, répondit au bonsoir de Francès et de Maud, mais refusa de les embrasser car, par leur silence sur les agissements de leur sœur, elles avaient trahi la confiance de leur père. Avant d’entrer dans sa chambre, Kirkham entrouvrit doucement celle de Fiona et prêta l’oreille. N’entendant rien, le sergent s’étonna. Il avait beau posséder le plus sale caractère du comté de Kent, témoigner du plus monstrueux égoïsme et se conduire avec une brutalité parfois démente, il aimait ses filles. Une odeur de médicament frappa ses narines. Il chuchota :
— Fiona… dormez-vous ?… Fiona…
N’obtenant pas de réponse, il donna de la lumière. Le lit n’était pas défait. Un tiroir de la commode mal refermé attira son attention. Il visita le meuble et constata qu’il était vide. En même temps, il remarqua l’absence de la belle valise qu’il avait offerte à Daisy pour Noël. Elle était partie ! Elle avait osé ! Hors de lui, affolé, il ressortit sur le palier en hurlant :
— Adela !
Son appel ne fit pas apparaître Adela, mais Francès et Maud, déjà en pyjama. La chambre d’Adela se révélait aussi vide que celle de Fiona et ce fut la même chose chez Daisy qui, en plus, avec un morceau de savon, avait écrit sur la glace : « Vive la libération de la femme ! ». Kirkham demeurait planté au haut de l’escalier. Le vertige lui secouant la cervelle, l’empêchait de mettre deux idées à la suite l’une de l’autre. Les petites s’approchèrent :
— Daddy…
Il les écarta brutalement :
— Vous ne valez pas mieux qu’elles ! Filez vous coucher !
Elles obéirent et il resta seul. Il descendit lourdement l’escalier. Au salon, il but une forte rasade de whisky et se laissa tomber dans un fauteuil. Ainsi, elles avaient osé, les monstres ! les ingrates ! Pour s’apaiser, il rumina les punitions effroyables qu’il leur infligerait quand elles reviendraient, car elles reviendraient obligatoirement. Il pourrait aller les chercher chez leurs employeurs, mais il ne le ferait pas. Il voulait qu’elles rentrent, repentantes, la tête basse. Il se plaisait à imaginer la scène et à admirer le rôle qu’il y jouait. Rasséréné, il s’apprêtait à quitter son siège lorsqu’une pensée le cloua sur place : tout ce qui était arrivé était de la fauté d’Elmer Rufford, qui avait débauché ses filles ! La colère reprit possession du sergent Kirkham qui, devant la photographie de sa femme souriant dans un cadre en bois des îles, jura qu’il ne laisserait à personne le soin d’envoyer l’infâme suborneur, le nez dans la luzerne.
* *
*
Pendant que se déroulait ce drame domestique, Camilla et Gerald passaient une soirée beaucoup plus agréable. Grâce à la compréhension d’une amie qui accepta de la remplacer, la jeune fille avait pu se rendre libre et à huit heures trente, faisait une entrée remarquée au « Malborough », le restaurant le plus chic de Tunbridge Wells. Holcombe avait – avec la complicité d’Edwards, le maître d’hôtel – composé un menu de gourmet où un Pomerol d’une bonne année, apportait la note d’élégance qui semblait indispensable à l’existence de Miss Leyland, en dépit de son sévère métier.
Les deux convives dégustaient un soufflé au marasquin lorsque Gerald posa sa main sur celle de sa compagne.
— Chérie, vous ne pouvez retarder plus longtemps votre décision… Vous savez combien je vous suis attaché, je crois que vous tenez à moi, alors, je vous en prie, laissez-moi annoncer nos fiançailles…
— Ce n’est pas possible…
— Pourquoi ?
— Gerald chéri, je vous l’ai dit et répété cent fois : si je me marie, je ne pourrai plus exercer mon métier…
— Je gagnerai suffisamment pour nous deux. Chez Mr Ardeath, je reçois beaucoup plus d’argent que je n’en dépense…
— Je ne saurais m’en empêcher… j’ai peur de l’avenir…
— Rassurez-vous, chérie. J’ai signé, il y a deux mois, une assurance sur la vie à la « America Life Cie » en votre faveur. Maintenant, énumérez-moi les derniers obstacles à éliminer pour que vous acceptiez de devenir ma femme ?
— Gerald, je suis très émue… Pour rien au monde, je ne voudrais paraître intéressée à vos yeux, mais je ressens une peur panique de la pauvreté et même de la gêne… Je suis née dans le Yorkshire et suis venue à Londres quelques mois. Contrairement à ce que racontent les héroïnes romanesques, mes parents n’étaient pas tarés… C’est la maladie et la maladie seule qui les a voués à la misère dans laquelle j’ai réussi à vivre et à grandir. Ce logement où j’ai passé mon adolescence… parmi une humanité réduite à une existence végétative avec des crises de fureur bestiale… J’en ai gardé un souvenir épouvanté… Il m’arrive d’y rêver encore la nuit et de pousser des cris. Gerald, essayez de comprendre… J’ai été marquée pour la vie par cet enfer.
— Vous ne risquez plus rien maintenait, ma chérie, et je vous rendrai si heureuse que vous oublierez ces tristes images.
— Je pense, en effet, que vous y parviendrez.
— Alors, c’est oui, Camilla ?
Elle le regarda franchement dans les yeux et, l’air grave, répondit :
— C’est oui, Gerald.
Il lui prit la main, l’embrassa avec passion.
— La formule est banale, chérie, mais croyez-moi si je vous jure que ce soir est le plus beau soir de ma vie. Edwards ? du champagne !
Ils trinquèrent à leur bonheur futur. Reposant sa coupe, Holcombe déclara :
— Maintenant, il est temps de penser à votre bague de fiançailles. Voulez-vous que nous allions demain chez Marden et Peasmarth ? Je sais qu’ils gardent dans leur coffre quelques pierres magnifiques et ils me connaissent trop pour essayer de me rouler.
À son tour, elle prit sa main dans les siennes.
— Gerald, je vous en prie, ne faites pas de folie pour moi… Voir gaspiller de l’argent m’est pénible… Je ne suis pas tout à fait guérie…
— N’ayez pas de souci, chérie… Je n’ai pas une grosse fortune, mais très vite, je risque d’être riche.
— Comment cela ?
— Pour que vous n’oubliiez jamais cette soirée, je vais vous confier ce que je n’aurais dit à personne : je suis sur le point de réussir un gros coup !
— Pouvez-vous m’expliquer ?
— Bien sûr, Camilla. Je n’ai pas l’intention d’avoir le moindre secret pour vous.
Le maître d’hôtel s’approcha :
— On demande Mr Holcombe au téléphone.
— Moi ? mais personne ne sait que je suis ici !
Edwards sourit :
— Il faut croire que si, sir.
Gerald s’excusa auprès de la jeune fille et se dirigea vers la cabine téléphonique. Quand il revint à sa table, au bout de quelques minutes, il avait l’air soucieux. Camilla s’alarma :
— Des ennuis ?…
— Ardeath… Je me souviens, maintenant, de lui avoir dit que nous dînerions ici. Il m’appelait de Londres… il est avec des diamantaires… L’un d’eux s’apprête à lui faire une offre pour un écrin de six belles pierres, d’une eau parfaite et d’un volume égal… Un ensemble unique, sans doute le joyau de sa collection… Pourquoi diable, désire-t-il s’en défaire ?
— Et pour quelles raisons vous appelle-t-il de Londres ?
— Il ne se rappelle plus le prix qu’il a payé cet ensemble. Il veut que je me rende au bureau et que je consulte le dossier de ce bijou.
— Cela signifie-t-il que notre soirée est terminée ?
— Je le crains… Vous m’en voulez, chérie ?
— Je ne suis pas une fille à caprices… Depuis longtemps, je sais qu’il faut tout sacrifier au devoir. Vous me téléphonez demain ?
— À l’aube !
— Tout de même pas.
Il l’aida à se lever.
— Sûr que vous n’êtes pas fâchée ?
— Me croiriez-vous aussi enfant ?
— Je vous raccompagne, n’est-ce pas ?
— Je l’espère bien !
Alors qu’elle abandonnait la voiture d’Holcombe devant le perron de sa demeure, elle se pencha vers son compagnon.
— Merci pour cette merveilleuse soirée, malheureusement écourtée.
Elle embrassa Holcombe qui l’étreignit. En se dégageant, Camilla chuchota :
— Aimez-moi comme je vous aime, Gerald et je serai la plus heureuse des femmes.
* *
*
Ethel Rufford, la tête serrée dans un bonnet, les mains au creux de la poitrine, sous la protection de saint Georges, n’en finissant pas de transpercer un dragon dont le temps avait terni les écailles, dormait de ce sommeil égal propre aux âmes pures qui n’ont ni désir ni regret, ni enthousiasme ni angoisse, ni soucis importants ni joies profondes. De violents coups de sonnette arrachèrent Ethel à ce lac de silence, aux eaux immobiles où elle reposait.
Assise sur son séant, Mrs Rufford se demanda si elle ne rêvait pas. Mais cette sonnette qui ne cessait de retentir, lui affirma quelle était éveillée. Elle passa sa robe de chambre, glissa les pieds dans des pantoufles, donna de la lumière et collée contre la porte d’entrée, s’enquit :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police !
Tout de suite, pensant qu’il était arrivé un accident à Elmer, elle se hâta d’ouvrir et demeura médusée devant l’énorme silhouette se dandinant sur son seuil :
— Qui… qui êtes-vous ?
— Sergent Clement Kirkham de la police municipale.
— Seigneur ! mon fils a eu un malheur !
— Pas lui, moi !
Le sergent poussa doucement Mrs Rufford qui recula.
— Je peux entrer ?
— Pour… pourquoi ?
— Deux ou trois questions à vous poser.
Ils prirent place en face l’un de l’autre. Son visiteur ne se décidant pas à parler, Ethel chuchota :
— Alors ?
Kirkham la fixa d’un regard lourd et Mrs Rufford, remarquant ses sclérotiques jaunies, décida que cet homme buvait. D’ailleurs, il lui semblait que son haleine sentait le whisky et elle eut un haut-le-corps de dégoût.
— J’étais décidé à ne pas bouger. Je voulais qu’elles reviennent d’elles-mêmes et qu’elles me demandent la permission d’entrer dans la maison qu’elles avaient désertée. J’aurais pardonné et puis, je serais allé le trouver, lui ; et je lui aurais flanqué une belle raclée qui l’eut envoyé le nez dans la luzerne avant de l’expédier à l’hôpital et peut-être à la morgue !
— Qui ça !
— Vôtre sacré voyou de saloperie de fils, Mrs Rufford !
— Mon Elmer ! Seigneur, mon Dieu ! Vous êtes fou ou quoi ?
— Ne faites pas tant de chichis et dites-moi où vous les avez cachées ?
— Qui ?
— Mes filles !
Ethel commença d’avoir peur, pour de bon. Elle était en présence d’un dément et ne pouvait appeler à l’aide, le malade ne le lui permettrait pas et il n’y avait personne, susceptible de lui porter secours. Elle tenta de raisonner le furieux.
— Pourquoi vos filles seraient-elles chez moi ?
— Parce que votre damné rejeton les a enlevées !
Ahurie, elle s’étonna :
— Il en a enlevé plusieurs ?
— Trois !
— Oh ! mais… mais pour quoi faire ?
— Pour me faire chanter !
Complètement perdue, la pauvre Mrs Rufford coulait à pic dans un univers où plus rien n’avait de sens. Stupidement, elle répéta :
— Pour vous faire chanter…
— Sous prétexte qu’il aime ma fille, Fiona, et qu’il prétend l’épouser…
Du coup, on revenait dans un monde qu’Ethel connaissait, comprenait. Folle de rage, elle cria, à son tour :
— Elmer veut se marier sans m’en demander la permission, sans même m’en avoir parlé ! Cette Fiona doit être une fameuse dévergondée !
— Attention ! il s’agit de ma fille !
— Votre fille ou pas, c’est une dévergondée !
— Je n’accepte pas que vous…
— Je m’en moque ! et d’abord, de quel droit entrez-vous chez moi sans y avoir été invité ?
Sous le regard incompréhensif du sergent, la petite dame grise et terne, s’était muée en furie.
— Je… je cherche mes filles…
— Que viendraient-elles faire dans une maison honnête ? D’après ce que vous m’apprenez, elles n’appartiennent pas au genre de personnes que je reçois !
— Mais, Mrs Rufford…
— Et j’ajoute que si jamais ces effrontées ont l’audace de sonner à cette porte, je les ferai déguerpir à coups de balai !
* *
*
À l’heure où se déroulaient ces petites aventures, Elmer, ayant oublié ses grandes colères de la soirée, arpentait lentement son royaume éphémère et nocturne. Dans le silence, ses pas résonnaient entre les façades des maisons endormies. Devant chacune des portes cochères placées sur son chemin, Rufford pensait à ceux qui habitaient là et il sentait une allégresse dynamique le soulever à l’idée que ces gens dormaient en paix à cause de lui.
Quittant Grove Hill Road, le jeune constable s’engagea dans les Mountfields Gardens où habitait Kevin Ardeath. Elmer connaissait bien celui qu’à Tunbridge Wells, on appelait admirablement le « roi Kevin » car c’est lui qui avait été chargé de placer, à domicile, les billets de la loterie annuelle de la police. Le visage du secrétaire – Holcombe – lui était également familier. Rufford s’amusait à imaginer ce que serait sa vie si, par un caprice du sort, la fortune du « roi Kevin » lui échéait. D’abord, il épouserait Fiona, son père n’ayant plus aucune raison de refuser la main de sa fille à un garçon apportant quelques centaines de milles livres en dot. Puis, il quitterait la police et emmènerait sa jeune épouse en Europe pour lui faire connaître les abominables voluptés du vieux continent que Mrs Rufford décrivait – par ouï-dire – comme émanées des ultimes cercles de l’Enfer. Tout en soliloquant, Elmer était arrivé devant la villa d’Ardeath et soupira de convoitise. Soudain, tous les sens en alerte, il vit une lumière se déplaçant derrière la fenêtre que le constable savait être celle du bureau d’Ardeath. Pourquoi la personne qui se trouvait dans la pièce n’allumait-elle pas l’électricité ? La seule réponse était que ladite personne ne devait pas se trouver où elle était. Une bouffée d’enthousiasme lui monta à la tête. Il allait être celui qui avait pris au collet le voleur du « roi Kevin » ! Quelle gloire ! C’est le sergent qui aurait le nez dans la luzerne !
Serrant son bâton dans la main droite, Rufford poussa la porte cochère de la main gauche et appuya sur le bouton électrique. Le voyou avait saboté l’installation. Elmer monta l’escalier à pas de loup, mais au moment où il arrivait sur le palier, quelqu’un sortait du bureau. Rufford demanda avec autorité :
— Qui êtes-vous ?
— Et vous ?
Gerald alluma sa torche et s’exclama :
— Un constable ! que diable, fichez-vous là ?
— Je me pose la même question en ce qui vous concerne, sir !
— Moi ? Je suis Holcombe, le secrétaire de Mr Ardeath.
La lumière de la torche, que Gerald braqua sur son visage, confirma, ses propos.
— Pourquoi n’y a-t-il pas d’électricité ?
— Je l’ignore.
— Puis-je vous demander les raisons de cette visite tardive ?
— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais j’aime mieux vous confier simplement que mon patron m’a téléphoné de Londres, au « Malborough », pour me prier d’aller immédiatement chercher une pièce dans un certain dossier.
— À cette heure-ci ?
— Je dois lui téléphoner le renseignement réclamé. Ici, le téléphone ne marche pas ! Je rentre chez moi.
Les deux hommes repartirent de compagnie et se séparèrent en arrivant dans Grove Hill Road. Pendant qu’Holcombe se hâtait vers sa demeure, Elmer reprenait sa patiente déambulation dans cette nuit tranquille entre toutes.