Chaque année, nous prenons quinze jours de vacances. Christina en est malade, parce que c’est papa qui nous remplace alors à la teinturerie : papa est vieux, il se trompe dans les numéros, mélange les piles et perd les fiches. Le plus simple serait évidemment de fermer, seulement La Reine Blanche ne ferme jamais. Question de principe, question de fierté : papa n’en démord pas. Trois générations sans fermer, sauf le dimanche. Mais Christina se sent tout de même obligée de partir quinze jours, parce que c’est lui qui nous a offert la caravane.

Papa aime bien se retrouver seul avec les clients, en fait ; ce sont ses vacances à lui. Quinze jours, c’est bon – après on lui manque. Alors chaque 1er août, j’attelle la caravane à la voiture, et on va la promener. Il ne faut pas trop se plaindre. Un chien, par exemple, ça se sort tous les jours.

La première année, Christina a voulu montrer la Bretagne aux enfants. Camping trois étoiles au bord de la plage. Le premier jour, nous avons ramassé des crevettes ; le deuxième jour, un pétrolier s’est échoué. L’été suivant, elle a choisi la côte basque : il a plu tout le temps. L’année dernière nous étions en Espagne, entourés de Belges et tout sentait la frite. Il paraît que j’ai fait la gueule, alors Christina m’a dit : Puisque tu es si malin, cette année c’est toi qui réserves.

*

Je n’étais encore jamais venu dans cette rue. Elle est au bout d’un vieux quartier, adossée à la colline, et ne doit voir le soleil qu’une ou deux heures par jour. Ce n’est plus vraiment la ville, les maisons sont basses, les enseignes écaillées et le stationnement gratuit, mais ce n’est pas non plus la campagne. C’est une impasse oubliée qui bute contre le rocher, dans un fouillis de ronces fleuries de sacs en plastique ; le vent dominant vient d’Auchan. L’après-midi est doux, le silence parsemé de bruits de couverts. Je n’ai croisé personne depuis cinq bonnes minutes. Mes pas m’ont mené au hasard, comme tous les après-midi ; la différence est qu’aujourd’hui j’ai un but.

Je me suis réveillé ce matin en me disant : ce soir, j’aurai réservé. Ma première vraie décision depuis que le théâtre a fermé – ces dix-sept ans que Christina appelle pudiquement « mon problème avec la réalité », et qu’elle soigne à coups de vitamines. Elle est de ces personnes construites sur la durée qui pensent que tout s’arrange avec le temps. Rien ne s’arrange et c’est tant mieux. J’étais tombé raide amoureux d’elle à la fac, section Arts du spectacle, dans La Mouette de Tchékhov. Bonheur total, définitif et sans filet. Avec mon plan d’épargne-logement, je lui avais acheté en cadeau de mariage le Théâtre du Fournil, cette jolie cave tendue de velours rouge où je pensais jouer avec elle les plus belles pièces du monde, mais, au deuxième « succès d’estime » à trente spectateurs la semaine, elle a préféré me fonder une famille et reprendre en main la teinturerie. À la naissance de notre fils, le service d’Hygiène de la ville a fermé le théâtre à cause des rats du restaurant voisin.

Depuis, je ne suis plus amoureux que d’un souvenir. Ma vie s’est arrêtée dans un rêve inabouti qui, du coup, reste intact. Votre mari ne change pas, s’extasient les clients. L’échec conserve. Christina a perdu quinze kilos, de maternités en régimes : plus de seins, de peur qu’ils ne tombent, plus de sourires à cause des rides, et elle ne sent plus que le propre. Tout ce qu’elle a gardé de nos années de fac, c’est cet accent suisse allemand qu’elle cultive comme un devoir de mémoire, depuis que ses parents sont morts dans une avalanche. Cet accent qui fait sérieux au magasin, un peu moins dans l’amour, mais notre vie sexuelle est de plus en plus silencieuse. Elle m’accorde le droit de visite un dimanche sur deux, avant la messe. Le reste du temps, je la trompe avec ses photos de scène. La Christina des années 80, la seule, la vraie, la mienne.

De loin en loin, comme ça, pour vérifier mon état de marche, j’ai eu quelques aventures au présent, discrètes et scrupuleuses, mais elles n’ont jamais égalé mon plaisir d’autrefois, mon plaisir des coulisses – à quoi bon accumuler les déceptions ? En me faisant l’amour au passé, je reste fidèle à moi-même.

Bien sûr, maintenant que les enfants sont grands, je pourrais divorcer, mais mon père a trop besoin de ma femme. Et puis que ferais-je de ma liberté ? Aucune envie de revenir sur le marché, de me retrouver disponible. Alors je partage mon temps entre les hôtels et le casino : je vais chercher le linge sale avec la camionnette À la Reine Blanche, je le rapporte quand il est propre, et dans l’intervalle je me consacre aux machines à sous. Je gagne, je perds, je me refais, j’équilibre et les heures passent. Quand j’ai atteint mon plafond ou touché mon plancher, je sors faire ma promenade. Puis je termine l’après-midi sur un banc au parc des Thermes, avec Balzac ou Proust en livre de poche. J’aime bien les œuvres inépuisables. C’est le même plaisir que les machines à sous.

*

Au bout de l’impasse, une fontaine fissurée perd son eau dans le caniveau, à gauche d’une agence fraîchement repeinte. Le voisinage de la couleur jaune vif et des ronces de la colline a quelque chose d’étrange, d’oppressant, je ne sais pas pourquoi. Sur la banne rayée qui s’effiloche, on lit : Privilège Camping – Location de terrains individuels tout confort.

Je m’approche de la vitrine, mets la main droite en visière. L’intérieur est sombre, des choses sont exposées qu’on distingue mal. Une clochette tinte, enrouée, un homme sort sur le seuil, et me dévisage comme si j’étais indiscret.

— Vous désirez ?

— Bonjour. Je voulais savoir si les terrains que vous louez…

— Les terrains que nous louons ? m’interrompt-il comme pour m’inviter à continuer.

C’est un petit homme creux, le crâne chauve et les yeux fiévreux, avec un col trop grand qui retombe sur son nœud de cravate. Je dis :

— J’ai une caravane.

Il prend un air entendu, la langue entre les dents, regarde autour de lui.

— Absolument, monsieur, absolument. Le camping est une chose épatante sur le papier, n’est-ce pas, mais il y a la promiscuité. Je me trompe ?

Il m’invite à entrer, avec l’œillade gourmande d’un portier de peep show.

— Alors moi, je propose des terrains libres, inconstructibles, qui appartiennent à des gens qui n’en font rien, où vous serez au calme dans un environnement préservé, pourvu d’installations sanitaires. Vous louez l’emplacement pour la période que vous désirez, et voilà. C’est du camping sauvage, si vous voulez, mais légal et tout-confort. Dans votre caravane, vous serez seul au bout du monde avec votre petite famille.

Je souris en pensant à ma petite famille qui n’aime que les endroits « courus », comme dit Christina. L’agence est un réduit éclairé par une fenêtre de côté, pratiquement obstruée par le feuillage. Dans la lumière verte s’alignent des automates immobiles.

— Ma passion, dit-il. Bien, où mettons-nous le cap ? Le nord, le sud ?

— Je voudrais un endroit très laid. Marécageux, insalubre, loin de tout.

— Certainement, monsieur.

Sans marquer la moindre surprise, le petit homme est passé derrière son bureau. Amusé par sa réaction, je précise :

— Je paierai le prix qu’il faudra.

Il hoche la tête, pensif.

— C’est pour vous… ou pour votre famille ?

Il y a plus que de la complicité dans son ton ; une sorte de solidarité, d’entraide mutine. Je réponds :

— Les deux.

En fait, je ne sais pas quel compte je règle en décidant d’empoisonner nos vacances, mais c’est plus profond qu’une mauvaise blague. C’est peut-être une dernière chance, une main tendue, une tentative pour nous retrouver. Renouer des liens. Sans entourage, sans ambiance, sans solution de repli…

Il m’invite à m’asseoir sur une chaise paillée, entre le mur et un genre de marquise à perruque poudrée, l’air stupéfaite et les mains levées dans sa robe de bal, comme si on la braquait.

— Morgensen, énonce-t-il gravement. 1884 : sa grande période.

Je hoche la tête, l’air de m’intéresser. Mon côté commerçant – l’hérédité. Il ouvre un tiroir et sort une boîte de fiches à l’ancienne dans laquelle il se met à farfouiller, tout en me jetant des regards à la dérobée, comme s’il essayait de m’assortir à ses produits. La fontaine glougloute, aussi présente que si elle était dans la pièce. Un souffle d’air agite les ombres autour des automates. Un bras, une jambe, une oreille, le nez : il manque des pièces à chacun, et l’amputation renforce le sentiment de malaise créé par cette assemblée de ferraille et porcelaine rose chair.

— Voilà, dit-il en se levant, je crois que j’ai trouvé ce qu’il vous faut.

Il contourne prudemment sa marquise braquée, la langue entre les dents, vient me tendre une fiche. Trois photos sont collées sous les indications écrites en pattes de mouches. Sur l’une on voit un champ limité par une forêt de pins morts, sur l’autre le même champ séparé par un grillage d’une étendue de terre grise, sur la troisième la mer boueuse derrière une dune plantée d’une pancarte illisible. Les mains dans le dos, il me récite le descriptif en même temps que je le déchiffre.

— Vous connaissez la région ?

Je fais non de la tête. Il pousse un soupir à fendre l’âme.

— Mille deux cents mètres carrés. La mer en contrebas du terrain. Et là, je vous garantis qu’il n’y aura personne.

— Ça a l’air assez désolé, non ?

— Sinistre, vous voulez dire ! se récrie-t-il gaiement. Enfin, il y a le village à six kilomètres, vous le verrez au verso, et puis la ville à vingt minutes de voiture. Évidemment, ajoute-t-il, préoccupé, c’est assez peu cher…

— Quel est le problème ?

Il se gratte la tête en soupirant à nouveau.

— Terrain militaire, cher monsieur. Toute la zone vient d’être expropriée. Évacuation à l’automne. Enfin, d’ici là, nous pouvons louer encore juillet-août. Si vous avez vraiment envie d’être seul…

Je retourne la fiche. Un village, vu du ciel, petit, banal, volets fermés. Il n’y a personne dans les rues. Quelques voitures garées, des meubles entassés devant certaines portes. Au-dessous, une autre photo montre le terrain côté pins ; l’angle est différent et on voit une grande villa au second plan. C’est une curieuse construction sans style, ou plutôt mélangeant tous les styles. Il y a des tours d’angle, une ronde et l’autre carrée, des colonnes sur le devant, des colombages sur le côté, une véranda, un toit à pignon hérissé de clochetons, entouré d’une terrasse à balustres. La pierre de taille voisine avec la brique jaune et les frises rococo.

— C’est la maison voisine, précise l’agent immobilier en suivant mon regard. À l’abandon depuis des lustres.

— Elle est curieuse.

— N’est-ce pas ? Et encore, vous n’avez pas tout vu…

Je l’interroge du regard. Il sourit en biais, penché au-dessus de ma chaise. Sa langue fait entendre des petits bruits qui se confondent avec le glouglou de la fontaine.

— Je vous prends du premier au 15 août, c’est possible ?

— Absolument. Votre prédécesseur quitte le 31 juillet.

C’est un habitué : trois fois qu’il y va. Ça lui brise le cœur que ce soit la dernière.

— Qu’est-ce qui lui plaît tant ?

Il aspire l’intérieur de ses joues et retourne derrière son bureau. Il ouvre un dossier, me tend des papiers.

— Trente pour cent à la réservation, et le solde un mois avant le départ. Vous pouvez garder la fiche.

Je parcours le contrat de location, je signe et sors mon chéquier. La somme est dérisoire : les vacances nous reviendront quatre fois moins cher que d’habitude. J’imagine la réaction de Christina, et je vois d’ici les représailles. D’un autre côté, l’an dernier, elle refusait déjà de faire l’amour à cause du nombre d’enfants au mètre carré dans les caravanes voisines. Cette fois, elle aura une bonne raison.

Pendant que le loueur vérifie que tout est en ordre, je détaille à nouveau la photo posée sur le bureau. Cette maison m’intrigue. Tous ces efforts d’architecture laissés à l’abandon ont quelque chose de poignant, d’injuste. Les crevasses au milieu des moulures, la dentelle des frontons façon bois qui s’émiette, les volets mauresques ouvragés qui pendent… C’est comme si le paysage alentour, linéaire et fade, avait peu à peu grignoté par jalousie ces tourelles insolentes, ces colonnes sensuelles, ces motifs en trompe-l’œil, tout ce superflu baroque et provocant qui n’est pas à sa place.

Le petit homme me tend une carte de la région que j’enfouis dans ma poche, avec le double du contrat et une enveloppe contenant la clé des « installations sanitaires ». Je le remercie.

— Oh, fait-il en levant une main, dans un curieux mélange d’humilité et de gourmandise, vous verrez quand vous serez sur place.

— Vous parliez d’une zone militaire… Qu’est-ce qu’ils font ?

Il répond d’une moue incertaine, le regard fuyant, me reconduit jusqu’à la porte. Il paraît soudain pressé de se débarrasser de moi.

— Ce n’est pas dangereux, quand même ? dis-je, pris d’un scrupule tardif.

Il hausse les épaules.

— La vie est dangereuse, monsieur, tout est dangereux, de la naissance à la mort, sinon où serait l’intérêt ? Mais du côté militaire, non, il n’y a aucun risque. Maintenant, je ne peux rien contre les vagues, les moustiques et la pluie. Bonnes vacances.

Il me tend la main avec vigueur, et ouvre la porte. Le timbre aigrelet de la sonnerie dissuade de poser d’autres questions.

Je remonte la rue, cherchant à rire du bon tour que je joue à ma famille, mais mon esprit est ailleurs. Je marche dans des pensées bizarres, absorbé, impatient, nostalgique. Cette maison dont j’emporte la photo dans ma poche me trouble comme le ferait un lieu d’enfance, à la fois familier et perdu de vue. Comme si son image réveillait des souvenirs que je possédais à mon insu.

*

— When I fuck you !

J’ai sursauté, une roue de la caravane mord le bas-côté.

— Stéphanie, ne chante pas quand ton père double !

— When I fuck you, My dick is blue !

Comme elle a ses écouteurs, on peut toujours crier. Sa mère devrait se retourner et lui parler par gestes, mais, quand je conduis, Christina regarde la route, les mains crispées sur la carte étalée sur ses genoux.

— Ça y est, s’exclame Jean-Paul, ce connard de Pétain qui remet ça !

Il a découvert récemment la page centrale du Dauphiné-Dimanche, intitulée « Il y a soixante ans », et qui reproduit en fac-similé l’actualité de l’époque. On vit au rythme de l’Occupation, des attentats résistants, des ripostes nazies et de la diplomatie de Vichy. Sa mère pense que c’est dirigé contre elle, en tant que Suisse Allemande.

— Qu’est-ce qu’ils étaient cons, soupire Jean-Paul d’un air accablé en relevant les yeux.

Il revient parmi nous et, fort du passé qu’il vient d’ingurgiter, promène un regard de sage sur la campagne à ronds-points et meubles-expos qu’on traverse, garnie de promos taguées et d’emblèmes McDo. Ça fait du bien, la civilisation.

–’cause when I fuck you, My dick is blue ! conclut sa sœur dans le rétro en se dévissant la tête en mesure.

La modulation finale la laisse rageuse, dents sorties, rictus figé style doberman. Elle ôte un écouteur pour réclamer les chips. Je lui demande si elle sait ce qu’elle chante.

— Will Bricks, répond-elle d’un ton définitif, style : cherche pas à comprendre.

— Il devient schtroumpf ?

— Hein ?

— Il dit que lorsqu’il baise, sa bite est bleue.

— Étienne ! reproche Christina.

— Faut toujours que tu rabaisses tout, me jette ma fille en remettant son écouteur.

Et le souffle de la clim revient dans le silence, rythmé par le son des chips et les bips de Jean-Paul sur sa Game-Boy Advance. Rien à dire : ce sont des ados normaux. Sauf qu’ils étaient déjà comme ça avant la puberté. Chieurs précoces. Rigides et butés, sûrs d’eux et critiquant le reste. Ils ne font rien, comme moi, mais avec l’air besogneux de leur mère, ce qui nous les rend insupportables à l’un comme à l’autre, mais on les voit peu.

Chaque année, Christina leur fait une scène vers le mois de mai, dès qu’ils commencent à émettre des projets perso pour l’été. Elle crie qu’ils ne sont pas seuls au monde, et que c’était bien la peine que leur grand-père achète une caravane pour que la famille se ressoude. Alors, en échange du financement de leurs projets pour juillet, ils viennent avec nous en août – disons qu’ils profitent de la voiture. Dès l’arrivée, ils se font des copains au camping et on ne les voit plus. Christina leur fait signer les cartes qu’elle envoie à mon père.

— C’est encore loin ? s’informe Stéphanie à la fin des chips.

— Une dizaine de kilomètres, répond Christina, l’ongle sur la carte.

— C’est aussi nase que par ici ?

— Demande à ton père.

Je dis que c’est une surprise. Deux soupirs tendus résonnent au milieu des bips.

— À gauche après le calvaire, laisse tomber Christina. Ensuite tu te débrouilles, puisque tu ne veux pas nous dire le nom de ton camping.

— Il n’a pas de nom.

— Ça promet.

Je souris en mettant mon clignotant. Pour la dixième fois elle rouvre son Guide bleu, dans l’espoir ostentatoire de découvrir dans les alentours un point de vue pittoresque, un site classé, une table courue qui lui auraient échappé. Elle s’en veut de m’avoir laissé choisir notre destination. Elle s’attend au pire. Et, pour une fois, je ne la décevrai pas.

— Un moustique ! hurle Stéphanie. Mais p’tain, y a même pas une clim à filtre, dans cette caisse pourrie ! Maman, bouge pas !

Elle balance une claque sur l’épaule de Christina qui pousse un cri.

— Chier, marmonne Jean-Paul, tu m’as fait perdre une vie !

Ses bips s’intensifient. Je bifurque au rond-point du calvaire, et je m’assure d’un regard circulaire qu’aucun des trois n’a remarqué le large panneau de restriction de circulation aux couleurs de la Défense nationale. Vous entrez dans une zone militaire. Plages et sous-bois interdits, en dehors des périmètres délimités. Un tressaillement de joie parcourt mon dos. Je fredonne soudain :

–’cause my dick is blue !

Christina me lance un regard polaire. Je négocie un virage dissimulé par les hautes herbes, et nous découvrons au bout de la ligne droite une barrière rouge et blanc, flanquée d’un poste de garde.

— Tiens, un barrage, dis-je d’un ton neutre.

— Les enfants, vos ceintures ! s’empresse Christina.

Elle referme son guide, Jean-Paul relève le nez de sa Game-Boy, Stéphanie arrête son MP3. Je rétrograde et freine progressivement. Un soldat en treillis s’approche de ma vitre qui s’abaisse.

— Monsieur.

Je lui rends son salut, courtois.

— Où allez-vous ?

Je m’appuie contre mon dossier pour extraire de ma poche intérieure le titre de location, que je lui tends d’un air conciliant. Il le parcourt, réprobateur, en jetant des regards en coin à mon sourire serein, puis nous demande d’attendre quelques instants. Il entre dans le poste de garde, où deux de ses collègues boivent un café en nous observant par la vitre. On le voit parler dans un téléphone, tourné vers nous, décrivant sans doute la Volvo et son attelage.

— Je peux savoir à quoi ça rime ? demande sèchement Christina en essayant d’attraper mon regard.

Je soulève les épaules pour exprimer mon étonnement. L’air soudain hilare, Jean-Paul balance :

— Il a réservé dans un stalag.

Je ne peux m’empêcher de rire, et Christina pivote sur son siège, fusillant l’iconoclaste.

— On ne plaisante pas avec ça, Jean-Paul !

Le soldat revient et me rend le document.

— C’est bon, vous pouvez passer. Mais vous avez loué jusqu’au 15, vous ne devez pas rester un jour de plus. Et défense de s’introduire sur le périmètre au nord du village. Défense de se baigner, aussi, dans cette partie de la pointe. Vous avez les plages autorisées de l’autre côté, en direction de la ville, suivez le fléchage. Et restez sur la route, surtout : les chemins de terre sont interdits aux véhicules civils. Bonnes vacances.

Je le remercie de sa gentillesse et je redémarre. Il lève la barrière. Je passe en lui faisant un petit signe de la main.

— Heili, Heilo ! commente Jean-Paul en musique.

— Non mais c’est une histoire de fous ! éclate Christina.

Je change de vitesse en nuançant le constat d’une moue.

— Le type de l’agence m’avait prévenu qu’il y aurait quelques militaires. Au moins, ça évitera les vols. Tu te rappelles ton sac, l’an dernier.

La mâchoire pendante, elle regarde le paysage défoncé par les blindés.

— Un champ de manœuvres ! Tu nous fais camper dans un champ de manœuvres !

Elle se tourne vers les enfants, pour unir leur indignation à la sienne.

— Mais t’es nul ! s’écrie Stéphanie. Ça va être désert !

— C’est prévu pour quand, les essais d’armes chimiques ? s’informe Jean-Paul.

— On rentre ! décide Christina.

— Non.

Elle me dévisage, prise de court par mon autorité.

— Comment ça, « non » ?

Vingt ans de tranquillité conjugale se sont effondrés dans sa voix. Je précise, radouci :

— On est arrivés.

Nous longeons un vaste enclos avec des hangars et des conduites en béton empilées sur cinq mètres de haut. Des sentinelles sont en faction devant les tubes. De l’autre côté de la route, une construction qui ressemble à une gigantesque serre, derrière trois rangs de barbelés, jouxtant un cratère où descendent des autochenilles.

— C’est Roswell, diagnostique Jean-Paul. Y a eu un crash d’OVNI, et ils évacuent les Terriens.

— On ne va pas rester là quinze jours, non ? s’insurge Stéphanie d’une voix déjà moins assurée, presque plaintive.

Je réponds :

— Si. Derrière la pointe il y a la ville, on t’a dit. Tu pourras toujours t’y baigner, faire les boutiques et flirter : ça ne sera pas plus loin que l’an dernier, et au moins on ne sera pas les uns sur les autres.

Un silence d’hiver nucléaire retombe dans l’habitacle. Je laisse à main droite l’embranchement vers la ville.

— De toute manière, à cette époque de l’année, on n’avait pas le choix.

Christina remue la tête, la bouche ouverte, suffoquée par mon aplomb. Un chemin signalé par un char d’assaut dans un triangle rouge coupe la route, et nous brinquebalons sur la chaussée défoncée. L’autorité est une chose étonnante. J’ai eu bien tort de m’en priver jusqu’à présent.

— Il n’est pas question…, commence ma femme avec un espace entre chaque mot.

— Tu nous gonfles.

La stupeur l’enfonce dans son siège. Je lui résiste. Devant les enfants.

— Cool, se réjouit Stéphanie en poussant Jean-Paul du coude.

Penchés en avant, les doigts sur nos sièges, ils attendent qu’on s’étripe. Assiégée dans sa souveraineté, leur mère réplique avec hauteur :

— Très bien. Je sais ce qui me reste à faire.

Elle ne doit pas en avoir une idée bien nette, mais cette réflexion lui permet de voir venir.

Un clocher est monté derrière une dune, les maisons se détachent sur le ciel couvert. Une forêt de chênes et de broussailles nous cache aussitôt le village, et la mer apparaît entre deux miradors. Une eau grise agitée qui rampe en vaguelettes serrées sur le sable couleur de mastic.

— J’ai bien fait d’oublier ma planche de surf, marmonne Stéphanie à son frère.

Pas de réponse. Je vois dans le rétro les regards de Jean-Paul repérant les accidents du terrain où il pourra faire du trial. Sa moto est calée par des couvertures dans la caravane, entre le frigo et la couchette de sa mère.

La route descend à travers des champs marécageux, des prés sans vaches garnis de baignoires. À présent tout le monde se tait et mes paroles de rebelle résonnent dans ma tête. Peu à peu, elles perdent leur saveur, leur poids de conséquences, et je repense à la maison de la photo. Je la regarde tous les soirs, quand les autres sont allés se coucher. Je ne sais ce qui m’appelle, dans cette construction bizarre qui ne ressemble à rien. Un détail m’a sauté aux yeux, au bout d’une semaine – un détail que j’aurais pourtant dû remarquer tout de suite. À la dernière fenêtre du premier étage, avant la tour carrée, il y a des rideaux cintrés sur un côté, à mi-hauteur, comme par une embrasse. J’ai pris une loupe. Je n’ai pas vu de cordelière ; simplement quatre points blancs.

Je suis allé à la cave, où je remise les jouets que les enfants n’utilisent plus, et j’ai remonté la boîte du Petit Biologiste, Noël 1998. J’ai placé la photo sous la lentille du microscope. C’est une main. Quatre doigts aux ongles mauves, un vernis de la couleur du rideau. Pourtant la villa est visiblement à l’abandon, comme l’a dit l’agent immobilier. À présent, je distingue les doigts à l’œil nu, de façon très claire, comme s’ils étaient apparus depuis que je regarde cette photo. Je souris en pensant qu’à force de m’y intéresser, j’ai fini par y mettre de la vie. Si je croyais aux fantômes, je me dirais que la revenante s’est sentie observée, et qu’elle a écarté le rideau pour venir aux nouvelles. C’est sans doute une campeuse en visite. Ou une femme soldat qui fait l’inventaire. Les militaires ont-elles droit au vernis ?

Je n’ai aucun souvenir de mes rêves, mais chaque matin j’ai l’impression que la maison m’est un peu plus familière, comme si j’en revenais.

*

Je reconnais l’étendue de terre grise sans herbe, derrière le grillage, le petit bois de pins morts. Un bosquet d’arbres exotiques lui fait suite. Des conifères géants aux branches comme des tentacules, terminées par des pignes en forme de cloches. Ils ne figuraient pas sur la photo, coupée au ras de la tourelle d’angle, mais je les ai déjà vus : leur dessin se retrouve sur une des frises de la façade que j’examinais à la loupe. Je longe sans ralentir la clôture de bois vermoulu, j’évite de regarder la maison pour ne pas attirer l’attention de ma femme, déclencher des commentaires. Mais elle se contente de fixer la mer entre les pancartes écaillées surmontant les dunes : Courants forts, baignade dangereuse.

Plus récent, un panneau fléché signale : Privilège Camping – emplacement privé réservé. Je roule au pas sur la chaîne détachée qui ferme notre enclos. Un corbeau s’envole d’un sac-poubelle éventré. J’arrête la Volvo devant un mini-blockhaus à trois portes en PVC garnies de pictogrammes : homme, femme, fauteuil roulant.

— Tu remarqueras que je ne dis rien, lance Christina.

Le vent nous ballotte dans le silence de l’habitacle. L’herbe de notre terrain est d’un jaune uni, un peu plus sombre à l’emplacement où stationnait la caravane de nos prédécesseurs.

— Qu’est-ce qu’on glande ? s’impatiente Jean-Paul. On déplie, ou quoi ? Va se mettre à flotter, si ça continue.

Christina ouvre sa portière et sort. Bras croisés, tournée vers la mer, elle s’assied sur le capot et ne bouge plus. Le vent rabat ses cheveux sur la droite. Elle tourne la tête, et la bourrasque les ramène sur la gauche. Elle pivote, ils reviennent vers la droite. Exaspérée, elle rentre dans la voiture.

Je relève le col de ma veste, et rejoins les enfants. Stéphanie a ouvert la caravane, Jean-Paul sort sa moto avec des grimaces de précaution. Ils déplient leur tente et la plantent à égale distance des toilettes et des parents. La toile faseye autour des piquets. Je vais les aider.

— Et ne comptez pas sur moi pour faire la cuisine !

L’annonce des représailles lancée par la portière, Christina remonte sa glace pour couper court aux protestations que personne ne songe à émettre. On subit à longueur d’année ses légumes vapeur, ses viandes bouillies et ses röstis secs ; les enfants ont leur carte de fidélité au McDo et les pizzerias sont pour moi le principal attrait des vacances.

Tout en enfonçant les piquets, je regarde la maison derrière le petit bois. C’est vrai qu’elle est laide, prise dans le détail. Mais ceux qui l’ont pensée, bâtie, modifiée se sont donné tellement de mal, ont déployé tant de passion qu’il y reste comme une sorte de grâce. Tout, des encorbellements orientaux aux colombages normands, des colonnes torsadées comme des troncs de glycine aux petits dômes d’église russe, tout est fait pour séduire, dans une harmonie que je ne perçois pas très bien, mais à laquelle l’abandon ajoute encore quelque chose. Ce n’est pas du tape-à-l’œil, c’est du rentre-dedans. L’expression me fait sourire, tandis que je donne mes coups de maillet. C’est vrai que j’ai envie d’y entrer, dans cette maison, que j’en brûle d’envie, sans m’expliquer pourquoi. Je ressens la même impatience que jadis, quand j’arpentais la scène de mon théâtre, en imaginant le décor où je voulais voir évoluer Christina.

— Bon, vous avez fini ou quoi ? aboie ma femme en abaissant sa glace. Parce qu’il serait peut-être possible d’aller boire un café quelque part, non, dans ce désert des Tartares ?

— Allez-y, dis-je soudain. Vous avez vu où est le village. Vous pouvez même pousser jusqu’en ville. Moi je reste ici pour ranger.

Sans attendre leur réponse, je détache la caravane. Christina me toise, les dents serrées, les yeux fixes. Le regard auquel ont droit les clients de la teinturerie quand ils ont égaré leur ticket. Les enfants terminent de fixer la tente, remontent à l’arrière de la voiture. Elle s’installe au volant, démarre et patine avec rage. Je lui crie de faire gaffe, agacé par les mottes d’herbe qu’elle arrache. La Volvo fait demi-tour et me contourne, dans le hululement strident du warning intérieur. Ma femme n’a pas bouclé sa ceinture. C’est dire son état.

Le bruit décroît sur la route. Alors je me sens léger, incroyablement léger, comme autrefois dans le train des colonies de vacances, quand les parents s’éloignaient sur le quai.

Je boutonne ma veste et je marche vers la mer, enjambant les bouteilles et les ferrailles rouillées fichées dans le sable. Puis je remonte en direction du petit bois mort. Le sol est recouvert d’un tapis d’aiguilles craquantes soulevé çà et là par des fourmilières. Les pins sont presque tous nus, certains décapités, rongés de l’intérieur, d’autres couchés, déracinés ; la plupart sont restés accrochés aux branches voisines, comme un cortège de handicapés qui se soutiennent. Au-dessus de leurs cimes chauves, les conifères exotiques agitent leurs tentacules vert sombre.

Les volets sont fermés, aux portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Les marches du perron s’enfoncent sous mes semelles, pierres fendues par les racines. Lentement je traverse la terrasse affaissée. La fenêtre où la main écartait le rideau est masquée par des persiennes qui battent sous les rafales. Je lance :

— Il y a quelqu’un ?

Le bruit du vent diminue. La maison dégage une impression d’abandon moins forte que sur la photo. Des tuiles déchaussées pendent au bord des gouttières, mais aucun débris ne gît sur le sol. Le lierre accroché au crépi s’arrête net au ras des fenêtres, comme si on l’empêchait de pousser plus haut. Deux transats se font face sous un parasol fermé. Le bois est blanchi, piqueté, les toiles tombent en poussière, mais un chapeau de paille attaché par son cordon bat sur l’un des montants, presque neuf.

Marquée Bienvenue en lettres à demi effacées, la porte d’entrée au bois vermoulu paraît si fragile que c’en devient une incitation à l’effraction. Je pourrais l’enfoncer facilement, mais la perspective de casser quelque chose me donne un frisson nerveux. Je fais le tour de la terrasse jusqu’à la véranda, appuie mon front contre les carreaux incrustés de sel pour essayer de voir l’intérieur.

Je retourne vers les transats, m’approche d’une des portes-fenêtres fermées par des volets métalliques. À tout hasard, je glisse mes doigts dans les fentes. Le volet se déplace en grinçant sur le sol. Incrédule, je suspends mon geste, sentant une boule d’émotion grossir dans ma poitrine. Ce n’est pas la curiosité ni la peur de l’interdit : c’est le trac. Comme au théâtre, avant la représentation. Ce vieux trouble, cette sensation oubliée qui remonte des seuls moments de ma vie où je me suis senti utile, important, responsable.

Ma main se pose sur le bec de la porte-fenêtre, l’abaisse, lentement. Elle s’ouvre. Et je ne suis pas surpris. Toujours ce sentiment d’être attendu, depuis que j’ai découvert des doigts de femme sur le rideau de la photo…

Je me glisse à l’intérieur, assailli par une odeur de plâtre humide et de feu éteint, referme derrière moi.

Il n’y a plus aucun bruit, hormis le sifflement du vent dans le conduit de la cheminée. Je cligne des yeux pour m’habituer à la pénombre. Et peu à peu les objets se détachent des murs, et les tableaux, et les lustres. Je suis dans un salon immense meublé d’antiquités. Les fauteuils, les buffets, les vases, les livres, tout a l’air à sa place, figé dans les toiles d’araignées. Rien n’est cassé ni en désordre, la poussière recouvre tout, lisse, étale, comme une couche de neige fraîche, comme la barbe sur un fruit. Une terrible impression de vie suspendue flotte autour de moi. Il n’y a ni housses, ni tapis roulés, ni protection d’aucune sorte contre le temps, les insectes ou le vol.

Il règne une fraîcheur incroyable dans le salon : au moins dix degrés de différence avec l’extérieur. Comme si, en entrant dans la maison, on changeait de saison tout en changeant d’époque.

À droite de l’horloge arrêtée, une carafe de whisky trône au milieu d’une console, entre deux verres en cristal. Sur une table, des cartes sont étalées en rangées de couleurs qui se chevauchent – une réussite en cours. Des bûches s’empilent dans l’âtre. Au centre du grand divan bleu, face à moi, les coussins sont creusés. Un journal jauni est tombé sur des pantoufles de femme.

Je recule lentement, heurte un guéridon, un vase tombe et se casse. Je me retourne. Le bruit a déchiré ma poitrine et je reste là, tétanisé, attendant que quelque chose se passe dans ce silence que je viens de briser. Le vent s’est tu dans la cheminée, et j’ai le sentiment que la maison retient son souffle. Puis un rayon de soleil se faufile par l’entrebâillement du volet et le salon paraît s’animer sous la poussière, les toiles d’araignées s’étirent. Mon regard revient sur les coussins bleus où la vie de la pièce paraît concentrée, et je les vois qui se défroissent, peu à peu. Comme si quelqu’un venait de se lever. Je me rue à l’extérieur, traverse la terrasse, dévale les marches du perron. Un coup de vent claque la porte-fenêtre derrière moi.

Je m’arrête sur le sable, me retourne. Le fracas des vagues emplit mes oreilles, et je ne sais plus ce que je ressens. Je n’ai plus peur. Illusion d’optique, effet du soleil sur le velours ou présence d’un esprit, je n’ai pas eu peur, d’ailleurs. C’était autre chose. Une prise de conscience. Et maintenant c’est de la honte. Je n’ai pas le droit de m’enfuir ainsi, je ne peux pas…

Je reviens sur mes pas, tiré par une force irrésistible. Mais cette force vient de moi. Je suis… je suis confus, c’est ça. Une réaction absurde, mais je n’y peux rien : je me sens confus, de tout mon être, à la fois coupable et victime d’un malentendu, empêtré dans des remords sans commune mesure.

Je rouvre la porte-fenêtre, entre sur la pointe des pieds. Je cherche autour de moi, j’avise une petite pelle en cuivre accrochée au montant de la cheminée, et je vais ramasser les débris du vase, que je dépose dans le seau à cendres.

*

Christina et les enfants sont revenus. J’étais près de la caravane et je les ai interrogés, avide d’entendre des voix, des phrases, n’importe quoi. Stéphanie a parlé de la ville. Il y avait des plages, des boutiques, des boîtes – c’était moins nase que prévu, a confirmé Jean-Paul. Ils semblaient prendre mon parti, face à la mine fermée de leur mère. J’essayais de paraître naturel, détaché, mais je voyais l’air hostile de Christina et je me sentais fautif sous son regard, comme si c’était son vase que j’avais cassé, ou plutôt comme si j’avais peur qu’elle ne l’apprenne et qu’elle n’aille le répéter – mais à qui ? Elle m’apparaissait soudain comme une moucharde, une ennemie en puissance qu’il fallait occuper, distraire. J’ai demandé très vite :

— Tu as rapporté quelque chose à manger ?

— J’ai réservé au restaurant, je suis revenue me changer et on repart. Je suppose que tu restes ici : tu as des surgelés dans le frigo.

Je ne l’avais jamais connue dans cet état. Le défi compulsif de l’obsessionnelle qui enfonce le doigt dans une prise électrique, pour voir si elle prendra le courant. Je la fascinais comme une prise, c’est ça. Domestique, banale, et que tout à coup on imaginait meurtrière.

J’ai dit :

— Allons-y, je vous invite.

Elle s’est cabrée :

— Ça serait un peu facile ! On se conduit comme un… comme un… Et puis on invite à dîner, hop, et on passe l’éponge, on n’en parle plus, c’est oublié ! Ne crois pas t’en tirer comme ça, Étienne !

Soudain elle m’a fatigué, je me suis senti absolument épuisé par cette femme qui avait trahi tous mes espoirs, éteint tous mes désirs et qui se croyait des droits. Je lui ai demandé, calmement :

— Tu arrêtes de me faire chier ?

J’ai vu qu’elle ne réagissait pas, qu’elle continuait sa diatribe. Je me suis rendu compte que j’avais marmonné pour moi-même. Elle est allée se changer. Jean-Paul a fait le tour du terrain sur sa moto, avant de l’attacher à la caravane avec son cadenas à code. Stéphanie se maquillait sous la tente. C’était la première fois qu’elle le faisait pour sortir avec nous.

Après quelques minutes, leur mère est descendue de la caravane, ridicule dans un chemisier de vacances qui représentait des fers à cheval. Elle est montée dans la voiture sans un mot, m’a laissé le volant. J’ai manœuvré en évitant de regarder la maison. Sur la route, nous avons croisé un convoi militaire, les phares allumés. J’ai suivi les camions dans le rétro. À l’intersection du grand cratère, j’ai vu qu’ils bifurquaient vers l’intérieur des terres, dans la direction opposée à celle de la maison, comme je l’avais demandé mentalement.

*

Je n’ai plus beaucoup de souvenirs de ce début de soirée. La ville était une rangée de blocs alignés le long des plages. Les baigneurs remontaient vers les hôtels, serviettes sur l’épaule, harassés, moroses, traînant des gosses, des seaux, des bouées. Les voitures roulaient au pas sur le front de mer, dodelinant sur les ralentisseurs. Des flics à jumelles vérifiaient les vignettes d’assurance et les ceintures de sécurité.

Christina a desserré les dents pour m’indiquer son restaurant, un truc à poissons prétentieux qui affichait ses critiques gastronomiques en plus gros que ses menus. J’ai fini par trouver une place de parking. Nous avions cinq minutes de retard : ils avaient disposé de notre table et ils étaient complets. J’ai proposé la pizzeria d’à côté, une terrasse à tee-shirts. Le gondolier de l’accueil nous a dirigés d’un coup de menton vers l’intérieur, une salle enfumée où la clim exténuée répartissait la chaleur du four à bois. Christina a fait une scène parce qu’on lui avait dit que l’huile pimentée n’était pas forte. À présent sa pizza était immangeable, et on refusait de la lui remplacer.

J’avais commandé du rosé de Venise, le plus cher de la carte, avec sur l’étiquette un carnaval funèbre. J’ai dit qu’après le repas, on irait en boîte avec les enfants. Ils sont restés bouche bée, tandis que leur mère s’étranglait avec sa pizza. Elle se forçait à la finir jusqu’au dernier piment, dans je ne sais quel esprit de revanche ou de sacrifice. Elle était très rouge et buvait beaucoup. Le rosé me montait à la tête. Je ne voulais pas me retrouver seul avec elle, j’étais bien avec les enfants, ce soir, proche d’eux sans qu’ils s’en doutent. Je macérais dans des pensées qu’ils ne pouvaient pas comprendre, dont ils se fichaient certainement, et pouvoir accrocher mes regards à leur indifférence me rassurait.

Je me sentais toujours coupable, pour le vase. C’était idiot, mais je n’y pouvais rien : j’avais l’impression d’avoir infligé une blessure, cassé bien plus que de la porcelaine. En même temps, cette hibernation que j’avais interrompue me donnait une sensation de puissance dont j’avais un peu honte. J’avais défloré cette maison. J’en éprouvais les sentiments qu’aurait pu m’inspirer une jeune fille : la fierté, l’exaltation, la peur des conséquences, et surtout la surprise de l’avoir trouvée vierge. Comment expliquer l’absence de pillage, de dégradation ? Toute la villa était-elle ainsi conservée ? Je brûlais d’y retourner, ce soir, tout de suite – et puis le vase brisé me revenait en mémoire comme un avertissement, une mise en garde.

J’ai payé l’addition que ma femme s’est mise à commenter d’un ton vengeur, en marchant sur le trottoir. J’avais voulu économiser en les faisant camper sur un terrain vague, disait-elle, et je dilapidais le budget vacances dès le premier soir dans une gargote à gogos : c’était tout moi. La nuit était tombée, des amoureux se croisaient au-dessus des plages, des grappes d’ados se formaient autour d’une guitare. Des relents d’huile et de graillon alourdissaient la chaleur qui montait du bitume. J’étais bien. Galvanisé par l’incompréhension agressive de cette femme que je n’aimais plus, même au passé, je me sentais libre.

Stéphanie, déjà informée par la rumeur locale, nous a emmenés dans une boîte qualifiée de « seule potable ». C’était un mélange de gothique et de western, avec des squelettes vêtus de mantilles, des selles indiennes sur les balustrades, des chapelets d’ail pendus au plafond et des serveurs à peintures de guerre costumés en vampires. Je me contorsionnais au rythme des rocks acides et du country latino que le DJ mixait sur ses platines. Stéph me coachait en se marrant, bouge tes bras, déhanche-toi, sautille moins, fais-moi tourner. J’imitais les mouvements des types autour. Lorsqu’ils me bousculaient, je souriais pour m’excuser. Je tapais dans mes mains, je claquais des doigts, je ruisselais dans mon polo, je me sentais grotesque et j’aimais ça.

— T’es grave, se réjouissait ma fille.

Son corps ondulait dans le stretch moulant. Depuis longtemps nous étions des étrangers l’un pour l’autre, mais ce soir nous nous étonnions. Je cessais d’être un cliché dans ses yeux, et je ne la regardais plus comme une gamine déguisée en femme. Le vacarme et les spots installaient entre nous une complicité nouvelle. À l’autre bout de la piste, dans l’alcôve du bar, Jean-Paul draguait consciencieusement une bimbo déjantée en faisant la gueule pour paraître plus vieux – la technique que j’employais moi-même jadis, et qui avait fini par réussir à tous points de vue : aujourd’hui je faisais mon âge et je n’avais plus à me forcer pour être morose.

Assise contre un pilier, les coudes sur la table, Christina tortillait les tickets de consommation. Habituée à capitaliser les griefs, elle se préparait une migraine à coups de rhum-orange, pour nous faire payer demain matin la bonne soirée qu’on passait malgré elle.

Au début d’un slow, j’ai senti tout à coup une main peser sur mon épaule. Je me suis retourné et j’ai vu un piercé en jean, allumette aux lèvres, qui m’a fait :

— Tu permets ?

Il m’a écarté, a craché son allumette et s’est collé contre Stéphanie. J’ai perçu dans l’œil de ma fille un signal de détresse, et aussitôt j’ai posé la main sur l’épaule du piercé.

— Non. Je ne permets pas.

Il m’a dévisagé avec une grimace d’ironie, la supériorité naturelle de celui qui a la moitié de mon âge.

— Tu cherches les embrouilles, papy ?

J’ai vu Christina se dresser d’un bond derrière son pilier. Elle allait crier « Étienne ! », comme on siffle un chien qui montre les dents. J’ai imaginé le ricanement du jeune, et l’air déçu de Stéphanie, et la dérision dans le regard des inconnus. Alors, brûlant les étapes, j’ai envoyé un coup de boule. Le piercé est parti en arrière dans les cris d’un couple qui s’est brusquement écarté.

La musique continuait, dans le clignotement des spots. J’ai senti les ongles de Stéphanie s’enfoncer dans mon bras. L’autre s’est relevé, lentement, les doigts sur le front. Il a remué sa mâchoire, s’est ramassé sur lui-même en me regardant. Le cercle s’était élargi, autour de nous, seules deux filles enlacées continuaient de danser. Un type de la discothèque est arrivé aux nouvelles, deux cuirs à casquette l’ont arrêté. Je n’avais pas peur, je faisais face et j’attendais. Je venais de comprendre ma réaction, le sens de mon geste. Le piercé a pincé le nez, puis s’est jeté soudain sur moi. Le premier coup m’a plié en deux, le second m’a cueilli sous le menton et je me suis effondré dans un craquement de bois.

J’ai sauté sur mes pieds, aussitôt. L’arcade sourcilière en sang, je balançais mes poings à l’aveuglette. Chaque douleur, chaque coup m’arrachait à ma vie sans histoires, à mes résignations, mes faux-fuyants. Je voulais frapper, je voulais faire mal, réparer le vase en cassant le reste. Je me jetais à corps perdu dans la violence, l’inconnu, l’irrationnel. J’avais trouvé un prétexte.

On m’a tiré en arrière, tout à coup. Une masse m’a renversé, a roulé sur moi. Je ne pouvais plus respirer. J’essayais de plier les genoux sous le corps qui m’écrasait. Des bruits confus, des appels, le son du slow toujours plus fort… D’une détente des jambes, j’ai repoussé le type. Un autre m’a relevé, maintenu pendant que les poings s’abattaient sur mes côtes. Puis il y a eu des sifflets, une galopade, le silence.

*

Quand je suis revenu à moi, Christina conduisait la voiture. J’étais assis derrière, j’avais des pansements sur le visage. Stéphanie me serrait le poignet.

— Sept cents euros de dégâts ! Et encore heureux que la police ne l’ait pas embarqué ! Il est devenu fou, complètement fou !

— Écoute, maman, il a voulu me défendre, c’est tout…

— Toi, tu ferais mieux de te taire ! À cause de qui on s’est retrouvés dans cette boîte, hein ?

J’ai voulu lui crier de nous foutre la paix, et puis j’avais la tête trop vide, et puis je me suis dit que ça n’avait pas d’importance.

On m’a aidé à monter dans la caravane, à me déshabiller, à m’allonger sur la couchette. Les voix se sont éloignées. J’ai passé le reste de la nuit à casser des vases et à me réveiller confus. Sur le matin, mon sommeil s’est calmé. Chaque instant se répétait, du volet grinçant au fracas de la porcelaine, mais sans à-coups. Je revivais mon entrée dans la maison comme on revoit un film, découvrant de nouveaux détails à chaque fois. J’entendais les bruits du petit-déjeuner autour de moi et je ne pouvais m’arracher à mon rêve, j’étais pris dans les toiles d’araignées qui s’étiraient, se rétractaient, comme une respiration…

— Tu vas dormir jusqu’à demain, ou quoi ?

La voix de Christina brouillait le décor, déchirait les toiles. Je sentais ma tête contre la cloison, la couverture froissée sous mes jambes ; je ne voulais pas revenir, je voulais rester dans la maison, attendre le retour de la jeune femme qui avait écarté le rideau sur la photo pour me guetter, qui allait glisser ses pieds nus dans ses pantoufles et ramasser son journal, puis s’asseoir devant les cartes alignées sur la table de bridge et terminer sa réussite…

— Il est onze heures et demie, papa…

J’ai ouvert les paupières.

— Ah, tout de même ! a lancé Christina.

Le jour de la caravane me brûlait, j’ai cligné des yeux. J’ai vu le visage inquiet de Stéphanie, penchée au-dessus de ma couchette, et j’ai voulu sourire. La mâchoire m’a fait mal. Je me suis assis, perclus de douleur. Ma fille a déposé le plateau sur mes genoux.

— Tu as été géant, tu sais. Tu veux qu’on appelle un médecin ?

— Non merci, je me sens très bien.

— Tu es sûr ?

J’ai acquiescé, dans la fumée de ma tasse. Je la trouvais jolie. Un peu garçonne, un peu cheftaine, mais plus jolie qu’avant. Peut-être parce que je m’étais battu pour elle.

— Moi, en tout cas, j’y vais, a lancé Christina en fermant son sac de plage.

Stéphanie et Jean-Paul se sont tournés vers elle, dans un élan de reproche. Elle s’est justifiée, sur le ton agressif de l’innocent qu’on accuse :

— S’il croit que je vais me laisser gâcher les vacances, il se trompe ! Il ne fiche rien de toute l’année, et moi les quinze malheureux jours où je peux enfin me détendre…

L’absence d’écho a stoppé sa phrase. J’ai vu des larmes dans les yeux de ma femme et j’ai reposé ma tasse. J’ai dit aux enfants :

— Partez devant avec la moto, on vous rejoint.

Ils ont quitté la caravane, aussi impressionnés par mon autorité que par ma volonté de conciliation. Je me suis mis debout, en essayant d’ignorer les courbatures.

— Je suis désolé pour hier soir, Christina. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Je m’en fous. On en parlera au retour : là, je ne t’adresse plus la parole, je suis en vacances. Tu entends ? EN VACANCES !

J’ai hoché la tête, et je me suis tu. J’ai fini mon café, enfilé maillot, short et chemisette. Je donnais l’air d’être rentré dans l’ordre, comme avant, mais je savais que ce n’était pas ça. Tout ce qui m’importait était de restaurer l’harmonie autour de moi, pour être tranquille. Même si cette harmonie était un statu quo, un report de griefs, un éclat différé. Ma docilité n’était plus que du calcul. Là, je suivais Christina sur les plages parce que ça m’arrangeait, parce que je ne voulais pas rester ici, tout seul – pas encore.

En sortant de la caravane, j’ai évité de regarder la maison.

*

La ville était blanche, bondée, bruyante. J’ai vu la moto des enfants attachée au poteau Baignade publique, un bref triangle de sable sans matelas donnant sur la sortie du port. Christina m’a fait passer le long de la mer, trois fois, jusqu’à ce qu’elle ait repéré la plage la plus « courue ». Trente euros le parasol, qu’elle s’est empressée de fermer. Je lui ai proposé de la tartiner. Sans un mot, elle s’est tournée et a offert son dos à la crème solaire.

Mes scrupules me faisaient sourire, à présent. En somme j’avais voulu la maison, et maintenant que je l’avais, je faisais durer le désir. Ma peur de détruire, c’était ça : la peur d’aller trop vite, de négliger l’attente et les préliminaires, de passer à côté d’une sensation… Et puis la présence de Christina me retenait ; il fallait d’abord que je l’installe, que je m’assure de son emploi du temps pour ne pas l’avoir dans les pattes – je venais de lui louer un matelas à la semaine et, la connaissant, elle aurait à cœur de l’amortir. Cela dit, elle avait perdu beaucoup de sa présence, depuis les coups de poing d’hier soir. J’y songeais en enduisant de protection anti-oxydante ce corps trop maigre qui ne me rappelait presque rien. Je ne voulais plus me souvenir. Le présent me réclamait.

J’ai rebouché l’écran solaire, ôté ma chemise et je me suis couché sur le matelas. Demain, j’aurais l’alibi d’un coup de soleil : je la laisserais aller à la plage sans moi, et je ferais connaissance avec la maison.

*

Jour après jour, elle m’apprivoisait. Elle commençait à me faire confiance, me laissait aller un peu plus loin à chaque fois. Je n’avais plus de réticences, j’écoutais mes envies, mon intuition, je prenais des libertés. J’avais remis l’horloge en marche, et c’était comme une respiration artificielle : la vie revenait dans la maison. J’essayais les fauteuils, je faisais du feu dans les cheminées pour enlever l’humidité, j’explorais les étages. Je découvrais les pièces, les unes après les autres, j’en gardais pour les jours suivants, je dosais mon plaisir.

La cuisine, à l’arrière, baignait dans le clair-obscur des feuillages obstruant la porte-fenêtre. Il y avait des casseroles sur les fourneaux, le couvert mis pour deux sur la table : argenterie, cristal et serviettes aux plis jaunis, comme si l’on attendait quelqu’un depuis très longtemps. Au mur, un calendrier des Postes représentait la moisson dans un champ de blé. 1945. L’année du journal sur les pantoufles, au salon.

C’était partout la même poussière, dans laquelle je reconnaissais mes traces, à présent, et je n’étais plus l’intrus du premier jour ; je me sentais familier. Accueilli dans ce silence de courants d’air et de craquements, intégré à ce temps suspendu qui figeait une journée d’attente – les casseroles, les couverts, la réussite en cours… Tous les lits étaient faits, et les cheminées garnies. Les bûches tombaient en poudre blanche quand on les remuait, les draps étaient craquants, moisis par endroits.

Une découverte m’avait laissé une émotion tenace : la chambre mauve du premier, celle où les doigts de femme écartaient le rideau sur ma photo d’agence, était la seule dont le lit était ouvert. Sur le drap du dessous, il y avait une fine couche de cendres, uniformément répartie. Sans doute avait-on chauffé le matelas avec une bassinoire de braises à demi éteintes… Le rideau pendait, en face, figé dans ses fronces.

Mes tâtonnements, mes déductions redonnaient son âme au décor. J’avais l’impression de tirer du sommeil, de l’oubli, les fauteuils dans lesquels je m’enfonçais, les sentiments qu’on y avait éprouvés – c’était une sensation très douce, et je passais mes journées à aller d’un siège à l’autre, à marquer mon territoire, me mettre dans la peau de l’habitant, interroger les murs pour réactiver leur mémoire.

L’oubli… Cette maison respirait l’oubli, c’est vrai, mais pas l’absence. Elle avait ses empreintes. Elle vivait d’une présence que je suivais à la trace de pièce en pièce, que je reconnaissais dans les vêtements, la disposition des bibelots, la manière de plier le linge, d’aligner les flacons, de ranger les chaises à l’aplomb des tables, de fermer les rideaux aux trois quarts… Aucune chambre ne se ressemblait, comme si chacune reprenait un des styles de la façade, mais c’était la même présence, la même personnalité que je retrouvais d’une pièce à l’autre. C’était la maison d’une femme. D’une femme seule. Nulle part je ne voyais trace d’un homme.

Il y avait des robes dans les armoires, plus ou moins mitées, mais d’un style intemporel. Toutes de la même couleur, du même tissu, de la même taille. Au fond d’un grenier, j’avais découvert le rouleau de soie bleue dans lequel on les avait coupées. Une manche était encore engagée sous l’aiguille de la vieille machine à coudre.

Dans le placard d’une chambre Louis XIII, j’avais trouvé une jupe, et la blouse assortie dans le tiroir d’une commode à l’étage au-dessus. À croire que la même personne avait habité toutes les pièces, au hasard, au gré de ses humeurs ou bien par délicatesse, pour ne pas faire de jalouses. Je connaissais. Après le départ de maman, quand mon père avait décidé de vendre la fermette où il ne supportait plus son absence, j’avais pareillement agi, les dernières semaines, pour m’imprégner des quatre chambres et du living, pour les écouter me raconter une dernière fois mon enfance, leur dire adieu avant le déménagement. L’idée que la femme chez qui je me trouvais s’était comportée comme moi créait, au-delà des points communs, une intimité qui exaltait ma solitude.

Chaque objet, chaque habitude, chaque manie m’aidait à cerner son caractère. La négligence, la distraction, et puis brusquement un soin minutieux accordé à un détail futile : des serviettes multicolores rangées dans l’ordre de l’arc-en-ciel, ou le doigt d’une armure levé dans un geste obscène pour maintenir un cadre de travers. Le tableau représentait une plaine où sinuait un ruisseau, et on aurait dit que la maîtresse de maison l’inclinait pour l’aider à couler mieux.

Dans la bibliothèque, une pièce en lambris sombres au sommet d’une tour, s’alignaient des centaines de reliures abîmées. Six livres portaient sur la tranche une étiquette de pot de confiture, où une écriture enfantine avait marqué : « Joli », « Génial », « Compliqué », « Drôle », « Triste », « Encore plus triste ».

Une nostalgie traînait partout, qui me serrait le cœur dans certaines pièces. Il y avait un couloir, notamment, voûté, lézardé entre des photos de famille à demi effacées, où à chaque fois la tristesse m’arrêtait. Un rocking-chair occupait une alcôve, et le tapis était usé par le frottement : mon hôtesse avait dû passer des heures ici à se balancer face à la perspective des ancêtres – enfants en noir et blanc, veuves et soldats sépia… Un fragment de soie bleue était pris dans un accroc du cannage. Alors je me balançais comme elle, et j’essayais de la comprendre, de m’identifier, de déduire son destin de nos ressemblances. Était-elle morte ou bien expropriée, squatteuse, cachée dans un recoin de la maison d’où elle m’observait ? À tant l’imaginer pareille à moi, remuant des nostalgies dans une rêverie statique, j’avais la conviction que ma présence réanimait la sienne.

Je ne savais quel âge elle avait aujourd’hui, mais je sentais sa jeunesse dans chaque détail. Sur toutes les tablettes des salles de bains, il y avait des produits de beauté de la même marque. De vieux flacons éventés aux étiquettes fleuries, avec des niveaux différents. Je l’imaginais dans les miroirs, utilisant les crèmes périmées qui lui tombaient sous la main, pour le simple plaisir de caresser sa peau ou d’occuper l’espace. Le seul produit contemporain, d’après le conditionnement, était le vernis à ongles mauve, dans le cabinet de toilette jouxtant la chambre au lit défait.

J’avais trouvé des cheveux blonds dans les brosses, sur chaque coiffeuse, les mêmes, longs et soyeux, et lorsque le matin j’entrais dans la maison je commençais à éprouver un trouble des plus précis. Le désir qui précède un rendez-vous.

Je me disais qu’elle avait les yeux bleus, de la couleur du tissu, je connaissais sa taille, je devinais ses goûts, mais ses vêtements ne sentaient que l’armoire et les crèmes de beauté avaient perdu leur parfum. Son odeur était la seule chose qui me manquait, et je m’épuisais à la traquer partout, dans les draps, les serviettes de bain, les brosses, les rideaux, les coussins – comme la dernière pièce d’un puzzle.

*

Je ne voyais plus Christina que le soir, dans la caravane. Elle rapportait des plats de traiteur qu’elle mangeait en regardant la télé, à même la barquette. Les enfants respectaient mon silence. Ils rentraient à point d’heure avec la moto, filaient directement sous la tente. Le jour, ils menaient leur vie. Christina bronzait. Il faisait beau. J’avais mis les choses au point et ils me laissaient en paix. Je leur disais que je restais ici à cause de la foule, que je ne supportais plus le contact humain. Jean-Paul me regardait avec respect, comme si je traversais une crise d’adolescence. Stéphanie m’embrassait en me serrant le bras, quand on se croisait. Elle devait croire que j’avais peur de tomber sur le type de la discothèque, et son geste me disait qu’elle était désolée, qu’elle me comprenait, que je restais son héros.

Christina m’ignorait méthodiquement, mais je la sentais dévorée d’angoisse à la pensée de ce mari qui était sorti de ses rails, et je supposais qu’en rissolant sur son matelas elle s’épuisait à définir une stratégie, une ligne de conduite pour le retour à la teinturerie, en présence de mon père. Dissimulation, indifférence, hostilité, conciliation ? Elle ne me parlait plus mais elle me remplissait le frigo, et je suivais les fluctuations de son débat de conscience à travers les denrées qu’elle m’achetait. La salade de thon était un signe d’apaisement, le jambon sous vide un indice de tension, le Slim-Fast une menace de conflit. Le réfrigérateur était devenu le seul lien entre nous, mais comme je mourais de faim quand je l’ouvrais, je n’avais pas le loisir de me prendre la tête. Je me préparais un plateau, et je quittais aussitôt la caravane en emportant mon déjeuner, que je mangeais à la cuisine dans les assiettes en porcelaine de Sèvres disposées en tête-à-tête. Il n’y avait plus ni gaz ni électricité, mais l’eau n’était pas coupée. Sans doute un puits. Je faisais ma petite vaisselle, en pensant à Christina qui serait tombée à la renverse en me voyant régner sur une cuisine. Christina n’existait plus que dans un coin de mon esprit, un coin-repas, quelques minutes par jour.

Vers sept heures du soir, elle revenait avec la voiture et je l’attendais dehors, pour éviter qu’elle me surprenne, qu’elle empiète sur mes émotions, sur le territoire de Marine. Villa Marine, c’était le nom de la maison, je l’avais découvert sur un pilier, à demi caché par le lierre. Alors j’appelais Marine la blonde que j’imaginais d’une pièce à l’autre, que j’effleurais sur ses brosses, que je caressais dans ses robes, que j’embrassais au creux de ses oreillers. Plus j’y projetais son image et plus la maison m’attirait, s’accrochait à moi, semblait-il, rechignait à me laisser partir le soir et attendait mon retour.

Un matin, dans la penderie de la chambre mauve, la robe sur le cintre m’a paru plus claire que la veille. Pourtant il ne faisait pas plus beau, la lumière n’était pas plus forte. Le tissu était délavé comme par une longue exposition au soleil, comme le rouleau de soie au grenier sous le jour des lucarnes. Je me suis dit que je confondais avec une autre robe dans une autre chambre, il y avait tant d’armoires… Je n’ai plus songé à ce détail. Mais, le lendemain, dans la chambre de la tour carrée, j’ai découvert un soutien-gorge pendu à la clé d’une commode. Il était impossible que je ne l’aie pas remarqué, j’étais venu au moins dix fois dans cette pièce… C’était un modèle récent, 85 B, couleur chair. Je l’ai pris dans mes mains, lentement, l’ai approché de mon visage. Il sentait l’odeur de la maison, le feu de bois et les plâtres humides, la mer et la résine, mêlée à un parfum de citronnelle encore frais, encore chaud. J’ai laissé échapper un cri de triomphe. Le nez dans le tissu, je me répétais : Marine est ici. Marine existe.

*

Toute la journée, j’ai fouillé la maison à la recherche d’un autre indice, d’un autre signe de vie. J’avais la conviction que ce soutien-gorge placé en évidence était une sorte de clin d’œil. Et tout ce que j’avais ressenti précédemment m’apparaissait sous un jour nouveau : cette impression d’être accueilli en intrus, rejeté, puis accepté peu à peu, comme si la présence que je traquais m’avait épié… Je m’en voulais d’avoir utilisé les couverts de la cuisine, de m’être assis partout. Je cherchais des traces et je ne trouvais que les miennes. Avait-elle passé la nuit ici ? Je reniflais tous les draps : rien. Les serviettes de bain étaient toujours aussi sèches, les chandelles n’avaient pas coulé. Sur la table de bridge, la réussite était toujours au même point.

Je me suis laissé tomber sur les coussins creusés du divan bleu. Les yeux fermés, je respirais à perdre haleine le soutien-gorge pour que l’odeur amène des images dans ma tête. Et je sentais de plus en plus fort cette présence tout autour, cette présence sans prise qui semblait rire de moi. Oui, c’était ça : après avoir perçu tour à tour le rejet, la méfiance puis l’hospitalité, à présent j’essuyais la moquerie. Si je n’avais trouvé aucune trace, c’est qu’elle se cachait. Elle jouait avec moi. Comme elle jouait avec sa maison : les serviettes arc-en-ciel, le doigt de l’armure, les vêtements dispersés… Je devais déchiffrer les indices, suivre la piste, me laisser guider, attendre… Elle m’avait déposé ce soutien-gorge pour me faire jouer avec le feu, c’est ça, comme on dit « Tu brûles » dans les jeux de cache-cache. Alors je n’avais qu’à donner corps à son odeur, imaginer ses seins, en déduire ses hanches, ses fesses, son visage, et ensuite elle viendrait se couler dans le moule que j’aurais façonné.

Renversé en arrière, les paupières closes et la main lente, je faisais l’amour par contumace, comme avec l’image de Christina dans sa robe de La Mouette – sauf que là je ne revenais pas en arrière, je me projetais en avant, et c’est l’excitation qui assemblait les images, pas la mémoire ni les efforts de surimpression. Je ne reconstituais pas, je créais. Je donnais chair à l’objet de mon désir. Je laissais parler l’intuition, la maison, le parfum. Une blondeur floue dans un mouvement d’algues, une bouche rieuse et des yeux graves… Un regard bleu cendré. Un menton volontaire et des épaules soumises, un corps souple et cambré, une force rebelle et douce au début des caresses, puis une prise de pouvoir soudaine dans le plaisir, une passion déchaînée, une violence aveugle… Son visage se modifie, ses cheveux sont tailladés, ses joues zébrées de cicatrices, son regard s’emplit de larmes de haine, elle crie dans ma voix tandis qu’on jouit avec une rage, une colère, une ivresse de vengeance… Puis un désespoir total dans la tension qui retombe.

Je rouvre les yeux, hagard, pantelant en travers du divan. Je suis dévasté. Autant par la force d’amour qui a jailli de moi que par la détresse qu’elle me laisse.

Comme si j’avais intégré ses pensées à mesure que je lui créais un corps.

Je suis resté longtemps immobile, cherchant à reperdre mes esprits bien plus qu’à les reprendre, mais la maison autour de moi était redevenue normale, banale, sans vie. Abîmé dans l’écoute du silence, j’avais oublié l’heure, et ce sont les cris des enfants qui m’ont arraché à la fascination. J’ai enfoui le soutien-gorge dans une potiche, sur le buffet près de la cheminée, et je suis parti très vite avant qu’ils n’entrent ici, avant qu’ils ne me surprennent.

Mais ce n’était pas moi qu’ils cherchaient. Ils étaient près de la caravane, battaient les buissons, fouillaient les bosquets, lançaient des insultes et des menaces.

Leur tente était entièrement lacérée.

*

Lorsque Christina est arrivée dans la Volvo, je me suis fait traiter d’assassin. Un pays de malades, une tente toute neuve, et si les enfants avaient été dedans, etc. Romantique, Stéphanie pensait que c’était le dragueur de la discothèque qui était venu se venger. Jean-Paul inspectait ses affaires, tout était là. Christina me pressait de questions, je n’avais rien vu.

— Mais enfin, où tu passes tes journées ?

J’ai eu un sourire. Calmement, j’ai dit que nous ne pouvions pas dormir à quatre dans la caravane, et qu’alors nous allions la laisser aux enfants et coucher dans la maison.

— Dans quoi ?

J’ai expliqué, sommairement, que la villa – le mot résonnait moins, faisait plus anonyme, protégeait notre intimité – était abandonnée, mais en parfait état, et que j’y avais fait un peu de ménage. Christina me regardait avec des yeux ronds. Elle n’était pas de ces femmes qui remplissent des questionnaires dans les magazines pour connaître la psychologie de leur conjoint ; ma conduite absurde n’avait même pas l’excuse de lui fournir un symptôme. Elle a répliqué, sarcastique :

— Alors à la teinturerie, quand je te demande de changer une ampoule, c’est la croix et la bannière, et ici, dans une baraque à l’abandon, tu t’amuses à faire le ménage.

Elle a tourné son air railleur vers les enfants, s’est heurtée à un mur.

— Tu trouves que c’est le moment de vous engueuler ? lui a dit Stéphanie.

— Ah bon, très bien, alors tout le monde est contre moi, c’est ça ?

— Écoute, Christina, moi je couche là-bas. Maintenant, si tu préfères dormir sur le sable et te faire éventrer par des vandales…

La situation est revenue d’un coup dans son esprit, au-delà de nos tensions. Elle a regardé la tente lacérée, les enfants, la caravane.

— On va à l’hôtel, a-t-elle décidé en reprenant son sac de plage.

Cette solution à laquelle je n’avais pas songé m’a paru lumineuse. Je lui ai dit c’est ça, voilà, hop, allez à l’hôtel. Mais Stéphanie a saisi mon bras et s’est plantée devant elle.

— Moi, je reste ici avec papa.

— Moi aussi, a lancé Jean-Paul, solidaire. L’indignation pointait dans leurs voix. Ma fille me sentait en danger par sa faute, mon fils m’imaginait en proie à la neurasthénie dans une masure en ruine.

— Très bien, a dit Christina. Puisque rien ne me sera épargné…

Son ton de sacrifice jurait avec la perfection de son bronzage. J’avais beau savoir qu’elle enrichissait à plaisir son capital griefs, je me suis senti un peu coupable de la glisser à son insu dans mon fantasme.

*

Après le dîner, les enfants se sont enfermés dans la caravane avec la moto.

— Et demain, vous irez porter plainte, a dit leur mère en nous englobant dans un geste circulaire. Moi je ne m’occupe pas de vos histoires.

Les sacs de couchage roulés sous son bras, elle est partie au pas de charge. Je l’ai suivie. Tout à l’heure, en partageant sa salade de fruits de mer, je m’étais demandé pourquoi j’avais eu brusquement envie de l’emmener dans la maison. Je commençais à comprendre. Je me disais que c’était Marine qui avait tailladé la tente, afin de me fournir un prétexte pour passer la nuit chez elle, et je trouvais que c’était trop tôt. Je voulais la surprendre, moi aussi, la dérouter, la faire attendre. Elle m’avait invité d’une façon très cavalière ; il fallait que je fasse des manières. Et puis je voulais éprouver sa présence à travers Christina. Voir si ma femme, avec son instinct de gérante et sa jalousie machinale, décelait une rivale entre ces murs. Je prenais des risques, mais je savais que le charme ne risquait pas de se rompre : Christina m’était devenue si étrangère que ses commentaires n’abîmeraient rien. Mon lien était trop étroit avec la maison, désormais, pour qu’un tiers puisse le dénouer.

— Quel goût, a-t-elle jeté en traversant le salon.

Pas un mot sur la conservation miraculeuse de l’intérieur, sur l’absence de dégradation et de pillage. Elle fonçait droit vers l’escalier, pinçant le nez au milieu de ce qu’elle appelait des vieilleries. Chez nous, tout était zen suédois, teck métal et « créateurs contemporains », comme elle disait pour justifier l’inconfort des sièges. Je trouvais la maison plus belle, plus secrète, rendue plus attirante encore par cette intruse qui déboulait dans ma vie parallèle en toute ignorance. Je me sentais complice avec Marine, et j’ai compris que je jouais, moi aussi. Christina était comme une offrande, un leurre.

— Je suppose qu’il n’y a pas d’électricité.

Elle s’est arrêtée devant le chandelier à côté duquel j’avais laissé mon briquet. J’ai allumé les trois bougies, puis je suis retourné vers le renard empaillé à côté de l’horloge. La veille, j’avais découvert entre ses dents une clé qui fermait la porte-fenêtre. L’idée que la maison ne se protégeait que de l’intérieur, quand elle était habitée, m’avait donné un frisson d’excitation. Christina m’a regardé tourner la clé deux fois, et la laisser en biais dans la serrure, comme un rituel quotidien.

— Je m’en souviendrai, de ces vacances !

Elle montait les marches devant moi, à la lueur du chandelier. J’ai pensé que non, justement, elle ne se souviendrait de rien. Elle aurait pris des couleurs, c’est tout, et redeviendrait blanche au bout de quinze jours, jusqu’à l’année prochaine. Elle n’oublierait même pas : elle pèlerait. Ma conduite et ses rancunes tomberaient au fil des jours ouvrables comme des peaux mortes ; la clientèle, notre image de famille modèle et les soucis de comptabilité se chargeraient de dissoudre mes incartades. Étienne nous a offert des vacances très originales, l’ambiance était inouïe, tout à fait dépaysante et la tache de cambouis est partie sur votre tailleur-pantalon, au plaisir madame Garnier.

Mais moi, j’essayais de m’imaginer à la teinturerie, en train de me rappeler ces instants, et je n’y arrivais pas. Je refusais de les conjuguer à l’imparfait. J’avais passé une bonne partie de mon existence à revenir en arrière pour lutter contre le temps, et maintenant je voulais aller de l’avant, me livrer tout entier à l’urgence du présent, sans mesure, sans limite, sans perspective de retour. La scène de théâtre désaffectée où j’avais logé mes rêves n’était plus qu’un musée des regrets. La vraie vie m’appelait ici : l’inconnu, le défi d’un rôle à créer, la mise en scène d’une histoire d’amour avec une partenaire toute neuve…

Christina a ouvert une porte, au hasard. C’était la chambre à part. Je l’avais appelée ainsi parce qu’elle était meublée de deux lits jumeaux, dont l’un était affaissé et l’autre en parfait état. Il y avait un climat de bouderie, de rage étouffée dans cette pièce sans placard, sans vêtements, comme si elle avait servi de repli pendant les crises d’un couple. J’ai trouvé drôle que Christina la choisisse. Un clin d’œil de plus, un signe après tant d’autres. Déjà elle faisait voler les couvertures, les draps, avec un sans-gêne qui aurait dû me révolter. Elle tapait les matelas, installait les sacs de couchage, repoussait du pied avec mépris le linge moisi.

— Qu’on n’attrape pas des maladies, en plus…

Je suis allé ouvrir la fenêtre. On voyait un bout de lune entre les branches, et la mer ondulait derrière les pins morts. J’ai fermé les volets. Christina s’était enfilée sans un mot dans son sac de couchage, tout habillée. Deux somnifères, et un coup de fesses pour me tourner le dos. Je la regardais, adossé à la croisée. À part sa critique sur l’ameublement, elle n’avait fait aucun commentaire. Elle ne posait pas de questions sur ce qui m’attirait dans cette maison. Elle ne sentait pas la femme. Ou alors, comme pour les cheveux étrangers dans la voiture et les chambres d’hôtel sur mes relevés de carte bancaire, trois ou quatre fois par an, elle feignait de ne rien remarquer. Elle prenait sur elle. Laissait faire le temps. Passait mes incartades en pertes et profits.

J’ai soufflé les bougies et je me suis couché à mon tour. Elle avait choisi le lit affaissé. Je l’ai écoutée respirer, longtemps, pour être sûr de son sommeil. Puis je me suis dit que la voie était libre. J’ai fermé les paupières, pour me livrer à la chambre, aux rêves dans lesquels elle m’entraînerait. Mais presque aussitôt un malaise m’a noué la gorge. C’était comme si l’obscurité ne voulait pas de moi. J’ai rouvert les yeux. Les rais de lune bougeaient entre les lames des volets disjoints. Quelque chose me tenait éveillé, me défendait le repos, l’inattention. Christina dormait à poings fermés, et j’avais l’impression qu’on me tendait la main. Les ombres agitées par le vent dans les feuillages se projetaient sur la porte, l’image de Marine dansait dans la poussière de lune.

Je me suis levé, doucement, en retenant mon souffle. Debout sur le parquet au milieu des draps jetés en boule par ma femme, je n’ai plus rien senti. J’ai attendu, immobile, aux aguets. Puis l’appel s’est manifesté à nouveau, mais il ne venait plus de la chambre, il avait reculé. Des craquements émiettaient le silence, dans le couloir. Je suis sorti sans bruit et j’ai marché lentement vers la tour d’angle, essayant de m’abandonner, de ne plus contrôler mes pas, de me laisser guider… J’avançais, poussé par un charme, une sérénité qui me donnait des ailes, la sensation de m’envoûter moi-même. J’avançais avec confiance dans la pénombre et je ne me cognais pas.

Soudain, devant moi, un panneau s’est ouvert dans les boiseries. Un homme a surgi, avec une lampe de poche et un sac. Il a tressailli, lâché le sac, braqué la lampe sur moi, puis sur lui. Un visage hirsute mangé par la barbe, des yeux globuleux, une grimace de sourire que l’éclairage en contrebas rendait grotesque. Il a mis un doigt sur ses lèvres. Il a touché sa casquette, refermé le panneau, abaissé la lampe, et s’est éloigné dans le couloir.

J’étais paralysé, la bouche ouverte. Sa silhouette oscillait dans le faisceau lumineux qu’il laissait derrière lui comme un sillage. Il était contrefait, la tête inclinée vers la gauche, boitait de la jambe droite. Il a tourné le coin de l’escalier, saisi la rampe pour descendre. Sa lampe s’est éteinte. Alors je me suis précipité, comme si l’obscurité allait le faire disparaître. Mon pied s’est pris dans un tapis, je suis parti en avant, ma tête a heurté le sol.

Je me suis relevé, à tâtons. Quand je suis arrivé en bas, la porte-fenêtre que j’avais fermée tout à l’heure était entrebâillée, et la clé à nouveau entre les dents du renard. Je suis tombé dans un fauteuil, le crâne en feu. Je tremblais de rage. Je ne me demandais pas qui était ce type, ce qu’il voulait, je ne cherchais pas à comprendre son attitude, une seule chose m’obsédait : il était venu de l’intérieur. Il connaissait la maison mieux que moi, ses cachettes, ses secrets, ses passages dérobés… Je me sentais doublé, dépossédé. Partout où je fouillais la pénombre, je voyais l’inconnu s’éloigner au bout de sa traîne de lumière. Je le voyais répéter mes gestes, arpenter les chambres, sentir les robes, essayer les fauteuils, traquer la présence de Marine… Et puis planter son couteau dans la tente des enfants. Mes doigts se serraient sur l’accoudoir. Le sang cognait dans ma tête, l’angoisse et la colère me tordaient le ventre.

Soudain je me suis dit qu’en souffrant je faisais mal à la maison. J’empoisonnais tout ce que j’y avais ressenti, je cassais le charme, je perdais l’image de Marine. J’ai fermé la porte-fenêtre et je suis remonté.

Dans le couloir, j’ai ramassé le sac que l’homme avait laissé tomber. C’était un sac de poussière – comme s’il venait de vider un aspirateur. Je l’ai imaginé passant d’une pièce à l’autre et répandant, avec le geste du semeur, des poignées de poussière pour recouvrir les traces de Marine, pour me cacher sa présence…

J’ai essayé de trouver l’ouverture du panneau dans les boiseries. J’ai renoncé, regagné la chambre à part. Je voulais ne plus penser, effacer le barbu de ma tête. J’ai sombré dans un sommeil noir, qui m’a laissé au matin la gorge sèche et un goût de cendres.

Le soleil inondait la pièce. Christina parlait dans son portable, demandait aux enfants si tout allait bien. D’après ce que j’entendais de ses réactions, ils étaient déjà partis à moto pour se baigner.

Sans échanger un mot, nous sommes allés faire notre toilette dans la caravane. Le gant sur la figure, brusquement, j’ai repensé au soutien-gorge. Un élan de panique m’a ramené à la maison. C’était plus qu’une crainte : une intuition, presque une certitude, et lorsque sur le buffet j’ai trouvé la potiche vide, je me suis mis à fouiller partout, comme un fou, sans égard pour les armoires, les placards, les tiroirs…

Le soutien-gorge était pendu à la crémone de la bibliothèque. Je suis tombé assis, le serrant contre moi, soulagé à un point que je ne comprenais pas. La tension nerveuse, en se relâchant, me laissait au bord des larmes. C’était ma pièce à conviction, mon signe de vie, mon seul indice. Je l’ai respiré, de toutes mes forces, mais l’odeur de citronnelle était moins présente, je devais la chercher plus loin, dans ma mémoire, au cœur des fibres… J’ai crispé mes doigts sur les bonnets, revoyant le barbu claudiquer dans le couloir. Des évidences jaillissaient, que je refusais aussitôt : non, ce n’était pas lui qui jouait avec moi. C’était un intrus, un paumé, un simple d’esprit qui avait fait une fixation sur le sous-vêtement et qui l’emportait, le déplaçait, le cachait comme un os… Je me suis rendu compte que cette description s’appliquait aussi à moi. Ça ne m’a rien fait. Oui, c’était cela, nous étions deux à chercher Marine, à la désirer, de la même manière – mais depuis quand venait-il ici, était-ce lui qui m’épiait tandis que je découvrais la maison, était-ce sa présence que je sentais ? Je n’avais pas rêvé la chaleur dans le soutien-gorge, hier après-midi, l’odeur de femme – elle venait de l’ôter, je l’avais trouvé le premier, j’en étais sûr, il était pour moi…

Un cri a déchiré le silence. Christina était revenue. J’ai planqué vivement le soutien-gorge derrière un dictionnaire, bondi hors de la bibliothèque, couru d’une traite jusqu’à la chambre à part. Christina était blême, adossée au mur, le doigt pointé vers les lits. Nos sacs de couchage étaient par terre, jetés en boule, les lits refaits avec leurs draps.

— Étienne, c’est toi… ?

L’odeur de citronnelle que m’avait refusée le soutien-gorge m’a cueilli de plein fouet, à peine entré.

— C’est toi qui as fait ça ?

J’ai haussé les épaules en me détournant :

— C’est normal de remettre en ordre, non ?

Elle a ramassé d’un coup les sacs de couchage, et elle est sortie. Après quelques minutes, j’ai entendu la voiture qui démarrait, s’éloignait. Je souriais, immobile, dans le silence qui sentait Marine. Elle était là. Elle était revenue – ou n’était jamais partie. C’est elle qui avait déplacé le soutien-gorge, lacéré la tente, refait les lits. Pour moi. Pour m’attirer, me provoquer, me faire sourire. Effrayer Christina et m’avoir à elle toute seule.

Je l’ai appelée, deux fois.

Ma voix résonnait bizarrement, n’était pas à sa place ; le prénom que je lui avais donné me revenait dans l’écho, incongru. Si elle voulait m’apparaître, elle n’avait pas besoin d’un ordre. Je me suis senti confus, comme le premier jour quand j’avais cassé le vase.

J’ai changé de pièce, parcouru les étages à sa recherche, mais j’avais l’impression que la maison se refusait. Je me suis rendu compte au bout d’un moment que c’était le barbu, inconsciemment, que je cherchais. Son image s’était incrustée entre la maison et moi, et j’éprouvais la même violence, la même jalousie que lorsque le type de la discothèque m’avait repoussé pour danser avec ma fille.

Je suis sorti, j’ai fait quelques pas sur la plage. J’ai déterré un bout de ferraille, l’ai jeté plus loin. Je me sentais seul, écorché, incertain. Je voulais parler, entendre la voix de quelqu’un, me confier, poser des questions sur Marine… L’imagination ne me suffisait plus.

Je suis parti à pied vers le village.

*

Des jeeps passaient dans les rues. Des soldats circulaient, étudiaient des courbes de niveau, prenaient des repères, marquaient des emplacements, dans l’indifférence générale. Des femmes tricotaient sur des pliants à l’ombre des arbres, des hommes jouaient à la pétanque. Ils s’activaient sans un mot, et les boules qui s’entrechoquaient ne provoquaient chez eux aucune réaction, aucune émotion visible. Celui qui avait pointé laissait la place à un autre, qui visait longuement avant de tirer puis cédait son tour sans souci du résultat. Sur tous les visages, il y avait ce mélange d’application et de désintérêt. Ils ramassaient leurs boules, lançaient le cochonnet dans un autre coin. Les femmes tricotaient des choses imprécises, en silence, sans entrain ni lenteur. Tous paraissaient vieux avant l’âge, se ressemblaient. Des figurants de cinéma. Des figurants sans tournage, qui tuent le temps. Il était onze heures, c’était dimanche et les rues ne sentaient pas la cuisine.

Je suis entré dans un café, j’ai dit bonjour. Personne n’a relevé la tête. C’était un troquet banal, avec un comptoir de formica, un miroir, des publicités pour des apéritifs d’autrefois, une partie de cartes. Je me suis perché sur un tabouret. Pour me faire bien voir, j’ai demandé un marc du pays.

— Y en a pas.

Le patron regardait dans le vide, la moue tombante. Son ton fermé suggérait moins la rupture de stock que l’absence de production locale. Un pays sans marc, sans spécialité, sans avenir.

— Alors, je ne sais pas… Un alcool blanc quelconque. J’ai besoin d’un remontant : je viens de faire six kilomètres à pied, par cette chaleur.

Le patron m’a servi. Puis il a examiné un verre et s’est mis à l’essuyer. J’ai bu une gorgée et j’ai enchaîné, comme pour justifier ma présence :

— Je suis en vacances ici.

Le patron a décollé ses lèvres, puis haussé une épaule, l’air de dire que ça me regardait. Je ne voyais plus comment enclencher la discussion. Je n’allais tout de même pas taper sur le comptoir et offrir une tournée, comme dans les westerns. J’ai précisé :

— À côté de la Villa Marine.

Il a saisi un autre verre sur l’évier, l’a essuyé. En le reposant, il a croisé mon regard et m’a répondu par un soupir.

— Oui, c’est ce que dit ma famille. Moi, j’aime bien… Elle a du charme, cette villa. Ça fait longtemps qu’elle est abandonnée ?

Il s’est mis à inspecter son torchon, lentement, cherchant une tache. J’ai insisté :

— Pourtant, on dirait qu’il y a quelqu’un, non ? J’ai entendu des bruits… Peut-être des squatteurs…

Il a orienté le tissu vers la lumière, a gratté de l’ongle un coin apparemment propre. Puis il a plié le torchon, et poussé vers moi la soucoupe avec mon ticket de caisse. Décontenancé, j’ai passé outre en essayant autre chose :

— Dites donc, tous ces soldats, ça doit être bon pour le commerce.

— Quels soldats ?

Il me toisait, indifférent, l’œil vide. En finissant mon verre, je me suis dirigé vers la partie de cartes. À tour de rôle les quatre hommes donnaient, abattaient, comptaient. Aussi absents et concentrés que les joueurs de boules sur la place. Je leur ai demandé :

— Qui est-ce qui gagne ?

— Personne, a répondu le patron dans mon dos.

Je me suis retourné vers lui. Il a laissé tomber son torchon dans l’évier où il s’est déplié. Je commençais à me sentir singulièrement mal à l’aise, oppressé par ce village retranché dans ses habitudes, condamné sans doute à la démolition et qui feignait d’ignorer l’échéance, de continuer comme si de rien n’était.

Tout à coup le rideau du fond s’est écarté dans un bruit de perles, et le barbu de la nuit dernière a traversé la salle, en touchant sa casquette. La clochette de la porte a tinté derrière lui. Tétanisé par la surprise, j’ai hésité à me précipiter dehors, mais l’air imperturbable du patron m’a retenu. J’ai demandé, la voix blanche :

— Vous le connaissez ?

Le cafetier m’a dévisagé, avec soudain une amorce de sourire dans sa face molle.

— Lui ? Bien sûr, oui.

— Qui est-ce ?

— C’est Gaille. Le Gaille, comme on dit par ici. Il est pas méchant, mais il est un peu…

Une moue a terminé sa phrase. Il a pris à témoin les joueurs qui ont approuvé d’un air complice.

— C’est pas sa faute, a déclaré celui qui distribuait. Il est né comme ça.

Son voisin a renchéri :

— On dit qu’y a pas de village sans idiot du village.

L’ambiance s’était détendue, en l’espace d’un instant.

On m’intégrait au folklore. Ou on voulait me donner le change.

— Et il habite où ?

Le patron s’est rembruni. Il m’a regardé en dessous, et a répondu :

— Par ici, par là, où il trouve… Quand on n’a pas de chez-soi, c’est bien ce qu’on fait. Remarquez, y en a qui sont pas obligés et qui font pareil.

C’était visiblement une allusion au camping. Je me suis demandé combien d’hommes avant moi avaient fantasmé sur Marine, combien s’étaient heurtés au Gaille, combien étaient venus dans ce café poser les mêmes questions.

J’ai payé mon verre et j’ai demandé les toilettes. Avec une crispation, le patron a désigné le rideau de perles. Je me suis retrouvé dans un étroit corridor menant à une porte battant sous le courant d’air. Un vélo, des meubles et des tableaux encombraient le passage. Mon coude a heurté un pied de lampe, une pile d’annuaires a vacillé et j’ai retenu l’édifice comme j’ai pu. C’est alors que mon regard est tombé sur le portrait. Caché derrière une affiche sous verre qui avait glissé de côté, la plaque de tôle représentait une jeune fille dans un rocking-chair, dont l’ombre portée s’allongeait sur le mur. Une ombre plus grande qu’elle, en noir et blanc. La jeune fille ne m’évoquait rien, à part ses longs cheveux blonds, mais je reconnaissais l’ombre. C’était la femme avec qui je m’étais fait l’amour sur le divan, hier après-midi. Le menton volontaire et les épaules soumises, les joues couvertes de cicatrices, les mèches tailladées…

Hagard, je fixais l’apparition matérialisée par un autre. Le peintre n’avait pas mis son nom ; seul un pigeon aux ailes déployées, en haut à gauche, signait le tableau. Le bruit de perles m’a fait sursauter. J’ai croisé le regard du patron, qui a baissé les yeux, laissé retomber le rideau.

Quand je suis revenu des toilettes, il s’était servi un café. Les joueurs avaient posé leurs cartes. Il a poussé vers moi la monnaie dans la soucoupe.

— Vous le connaissez ? a-t-il grogné.

— Qui ça ?

— Le peintre.

Mon air d’incompréhension lui a fait hausser les épaules.

— Il était ici l’année dernière, il me louait une chambre, il était tout le temps fourré dans la Villa Marine. Quand il est parti, il m’a laissé le tableau en paiement. Même pas signé. Je lui ai fait la réflexion, il m’a répondu : J’achète pas l’hôtel. Il avait l’air tellement sûr de lui… Et content pour moi que je fasse une bonne affaire. Jef Hélias, il s’appelait. Il est célèbre ?

J’ai dit que je n’étais pas spécialiste. Il a posé sa tasse.

— Pas moyen de savoir combien ça vaut. De toute façon…

La tristesse est retombée autour de moi. Je cherchais comment le questionner, les mots brûlaient ma gorge mais ne passaient pas mes lèvres.

— Tierce, a dit un joueur.

— Cinquante, a répondu un autre sur le même ton morne.

J’ai avalé ma salive, demandé le plus naturellement possible :

— Il vous en parlait ?

— De quoi ?

— De ce qu’il a peint.

— Il parlait pas, il peignait.

— Marine… elle est vivante, ou elle est morte ?

Il fixait ma monnaie, lèvres closes. J’ai senti que je n’en tirerais plus rien. J’ai repoussé la soucoupe vers lui.

Il l’a prise et l’a vidée dans son tiroir.

*

Les soldats avaient disparu, quand je suis ressorti. Comme si le cafetier, en niant leur présence, les avait renvoyés au néant. J’ai cherché le Gaille, machinalement, sans avoir envie de le retrouver. J’étais pressé de quitter ce village – en même temps une espèce de malaise me retenait. Désormais j’avais la preuve que Marine existait, qu’elle inspirait à d’autres le même genre de fascination. Mais, moi qui ne l’avais pas encore rencontrée, comment avais-je pu avoir la même vision que le peintre ?

La cloche a sonné la demie d’onze heures. J’ai traversé en direction de l’église. Le parvis était désert. Contre un pilier, une assiette posée sur le sol marquait la place du mendiant.

J’ai poussé la porte qui a grincé dans le son de l’harmonium. Une messe était en cours. J’ai cligné des yeux pour m’habituer à la pénombre. Un vieux prêtre officiait, dans la lumière bleutée des vitraux. L’église était vide.

Je me suis assis au dernier rang, avec discrétion, relevé quand il a stoppé son magnétophone. Sans un regard pour moi, il s’adressait aux voûtes. Je lui répondais à mi-voix, comme pour me fondre dans la foule. Quand il a dit : « Allez dans la paix du Christ », j’ai murmuré : « Nous rendons grâce à Dieu. » Il a enclenché un cantique pour la sortie des fidèles, pendant quelques minutes, tout en rangeant ses accessoires, bible, burettes et ciboire, au fond d’une valise à carreaux. Puis il a appuyé sur Stop, et rembobiné la messe.

Je me suis avancé vers le chœur. Il a retiré son étole, l’a portée à ses lèvres avant de la plier soigneusement.

— Bonjour, mon père.

Il m’a regardé avec une tristesse gênée, vaguement honteuse. Je connaissais. L’humiliation de partager un bide avec son seul spectateur, après le baisser de rideau. Le jour où ça m’était arrivé, le public – un client de la teinturerie – m’avait dit pour me remonter le moral : « Moi, j’ai trouvé ça très bien. »

— Vous êtes civil ? a demandé le curé.

Ses yeux froids me détaillaient derrière les lunettes en fer, avec une attention critique. J’ai acquiescé et son expression s’est radoucie. Un sourire de mélancolie a remonté les plis de son visage maigre. Il a continué ses rangements, puis désigné la nef où un moineau se cognait contre un vitrail.

— Dieu est en quarantaine, comme vous pouvez le constater. Les gens d’ici ont tendance à mettre l’Église et l’armée dans le même sac. Vous êtes de passage ? En vacances ?

— Je campe sur la pointe, près de la Villa Marine.

Il a suspendu ses gestes, m’a scruté avec une gravité nouvelle.

— Je vois.

Il a fermé sa valise, m’a fait signe de le suivre. Trois claquements ont éteint l’église et allumé la sacristie. Ses doigts décharnés ont quitté le tableau électrique, tracé un signe de croix, puis refermé la porte. Nous étions dans une petite pièce aux boiseries blanchies d’humidité, meublée de trois chaises et d’une table pliante. Il m’a invité à m’asseoir.

— Vous y êtes entré, je suppose.

J’ai vu dans ses yeux que l’attirance exercée par la villa ne datait pas d’hier. Combien d’hommes avant moi étaient venus se confier à lui, et pour confesser quoi ?

— Faites attention, mon fils.

J’ai soutenu son regard. Le naturel de mon ton m’a surpris, quand je lui ai demandé ce qu’il voulait dire.

— Je vois bien à votre air que vous savez de quoi je parle. Cette maison ne laisse pas insensible. Elle a un passé douloureux qui s’accroche aux nouveaux venus.

Une histoire que la mémoire des murs répète inlassablement…

— Qui est Marine ?

Ses mains se sont levées comme pour une bénédiction, sont retombées. Il a ôté ses lunettes et les a nettoyées avec un mouchoir sale.

— Vous la verrez sans doute un jour, si ce n’est déjà fait. Moi je ne la connais que par ouï-dire ; elle ne vient pas au village. C’est certainement une étrangère. Jamais quelqu’un du pays n’aurait osé s’installer là-bas.

— Elle y est depuis longtemps ?

Il n’a pas répondu, concentré sur ses lunettes. J’ai enchaîné :

— Le peintre qui était ici l’an dernier…

Je n’ai pas eu besoin d’achever ma question. Il a hoché la tête, avec un profond soupir qui m’a fait froid dans le dos. Il a murmuré pour lui-même :

— La Maîtresse de maison…

— Pardon ?

— C’est le titre qu’il a donné au tableau. Je suppose que vous êtes passé au café… Il avait du talent. Tous, d’ailleurs. Le styliste, le musicien, l’ébéniste… Tous ceux qui se sont laissé envoûter. Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis teinturier.

Il m’a dévisagé avec une surprise sincère, s’est rendu compte qu’elle était blessante et m’a souri avec compréhension :

— La sensibilité ne dépend pas non plus du métier qu’on exerce.

— Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Je ne sais pas. Ils étaient de passage, comme vous.

— Et le Gaille ? Le type qu’on appelle le Gaille ?

Il a tressailli, cessé de frotter ses verres.

— Le Gaille est là-bas ?

Il y avait une vraie angoisse dans sa voix.

— Oui. Enfin, je l’ai vu, cette nuit.

— Comment était-il ?

— C’est-à-dire ?

— Il allait bien ?

— Je ne sais pas. Il a l’air un peu…

J’ai imité la moue du cafetier. Le vieux prêtre a posé une main sur mon bras.

— Il est comme vous, mon fils. Il ressent les mêmes choses, mais il le montre, c’est tout.

J’ai acquiescé, mal à l’aise. Il a repris sa main pour remettre ses lunettes.

— À quatorze ans, il s’est retrouvé orphelin. Il est devenu l’homme à tout faire du village. Vous savez, ici, les familles sont très soudées, liées entre elles par les mariages… Chacun s’est prétendu son cousin, pour le recueillir et le faire trimer. J’ai voulu le prendre avec moi, au presbytère, lui donner un travail un peu plus enrichissant… Moi aussi, j’étais son cousin. À l’époque, j’étais encore le curé du village, j’avais mon mot à dire… Mais la crise des vocations et le remembrement liturgique m’ont contraint à devenir cette espèce de VRP du Seigneur, qui fait sa tournée des paroisses. Les cinq églises du canton, sur un rayon de quarante kilomètres ; une par mois… Depuis, ici, on me traite un peu comme un déserteur, un traître. Il y a tant de haine entre les communes…

Il se rejette en arrière, croise les jambes sous sa chasuble reprisée. Ses yeux sont humides derrière les lunettes sales, il sourit dans le vide.

— C’était un enfant extraordinaire, au catéchisme… Il était limité mentalement, mais il comprenait tout. Les choses ne passaient pas par sa raison, sa réflexion : c’était comme s’il recevait des… révélations, à chaque instant… Comme s’il était téléguidé par une intelligence extérieure. Il a été mon enfant de chœur, longtemps. J’aurais pu continuer à l’éduquer, à développer son âme, en faire un moine, peut-être… Le village me l’a enlevé.

Il a baissé la tête, lourd d’une rancœur mal éteinte.

— S’il est avec Marine, comme vous dites, c’est leur faute.

J’ai laissé passer un silence, troublé d’avoir entendu pour la première fois le prénom dans la bouche d’un autre. Puis j’ai demandé si les militaires allaient raser la maison.

— Je ne sais pas. Ce n’est pas l’immobilier qui les intéresse, c’est le sous-sol.

— Qu’est-ce qu’ils font, exactement ?

— Un centre d’essais nucléaires souterrains, d’après ce que j’ai compris. Ils transfèrent des installations qui se trouvaient en Provence. Il paraît que nous avons une meilleure sécurité sismique. Entre le secret défense et celui de la confession, vous comprendrez que je ne puisse vous éclairer davantage.

— Mais il n’y a pas eu d’opposition, de manifestations, de bataille politique ?

— Nous n’intéressons personne, monsieur. Nous n’avons pas d’industrie, pas de monuments, nos députés n’ont aucun poids, les jeunes sont partis, le tourisme est en chute libre et l’immobilier au point mort. C’est ce qu’ils appellent la « sécurité sismique ». L’absence de réaction des expropriés. Les gens ont touché leur chèque, et ils restent jusqu’au dernier moment. C’est leur façon de résister.

Il s’est levé.

— Début septembre, tout le monde sera évacué de la zone. Ne vous attardez pas, monsieur. Vous ne pouvez rien pour celle que vous appelez Marine.

— C’est quoi, l’histoire de la maison ?

L’hésitation a laissé place à une sorte de délivrance, à mesure qu’il parlait.

— Un drame, autrefois. Pendant la guerre. Depuis, vous tombez comme des mouches. Des mouches dans une toile d’araignée. La maison répète inlassablement la même histoire : l’amour, les meurtres, les viols… Avec des jeunes filles comme appâts. Aussi envoûtées que vous pouvez l’être… On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Mes doigts se serrent sur le rebord de la table.

— Et vous ne faites rien ?

Il croise les mains dans son dos pour retirer sa chasuble.

— Un exorcisme, vous voulez dire ? On me l’a demandé, plusieurs fois, ça n’a servi à rien. Ce qui se passe là-bas n’a rien à voir avec le diable. Ce n’est pas une force du mal qui s’empare des gens, c’est une force d’amour. Confiance, trahison, désespoir… Ce que vous en faites ne dépend que de vous. C’est trop facile d’accuser l’invisible.

Il rouvre sa valise, y range sa chasuble et son aube. Il est en polo gris.

— Les vraies hantises sont les pulsions humaines que vous projetez. Ce sont les vivants qui hantent les maisons, monsieur, qui réveillent leur passé et perturbent les morts. Faites votre examen de conscience.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il nous arrive ce qui nous ressemble.

Les fermoirs de la valise claquent dans le silence.

— Bonne fin de vacances, conclut-il d’un ton banal.

*

En arrivant au terrain, j’ai trouvé Stéphanie qui m’attendait, la moto appuyée contre la caravane. Elle m’a demandé si ça m’ennuyait qu’on parle. On s’est assis sur une souche, et elle a parlé. Épuisé par la marche, obsédé par les paroles du prêtre que je retournais dans ma tête, j’écoutais d’une oreille en acquiesçant. Elle semblait avoir des années de silence à rattraper. Elle a parlé du monde, de l’avenir, des garçons. Elle m’a dit qu’à l’époque où nous vivions, il n’était plus possible d’être heureux. Elle m’a dit qu’en fait, elle n’aimait pas les garçons, et que ça lui faisait peur d’être différente, mais que ça la dégoûterait d’être comme tout le monde. D’un autre côté, elle voulait avoir des enfants. Elle avait rencontré un type hier soir, elle avait couché pour avoir l’air normale, c’était nul et ce matin il lui prenait la tête.

Je la regardais. Cette avalanche de confidences brouillonnes, qui d’abord m’avait gêné, me rassurait à présent, me redonnait un point d’accroché. La sentir aussi paumée que moi me ramenait au présent. J’ai failli lui parler de Marine. Et puis elle s’est appuyée sur mon épaule, et j’ai senti un trouble qui ne venait pas d’elle.

— C’est marrant… C’est la première fois qu’on parle comme ça, et en même temps je te sens loin, papa.

Je n’ai pas répondu. Mais mon soupir n’avait rien d’un démenti.

— Tu as déjà trompé maman ?

D’un coup je me suis senti bien. Percé à jour, approuvé, compris. J’ai serré les doigts sur son poignet.

— Je suis en train.

Elle a haussé les épaules en pensant que je blaguais, et puis elle m’a dévisagé. Elle a vu que j’étais sincère. Plus rien n’existait que cette force en moi, cette attirance pour la femme invisible qui m’appelait dans cette maison.

— Sérieux ?

— Je crois.

— Ici ? Pendant qu’on est à la plage ?

— Oui.

Elle a secoué la tête, radieuse. Déjà, dans ses yeux, l’admiration remplaçait la surprise. Je m’étais battu pour elle l’autre soir, et maintenant je me tapais un amour de vacances dans le dos de sa mère. Elle était fière de moi, pour la deuxième fois de sa vie.

Le bruit de la Volvo nous a fait sursauter. Il était trois heures et demie – jamais Christina n’était rentrée avant la fin de journée. On a froncé les sourcils avec le même agacement, et cette complicité dans l’imprévu nous a rapprochés un peu plus.

— Tu veux qu’on l’occupe ? a dit ma fille.

— Ça serait sympa, oui. Il faudrait qu’elle se fasse des relations, qu’elle sorte le soir…

— Promis. Jean-Paul est avec ses potes au bowling, je vais le chercher et on te fera un plan diversion.

Elle m’a embrassé sur la joue, au moment où le moteur s’arrêtait. Un baiser de femme.

— Étienne !

Christina est venue se planter devant moi, a remonté d’un coup son tee-shirt.

— Regarde !

Une éruption de boutons rouges couvrait tout son ventre.

— C’est pollué ! En plus c’est pollué ! Jamais le soleil ne m’a fait ça !

— Oh merde ! s’est apitoyée Stéphanie. Tu peux pas rester comme ça… Viens, on retourne en ville, faut qu’on trouve un médecin de garde.

— Et pourquoi tu crois que je suis venue chercher ma carte Vitale ?

Stéphanie m’a cligné de l’œil, et l’a rejointe dans la caravane. Cinq minutes plus tard, la Volvo avait repris le chemin de terre. Je ne bougeais pas. Quelque chose m’empêchait de retourner dans la villa. Je ne voulais pas tomber sur le Gaille. Je ne supportais pas de partager Marine. J’aurais voulu qu’elle demeure surnaturelle, livrée à mon désir, libre d’être celle que j’imaginais, mais les paroles du curé l’enfermaient dans une réalité qui l’éloignait de moi. Et pourtant je voulais qu’elle existe, de chair et de sexe, je voulais qu’elle m’apparaisse, qu’elle me choisisse, qu’elle m’appartienne. Je sentais que les odeurs, les vêtements, le jeu de piste ne seraient plus suffisants. J’avais envie de son corps, terriblement. Et j’avais besoin de temps, de tout mon temps. Si Christina faisait une intolérance au soleil, même avec la complicité des enfants, je l’aurais dans les pattes toute la journée. C’était hors de question. Je ne voulais plus vivre les choses à moitié, me cacher, donner le change.

J’ai pris la moto, et je suis parti au hasard dans la campagne désaffectée où les militaires enterraient des conduites en béton. Le vent de plein fouet, les vibrations dans le corps, la vitesse, le bruit. Faire le point. Prendre du recul. M’abrutir.

*

Ils sont revenus à la tombée de la nuit. C’était une allergie à la crème solaire : dermatite aiguë, bronzage interdit. Pour lui changer les idées, les enfants l’avaient emmenée au cinéma – deux Matrix de suite. Elle avait mal digéré le pop-corn. Ma fille m’a demandé avec un regard appuyé si tout s’était bien passé. Christina a pris nos sacs de couchage, et elle s’est dirigée d’elle-même vers la maison, regard éteint, vacances brisées.

— Tu nous raconteras, m’a glissé Jean-Paul avec la connivence épaisse des vieux machos.

Dans la chambre à part, ma femme a retiré les draps avec des gestes mécaniques et précis – la cadence régulière qu’elle avait à la teinturerie. Elle n’était plus qu’une ombre d’elle-même, une fin d’été. Elle a soufflé les bougies, s’est glissée dans le sac et m’a souhaité bonne nuit d’une voix sans timbre. Elle m’a fait de la peine. Je me suis senti coupable, comme si c’était mon attitude qui avait causé son allergie.

— Étienne… Je voudrais qu’on rentre.

Il n’y avait même plus d’hostilité dans sa voix. J’ai dit d’accord. J’ai ajouté que je regrettais. Sans préciser quoi.

J’ai attendu qu’elle dorme. Comme la veille. J’ai rallumé le chandelier, et j’ai quitté la chambre sur la pointe des pieds. Je voulais m’évader, m’oublier dans l’odeur de Marine, je voulais que Christina soit de nouveau un obstacle, pas une victime qui inspire la pitié. Je voulais que tout redevienne simple, mystérieux et doux, que le curé ne m’ait rien dit…

J’ai poussé la porte de la bibliothèque. Le Gaille était appuyé contre la fenêtre, dans le clair de lune, et pressait le soutien-gorge sur sa figure. Il ne m’a pas entendu. Son dos voûté se soulevait à chaque inspiration, un tremblement de plaisir secouait ses épaules, un gémissement mourait dans le tissu. J’ai avancé, lentement, les doigts crispés sur le chandelier. Les yeux fermés, il s’essuyait la barbe dans la dentelle de soie. Puis il m’a vu. Il a relevé le menton, m’a souri d’un air complice, a sorti de sa poche un petit flacon, et a vaporisé du parfum à l’intérieur des bonnets.

Je me suis jeté sur lui, fou de rage. D’une détente, il a esquivé le coup. Le chandelier a brisé un carreau de la fenêtre. Le temps que je me retourne, il s’enfuyait vers le couloir. En trois bonds je l’ai rattrapé, coincé contre les rayonnages. Il grognait, bavait, la main droite levée pour tenir le soutien-gorge hors de ma portée, la gauche ruant dans les livres qui s’éboulaient autour de nous. J’avais lâché le chandelier et je serrais son cou, de toutes mes forces. Il paierait pour la fenêtre, pour le vase, pour la tente des enfants, pour les boutons de Christina, pour tous les ratages de ma vie, les espoirs sabotés, les illusions trahies… C’est lui qui inventait Marine, qui jouait avec nos nerfs et nos désirs, qui nous appâtait en vaporisant de la citronnelle. Salaud !

Je serrais toujours, je voyais mes pouces blanchir autour de sa pomme d’Adam, et son regard devenir vitreux. Il ne se débattait pas. Le peu d’énergie qu’il lui restait, il l’employait à maintenir le soutien-gorge le plus haut possible. Je guettais la peur dans ses yeux, l’abandon. J’attendais qu’il lâche prise. J’étais en train de devenir un meurtrier et ça ne me faisait rien. La tension était trop vive, ça ne pourrait qu’aller mieux ensuite – de toute manière une force m’empêchait de desserrer les doigts. Tétanisé par la haine, comme absent, projeté hors de moi-même, je me regardais tuer.

— Non, s’il vous plaît… C’est pas la peine.

La voix avait jailli sur ma droite, derrière les livres. Une voix féminine, dans un souffle, un accent étranger. Éberlué, je fixais la bibliothèque. Le barbu avait glissé entre mes doigts. Affaissé sur le parquet, il souriait d’un air fixe. Brusquement il a tiré quelque chose de sa manche, avec une rapidité incroyable. Une lame a brillé dans l’éclat de lune. J’ai reculé. Toujours à terre, il s’est mis à secouer la tête, à faire des signes comme pour me dire d’attendre. Sans me quitter des yeux, il a tranché le soutien-gorge entre les seins. Puis il s’est relevé, a rangé son couteau, et m’a tendu l’un des bonnets. Je l’ai pris, médusé. Il a enfoui l’autre dans sa poche, a plissé les yeux avec un geste d’encouragement, et s’est sauvé vers l’escalier en claudiquant.

Christina criait, dans la chambre, hurlait mon prénom. Je restais immobile, la moitié de soutien-gorge à la main, fixant la cinquième étagère de la bibliothèque. Je n’avais pas rêvé cette voix. Marine était là, derrière ces livres, de l’autre côté de ce mur.

— Étienne ! Réponds ! Tu es tombé ?

J’ai foncé dans le couloir, ouvert la porte de la pièce attenante. Une salle de bains sans placard, sans recoins.

Il y avait sûrement un espace dans le mur, un passage secret.

— Étienne ! Où tu es ?

J’ai gueulé que j’arrivais, pour faire cesser les cris. Puis je me suis approché de la baignoire sabot, et j’ai murmuré :

— Tout va bien, il n’a rien. Vous êtes là ?

J’ai écouté le silence, de toutes mes forces. L’oreille collée à la faïence jaune, j’ai guetté le son d’une respiration. En vain. À tout hasard, j’ai dit :

— À demain.

Et une jubilation inconnue éclatait dans ma poitrine, tandis que je retournais vers la chambre à part, ma moitié de soutien-gorge glissée sous l’élastique de mon caleçon.

Christina était sur le seuil, agrippée au chambranle.

— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a quelqu’un ?

J’ai répondu oui. Un rôdeur, je l’ai fait déguerpir. Elle a rouvert la bouche, aux cent coups, j’ai devancé les jérémiades en lui rappelant que nous partions demain à l’aube : autant essayer de dormir. Elle m’a dévisagé, les bras ballants. Je l’ai recouchée dans son sac, j’ai remonté le zip, je l’ai embrassée sur le front et je lui ai souhaité de beaux rêves. Elle m’a tourné le dos. J’ai souri. Tout était clair, à présent. Je savais ce que j’allais faire, je savais où j’allais.

*

Ils ont bouclé leurs valises, rempli le coffre. Avant d’atteler la caravane, j’ai vérifié les niveaux de la Volvo. Je leur ai annoncé avec une consternation crédible qu’il n’y avait plus une goutte d’huile : sans doute une pierre du chemin qui avait percé le carter.

— Débrouille-toi, a dit Christina en montant à la place passager.

Et elle a ajouté en bouclant sa ceinture que, de toute manière, elle ne restait pas ici une minute de plus. Avec un sourire en biais, les enfants m’ont regardé partir vers le sommet de la butte, cherchant du réseau pour mon portable. J’ai appelé la SNCF. Il y avait un train dans une heure, avec seulement deux changements.

Les enfants m’ont rejoint pendant que je réservais. Je leur ai dit que j’étais désolé pour les vacances. Ils m’ont rassuré avec une gaieté sincère : j’abrégeais leur corvée et ils étaient contents pour moi. Je leur ai souri. Pour la première fois depuis des années, je leur ai dit que je les aimais. Ils m’ont répondu : T’inquiète. Et ils se sont composé un visage de circonstance pour aller faire leur rapport à l’autorité.

— C’est la merde, maman : le garagiste dit que la pièce n’arrivera pas avant huit jours.

— Et faire remorquer la caisse avec la caravane, je te raconte pas le prix. Heureusement, papa nous a trouvé un train.

— Parce qu’il va rester ici tout seul, a conclu Christina d’une voix atone.

— Faut bien quelqu’un pour garder la caravane, a improvisé ma fille.

Mon fils a ajouté que, de toute façon, vu la déprime que je me tapais, il valait mieux me foutre la paix en attendant que je récupère.

J’ai pris le bidon d’huile dans le coffre, et j’ai fait semblant de remplir le carter plein. Puis j’ai démarré en espérant d’une voix optimiste qu’on ne perdrait pas les cinq litres en dix-huit kilomètres.

Engoncée dans ses pensées, Christina se taisait avec une résignation agressive. Je roulais sans à-coups, l’œil rivé sur le voyant d’alerte qui ne s’allumait pas.

Soudain, à la sortie d’un virage, j’ai aperçu deux jeeps arrêtées avec leurs feux de détresse, et des soldats qui s’agitaient en désordre. J’ai ralenti. Un corps était couché sur la chaussée ; on voyait le bas des jambes, le reste était caché par les jeeps.

— Vos ceintures ! a dit Christina aux enfants.

Un soldat m’a fait signe de passer. Un autre apportait une couverture. En montant sur le bas-côté, au pas, j’ai tourné la tête vers la droite, gêné par le profil de ma femme qui, les yeux obstinément fermés, refusait de s’encombrer d’une vision morbide. C’était le Gaille. Couché sur le dos, les bras en croix, le sourire fixe. La couverture est retombée sur son visage.

Je me suis mordu les lèvres en revoyant la docilité avec laquelle il se laissait étrangler, cette nuit. Accident ou suicide, l’événement s’inscrivait dans une logique. J’étais en train de me débarrasser des miens, j’avais cédé aux avances de Marine, j’allais revenir me jeter dans ses bras : la maison n’avait plus besoin du Gaille. J’entendais résonner dans ma tête les paroles du curé, que je m’étais efforcé d’oublier depuis hier matin. La maison répété inlassablement la même histoire : l’amour, les meurtres, les viols… Je n’avais pas peur. Je relevais le défi. Je prenais mon tour.

— Ça y est, je peux rouvrir les yeux ? a lancé ma femme.

Tout en accélérant, j’ai dit d’un ton dégagé :

— C’était le rôdeur que j’ai viré hier soir. L’idiot du village. C’est lui qui avait déchiré la tente.

J’ai vu dans le rétro le soulagement des enfants. Ils pouvaient me laisser seul en toute tranquillité, à présent ; je leur enlevais un remords. Je leur devais bien ça.

On est arrivés à la gare avec dix minutes d’avance. J’ai installé ma famille dans un compartiment vide. Une fois les valises montées, je me suis retrouvé devant Christina qui me scrutait avec solennité. Je lisais les sous-titres. Depuis notre mariage, on n’avait jamais été séparés plus de trois jours.

— Je dirai à ton père que tu es resté pour la caravane, a-t-elle prononcé en détachant les mots.

J’ai cherché un soupçon dans son regard. Je n’ai trouvé que mise en demeure et quant-à-soi. Sauver les apparences. Cacher ma dépression qu’elle aurait vécue devant son beau-père comme un échec personnel. J’ai dit bien sûr, en détachant les mots comme elle : je reste pour la caravane.

Elle m’a tendu la joue, lèvres closes. Les enfants m’ont embrassé en me tapant dans le dos, pétrissant mon épaule comme des coachs avant un match. Je suis redescendu sur le quai avec un mélange de délivrance et de nostalgie. La nostalgie de toutes ces années où je m’étais empêché d’être moi-même, où je m’étais conservé bien au chaud dans des rêves mort-nés à l’abri des passions destructrices. À présent j’avais conscience de foutre ma vie en l’air sans savoir si j’en étais capable, et en craignant soudain d’être floué. Une part de moi aurait voulu prendre le train, pour garder intacts le désir inspiré par la maison, l’image de cette femme qui dans la réalité risquait probablement d’être inférieure à mon fantasme. Je savais résister à la routine, pas à la déception. Revivre les illusions perdues avec Christina était au-dessus de mes forces.

— Étienne.

Je me suis retourné. Elle était sur le marchepied, la main gauche tenant la poignée de portière. Je suis revenu vers le wagon, croyant qu’elle avait oublié une recommandation, une consigne pour mon père. Elle m’a demandé, avec la dignité insolente des perdants qui s’assument :

— Elle est belle, au moins ?

Je m’attendais si peu à cette question que j’ai souri malgré moi, avec naturel et franchise :

— Je ne sais pas encore.

Elle a haussé les épaules, et regagné son compartiment. L’élan de ma sincérité à laquelle j’étais seul à croire m’a redonné confiance tout le long du trajet.

Au carrefour de la pointe, je me suis arrêté à l’endroit où les jeeps stationnaient tout à l’heure. Le corps du Gaille avait disparu. Seuls témoignages de l’accident, des traces de freinage et le demi-soutien-gorge enfoncé par les pneus dans la glaise.

*

Un état d’exaltation forcenée s’est emparé de moi, sitôt franchi le seuil. J’ai ouvert les trente fenêtres, pour aérer tout ce qui s’était passé ici avant moi. Dans le son des battants qui s’entrechoquaient sous les courants d’air, je me suis installé, disséminé, réparti au hasard : un pantalon sur une chaise, une chemise dans l’armoire d’une autre chambre, des chaussures dans les salles de bains…

Je prenais possession de tout l’espace, je colonisais les pièces comme Marine l’avait fait, me pendais à côté de ses robes, me greffais sur ses cintres… Je posais mon rasoir entre ses crèmes, me recoiffais dans ses glaces, piquais mon peigne sur sa brosse. J’emménageais, pour la première fois de ma vie, dans le décor d’une femme.

J’ai refermé les fenêtres, et je me suis installé dans le rocking-chair pour l’attendre. L’oreille aux aguets, tressaillant au moindre craquement, j’ai laissé passer une demi-heure. Et puis le silence est devenu oppressant. Quelque chose n’allait pas. Je me sentais espionné, en sursis, en suspens. Il fallait que je fasse le premier pas. Que j’aille au-devant d’elle.

À force de palper les boiseries de l’aile nord, j’ai fini par retrouver le panneau mobile d’où le Gaille avait surgi, la première fois. Une galerie de pierres suintantes doublait le couloir, puis tournait à angle droit. Dans le halo de ma torche, les toiles d’araignées déchirées pendaient, alourdies de salpêtre. Un rond de lumière oblique révélait un petit trou dans le mur, à hauteur de visage. J’ai collé mon œil au judas. La bibliothèque. L’angle sous lequel Marine m’avait regardé me battre avec le Gaille.

Au bout du boyau resserré, un escalier tournait en colimaçon. J’ai monté un étage, me suis retrouvé dans une pièce mansardée, un capharnaüm qui évoquait la chambre de ma fille. Matelas sur le sol, couette à carreaux, livres et sous-vêtements épars, réchaud à gaz, thé vert, biscottes… L’oreiller était encore tiède, le parfum de citronnelle me serrait le ventre. Sur une étagère, le flacon avec lequel le Gaille avait vaporisé le soutien-gorge, la nuit dernière. Était-ce la cachette de Marine, ou la tanière qu’un simple d’esprit avait aménagée pour la femme sortie de ses rêves ? La seule preuve « objective » que j’avais de son existence, c’était une voix que j’avais cru entendre derrière des livres. La folie du Gaille était-elle contagieuse ?

J’ai redescendu l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée. Je me suis retrouvé à l’arrière de la maison, dans une jungle de ronces et d’aubépines. Refermée, la porte secrète disparaissait dans le dessin des colombages, les moulures de stuc et de bois peint. J’ai rampé le long de la façade, déchirant ma chemise aux épines où s’accrochaient des lambeaux de soie bleue.

Je suis rentré par la porte-fenêtre du premier jour, j’ai repris mon exploration avec un sentiment de malaise, comme si je tournais en rond, comme si l’histoire n’allait pas plus loin, me ramenait à mon point de départ.

Et soudain, je la vois. Assise à ma place dans le rocking-chair, les jambes croisées, le sourire moqueur. Elle se balance doucement en me regardant. Ce n’est pas la femme avec qui j’ai fait l’amour dans ma tête. C’est la jeune fille du tableau remisé à l’arrière du café, la blonde aux cheveux longs que le peintre a figée dans le même rocking-chair, la même attitude.

— Ils sont dans le train ?

La voix de l’autre côté des livres. Ce souffle d’accent mélodieux qui m’a empêché d’étrangler mon rival.

— C’est vous qui habitez là ?

Elle hoche la tête, les doigts noués derrière sa nuque, les seins tendus sous la soie bleue.

— Je m’appelle Marine.

— Je sais.

Elle bondit sur ses pieds, vient se glisser dans mes bras, murmure :

— Bienvenue.

Je l’embrasse à pleine bouche, elle se détache et court vers l’escalier. Je me lance derrière elle, gravis les marches dans son sillage de citronnelle. Je la rattrape sur le palier. Sa robe se déchire entre mes mains. Elle se retourne vers moi, avec une gravité hors d’âge dans son visage de gamine.

— C’est moi que tu veux ?

Sa voix est devenue rauque, haletante.

— Tu m’as cherchée, tu m’as appelée… Viens…

Elle m’entraîne à reculons jusqu’à la chambre mauve. Je la renverse sur le lit. Et je lui fais l’amour exactement comme dans mon rêve, la regardant passer du plaisir offert à la violence aveugle, des caresses aux griffes, des baisers aux morsures… Elle roule sur moi, m’enserre entre ses cuisses pour m’imposer son rythme. Les yeux fermés, la bouche tordue dans une grimace de refus, elle se sert de moi, me repousse quand je prends ses seins, me dit d’attendre, accélère ses coups de reins dès que je réclame une pause… Au moment où j’arrive au bord de son plaisir, elle rouvre soudain les yeux pour me regarder, l’air égaré, les doigts crispés dans mes cheveux.

— David !

Je vais pour dire que je m’appelle Étienne, et puis elle pousse un cri en nous faisant jouir.

*

Elle n’était plus là quand je me suis réveillé.

Nos corps soudés l’un à l’autre, on avait refait l’amour jusqu’à l’épuisement, de plus en plus insatiables au fil des orgasmes. J’étais complètement déboussolé, je n’avais jamais connu ça ; je perdais toute maîtrise et en même temps je contrôlais mon désir à son gré, d’une manière incroyable, comme si elle avait pris les commandes de mon corps. L’exaltation totale et le détachement se mêlaient en moi, décuplant mon énergie. Elle m’appelait David en jouissant et je me laissais faire, attendant qu’elle change de prénom, qu’elle me confonde avec un des autres vacanciers qu’elle avait attirés avant moi, mais visiblement elle faisait une fixation sur celui-là. On s’était endormis l’un dans l’autre sans que je prononce une parole, respectueux de la surimpression, profitant du plaisir que je lui donnais en tant que prête-nom.

Je me lève, tout le corps endolori, m’approche de la fenêtre. Le soleil est déjà bas sur la mer. Je la vois qui nage, au loin. Un pincement dans le ventre, aussitôt ; le désir qui renaît, l’état de manque.

Cinq minutes plus tard, je la rejoins dans les vagues. Elle me regarde bizarrement. Comme un copain. Me sourit, me frictionne les cheveux, me dit que mon crawl n’est pas terrible. Je ravale les mots d’amour que j’étais venu lui crier.

— On fait la course ?

Elle part sur le dos vers le rivage, avec une grâce précise, une cadence impeccable. Je peine à me maintenir à sa hauteur. Elle m’encourage, puis accélère brusquement, me devance de plusieurs longueurs. Je la rejoins sur le sable, essoufflé.

— Tu manques d’entraînement, dit-elle gentiment en tordant ses cheveux pour les essorer.

Une gaieté lumineuse émane d’elle, une espèce de pureté dans la manière dont elle vit sa nudité. Empêtré dans mon caleçon qui colle et bâille à la fois, j’ai peine à retrouver l’accord fusionnel qui nous a tenus en haleine pendant des heures. Je m’assieds près d’elle. Ce n’est plus la même femme, à l’extérieur. Je reconnais cet air de liberté en suspens qu’a fixé le peintre sur sa plaque de tôle, mais aucune expression, aucun geste ne me rappelle l’amante enragée de la chambre mauve. Le pouvoir érotique de cette maison s’arrête-t-il à la limite des murs ?

Elle s’est étendue sur le sable, offerte au soleil couchant, cherche ma main à tâtons, y glisse doucement la sienne. Je me creuse pour trouver quelque chose à dire, ménager une transition, faire la soudure entre ces deux moments d’intimité qui n’ont rien à voir, ces deux harmonies qui se contredisent. Je finis par demander :

— C’est parce que vous avez le même nom que tu as choisi cette maison ?

— Je n’ai pas de nom, moi. Je ne suis personne.

Elle a prononcé ces mots d’une voix neutre, avec un étirement de bien-être. Difficile d’enchaîner. Elle attire ma main sur ses seins, descend vers son ventre, se caresse avec mes doigts. Je me débarrasse de mon caleçon. Elle me retient.

— Pas ici. Pas encore.

Je retombe sur le côté. Elle tourne la tête et me dévisage.

— Il y a si longtemps qu’on ne m’a pas regardée dans les yeux. Le Gaille, il se cachait, il avait peur de moi. Tu l’as senti ?

L’image du barbu claudicant revient entre nous. Je réponds :

— Il est mort.

Elle se redresse d’un coup, me prend le bras dans un élan brutal. Ses yeux sont grands ouverts, des sentiments différents se bousculent : elle semble effrayée, consternée – en même temps elle a l’air fière de moi…

— Tu l’as tué ?

Les mots ont avancé prudemment sur ses lèvres. Elle épie ma réaction.

— Non, il s’est fait écraser sur la route. Par des soldats.

— Ah bon.

Elle se recouche sur son coude. Je ne sais pas ce que j’ai entendu dans sa voix, soulagement ou déception. Elle ajoute, avec une moue de résignation :

— Remarque…

Une poignée de sable glisse entre ses doigts quand elle relève la main. La phrase interrompue s’installe entre nous. Je brise le silence, de peur qu’il n’empoisonne ce moment.

— Et avant lui ? Il y a eu d’autres hommes ?

Elle n’esquive pas. Elle soupire, fataliste.

— Bien sûr. Vous êtes tous pareils. Moi j’ai envie de parler, mais il vous faut le reste. C’est normal.

Une tristesse terrible me tombe sur le ventre. Elle a sans doute la moitié de mon âge et on est aussi abîmés l’un que l’autre, sous des dehors intacts. Pas un instant je n’ai songé à me protéger d’elle, moi qui achetais des préservatifs dès qu’une lingère d’hôtel me trouvait sympathique. Curieusement, je n’éprouve plus aucune jalousie, maintenant que je lui ai fait l’amour. Comme si j’avais intégré une équipe, une troupe de théâtre – comme si je reprenais un rôle.

Les nuages ont envahi le ciel et le vent se rafraîchit. Elle s’approche d’un tas de pierres encerclant les restes d’un feu de camp, soulève un galet, ramène un vieux briquet avec lequel elle enflamme un boisseau d’algues sèches, avant de le recouvrir de brindilles. La fumée se dissipe dans les crépitements. Elle souffle sur les braises qui peu à peu rougeoient.

— Tu vis ici depuis longtemps, Marine ?

— Je vis.

Je ne comprends pas la réponse. Il y a tellement d’évidence dans sa voix que j’hésite à demander un éclaircissement.

— Et d’où tu viens ?

— De nulle part. Ça n’existe plus, lance-t-elle soudain en se redressant. J’ai faim.

Moi aussi, aussitôt. Comme son désir dans la chambre, à chaque fois, réveillait le mien.

Elle attache ses cheveux, regarde le coucher de soleil en se cambrant, les mains sur les hanches.

— En fait j’ai toujours vécu ici, je n’ai pas de souvenirs et je suis toute neuve.

Elle a parlé d’un ton buté, sans réplique, dépose un baiser sonore sur mon front, puis fonce dans la mer. Je la vois plonger, disparaître. Un long moment, je guette son retour à la surface. Je l’appelle, cours la chercher dans les vagues. Elle jaillit à dix mètres de moi, tenant dans la main quelque chose qui gigote. Elle regagne le rivage, attrape un cadre en bois noirci où est cloué un bout de grillage, assomme le poisson et le met à cuire sur les braises.

Je regarde son air absent, la précision machinale de ses gestes. Je demande, en désignant sa prise :

— Comment tu as fait ?

— Je n’aime pas tuer les êtres vivants, répond-elle simplement. Je ne pêche jamais. Ils le savent, alors quand ils me voient, s’il y en a un qui vient, c’est qu’il veut se suicider. Je l’aide.

Du bout d’une branche, elle retourne le poisson neurasthénique. Elle ajoute :

— C’est la faute des militaires. Les appareils de surveillance qu’ils installent, ça leur brouille le sonar. Tu l’aimes rose à l’arête ?

Je hoche la tête. Elle est folle, elle est délicieusement folle, on dirait qu’elle joue pour moi de sa folie, comme elle jouait de mon corps.

— Ou sinon, tu peux te raconter que je suis allée relever un casier.

C’est à moi de choisir. De valider l’hypothèse que je préfère. Je risque, sur un ton provocateur :

— Qu’est-ce que je peux me raconter d’autre ?

Elle replie ses genoux sous le menton, enlace ses mollets, nostalgique et boudeuse.

— Ce que tu te racontes depuis que tu m’as vue. Je suis une fille d’Albanie qui rêvait de la France, le pays de la liberté, je suis arrivée dans un double fond de camion qui livrait des putes à l’Ouest, j’ai faussé compagnie et je me planque ici, voilà.

Je proteste, dans un cri du cœur : je ne me suis jamais raconté ça.

— Alors tant mieux, sourit-elle en allongeant ses jambes, aussitôt délivrée du poids qu’elle me refile. Je m’appelle Marine, je suis née ici et tu es le premier homme que j’aime. On fait comme ça ?

*

On a mangé le poisson brûlant, caoutchouteux, plein d’arêtes. Elle a laissé mourir le feu. Un concert de crapauds s’élève, là-bas, vers la pinède. Je lui demande pourquoi elle ne me pose pas de questions sur moi.

— Comme ça tu es neuf, toi aussi.

Son visage est tourné vers la mer, l’enfance a disparu de ses traits. Elle est assise très droite, toute tendue, comme si elle essayait de dominer une douleur. Je glisse un bras autour de ses épaules. Elle ne bouge pas.

— C’est moche…, murmure-t-elle.

On dirait qu’elle proteste contre une injustice, doucement, sans espoir. Je la vois au bord des larmes et je ne sais que faire. Sa détresse passe en moi, de corps à corps, comme le désir tout à l’heure.

— Je vais avoir mal, Étienne.

— Tu connais mon prénom ?

— J’ai entendu quand on t’appelait.

Le « on » fait ressurgir le visage de Christina, qu’aussitôt je renvoie au néant.

— Pourquoi tu aurais mal ? Parce qu’on va démolir la maison ?

— Il y a un orage qui arrive.

Elle frissonne, se lève et part vers la villa, comme une automate. Je la suis, à quelques pas. Elle marche droit devant elle, les mains dans le dos, la tête basse. J’allume un chandelier, au salon. Elle est en train de bouger le doigt de l’armure, pour qu’il incline davantage le tableau représentant la rivière. Je lui demande :

— C’est pour qu’elle coule plus vite ?

Elle se retourne, me sourit, hoche la tête. Ses larmes se détachent. Elle noue ses bras autour de mon cou, murmure :

— J’ai peur.

— De quoi, Marine ?

— Je veux qu’on soit demain.

Un éclair illumine la pièce. Elle ferme les yeux, rentre la tête dans les épaules au coup de tonnerre, se serre contre moi. Je me dis qu’elle a incliné la rivière comme on avance une montre pour accélérer le temps. Nouveau coup de tonnerre, plus proche. Cette fois elle n’a pas réagi, je la sens devenir toute molle dans mes bras. Je la soulève, la porte dans l’escalier jusqu’à la chambre mauve. Ses lèvres remuent, prononcent des mots sans suite. Je l’étends sur le lit, remonte les draps et l’édredon. Une bourrasque rabat d’un coup les volets. Je vais les fermer, descends le rideau métallique de la cheminée où le vent sifflant disperse les cendres, reviens me glisser contre elle sous les draps. Elle est glacée, elle tremble. Je la caresse, la frictionne, rien n’y fait.

— David.

Je réponds que je suis là. Elle n’entend pas. Sa tête bouge en tous sens sur l’oreiller, ses bras s’abattent sur l’édredon au rythme du tonnerre. Les volets se rouvrent soudain, un éclair aveuglant emplit la pièce. Marine pousse un hurlement, le corps arc-bouté. La foudre est tombée. J’ai senti la secousse de toutes les fibres de ma chair, de tous les murs de la maison. Il y a eu un énorme craquement, plusieurs chocs sourds, amortis, un bris de verre.

On reprend notre souffle, serrés l’un contre l’autre. Sa respiration redevient normale. Elle se détache, doucement.

— C’est fini, dit-elle. Il n’y avait rien à faire. On verra demain.

Elle effleure ma joue, comme si elle me consolait, glisse ses doigts entre les miens. Elle murmure :

— Dors, mon chéri.

Elle se tourne de côté, sans lâcher ma main. La pluie battante diminue peu à peu, s’arrête. L’orage s’est éloigné, gronde encore quelques minutes, puis le silence revient. Bouleversé, je la regarde s’endormir, calmée, pressant ma main dans la sienne comme un porte-bonheur.

Je ne comprends pas ce que je ressens. Je devrais être fou d’amour et de fierté qu’une telle fille s’offre à moi, mais le courant d’énergie qui me traverse ne m’est pas destiné. C’est un autre qu’elle aime à travers moi, un autre qui se sert de mon corps et de mes sentiments pour répondre à son appel. Et j’aime ça. Terriblement.

*

Des bruits m’ont réveillé. Des coups, des froissements. J’étais seul sous les draps. Je suis descendu, guidé par les sons qui provenaient de l’arrière de la maison. À mi-étage, j’ai collé mon front au vitrail de l’escalier. Les branches d’un acacia s’égouttaient dans le soleil, ébranlées par les chocs.

Je suis allé à la cuisine, seule pièce ouvrant sur l’arrière.

Une bouilloire sifflait, accrochée dans la cheminée au-dessus des braises. Deux tasses se faisaient face sur la table en noyer, à côté d’une cafetière en fer bosselé. La porte-fenêtre était entrebâillée sur le fouillis de ronces et d’arbustes, dans une lumière glauque. Une odeur forte d’herbe coupée luttait contre celle des feuilles en décomposition.

Les jambes en sang au milieu des aubépines déchiquetées, Marine fauchait à grands coups réguliers, les dents serrées, le regard absent, vêtue d’une de mes chemises. Je suis resté à la regarder, un long moment, sans trahir ma présence. Elle débroussaillait avec une force patiente, obstinée, creusait une clairière. Sa faux mal aiguisée hachait autour d’elle en demi-cercles, heurtait des pierres, se plantait dans le sol. Elle s’arrêtait pour remonter une mèche, reprenait en sens contraire ses rotations du buste. La chemise s’accrochait aux tiges d’églantine, elle se dégageait d’un mouvement de reins, dans les craquements de l’étoffe.

Les lianes que sa faux balayait sans les trancher revenaient sur elle, les mûriers se redressaient dans son dos. La sueur et la rosée l’avaient trempée, collaient ma chemise à son corps. Les buissons résistaient, des flocons blancs s’échappaient d’une plante au tronc noueux. Elle toussait, s’acharnait sans violence, sans répit, sans méthode, avec un élan égal, un mélange de concentration et de détachement, entaillant obstinément les bois trop durs et hachant plusieurs fois les fougères déjà sabrées.

La faux heurte un objet métallique. Elle lâche le manche, s’agenouille et tire un morceau de gouttière. En relevant les yeux, elle me voit dans l’encadrement de la porte-fenêtre. Son regard continue le long de la façade, jusqu’à la toiture. Je quitte le contre-jour, m’approche en écrasant les andains. Derrière elle, les pierres et les ardoises qu’elle a récupérées sous les feuillages, assemblées en deux piles : les abîmées et les intactes. On dirait qu’elle prépare la venue d’un couvreur.

Ses yeux redescendent vers moi. Elle me contemple tel un inconnu, ou un familier de longue date dont la présence va de soi. Puis elle dit, comme si nous étions en train de faucher ensemble, comme si nous poursuivions une conversation :

— Remarque, de toute façon… Faudra bien remplacer des choses.

Elle ramasse la faux, termine de dégager le sol autour du morceau de gouttière. Je lève les yeux vers le toit. Un des clochetons, frappé par la foudre, gît sur la pente, arrêté par une tabatière.

Revenant vers la maison, elle égalise l’allée jusqu’à la porte-fenêtre. Sur la façade, entre les griffes de la vigne vierge arrachée, je remarque une dizaine de trous. Des impacts de balles. Elle croise mon regard. Elle a un geste évasif, comme pour chasser un souvenir ennuyeux.

— Oui, une année j’ai dû faire des travaux, alors j’ai pris des amants. Des hommes de la ville. Un pour la maçonnerie, un pour la plomberie. Ils se croisaient. Chacun pensait qu’à la fin des travaux, il viendrait vivre ici avec moi – c’est ce que j’avais dit. Un jour, le petit m’a trouvée avec le grand. Alors après ils sont revenus ensemble avec des fusils, la nuit. Je m’étais barricadée. Ils avaient bu, ils ont tiré sur la maison. Le matin, ils étaient morts. Les balles avaient ricoché sur le mur. Ils se sont entretués, quoi, achève-t-elle comme si c’était une conclusion heureuse, la morale de l’histoire.

Elle recule, admirant le tracé de son allée, s’assied sur une souche. Dominant l’espèce d’horreur que m’inspirent sa légèreté, son indifférence satisfaite, je la regarde qui balance doucement sa jambe en suçant un brin d’herbe. De quoi se venge-t-elle ? Qui se venge à travers elle ? Je revois l’attitude du cafetier, lorsque je l’interrogeais sur la maison, je repasse dans ma tête les mises en garde du curé, la vision du Gaille écrasé sur la route, la réaction de Marine apprenant sa mort… Elle se repose au soleil, jambes croisées, la faux tachée de sève contre sa cuisse. Elle lit le désarroi dans mes yeux, ôte de ses lèvres le brin d’herbe et me le tend.

— Toi, c’est différent. La maison, tu l’aimes. Les autres, ils maçonnaient, ils faisaient leur plomberie, ils ne sentaient rien, ils ne voyaient rien à part moi. C’est bien qu’ils soient morts. Ils ont tiré sur la maison.

Une volonté farouche pèse dans sa voix, une rancœur venue de très loin. Elle jette distraitement par-dessus son épaule le brin d’herbe que je n’ai pas pris. Je demande :

— Et le peintre ?

— Il a eu ce qu’il voulait. Vous avez tous ce que vous voulez.

J’attends un instant. Conscient de jouer avec le feu qui couve en elle, je murmure :

— Et le Gaille ?

— Le Gaille, il était fou. Il ne voulait rien.

Elle s’étire, crache dans ses mains, puis elle se remet à faucher, comme si quelque chose d’important l’appelait, comme si déjà je n’existais plus. Au moment où je tourne les talons, elle lance brusquement :

— Attention à la marche !

Je m’arrête net, regarde sous mes pieds, cherche devant moi. Il n’y a pas de marche. Elle reprend son travail de débroussaillage, agrandissant la clairière, à la recherche d’une pierre ou d’une ardoise qui lui auraient échappé.

*

Je suis rentré dans la maison. J’ai exploré chaque pièce, lentement, comme les premiers jours, pour essayer de ranimer mon attente, mes espoirs, refaire mienne la femme que j’avais reconstituée à partir de son odeur, de ses vêtements, de son jeu de piste… Je voulais reprendre la main, dissiper le malaise que ses paroles, son attitude installaient en moi.

Je m’arrête dans la bibliothèque. Je l’imagine en travers du vieux fauteuil de cuir clouté, en train d’apprendre le français dans les volumes aux reliures moisies. Puis j’efface les traces de ma lutte avec le Gaille. Je ramasse les bibelots, remets les livres sur les rayonnages.

Soudain mes doigts se figent sur une couverture blanche – le seul ouvrage qui semble récent. Villa Marine, par Alexis Kern, de l’Académie française. Au dos, la fille de l’auteur raconte comment, à sa mort, elle a retrouvé, complété et mis en forme le texte inachevé. L’exemplaire est dédicacé à l’encre turquoise. Une écriture haute et claire, appliquée, enfantine.

 

Pour Monsieur Gaille, qui m’a fait si gentiment visiter cette « maison de famille » qu’on m’avait toujours cachée. En cordial souvenir.

Nadège Kern

Le cœur battant, je m’assieds dans le fauteuil et je commence à lire.

 

Son testament était sa dernière vacherie. Son dernier cadeau. « Je demande à mon fils Alexis de disperser mes cendres dans le lit de la chambre mauve. » Son lit de jeune fille. Le lit où elle nous avait conçus, ma jumelle et moi.

Figé dans les toiles d’araignées, le temps repartait en arrière ; tout le passé d’horreur qu’elle m’avait légué dès mon enfance me remontait aux tripes, comme si j’en avais eu la mémoire directe. La guerre, l’Occupation, son fiancé déporté à Auschwitz. Toute seule à vingt-quatre ans dans sa maison réquisitionnée par les Allemands. Le colonel lui avait laissé sa chambre de jeune fille. Il avait même promis de faire libérer son fiancé, en échange d’une porte ouverte, d’un lit d’accueil, d’un corps dispos. David Meyer avait été gazé dès son arrivée au camp, le colonel le savait très bien, mais il avait donné de bonnes nouvelles et promis ses largesses jusqu’à l’hiver 44, où il avait rejoint le front russe.

Nous sommes nés à la Libération, ma jumelle et moi. Les enfants du mensonge, les enfants du viol accepté, répété, nécessaire. Les enfants de la tondue promenée nue dans les rues du village. Les enfants de la honte. Notre sang nazi qu’elle ne nous pardonnerait jamais. Elle nous a tués à petit feu, reniés dans sa chair, avortés après coup. De sadisme en indifférence, d’étouffement en abandon, elle nous a fait payer sa faute, son châtiment, son innocence. Courant le tiers-monde pour s’oublier dans la misère des autres, refusant notre amour pour justifier son injustice, et finissant de nous effacer en perdant la raison.

Les dernières années de sa vie, les années Alzheimer, la ramenèrent à distance dans cette Villa Marine dont elle me parla dès lors, du fond de son délire, comme si une part d’elle-même continuait à y habiter. Fantôme à temps partiel entre deux moments de lucidité, ma mère hantait de son vivant la villa qui avait brisé sa jeunesse. Un ou deux dimanches par mois, je la trouvais, sur son lit de clinique, le regard dans le vide, en train de parler toute seule à des hommes invisibles, enchaînant les mots d’amour, les cris de haine et les râles de plaisir… Aucun grief filial ne saurait adoucir le spectacle qu’elle me donna pour ses adieux, dix ans durant.

 

Un bruit de moteur me fait lever les yeux. Des grincements de freins, des chocs sourds. Je me précipite à la fenêtre. Trois camions gigantesques sont arrivés devant la villa, portant des bulldozers et des tractopelles. Marine se tient au bas de la terrasse, immobile, sa faux à l’horizontale, barrant le passage aux civils coiffés de casques jaunes.

Je dévale l’escalier, traverse le salon en trombe, jaillis sur la terrasse au moment où les démolisseurs s’avancent vers elle. Je cours m’interposer, rate la marche du perron. Je pars en avant, la tête la première. Marine se retourne, pousse un cri dont l’écho se prolonge alors que tout a disparu autour de moi.

*

Une sensation de bien-être me fait reprendre conscience. C’est toujours le noir total, mais une rumeur fissure le silence, lointaine. Une fissure d’où s’échappe un rai de lumière intense et douce qui se dilate soudain. Je flotte entre deux eaux, soutenu par une espèce de toile liquide qui respire au rythme de ma pensée. L’idée que je suis mort se présente, sans me causer d’émotion particulière. Je ne suis pas seul. Des fenêtres s’ouvrent autour de moi comme sur un écran d’ordinateur ; des hommes apparaissent, me sourient. Je me sens en terrain familier, aussitôt, sans les connaître. Il y a un jeune garçon avec un pinceau à la main, qui me montre une tôle rouillée où se forme un visage de femme. Un type vieillissant qui, l’air désolé dans son habit vert, m’accueille par un signe d’impuissance. Deux ouvriers en bleu de travail qui partagent le même corps, échangeant tour à tour leur visage. Un officier en uniforme gris, apparemment surpris d’être là mais souriant quand même. Et puis un rouquin de mon âge qui me dit vaguement quelque chose… Je l’identifie à l’instant où je me pose la question : c’est le professeur de musique qu’avait Stéphanie l’an dernier.

Tous convergent autour de moi, me réceptionnent comme le petit nouveau de la troupe ; je retrouve intacte l’émotion de mes quinze ans, quand j’ai découvert au collège le club théâtre. Du coup j’ai quinze ans – j’ai quinze ans aussi, en même temps que mon âge présent. Des visages de filles désirées, oubliées qui peuplaient mes rêves de troisième s’impriment à côté des fenêtres où m’attendent les hommes qui sourient, comme si je pouvais cliquer, choisir… Et puis une silhouette claudique entre les images. C’est le Gaille. Je lui fais signe, d’une pensée qui me ramène aussitôt dans la Villa Marine.

Je suis au milieu du salon, tel qu’il m’est apparu le premier jour. Sur le guéridon, le grand vase est intact. Le prof de musique, à la table de bridge, est concentré sur sa réussite. Le peintre lit le journal dans le canapé bleu. L’ouvrier à deux visages répare une conduite. Le Gaille, rajeuni de vingt ans, fait visiter le salon à des silhouettes dont je ne distingue pas les traits. Il leur offre des soutiens-gorge.

Je cherche mes autres compagnons, me retrouve aussitôt dans la cuisine où déjeunent face à face l’officier allemand et l’Académicien. Au mur, la plaque de tôle peinte où Marine se balance dans le rocking-chair, tandis que Mme Kern reste immobile, ombre morte qui ne veut pas apprendre à bouger. Nous sommes tous autour d’elle, à présent, dans le tableau, l’invitant à nous rejoindre, à quitter le monde des vivants, abandonner ce rocking-chair vide où Marine n’est plus qu’un parfum, ce délicieux parfum de citronnelle que j’ai peine à quitter, moi aussi… Pourtant je sais que toutes mes émotions, tous mes souvenirs sont intacts, et m’attendent dans un présent éternel si je sais faire mon deuil…

— Humilié une fois encore, qui plus est à domicile, Béziers encaisse trois-zéro face à Niort…

Ma femme prend forme à la place du tableau, assise au bord d’un lit, penchée vers un corps hérissé de tubes reliés à des appareils, des écrans. C’est moi. Les yeux clos, livide.

— Joint par téléphone, l’entraîneur Louis Belon s’est refusé à tout commentaire. On peut néanmoins augurer que ses jours sont comptés à la tête de la formation biterroise…

Elle me lit le journal. Non… Je ne veux pas revenir. Pas encore, pas déjà… Qu’est-ce que j’ai à faire, ici ? Elle ânonne, elle s’ennuie, même pas une larme, une fêlure dans la voix. Elle tourne la page, attaque les courses hippiques. On lui a dit que les gens dans le coma entendaient tout, qu’il fallait leur parler sans répit pour maintenir le lien… Depuis combien de temps ça dure, combien de journaux ? Christina bâille et continue, sans mettre le ton : elle donne les pronostics du tiercé, elle fait son devoir.

Terrifié, je vois soudain mes lèvres qui remuent. Non, mon Dieu, pitié… Où est-Il, celui-là ? S’il existe, faites qu’il ne me renvoie pas dans ce corps dont j’ai fait le tour… Je vous en supplie… Je veux revenir près de Marine, la hanter moi aussi, mais pour la protéger, la désenvoûter, la défendre contre Mme Kern… Elle a besoin de moi, je le sais… Elle m’attend. Mes enfants sont grands, ma femme s’en fout, mon père est vieux, ils moderniseront la teinturerie avec mon assurance-vie, où est le problème ?

— Étienne !

Merde. Elle a vu les lèvres bouger, lâche le journal. Elle se penche, tend l’oreille. Je ne sais pas ce qu’il lui dit. Cet autre moi-même dont je ne veux plus. Cette dépouille qui m’aspire, me réincorpore… Tout devient flou, s’efface.

— Étienne, tu vas bien ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Parle… moins fort, tu vas… me réveiller…

— Quoi ? Articule, mon chéri, je n’entends pas, ouvre les yeux, vas-y, reviens… Mademoiselle ! Il se réveille ! Venez, vite ! Appelez le docteur, enlevez-lui ces machins ! Mais arrêtez de me pousser, enfin ! C’est mon mari !

*

Ils m’ont gardé huit jours en observation. Je ne vois pas ce qu’il y a à observer : je suis le même qu’avant. Raccord. Aucun souvenir en plus. Quelque chose de formidable m’est arrivé pendant mes deux mois de sommeil et j’en ai perdu la mémoire, totalement. La place est là, le vide immense, l’état de manque permanent. Dépression postcomateuse, ils disent. Je sais que c’est autre chose. Je sais que ça ne passera pas avec leurs pilules.

Je fais semblant. Je donne le change. Je dis oui, je suis bien content d’être revenu, c’est un miracle, absolument, je remercie toute l’équipe. Et je pleure dès que je suis seul, dès que je fouille en vain mon cerveau pour retrouver ce bonheur fou qui n’est plus qu’une boîte vide.

Le matin prévu pour ma sortie, Christina avait des problèmes avec un fournisseur. C’est Jean-Paul qui est venu me chercher. Il a passé son permis, il conduit la camionnette À la Reine Blanche. C’est la première bonne nouvelle depuis que je suis de retour : il arrête le lycée. Il va me remplacer à la teinturerie. Je n’ai aucune séquelle, à part mes douleurs dans le crâne, mais l’odeur des produits chimiques du nettoyage à sec, après deux mois d’assistance respiratoire, il vaut mieux oublier. J’ai les médecins pour moi. La tête de Christina quand ils ont dit « produits chimiques ».

En me voyant franchir le seuil, papa a fondu en larmes. Ça ne s’est pas arrangé, les jours suivants. Il culpabilise, incapable de soutenir mon regard : quand les médecins m’ont déclaré en coma dépassé, il a été le seul du conseil de famille à voter pour qu’on me débranche. Pas d’acharnement thérapeutique, disait-il. À présent je suis pour lui un remords vivant, et c’est assez pénible à vivre.

Christina, ça va. J’ai rapidement compris qu’elle avait connu quelqu’un, en dehors des heures où elle me lisait le journal. C’est Tradition Baguette, le boulanger mitoyen. Il ne marche plus très fort, depuis son divorce. D’ailleurs il songe à vendre, et ils finiront par casser le mur pour agrandir la teinturerie. Tout ira bien sans moi.

J’ai la bénédiction de mes enfants. Je laisse l’appartement, le portefeuille d’actions, les deux tiers du compte courant et la caravane. Je garde la Volvo. Séparation de corps, j’aime assez l’expression. Pour les clients, il s’agira d’une convalescence. Une longue convalescence. De toute façon, en deux mois, j’ai déjà disparu de leur paysage.

Je suis retourné à l’agence. Le petit homme creux aux yeux fébriles a voulu savoir d’un air gourmand comment s’étaient passées mes vacances. Quand j’ai demandé si le terrain avait été reloué, il s’est assombri.

— C’est fini, monsieur. Toute la zone a été évacuée. Vous aurez été le dernier.

Une image est brusquement revenue dans mon esprit. Le rouquin en pull rayé qui faisait une réussite au salon. L’ancien prof de ma fille. J’ai fermé les paupières pour retrouver la suite de la scène, mais la vision s’est arrêtée là.

— Ça ne va pas, monsieur ?

J’ai rouvert les yeux. Manillot. À défaut d’autre chose, je ramenais son nom.

— Monsieur Manillot, le professeur de musique, vous lui avez loué ?

Le petit homme est devenu blême. J’ai pensé qu’il allait se retrancher derrière le secret professionnel, mais il m’a pris à témoin de ses bonnes intentions : la villa faisait tellement de bien aux personnes dans mon genre…

— Qu’est-ce que vous appelez « les personnes dans mon genre » ?

— Je veux dire… Ne le prenez pas mal, mais les fois où j’ai loué le terrain à des couples heureux… Il ne s’est rien passé.

Une moue navrée ondulait dans le sourire de solidarité masculine qu’il essayait de maintenir. Je le découvrais sous un autre jour. Il sélectionnait les proies qu’il envoyait à la villa, recueillait au retour les confidences des heureux élus… Des « personnes dans mon genre ». En manque de rêve, déçus par leur vie, et disponibles.

— Qu’est-ce qui s’est passé, avec Manillot ?

Il a détourné les yeux, a laissé vaguer son regard sur les automates qui peuplaient toujours l’agence avec leurs bras uniques, leurs pieds en moins, leur nez coupé… Il m’a semblé qu’il leur manquait encore plus de pièces qu’à ma précédente visite. À contrecœur, il a murmuré :

— Monsieur Manillot était sur fin août, l’an dernier.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Un malheureux accident. En fait, à la rentrée des classes, il s’est jeté sous le TGV. Le pauvre homme. La pression des élèves, la crise dans l’Éducation nationale…

J’ai souri malgré moi, j’ai dit : Bien sûr. Je me suis levé, je lui ai souhaité bonne continuation. J’ai vu qu’il était déçu, brûlait de me soutirer des détails croustillants qu’il considérait probablement comme sa commission d’intermédiaire. Mais je ne partagerais plus Marine. Elle était à moi, désormais. À moi seul.

— Si vous avez envie d’en parler, a-t-il insisté, vous avez un habitué, à deux rues d’ici : il me prenait juillet depuis trois ans. L’ébéniste de la rue de Grenoble.

— Sans façon.

— C’est à vous de voir.

Sur le seuil, je me suis retourné. Comme il était tout déconfit derrière son bureau, je me suis enquis de la santé de ses automates. Il m’a répondu d’un air de reproche qu’il était trop bon, qu’il servait de banque d’organes.

— J’ai eu le plus bel été de ma vie, ai-je dit pour lui remonter le moral.

Il a repris des couleurs, m’a remercié avec nostalgie.

*

Quand je suis revenu, les panneaux de signalisation routière avaient disparu ; il ne restait plus que des pancartes rouges sur des kilomètres de grillage électrifié. Terrain militaire – Entrée strictement interdite.

J’ai laissé ma voiture dans un sous-bois, et pendant des heures j’ai longé la clôture, grimpant sur le moindre talus pour essayer de me repérer. J’ai aperçu le village, au loin, sans trace de vie. Mais du côté de la pointe, au-delà du bois de pins morts, quel que soit l’angle, je n’arrivais pas à voir la Villa Marine. Une trouée a confirmé mes craintes, un peu plus loin : il n’en restait rien.

J’ai regagné ma voiture, parcouru les communes autour de la zone militaire. J’ai fini par trouver le curé dans une des églises. C’était mercredi et il faisait le catéchisme à deux enfants noirs qui prenaient des notes, l’air passionné. Il avait rajeuni. Sans doute la qualité de leur écoute. En m’apercevant sur le seuil de la sacristie, il s’est rembruni.

J’ai attendu la fin du cours, puis je l’ai questionné sur la jeune femme de la villa. L’avait-on revue, depuis la démolition ?

— La villa n’a pas été démolie.

— Si, j’en viens. Il ne reste plus rien.

— On l’a transplantée.

— Transplantée ?

— Démontée, pierre par pierre. Tout a été numéroté et envoyé quelque part dans les Cévennes, je crois, où elle sera reconstruite à l’identique.

Je le dévisageais, incrédule, aussi désarçonné par ce qu’il m’apprenait que par son ton carrément hostile.

— Mais qui… ?

— L’ayant droit de Mme Kern. La fille de l’Académicien, une nommée Nadège. Apparemment son héritage lui a donné les moyens de ce caprice. C’est ce que les personnes sans foi appellent la « fidélité ». Venger la mémoire. Comme si la fidélité passait par les objets matériels.

Il s’est relevé, a enfilé sa parka d’un geste nerveux.

— De toute manière, quand une maison ne veut pas mourir…

Il a terminé de se boutonner, a contemplé mon désarroi, éteint la lumière.

— Venez.

Il a fermé l’église. Je l’ai suivi jusqu’à la vieille 2CV où il transportait son matériel de curé itinérant. Dans le coffre, parmi les valises de cierges et de ciboires, il a pris une pierre. Une pierre de taille grise, marquée d’un code à six chiffres, qu’il m’a tendue après un instant d’hésitation.

— Je l’ai retrouvée sur le site, dans les ronces. Je la gardais en signe de pénitence. Faites-en l’usage que vous voudrez.

J’ai refermé les doigts sur la pierre, très ému, lui ai demandé pourquoi il parlait de pénitence.

— Vous avez su l’histoire de la villa ?

J’acquiesce. Il recule d’un pas, et affronte mon regard.

— J’étais un tout jeune garçon, à l’époque. J’ai fait comme les autres. Tous ces collabos passifs qui s’étaient déguisés en résistants au départ des Allemands… J’ai tondu la maîtresse du nazi, moi aussi. La chèvre émissaire qui purgerait nos péchés… Rien n’est plus contagieux que l’hystérie de la foule. La rédemption collective par l’injustice aveugle… Aujourd’hui le village n’existe plus, chacun est parti avec sa part de honte – ou sa bonne conscience – mais ça ne change rien à ce qui s’est passé. Ni aux conséquences.

— Et Marine ?

— La petite Albanaise ?

Il a écarté les bras, les a laissés retomber en soupirant :

— Espérons qu’elle n’a pas suivi les pierres…

J’ai détourné les yeux. Il a posé une main décharnée sur mon épaule.

— Cela dit, c’est à vous de savoir où vous situez l’espoir, mon fils. Je prierai pour vous.

Il a refermé son coffre, s’est installé au volant. Je suis remonté dans ma voiture. On a démarré ensemble, et je suis parti en sens contraire.

Je ne savais pas où j’allais. Sur le siège passager, la pierre numérotée était ma seule boussole.