Quand elle entra dans le bureau, trois femmes la regardaient. La première sortait d’un océan rouge, à droite d’une station-service engloutie dans le sable. La deuxième était crucifiée sur un cadran de montre où elle indiquait neuf heures quinze minutes trente secondes. La troisième était juge d’instruction, et raccrocha son téléphone pour détailler Rovak Charlotte, née le 17 septembre 1982 à Bobigny dans le 93, célibataire, blouson de moto, dentelles noires, look gothique, pas de casier. Le regard de l’arrivante allait de gauche à droite, comparant les visages sur les deux tableaux posés par terre, de chaque côté de la juge.
— Bonjour, mademoiselle Rovak. Merci de vous être déplacée.
— Pas grave. C’est « Madame la » ou « Madame le » ?
— Madame suffira. Asseyez-vous, je vous en prie. Je préfère vous dire tout de suite que je ne crois ni à l’au-delà, ni aux esprits, ni à Dieu, ni au diable.
— Bon, ben, salut, fit Charlie en se relevant pour partir.
— Mais la police et la gendarmerie font parfois appel à vous, et…
Les points de suspension arrêtèrent Charlie qui se retourna, au centre du parquet usé, et la défia d’un regard fixe.
— Je vous écoute, mademoiselle, dit la juge dans un soupir.
Charlie changea son chewing-gum de joue et revint s’asseoir. Elle déclara :
— J’étais chez Christie’s, hier après-midi.
Delphine Kern la regarda, attentive, sans manifester de réaction. En d’autres circonstances, elle aurait trouvé cocasse d’entendre cette gamine de Bobigny dire « chez Christie’s » comme on dit « chez McDo ».
— Ça s’est bien vendu, non ? reprit Charlie.
— Très. Et encore, il ne s’agissait que d’un paysage.
Les yeux de Charlie revinrent sur Attirance et Attirance 2, huiles sur tôle. La beauté qui émanait des corps nus peints à même la rouille lui inspirait un mélange de gêne et d’écœurement. Elle cracha son chewing-gum dans son poing, chercha autour d’elle.
— C’est le plan Vigipirate ?
— Pardon ?
— On vous a enlevé votre poubelle.
— Je dispose d’un broyeur.
— Classe, commenta Charlie, et elle remit son chewing-gum dans sa bouche.
— Vous avez pu travailler sur les photos ?
Charlie sortit de son sac à dos les Polaroid que lui avait fait parvenir la juge : deux gros plans des visages peints sur les tôles ondulées. Elle les posa entre les piles de dossiers en attente.
— Je les capte pas, ces filles.
Delphine sentit sa gorge se nouer.
— Vous voulez dire que, d’après vous, elles sont bien mortes.
— Non. J’sais pas, en fait. Je m’attendais pas à ça.
La pendule de la cheminée murée sonna deux coups dans le silence.
— À quoi vous attendiez-vous, mademoiselle ?
Tout à coup, Charlie avait l’air d’une ado qui sèche à l’oral du bac.
— Mais me regardez pas comme ça ! s’énerva-t-elle. J’suis pas une branleuse, je retrouve un disparu sur quatre avec mon pendule ! Ça me parle, à moi, une photo, vous comprenez ? Je peux me planter, mais ça me parle ! Toujours ! Et ces deux-là, elles me disent rien ! Rien ! Comment vous expliquez ça, vous ?
Delphine se leva, contourna la table, alla jusqu’à la Thermos calée sur une étagère entre deux classeurs.
— Café ?
— Jamais.
— Je n’explique pas, mademoiselle. Je n’ai rien dans mon dossier. Un peintre est en prison depuis six mois parce qu’il s’accuse d’avoir assassiné deux filles dont on n’a jamais retrouvé les corps, alors en désespoir de cause je m’adresse à une voyante, voilà !
— J’suis pas voyante, j’suis radiesthésiste.
— Je m’en fous ! Je veux savoir où elles sont, ces filles ! Où elles sont !
— Là, répondit Charlie d’un ton sobre, en désignant les tableaux.
La juge se figea, tasse à la main, sucrette en suspens. En d’autres circonstances, Charlie aurait trouvé marrant de voir une fonctionnaire de la justice se conduire comme une accusée qui perd ses repères. Avec son chignon sage, son air paumé des beaux quartiers, sa quarantaine sans silicone et son tailleur à la mode de l’an dernier, on avait du mal à croire qu’elle avait envoyé en prison deux ministres, un mollah terroriste, un évêque pédophile et une star du foot.
Charlie quitta son fauteuil, s’approcha des tôles posées contre le mur, désigna les dates figurant en haut à gauche, sous le pigeon aux ailes déployées servant de signature à l’artiste.
— Cécile Mazeneau, 21 ans, étudiante, disparue de son domicile le 15 janvier. Rébecca Wells, 20 ans, mannequin, disparue de son agence le 3 février.
Delphine but son café, revint s’asseoir d’une fesse sur son bureau.
— Je ne crois pas au surnaturel, mademoiselle.
— Et la connerie des gens, vous trouvez ça naturel ? Il suffit qu’un peintre inconnu s’accuse d’avoir tué ses modèles, et du coup sa peinture devient géniale : on se l’arrache, il est dans tous les journaux…
Fatiguée, la juge la dispensa de ses considérations sur le marché de l’art. Charlie répondit en tapant sur la table :
— Elles sont pas mortes, ces filles ! OK ? Ou alors, elles l’ont voulu. Quand je suis sur la photo d’un clams’ et que j’entends quelque chose, c’est qu’il a besoin de moi. Vous comprenez ?
— Un « clams’ » ?
— Un clamsé. Il est pas bien où il est, dans son terrain vague ou sous la flotte, il veut se faire enterrer avec les couronnes, les cloches, l’imam ou le rabbin – les morts c’est encore plus bourge que les vivants… Mais là, ces filles, si elles sont clams’, elles vont très bien. Elles ont rien à me dire.
— Et… vous ne retrouvez jamais les gens vivants ?
— Non. Y a que les morts qui me parlent. Quand ils veulent me parler.
Elle s’approcha de Delphine, lui donna une tape sur le bras.
— Allez, faut pas flipper. Il a très bien pu les brûler dans sa chaudière, aussi. Avec le feu, je capte mal…
— Ou bien ?
Charlie soutint son regard, hésita, décida de ne pas se dérober.
— Ou bien il leur a jeté un sort dans le genre vaudou, il leur a pris leur âme pour en faire un portrait, c’est devenu des zombies, et le seul endroit où elles vibrent encore, c’est là. Vous préférez ?
Delphine posa son regard fatigué sur les filles qui souriaient, nues, graves et radieuses, pleines de vie dans leur prison de peinture.
— Vous me voyez transmettre ce type de conclusions au procureur ?
— Ça fait cinquante euros, déplacement compris.
*
Pluie, banlieues, cités, chantiers… On démolissait les tours pour construire des ronds-points. Au volant de sa Mégane gris ciel, Delphine se demandait où passaient les gens. Ils devenaient virtuels. On les relogeait dans les logiciels et les jeux vidéo. Ça expliquait la baisse de la criminalité.
Dans le terrain vague jouxtant la prison, un bulldozer déblayait les gravats de l’aile effondrée. Construits sur une rivière souterraine et frappés d’un arrêté de péril, les bâtiments étaient officiellement désaffectés depuis trois mois. Delphine s’arrêta devant la grande porte en acier noir, klaxonna, coupa le moteur.
Allumant une cigarette, elle repensa aux propos qu’avait tenus la radiesthésiste, la veille, dans son bureau. Elle avait beau ne croire en rien, elle s’efforçait d’être ouverte à tout, mais ce n’était qu’un réflexe professionnel. Éviter que l’a priori n’occulte l’indice. Depuis ses cauchemars d’enfance dus aux contes de fées que lui racontait son père, elle détestait l’irrationnel.
Au bout d’un moment, le gardien ouvrit le portillon découpé dans le vantail gauche, fit taire le berger allemand qu’il tenait en laisse. Elle descendit de voiture, remonta son col d’imper et suivit le vieil homme qui traînait la jambe en s’excusant pour l’attente : l’humidité réveillait son arthrose. Ils traversèrent la première cour, franchirent le portique désactivé, s’engagèrent dans les coursives. L’écho des gouttes dans le silence dissimulait à peine le trottinement des rats.
— C’est la 87. Vous souhaitez entrer, madame le juge ?
— Non, ça ira.
— Comme vous voudrez. Vous préférez que j’attende ici ?
— Merci.
Ils étaient arrivés devant la grille isolant le quartier H.
Sans même un regard, trente ans d’habitude dans les doigts, il sélectionna une clé dans son énorme trousseau, ouvrit.
— Ce n’est pas trop difficile pour vous ? demanda-t-elle en s’efforçant de sourire au vieil homme qui flottait dans son uniforme usé.
— Quoi donc ?
Il avait l’air surpris par la question. Elle n’insista pas. Il s’effaça, referma la grille derrière elle, lui dit qu’il restait là. Lentement, gelée par les courants d’air qui sifflaient entre les carreaux de la verrière, elle parcourut les derniers mètres, tourna au coin du mitard dont la porte ouverte grinçait doucement sur ses gonds.
Au-dessus des chiffres 87, elle tapa deux coups.
— Oui.
Elle fit coulisser le volet du judas. Jef Hélias était seul dans la cellule pour quatre, au milieu de son œuvre. Une forêt de symboles, de planètes, de trompe-l’œil, de visages esquissés dans les nuages recouvrait les murs et la moitié du plafond. Torse nu, il faisait des pompes.
— Bonjour, monsieur Hélias.
Sans s’arrêter, il jeta un regard distrait vers le judas grillagé. Elle l’informa qu’elle allait transmettre son dossier au procureur à la fin du mois, et qu’il serait peut-être temps pour lui de prendre un avocat. Il fit non de la tête en continuant ses exercices. Elle regarda les muscles dilater l’arbre tatoué sur son bras, détourna les yeux vers l’armoire métallique, seule tache de couleur réglementaire au milieu de la fresque.
— Je comprends que le jeune homme qu’on vous a commis d’office ne vous ait pas semblé… Enfin, je comprends que vous l’ayez récusé, mais… Bon, ce n’est pas mon rôle de jouer les intermédiaires, cela dit je connais un très bon pénaliste qui souhaiterait assurer votre défense. C’est aussi l’un des meilleurs spécialistes dans le domaine de la propriété artistique.
Il secoua de nouveau la tête en la fixant, d’un air aimable et protecteur. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise devant un prévenu. À chaque fois, elle avait l’impression d’être face à un contrôleur du fisc. Un prédateur patient qui sondait ses réactions, ses intentions, sa résistance. Elle n’en laissait rien voir et il ressentait tout. À défaut d’arguments, elle tenta l’ironie :
— Vous avez les moyens, maintenant… Au tarif où se négocient vos tableaux, payez-vous un bâtonnier.
— J’ai fait combien, à la vente Christie’s ?
— Cent mille euros.
— Plus les frais ?
— Oui.
— C’est pas mal, pour une tôle ondulée.
Il avait parlé sans aucun enthousiasme, comme on commente l’indice des prix. Elle ne savait pas ce qui la déstabilisait le plus : son indifférence à son sort, la tristesse totale qui émanait de lui quand il cessait de provoquer, ses éclats d’enfance ou sa lucidité revenue de tout. Il avait trente ans, il en paraissait tantôt vingt, tantôt cinquante. Il ne ressemblait à rien et elle n’avait jamais connu un tel charme.
Il sauta sur ses pieds, attaqua une série de flexions.
— Ça vous ennuierait de vous arrêter pendant qu’on parle ?
— Oui.
— Vous préférez que je vous convoque au Palais ?
— Comme vous voulez. Moi, je suis libre.
Elle soupira, monta la main vers la grille du judas, la laissa retomber à cause de la rouille.
— Monsieur Hélias… Nous savons vous et moi que cette situation ne nous mène nulle part.
— Vous, elle ne vous mène nulle part. Moi je suis très bien, ici. C’est idéal pour travailler.
— Je reviens du Loir-et-Cher, où les gendarmes ont repêché une fille dans un étang. Son signalement correspondait.
— Cécile ? Rébecca ?
Rien n’avait transparu sur son visage. Il avait lancé les deux noms sur le même ton, séparés par une flexion.
— Je suis un petit peu fatiguée d’arpenter la France pour essayer de donner du corps à vos aveux, monsieur Hélias.
Il s’assit en tailleur sur le sol, agacé, une serviette autour du cou.
— Je m’échauffe, là. Vous ne pouvez pas revenir une autre fois ?
— Non.
— Allez au parloir, au moins. Je finis et je vous rejoins.
— Il n’y a plus de parloir, répondit-elle en le fixant. Il s’est effondré.
— Me regardez pas comme ça, madame Kern. J’y suis pour rien. Si ? ajouta-t-il avec une lueur goguenarde.
Elle s’abstint de répondre, l’informa d’un ton neutre que le compagnon de Rébecca, un industriel du recyclage, venait de mettre fin à ses jours. Il répliqua d’un air indifférent que, là, il n’y était pour rien.
— Au fait, enchaîna-t-il, je peux vous poser une question ?
— Allez-y.
— Kern… Vous avez quel lien de parenté avec l’écrivain ?
— C’est un vague cousin, pourquoi ? Vous l’avez lu ?
— Je l’ai peint. Un de ses livres, du moins. Villa Marine. L’œuvre posthume que sa fille a fait publier.
Delphine resta de marbre. Elle n’avait rencontré son cousin qu’à deux reprises : son divorce et ses obsèques. Les romans de nécrophage où il faisait mijoter ses secrets de famille lui donnaient froid dans le dos. Le peintre poursuivit :
— L’idée d’une maison vampant jusqu’à la mort les hommes de passage pour se venger d’un viol… J’adorais.
Je suis allé sur place, j’en ai fait un tableau assez fidèle… Vous vous entendiez bien avec votre cousin ?
— Je ne vois pas le rapport avec votre affaire.
— Vous avez tort. Il y a du sang dans votre famille, madame la juge. Du crime et des fantômes. Vous êtes peut-être la seule à pouvoir me comprendre… C’est pour ça que je vous ai choisie.
Elle sursauta.
— Choisie ?
— Ce n’est pas un hasard si on m’a déféré devant vous.
— Arrêtez votre délire. On choisit son avocat, pas son juge d’instruction.
— Bien sûr. Mais pourquoi le procureur vous a-t-il saisie de mon dossier, Delphine ? J’influence qui je veux, même à distance, vous en aurez bientôt un aperçu…
Il se releva d’un coup.
— Hop ! Vous m’excusez, mais je suis chaud.
Il alla préparer sa palette, choisit un pinceau, et se dirigea vers l’escabeau pour continuer sa fresque au plafond. Elle l’observait, glacée de l’intérieur. Utilisant la technique pointilliste pour travailler les écailles d’un démon, il tenait son pinceau comme un poignard. Elle chassa l’image de sa tête, revint sur la paroi gris métal de l’armoire.
— Pourquoi vous obstinez-vous à peindre des murs qui vont être rasés dans un mois ?
— Parce que des murs peints par moi ne seront pas rasés. Je viens de faire quatre cent mille euros en cinq tableaux sur huit jours. OK ? Ici, avec les huit cents mètres carrés de l’aile gauche et ma cellule, vous en avez pour combien ? Deux millions.
Un pigeon vint se poser sur le rebord du soupirail.
— Vous croyez que le ministère de la Culture va laisser les bulldozers foutre en l’air deux millions ?
— Ce n’est pas mon problème, dit Delphine.
Jef sortit de sa poche un morceau de pain dur, l’émietta en serrant le poing. Le pigeon picora avec une lenteur mécanique.
— Quand j’aurai terminé, ils découperont les murs au laser. Ou ils injecteront du béton dans le sous-sol, pour consolider la prison et me faire un musée.
— C’est la dernière fois que nous nous voyons : mon instruction est close. À moins que vous me disiez enfin la vérité, monsieur Hélias.
— Jef.
Il descendit de l’escabeau et avança lentement vers elle, le pinceau pointé. Malgré la porte, elle recula d’un pas.
— S’il vous plaît… J’adore entendre mon prénom sur vos lèvres. Il vous va très bien.
— Vos aveux n’ont pas valeur de preuves.
— Mais c’est pas ma faute, merde ! cria-t-il soudain. J’ai tué ces filles dans un état second, je me rappelle rien ! Je vous ai dit de m’aider à reconstituer les faits, c’est votre métier, bordel !
— Tout va bien, monsieur Hélias ? glapit la voix du gardien.
— Oui, ça va !
Il avait lancé sa question depuis la grille de coursive. Delphine eut à peine le temps de s’étonner que cet appel inquiet fut adressé au détenu – déjà le peintre enchaînait :
— Je vous ai dit de chercher des traces de sang, si jamais je les avais débitées en morceaux, je vous ai dit de siphonner ma baignoire, des fois que j’aurais dissous leurs corps dans de la chaux ou de l’acide…
— La police a tout fait, on a cherché partout, prélevé : la moindre fibre, analysé la moindre tache : on n’a rien trouvé, rien ! cria-t-elle à son tour. Vous savez à quoi j’en suis réduite ? Je me suis adressée à une radiesthésiste !
Il leva un sourcil, instantanément calmé.
— Ah ? Une voyante ?
— Une radiesthésiste. Une fille qui retrouve les corps avec un pendule.
— Formidable, commenta-t-il, neutre. Bon, j’ai un plafond qui m’attend.
Il remonta sur l’escabeau et continua son nuage.
— Elle ne les sent que dans un endroit, reprit-elle sans le quitter des yeux. Dans vos tableaux.
— Elle ressemble à quoi ?
— Vous la verrez au procès.
— Vous la ferez comparaître ? Génial. Mon seul témoin, c’est une voyante.
— Il y aura aussi les familles des disparues.
— Oui, ça va, coupa-t-il froidement, sans cesser de peindre. Épargnez-moi le pathos. C’étaient deux gourdasses avec un visage sublime qui aurait bouffi sous la connerie, le confort et les concessions, si je les avais laissées vivre. Tout le monde est beau, à vingt ans. Après, on a la tête qu’on mérite.
— Gardez votre numéro pour les jurés.
Il plongea les yeux dans les siens, l’étudiant fixement à travers le grillage.
— Et vous, madame la juge, vous croyez que vous n’avez tué personne dans votre vie ? Avec votre regard qui a refusé de voir ceux qui auraient voulu de vous. À chaque minute sur terre on tue, mais on a les mains propres. Moi non. J’ai de la couleur sur les mains. Je capture les âmes et j’élimine les corps. Dieu fait la même chose, non ? Mais le diable, au moins, il se dénonce. Il expie ses fautes, quand il se trompe. Ou quand il a une absence. Demandez à votre voyante.
Il se remit à peindre, comme si elle n’était plus là. Au bout d’un moment, elle repartit. Le gardien n’avait pas bougé, le chien couché à ses pieds. Il lui ouvrit la grille de coursive, la raccompagna vers sa voiture. La pluie avait cessé. Il lui demanda ce qu’elle en pensait. Par besoin de silence, elle répondit qu’elle ne savait pas.
— Moi en tout cas, dit-il d’une voix où perçait le reproche, je n’ai jamais vu de peinture aussi belle.
*
Dans la fumée de l’ébullition, le téléphone coincé sous le menton, Charlie versait les spaghettis dans la passoire.
— Je voudrais pas vous vexer, madame Kern, mais il vous rend un peu dingue, ce mec.
— C’est vous qui m’avez dit, en voyant les tableaux : « Les filles sont là. »
— Écoutez, j’attrape des choses, moi, je sens des présences, mais je sais pas d’où elles viennent. Quand je dis que les filles sont dans les tableaux… Ils sont peut-être chargés, c’est tout.
— Chargés ?
— Peut-être qu’elles voulaient pas se faire sauter, et qu’il se branlait devant leur portrait.
— Il faudrait que je vous revoie, mademoiselle. Il y a des choses que je ne vous ai pas dites, et… je ne sais pas à qui les dire.
Dos à son bureau, Delphine parlait en regardant les tableaux. Elle qui ne se livrait jamais éprouvait, pour une fois, le besoin d’exprimer ses doutes, de partager son désarroi avec une inconnue dont l’opinion ne la mettait pas en danger. Touchée de cette confiance qui lui donnait l’avantage, Charlie répondit :
— C’est dur, hein, quand on se met à croire à tout ça… On se sent vachement seule.
— Vous êtres libre, là ? Vous voulez qu’on déjeune ?
Charlie regarda les pâtes qui collaient dans la passoire, lui donna rendez-vous à treize heures trente chez Rodolfi, un italien derrière le Palais de justice.
— Vous connaissez le quartier, remarqua Delphine.
Charlie coupa la communication, dit à Maxime de manger les pâtes tout seul, découvrit qu’il était en train de se rouler un joint devant la minichaîne Bose prélevée sur un cabriolet Audi.
— Arrête de te faire des buzz devant moi ! C’est pour toi que je me casse le cul à être sympa, je te signale ! Elle est juge d’instruction, la femme ! Alors on dit merci !
Il lui sourit, l’air lointain, profond et zen, enfoui dans son fauteuil de Jaguar X-Type, aspira une bouffée. Elle haussa les épaules, et alla prendre le RER.
Dix stations plus loin, elle se retrouva dans la pizzeria à tommettes et poutres basses où elle allait se réfugier, l’an dernier, entre deux suspensions d’audience, pendant que Maxime était jugé pour complicité de recel. Serrée contre un radiateur sous un jambon de Parme, Delphine Kern, l’air abattu, parcourait le menu comme on lit le journal. Elle releva les yeux quand Charlie s’assit en face d’elle.
— Y a du neuf ?
Delphine secoua la tête, lui fit promettre que leur entretien resterait confidentiel.
— Je suis dangereuse pour votre carrière ? sourit Charlie.
— Vous le ressentez comment ? Sans le connaître, là, comme ça… À priori.
— Ben, si je le ressens à travers vous… Il me fait de l’effet, quoi.
Delphine rougit, se pencha vers son cartable. Charlie en profita pour déposer assiettes, verres, couteaux et fourchettes sur le rebord de la fenêtre, le temps de retirer le carré de papier qui protégeait la nappe en tissu.
— Je supporte pas les bavoirs, fit-elle en remettant le couvert. Au prix où on bouffe, on a le droit de faire des taches. Vous avez une photo de lui ?
Delphine sortit de son cartable un dossier, en tira deux épreuves d’identité judiciaire, face et profil, qu’elle étala devant Charlie. Elle y joignit une coupure de presse récente : Jef Hélias – l’évasion intérieure, où l’on voyait l’artiste en train de peindre les murs de sa prison. Charlie ferma les yeux pour se concentrer. Le serveur s’approcha avec son carnet de commande. Delphine lui fit signe de revenir plus tard.
— Il sort d’où, ce mec ?
— Je ne sais pas. Il peignait dans un squat à Montmartre des paysages surréalistes qui n’intéressaient personne, jusqu’au jour où il a pris les deux filles comme modèles.
— Et on sait rien d’autre sur lui ?
— Rien. Pas de casier judiciaire, pas de papiers… Il donne comme lieu de naissance une ville dont les archives ont brûlé. Il raconte qu’il a été élevé par des gitans, une autre fois par une secte ; il dit qu’il s’est instruit par correspondance, ou alors par hypnose… Parfois, il explique qu’il vient d’Allemagne, qu’il a appris à peindre sur le mur de Berlin et que ça l’a fait tomber… Des choses comme ça. Il n’a jamais rien possédé, jamais payé d’impôts ; il n’avait même pas de compte en banque. Virtuellement, avant de venir se livrer à la police, cet homme n’existait pas.
À la table voisine, dans une longue litanie de griefs chiffrés, une dame engueulait son mari à mi-voix. Charlie plongea le regard dans ses yeux pour la faire taire. La dame tourna la tête et continua. Indifférente à la dispute conjugale comme à la mouche qui se débattait dans son verre d’eau, Delphine, absorbée par son dilemme de conscience, brisait le secret de l’instruction en racontant la première comparution de Jef Hélias. Tout en s’asseyant en face d’elle, il l’avait dévisagée avec un air optimiste que sa réputation inspirait rarement aux prévenus.
— C’est bien que vous soyez une femme. Vous pourrez peut-être vous identifier… Mes victimes étaient très consentantes, vous savez. Très envoûtées par leur image. Je suis ici pour confirmer les aveux que j’ai signés, je suppose ? Allons-y. Je confirme. Je m’accuse d’avoir supprimé ces deux filles, une fois les tableaux terminés. Voilà. Quand j’ai fini de peindre une pomme, je la mange. Et quand j’ai fini le portrait d’une femme, je la tue. Je n’aime pas qu’elle survive à la vision que j’ai d’elle. Vous seriez gentille de m’inculper et de me placer en détention provisoire, parce que je suis dans une grande phase de création, là, en pleine période figurative, et… il vaut mieux qu’on m’enferme à l’écart des gens, quoi. Je dis ça pour les gens.
Charlie écoutait Delphine citer les mots du peintre avec une fidélité qui était plus que de la mémoire. Elle eut un regard agacé pour la dame de la table voisine, qui continuait d’égrener ses récriminations d’une voix chuintante, puis elle demanda :
— Je peux voir les lignes de votre main ?
Delphine sursauta.
— Pourquoi ?
— Ça fait gagner du temps. Si je vous pose des questions perso, vous êtes tellement bloquée…
La juge ouvrit la bouche pour protester, renonça, accepta le verdict en avançant la main sur la nappe.
— La gauche.
Elle présenta l’autre paume, que Charlie étudia attentivement en laissant échapper des murmures, des acquiescements, des relances, comme si la main lui racontait son histoire. Gênée, Delphine demanda si elle voyait quelque chose.
— Vous faites trop la vaisselle. Vous n’avez pas de machine ?
— Si, se défendit Delphine, mais j’ai des verres en cristal. C’est de famille, ajouta-t-elle comme on s’excuse.
Charlie continua de parcourir du bout de l’ongle la ligne de tête – ou celle du cœur, elle confondait toujours. Les mains ne lui disaient rien ; ce n’était qu’un support, un prétexte pour toucher le sujet et accueillir les images mentales qui passaient en elle.
— Ce « don », comment il vous est venu ?
— Je faisais les courses au rayon légumes, y a trois ans. D’un coup, dans ma tête, j’ai entendu une voix d’homme dire que la nana qui reniflait les melons à ma droite s’appelait Myriam, et qu’elle ne devait pas s’en faire pour Sébastien. J’ai transmis. Depuis, ça dure.
— C’est de famille ?
— J’en sais rien. Née sous X. Y a que les morts qui veulent de moi.
— Les miens… vous les captez ?
— Non.
— Ça signifie qu’ils sont en paix ?
Charlie lui déplia un doigt, le replia.
— Ou qu’ils ont rien à vous dire. Ça vous embête pas qu’on se tutoie ? Ça fera moins tribunal.
— D’accord.
— T’es complètement obsédée par ce mec, Delphine.
— Il y a de quoi, non ? Un jour je suis persuadée que c’est un mythomane et que je dois le sauver contre lui-même ; le lendemain je me remets à croire que c’est un monstre… Et je… C’est le pire, peut-être : je ne sais pas ce que je préfére.
— Mouiller pour un coupable ou te faire baiser par un mytho.
— Qu’est-ce qui vous prend de me parler comme ça ?
— Cool. Tu m’as appelée à l’aide : je t’aide. Si tu veux plus, salut. J’en ai rien à battre et je me barre.
Embarrassée par la main qu’elle avait brusquement retirée, Delphine fit signe au serveur.
— Je vais prendre une pizza, la plus simple. Fromage et tomate.
— Et la signorina ?
— Une Véronèse sans champignons, avec artichauts, anchois, œuf, lardons, chorizo et merguez, dit Charlie en se rasseyant.
L’Italien nota, conseilla d’office un vin de sa région natale, leur souhaita bon appétit avec une œillade volcanique, ramassa le protège-nappe et slaloma de table en table vers la cuisine.
— Il a un joli cul, remarqua la juge pour décrisper l’ambiance.
— Je ne regarde plus les mecs, répondit Charlie. À chaque fois je tombe sur un pire : cette fois j’arrête. De toute façon, l’actuel s’incruste.
— Il ne faut pas m’en vouloir si je suis un peu nerveuse…
— C’est la première fois que tu as un dominant, comme suspect ?
— C’est la première fois que je n’ai rien sur quoi m’appuyer. Je demande l’avis d’un psychiatre : parfaitement sain d’esprit et responsable de ses actes. Je fais faire une contre-expertise : schizophrénie aiguë, dédoublement de la personnalité, pulsions meurtrières… Troisième expert : sujet parfaitement inoffensif, doté d’un quotient intellectuel exceptionnel et d’une imagination tout à fait maîtrisée ; le contraire d’un mythomane. Quatrième avis : intelligence médiocre, affabulateur et parano. Il fait ce qu’il veut avec les gens, il nous manipule – pire : il nous laisse le choix.
— Il t’a draguée ?
— Mais non. C’est moi qui me… À force d’interpréter, d’essayer de le comprendre… Je ne sais plus où j’en suis, Charlotte.
— Charlie. Charlotte, c’est l’état civil. Tout ce qui me reste de ma mère, c’est le mot où elle dit que je m’appelle Charlie et qu’elle a pas le choix.
Delphine lui proposa une cigarette, essuya un refus, alluma la sienne avec un vieux briquet d’argent bosselé qui sentait l’essence.
— Un souvenir de ton père ?
— Je l’ai acheté aux puces, mentit Delphine pour la mettre à l’épreuve.
Charlie ne réagit pas. Delphine posa son regard sur le faire-part d’emballage des Marlboro. À force de persuader les fumeurs que la cigarette était mortelle, on augmentait le nombre des victimes et ça justifiait la hausse des prix. Le peintre avait raison : tout le monde tue, à chaque instant, et les meilleures intentions sont parfois plus dangereuses que les pires déviances.
— Et les autres prisonniers, comment ils réagissent ? Il parle avec eux ?
Delphine aspira une longue bouffée avant de répondre. Le jour de son incarcération, ils étaient quatre préventifs dans une cellule pour trois. Il y avait avec lui un routier, un videur de boîte homo et un drogué en manque hurlant qu’il voulait mourir. Le gardien avait déploré la surpopulation. Jef lui avait répondu, serein :
— Ce n’est pas grave. Il n’y en a pas pour longtemps.
La nuit même, le routier et le videur avaient empêché de justesse le suicidaire de se fracasser la tête contre le mur où Jef l’avait dessiné au crayon, le visage défiguré par la mort, le crâne éclaté, avec la précision d’un miroir prémonitoire.
— Je veux crever ! hurlait le garçon qu’on sanglait sur une civière pour le transférer à l’hôpital.
Jef, allongé en travers du lit qui venait de se libérer, avait dit au gardien avec une simplicité navrée :
— Moi, on me demande et j’exauce.
La peur qu’il inspirait à ses codétenus lui avait épargné conflits de territoire et sodomie, pendant les mois suivants. Quand sa cote s’était mise à flamber, l’administration pénitentiaire l’avait autorisé à peindre le parloir. Puis des fissures étaient apparues, sous la couleur. Les expertises géologiques avaient confirmé un affaissement du sous-sol. La rivière souterraine avait dû changer son cours : le danger d’effondrement avait conduit à l’évacuation des détenus, répartis dans d’autres centrales et maisons d’arrêt. Jef avait refusé son transfert. Il disait qu’il voulait finir cette prison. Le prix de ses peintures avait posé un problème de conscience. Au représentant des Musées nationaux mandé par l’administration pénitentiaire, il avait déclaré qu’il léguait à l’État son œuvre murale, mais qu’il voulait demeurer sur place jusqu’au jour du jugement.
— Il a obtenu une autorisation spéciale. Un gardien s’est porté volontaire : ils sont seuls dans la prison désaffectée.
— C’est dingue, murmura Charlie.
— C’est médiatique, nuança Delphine. Pour l’image de l’art contemporain comme pour celle du monde carcéral. Maintenant, dans l’intérêt de chacun, l’idéal serait que les murs s’écroulent sur lui avant le procès et qu’il meure écrasé par sa peinture.
— C’est dégueulasse ! s’indigna Charlie.
— S’il est innocent, oui.
Charlie repoussa le vieux Zippo dont elle avait réglé la flamme pendant le récit de la juge. À la table d’à côté, les broutilles qu’énumérait la dame pour enfoncer son mari avaient monté d’un ton.
— Je confirme : le briquet vient de ton père. Tu pourrais me prêter un des tableaux, pour cette nuit ?
Delphine hésita.
— OK, je vais pas me barrer avec. Les flics me confient les bijoux, quand ils veulent que je retrouve une bonne femme, t’as rien à craindre. Je te signe un reçu.
Elle allongea le bras vers la table voisine, déchira un morceau de la nappe en papier, sortit un stylo.
— Mais faut pas vous gêner ! s’offusqua la dame.
— Il s’est bien foutu de vous, le pépé, lui répondit Charlie, qui précisa à l’intention de la juge, tout en écrivant : Ils l’ont recueilli chez eux avant sa mort pour avoir son pognon, et sans rien dire il avait déjà tout donné à la SPA.
La dame se dressa, blême, renversant sa chaise, fixant Charlie avec horreur.
— Il vous transmet le bonjour, ajouta-t-elle. C’était Henri, Aimery ?
— André, balbutia le monsieur au bord des larmes.
— ’scusez-moi : avec le bruit que faisait vot’ femme… Il vous dit de vous méfier, au moment du divorce. Je te marque mon adresse, Delphine, enchaîna-t-elle en achevant de remplir le bout de papier. Viens prendre un verre, après ton boulot. Et tu m’apportes une tôle. Ça marche ?
Delphine regarda la dame entraîner vers la caisse son mari, qui remuait les lèvres en direction de Charlie. Elle répondit qu’elle n’avait pas le droit de sortir une pièce à conviction.
— Quelle conviction ? T’en as une ?
Delphine affronta son regard. Le serveur apporta les pizzas. Elle plia le bout de papier, le glissa au fond de son sac.
— Si tu te sens seule dans ta Marguerite, tu te sers, ajouta gaiement Charlie en attaquant la montagne d’options qui garnissaient sa Véronèse.
*
Le magnétoscope avala la cassette, l’écran fut parcouru de zébrures et le visage de Jef apparut. Derrière lui s’étalait une partie de la fresque du parloir, quelques semaines avant qu’il ne s’effondre. En amorce dans le plan fixe de la vidéosurveillance, Emmanuel de La Maule, une référence mondiale, soixante ans, costume show-room et lunettes design dans sa chevelure de synthèse, orientait son dictaphone vers les trous de la cloison en plexiglas. Comme Jef se taisait, il rapprocha le micro de sa bouche pour poser la question suivante. Derrière lui, on devinait la foule piaffante des reporters qui attendaient leur tour.
— Vos deux grandes périodes, en fait, la métallique et la murale, se fondent chacune sur la décrépitude. Votre art découle de la rouille, du salpêtre et de la mort. Précisez ce rapport au support.
— Je prends ce que je trouve.
— Et peindre sur les murs d’une maison d’arrêt une parodie du Jugement dernier de Michel-Ange, c’est un clin d’œil, un message, une condamnation du système judiciaire ?
— À vous de voir.
— Ou est-ce une allusion à la disparition des assistants de Michel-Ange, ces deux jeunes éphèbes qu’on a retrouvés peints sur le mur de la chapelle Sixtine, et qu’on n’a jamais revus en vrai ?
— Je n’ai rien à dire.
— Mais vous n’avez pas l’air surpris de ce parallèle.
— J’ai lu votre livre.
— Je suis flatté.
— Il n’y a pas de quoi.
— Et comment considérez-vous les grands problèmes contemporains, au regard de votre art ?
— Je ne considère rien, moi : je me vends.
_ Dans quel sens ?
— Paris-province. Pognon et gloire. Puisque vous ne parlez dans vos journaux que de ce qui marche, puisque vous ne découvrez que les gens connus, je me suis fait connaître. J’ai assassiné les filles que je peignais pour que vous regardiez ma peinture.
— Vous tentez, en fait, de réintroduire l’art dans la cité par le biais du happening.
— Non, je vous mets le nez dans votre nullité, votre incurie, votre inexistence. On vous traite comme le plus grand critique français, et qu’est-ce que vous êtes ? Une girouette qui se prend pour le vent.
— Démonstration que l’art, quel qu’il soit, est avant tout provocation, traduisit La Maule.
— Mais je fais de la merde ! Regarde-la, ma peinture, connard, au lieu de calculer ta plus-value ! Je n’arrive pas au centième de l’intention que je voudrais fixer ! Dis-le à tes lecteurs ! Dénonce-la, mon imposture ! Je suis innocent, tu entends ? Je me suis accusé de meurtre pour exister par les faits divers, puisque c’est le seul moyen ! Je me suis fait mettre en prison pour qu’on écoute ma voix ! Ça vous plaît, ça, hein ? enchaîna-t-il en se levant pour s’adresser aux reporters qui patientaient hors champ. L’artiste assassin, le cannibale aux pinceaux, le Landru de la palette ! Ça fait un angle original, un people, un reality, ça intéresse les gens, ça réduit au silence les peintres ordinaires qui se refusent à tuer pour se faire un nom, et qui attendent d’être morts pour vendre une toile ! Vous êtes tous complices ! Tous unis contre l’art qui fait chier les ratés, les prudents, les planqués dans votre genre ! Mais défendez-vous ! Dites quelque chose au lieu de m’enregistrer ! Je vous crache à la gueule et vous en redemandez, parce que plus je crie ma révolte et plus ça va plaire, et plus mes tableaux que vous avez achetés au début de ma hausse vont prendre de valeur ! Spéculateurs, impuissants, boutiquiers, dégagez, j’en ai marre de vos tronches de comptables, foutez le camp, allez faire la mode ailleurs, allez, du vent, tous ! Je vous chasse, je vous barre, je vous zappe ! Dehors ! Gardien, évacuez le parloir ! ÉVACUEZ LE PARLOIR !
Les journalistes refluèrent lentement, à reculons, micros tendus et flashes mitraillants, tandis que Jef sortait du cadre.
Lucien Sudre attendit de se voir apparaître, au second plan, poussant la presse vers la sortie. Puis il arrêta le magnétoscope, et alla préparer le dîner de son détenu. Les murs étaient recouverts par les articles consacrés à Jef. Sur le sol s’alignaient des fragments de ciment peint, disposés comme un puzzle. Tout ce que le gardien avait pu sauver de la fresque du parloir, avant que les bulldozers n’arrivent pour laminer les gravats.
*
Rébecca posait, renversée en arrière, un bras dans les cheveux. Lentement, son corps sortait de la rouille. Un pigeon entra par une lucarne brisée, traversa le grenier. À présent, elle se tenait devant la tôle, figée, les yeux plongés dans son portrait, comme hypnotisée par son propre regard. Derrière elle, Jef la caressait, l’embrassait dans le cou, déboutonnait sa robe. Il la fit pivoter brutalement, pour l’embrasser sur la bouche. Elle le repoussa, comme s’il dérangeait sa transe, elle se retourna vers son portrait…
Jef dormait, agité, frappant du poing son matelas. Le mur, au-dessus de lui, se fendillait sous la peinture, comme si les ondes de son cauchemar ébranlaient le bâtiment. Maintenant Cécile se débattait dans ses bras, à la place de Rébecca. La tôle. Puis de nouveau Rébecca. Le pigeon. La tôle. Le pigeon. Le regard mort des filles. Les yeux vivants dans la rouille.
— C’est le dîner ! À table…
Jef se dressa d’un bond. Le gardien ouvrit la cellule, entra avec son plateau.
— Pardon de vous réveiller, mais ça n’attend pas, les francforts. Je vous ai fait un risotto, avec.
— Super, bredouilla Jef qui émergeait difficilement de son rêve.
Lucien Sudre posa le plateau, mit le couvert, précisa :
— Y avait le gigot d’hier, mais je l’ai donné au chien.
— C’est bien.
Le vieil homme le regarda attentivement, l’air anxieux.
— On les retrouvera jamais, les corps, n’est-ce pas ?
— Non.
— Mais… vous avez d’autres moyens pour rester ici ? Vous leur donnerez des preuves ?
Il avait parlé d’un ton implorant. Ses yeux injectés et son haleine trahissaient l’alcool, mais autre chose vibrait en lui. La foi. Le besoin de croire.
— Je leur donnerai des preuves, oui.
— Ils ne la détruiront pas, notre prison ?
— Non, Lucien.
Rassuré, le vieux mesura l’avancement de la fresque, au plafond.
— C’est encore plus beau que le parloir. Mangez, allez, ça va refroidir.
Comme Jef regardait dans le vide, il se sentit de trop et repartit.
— Je reviendrai prendre le plateau. Bon appétit. Assis sur le lit, les yeux au-delà des murs, Jef composait une scène. Et il souriait, peu à peu.
*
Au-dessus de la photo de l’adolescent, le pendule restait immobile. Accoudée sur la table de cuisine, la grosse dame continuait à délayer ses craintes dans un flux de paroles rassurantes :
— Il a dit qu’il rentrait à six heures, il sait bien que je m’inquiète, après, avec mon angine de poitrine ; il ne veut pas faire de souci à sa maman, il n’a que seize ans et demi, mais y a toutes ces filles qui lui courent après, heureusement qu’il est sérieux, il a dû être retardé par un professeur, il est si bon élève…
Les yeux fermés, Charlie fronça les sourcils, posa son pendule.
— Vous le voyez ? Il portait sa chemise à carreaux bleus et noirs, et le pantalon que je lui ai…
— Il a un chien ?
— Non, le pauvre… Avec son asthme…
— Y a deux jeunes types avec une blouse blanche… dans une église…
— Simon ? s’étonna la mère. Dans une église ?
Charlie rouvrit les yeux, agacée.
— Non, pas Simon… Je suis pas branchée sur lui, excusez-moi. Mais il va très bien.
Elle lui rendit son billet de vingt euros.
— Comment ça, « il va très bien » ? Il est quand même pas avec cette fille, Bénédicte, une blonde avec des cheveux longs, grande, vulgaire ?
— Mais lâchez-le un peu, votre fils ! Il vit sa vie, merde !
Charlie repoussa la photo d’un revers du bras, referma les yeux, le front dans la main, pour clarifier la vision qui se délitait dans un mélange de couleurs. C’était la cellule de Jef, telle que la juge l’avait décrite. Un pigeon battait des ailes sur l’armoire métallique. La cellule était vide.
À peu près à la même heure, Jef termina son risotto, se releva. Il alla vers l’armoire métallique et la déplaça vers la gauche, découvrant le portrait en pied sur lequel il travaillait, grandeur nature. C’était Delphine.
*
— Avant d’aller se livrer à la police, il a mis toutes ses œuvres en dépôt chez une espèce de brocanteur, à Barbès. C’est lui qui inonde le marché. Si les soixante-cinq tôles sont proposées d’un coup à la vente, les cours vont s’effondrer. Il faut absolument réagir, maître.
Pierre Ancelin pianota sur le volant multifonctions de sa BMW et entrouvrit sa vitre, incommodé par l’odeur de lavande poivrée qui émanait du critique d’art.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Il ne veut pas d’avocat.
Emmanuel de La Maule prit une longue inspiration et laissa filer l’air entre ses doigts joints.
— Soyons clairs, mon cher maître. Le phénomène Hélias peut retomber du jour au lendemain, les Japonais risquent de se lasser, et j’ai beaucoup investi. Si vous obtenez qu’il signe un mandat d’exclusivité à la galerie que je représente, vous aurez trois pour cent sur les ventes. Disons que c’est un à-valoir, ajouta-t-il en déposant une enveloppe sur la console centrale.
Pierre Ancelin remit son moteur en route.
— Je ne vous promets rien, mais je vais demander un rendez-vous à la juge d’instruction.
— Vous êtes bien placé, je crois. Ma galerie serait également intéressée par les deux « portraits du crime », comme on les appelle dans la presse. Attirance et Attirance 2. J’insiste : votre prix sera le mien. Bonne soirée.
Il sortit de la BMW et regagna sa Porsche. Pierre Ancelin prit son portable, appuya sur la touche d’un numéro en mémoire. Delphine répondit à la deuxième sonnerie.
— C’est moi, je te dérange ?
— Oui.
— Tu n’as pas envie qu’on dîne ensemble, ce soir ? questionna-t-il de la voix sexy qui retournait les jurées d’assises.
Delphine, qui venait de se garer dans une zone pavillonnaire à Bobigny, répondit qu’elle était prise.
— Par qui ?
— Mais ça te regarde pas, enfin ! Tu me dis que tu me quittes, d’accord. C’est pas une raison pour me demander tous les quarts d’heure ce que je fais sans toi, merde !
Elle arracha son oreillette et éteignit le portable. Puis elle le regarda, étonnée de sa réaction.
— Elle déteint, cette fille, murmura-t-elle.
Dans son coffre, elle prit la tôle emballée dans trois épaisseurs de papier-bulle, la glissa sous son bras et se dirigea vers le 44, rue Paul-Bornille, un petit pavillon identique aux autres dans la lueur crue des lampadaires blancs. Au moment où elle allait sonner, la porte s’ouvrit sur une jeune femme en larmes, qui jaillit en la bousculant. Delphine la regarda courir sur le trottoir, puis se retourna vers Charlie qui était apparue sur le seuil, serrant son chat contre elle avec un air frileux.
— C’est pas mon jour.
— Elle non plus, apparemment, glissa Delphine.
— Son mec était dans le ferry qui a coulé ce matin. C’est pas ma faute : je sais pas mentir.
— Il t’a… parlé ?
— Les trucs habituels : « Dis-lui de ne pas pleurer, je suis mieux où je suis, je la protège. » Faut vraiment que je demande avant.
— Quoi ?
— Le pognon. « Ton mec est mort, ça fait trente euros », j’y arrive pas. Allez, entre, on va se boire un coup.
Delphine assura le tableau sous son bras, et la suivit dans les petites pièces en travaux : papiers peints à demi arrachés, cloisons de plâtre en cours de démolition.
— C’était un pavillon de grand-mère, j’essaie d’en faire un loft. Quand j’ai le temps. Essuie-toi un siège.
Elle lui lança un chiffon, passa derrière le comptoir de la cuisine et prépara des gin tonics. Delphine posa Attirance contre un mur, précautionneusement, enleva la poussière de plâtras sur un fauteuil.
— Jaguar ?
— Gagné. Mais prends plutôt la Mercedes à côté : ça transpire moins, comme cuir. Ou la banquette du Range Rover, si tu es mieux à l’arrière. C’est mon jules qui désosse.
— C’est bien.
— Ah bon ?
— Non, je veux dire : j’habite l’appartement de mes parents. Ils sont morts, j’ai gardé les meubles.
— Ils s’en foutent, tu peux vendre. Et ton mec, il fait quoi dans la vie ?
— Il part, il revient… Il ne sait pas trop.
— Le mien non plus, mais il reste.
Charlie lui donna un verre. Elles trinquèrent, solidaires.
— Comment on devient juge ?
— On a un père notaire et on veut faire autre chose. Vivre sa vie, quoi.
Charlie s’abstint de commenter, lui tendit un paquet de chips.
— Et toi, comment tu en es venue à collaborer avec la police ?
— À cause de mon jules. Il se fait embarquer tous les quinze jours, alors… À force d’aller le récupérer, j’ai fait un deal : je retrouve un cadavre, ils passent l’éponge.
— Le tableau !
Charlie bondit soudain vers son chat, qui avait déchiré un coin de l’emballage et labourait la tôle avec ses griffes, en sifflant de rage. Elle le souleva, l’approcha de son visage, siffla comme lui entre ses dents, et le flanqua dehors.
Les yeux sur la jambe nue apparue entre les couches de papier-bulle, Delphine revoyait le peintre, lors de la dernière comparution dans son bureau. Après avoir obtenu une prison pour lui tout seul, il exigeait qu’on lui amène son chien.
— Vous voulez peut-être une pute, aussi ?
— Non, je veux mon chien. Enfin, « mon »… C’est un errant, comme moi, on n’a jamais connu de maîtres. Je l’ai mis dans une pension, avant de venir me livrer. Je vous donne l’adresse.
— C’est ça. Et vous pensez peut-être que je vais aller le récupérer moi-même ?
— Vous cherchez un témoin pour les meurtres, non ?
Le surlendemain, Delphine avait organisé la reconstitution la plus délirante de sa carrière. Convoqués dans l’atelier de Jef, les parents de Cécile Mazeneau et le coach de Rébecca Wells étaient venus, comme on le leur avait demandé, avec des vêtements portés par les disparues. Un dresseur les avait fait sentir au berger allemand. Il avait aussitôt filé vers le chevalet, et s’était mis à aboyer devant le portrait recouvert d’un drap. Abasourdi, le dresseur avait protesté : un chien ne peut pas faire le lien entre une odeur et une image – ou alors il faudrait qu’il y ait l’odeur de la fille sur le tableau. Delphine avait demandé qu’on fasse un prélèvement dans l’océan rouge d’où sortait Cécile Mazeneau. L’analyse était formelle : aucune trace de sang.
— J’ai un problème de visions avec ton peintre, dit Charlie en revenant. J’arrête pas d’avoir des interférences. Il a des ondes, ce type… Dès que je suis concentrée, il me parasite. Comme s’il était déjà mort.
Delphine reposa son verre. Une migraine terrible serrait ses tempes. Peut-être le gin tonic. Ou autre chose. Elle avait passé l’après-midi sur une affaire d’évasion fiscale, et elle vivait de plus en plus mal ses incursions hors du dossier Hélias, comme si les victimes lui reprochaient sa dispersion. Charlie l’écouta, secoua la tête pour la rassurer : elle ne sentait aucune demande de vengeance, aucun appel d’une âme en peine.
— Les filles n’auraient pas eu intérêt, j’sais pas, à se faire passer pour mortes ?
— J’ai creusé l’hypothèse, Charlie, évidemment. Une étudiante brillante qui prépare sa maîtrise, un top model que les marques se disputent… Des petits copains sympas d’un côté, un vieil amant très riche de l’autre. Non, fais-moi confiance : à part les aveux d’Hélias, aucune piste ne tient. Bon, je vais y aller.
— Pourquoi ? Personne t’attend, si ? Je peux te faire un chili…
— Non, il faut que je retourne au Palais. J’ai du travail.
— Trouve-toi un autre mec. T’es belle. Tu t’arranges mal, mais t’es belle.
— Tu fais attention au tableau, d’accord ? Tu n’en parles à personne et tu l’enfermes à clé dans un placard, à l’abri de ton chat. Je le reprendrai demain soir.
— Pourquoi y a des pigeons, sur ses tôles ? Delphine remit son imper, avec un élancement dans tout le crâne.
— Il dit que ça lui sert de signature, esquiva-t-elle. En écho, elle entendait la réponse que Jef lui avait faite à cette question, lors du premier interrogatoire :
— Dans les rites vaudous, chaque homme possède un lien psychique avec un animal. Mon esprit voyage la nuit sous la forme d’un pigeon. Il va où on l’appelle.
*
Dans la nuit sans nuage, la pleine lune était passée de l’orange au blanc. Jef retouchait le visage de Delphine, sur le mur de sa cellule. Au Palais de justice, Delphine rédigeait son rapport d’instruction sous le regard de Rébecca Wells, prisonnière de la rouille sur un cadran d’horloge. Dans son pavillon, Charlie se concentrait sur le pigeon au-dessus de l’étudiante sortant de l’océan rouge.
Jef s’attaqua au regard. Les lettres se brouillaient sous les yeux de Delphine. Charlie se leva, d’une démarche de somnambule, avança vers le tableau, lentement, comme si elle allait y entrer. Un battement d’ailes retentit dans sa tête. Un roucoulement de pigeon, répercuté sous une voûte, un son lointain de musique religieuse…
Jef attaqua l’iris droit, recueillit une pointe de vert sur son pinceau pour augmenter l’intensité du regard. Delphine déchira son rapport. Charlie vit le peintre en haut d’une échelle, entouré de pigeons traversant la chapelle, entrant et ressortant par les hautes fenêtres sans vitraux.
Jef termina l’œil. Delphine s’absorba dans le regard de Rébecca Wells.
— Je te dérange ? J’ai vu ta fenêtre éclairée, en passant sur le boulevard.
Delphine sortit lentement du tableau, découvrit Pierre Ancelin sur le seuil, un sac de traiteur à la main, d’où dépassait une bouteille de champagne. Elle le fixa, comme un étranger qui lui rappellerait quelque chose.
— Finalement, ton rendez-vous s’est annulé, constata l’avocat en entrant, l’air moqueur.
Il posa le sac au milieu des dossiers, contourna le bureau et vint derrière le fauteuil de Delphine. Elle ne bougeait pas. Il commença à lui masser les épaules, et elle se laissa faire. Après quelques instants, sentant qu’elle commençait à se détendre, il glissa :
— Au bout du compte, on n’était pas si mal ensemble, non ?
— Pourquoi, tu t’es fait plaquer ?
Il soupira, et les doléances ralentirent le massage :
— Ce n’est pas ça, mais… On devait partir à Lisbonne tous les deux, elle m’a fait un chantage avec son môme, tu n’as pas idée… Il est tout le temps malade, en plus elle prend des somnifères : la nuit, c’est moi qui le change…
— Ça… Avec moi, tu ne risquais rien.
— Il a vraiment quelque chose, ce type, admira Pierre pour faire diversion, tourné vers Attirance 2. Tu lui as dit que j’étais d’accord pour le défendre ?
— Il ne veut pas qu’on le défende. Il veut qu’on l’accuse.
— Qu’as-tu fait du deuxième tableau ?
— Chez le procureur.
— Tu m’invites ? proposa-t-il en désignant le sac Fauchon. J’avais acheté…
— Tu avais acheté pour elle, et tu as vu ma lumière en passant.
— J’adore quand tu es cynique, souffla-t-il avant de l’embrasser sous l’oreille. Espadon, blinis, caviar et macarons… Si tu as encore du boulot, on peut dîner ici.
Elle tourna la tête vers lui, rencontra le regard de Rébecca Wells.
— Non.
— D’accord, on va chez toi.
— Tu es gonflé, quand même, dit-elle, presque admirative.
— J’aime pas l’idée que tu sois seule.
— Je n’ai plus besoin de toi, Pierre.
— Bon, soupira-t-il.
Elle le regarda reprendre son sac, marcher vers la porte.
— Mais je n’ai pas dit que je n’avais pas envie.
Il se retourna, désarçonné.
*
Charlie était toujours à la même place. Elle tenait dans une main la photo de Jef sur le journal, et dans l’autre son pendule qui restait immobile. La porte s’ouvrit, Maxime traversa de son pas mécanique, le regard vitreux, un GPS au bout du bras.
— Encore dans tes conneries, dit-il au passage.
Il posa son joint, se laissa tomber sur le lit et s’endormit. Charlie n’avait pas tourné la tête. Le pendule se mit à osciller. Dans sa cellule, Jef peignait le sexe de Delphine. Les mains dans le Paic citron, Delphine lavait les flûtes.
— Tu as une machine à laver, non ? dit Pierre en venant contre son dos.
— C’est du cristal de Bohême.
— Tu es bizarre, ce soir, reprit-il en l’enlaçant.
— Je suis contente. Je pensais que tu me manquerais davantage.
Il fit glisser sa main droite le long de la hanche, se faufila sous la jupe. Elle vérifia la transparence d’un verre.
— Dis, j’ai un de mes clients qui serait intéressé par les deux Attirance. Bien sûr, on ne signe rien avant le procès, mais… On peut s’arranger entre nous pour que les tableaux ne partent pas ensuite dans une vente aux enchères. Un genre d’option morale, conclut-il en débouclant la ceinture de son pantalon.
— J’avais presque réussi à t’oublier, soupira Delphine en relavant son verre.
Il remonta sa jupe.
— Dis à ton peintre que mon client paiera n’importe quel prix.
Le peintre immobilisa son pinceau, recula de trois pas, jaugea la silhouette, chercha une nuance sur sa palette et retoucha les cuisses de Delphine. Les yeux fermés, elle crispait les doigts sur le rebord de l’évier tandis que Pierre lui faisait l’amour. Elle rouvrit les yeux. Un pigeon se tenait sur le rebord de la fenêtre, la dévisageant. Elle poussa un cri.
— C’est bon, hein ? se méprit l’avocat.
Elle le repoussa en arrière, brutalement. Il bascula dans un carton de livraison. Elle se tourna vers lui, affolée, regarda à nouveau la fenêtre au-dessus de l’évier. Le pigeon avait disparu. Elle courut sur le balcon, regarda le toit, la rue, les immeubles voisins. Rien. Ni roucoulement ni bruissement d’ailes. Des piques en plastique, partout, sur les rambardes et les rebords, pour empêcher les oiseaux de se poser.
Haletante, elle revint dans la cuisine. Pierre s’extrayait du carton, le costume plein de tomates écrasées.
— Tu m’as foutu un lumbago, c’est malin ! Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Y avait un pigeon…
Il la dévisagea, la main sur les reins.
— D’accord, fit-il en quittant la cuisine.
— Attends ! cria-t-elle.
Avant de le rejoindre, dans un mouvement fébrile, elle se précipita vers la manivelle et descendit le volet de la cuisine.
Jef nettoya son pinceau, jeta un dernier regard au corps de Delphine, remit l’armoire métallique en paravent et s’étendit sur le matelas.
Charlie gémissait doucement, couchée à côté de Maxime qui lui tournait le dos en dormant. Elle se caressait dans un demi-sommeil, mêlant ses soupirs aux roucoulements qui résonnaient sous les voûtes de son rêve. Elle voyait le peintre en haut de son échelle, dans des vêtements d’une autre époque, un pigeon posé sur son épaule. Elle se voyait elle-même, en dessous, avec une longue blouse blanche, lui préparant ses couleurs.
Elle découvrit une tache de sang sur sa manche. Une deuxième goutte tomba. Elle leva ses yeux, vit sa tête que Jef terminait de peindre au milieu de la fresque. Une tête tranchée. Elle poussa un cri qui réveilla Maxime en sursaut.
Assis dans le lit, il la contempla, entortillée dans le drap, la main entre les jambes, agitée de soubresauts dans son cauchemar. Il hésita. Il avait envie de la grimper, et il avait envie d’une bière. Il choisit la bière. C’était plus simple : dès qu’ils se mettaient à baiser, elle voulait que ça dure des heures et il s’emmerdait vite. Elle lui tapait sur les nerfs, en fait, à ne jamais vouloir partager un pétard, mais elle payait le loyer et elle était pratique, avec ses relations chez les flics. Quand même, il trouvait ça un peu minable, comme vie. Il méritait mieux.
La canette à la main, il marcha dans le pavillon en enjambant les outils. Marre de cette porcherie. Elle pourrait finir les travaux, au moins. Toujours avec ses morts. Il regarda la plaque de ferraille décorée qu’elle avait appuyée contre le mur pour cacher un trou. La fille sortant d’une mer de sang près d’une pompe à essence. Glauque, mais bien gaulée. Beaucoup plus son genre que Charlie. Il s’assit sur le fauteuil en face, baissa son caleçon en souriant à la baigneuse. Puis son regard accrocha la coupure de presse, sur la table en verre. Jef Hélias – l’évasion intérieure. Au-dessus du titre, le montant de la dernière vente le laissa bouche bée. Il considéra le panneau de tôlerie sous un jour nouveau, remonta son caleçon, et s’approcha pour comparer le pigeon de la signature avec celui qu’on voyait sur le journal.
*
Delphine réagit à peine, en apprenant qu’Attirance avait disparu. Elle pensa à la tête que ferait Pierre Ancelin. Elle prit le reçu que Charlie avait signé la veille, le glissa dans le broyeur. Elle dit :
— Le tableau était ici dans mon bureau, d’accord ? Le vol s’est produit cette nuit après mon départ à vingt-trois heures trente. Je viens de le découvrir.
Clignant des yeux dans le soleil, Charlie l’observait, bouleversée. Jamais personne n’avait pris le moindre risque pour elle, et une juge d’instruction était prête à la protéger par un faux témoignage.
— Mais on va te faire des emmerdes !
— On m’en ferait, si je disais la vérité.
Achevée par ce ton complice qui les mettait sur un plan d’égalité, Charlie éclata en sanglots. Delphine se rapprocha d’elle.
— Tu y tenais, à ce Maxime ?
— Oui. J’sais pas. Il était vivant, quoi. Il était là, il avait besoin de moi…
— Si jamais il te rend le tableau, tu l’apportes à mon domicile. 84, boulevard Malesherbes. Je préviendrai la concierge.
Delphine marqua un temps, puis enchaîna :
— Tu as eu des visions, cette nuit ?
— Un rêve. Mais je me rappelle très bien. Jef était en train de peindre ma tête, dans une espèce d’église, et… J’avais terriblement envie de lui.
— Il y avait un pigeon ?
Charlie sursauta, en entendant l’angoisse dans sa voix.
— Oui. C’était plus qu’un rêve. Je me caressais en pensant à lui : c’est comme ça qu’il est venu… Toi aussi ?
— Non, moi je faisais la vaisselle.
La juge alluma deux cigarettes. Elles s’assirent sur la table et se racontèrent leurs nuits, comparant les sensations et les images.
— C’était ma mort, Delphine. Tu comprends ? J’étais en train de prendre mon pied avec ma mort. C’est comme ça qu’il les a eues, les filles.
— On est dans le fantasme, là, Charlie, pas dans les faits. Sans élément nouveau, dans trois jours il est dehors.
— Hein ?
— Je n’ai rien contre lui, rien ! Même pas le témoignage d’une personne qui l’ait vu avec les filles. Ça fait six mois que j’instruis en pure perte, que je fais le tour de France dès qu’on découvre un cadavre de femme : je ne vais pas continuer encore dix ans ! Je me suis donné jusqu’à vendredi. Ou je me ridiculise en l’envoyant aux assises avec un dossier vide, uniquement parce que j’ai peur de lui, ou je prononce le non-lieu : il sort, et il se remet à peindre des filles… Et si elles disparaissent encore, je fais quoi ? Je ne suis pas folle, Charlie. Je ne sais pas ce qui m’arrive… J’ai eu des violeurs, des tueurs en série, des terroristes… Jamais un type ne m’a fait cet effet-là !
Charlie lui entoura les épaules, trouva pour la calmer des gestes maternels qu’elle inventait sans modèle.
— C’est pas sa faute, Delphine… Je crois qu’il se trimbale un karma vachement dur. Il a peut-être tué pour de bon dans une vie antérieure sans qu’on le chope, et là il s’accuse à tort et on le croit… C’est ça, la justice du karma. Elle est pas plus nulle que la tienne.
— Tu crois que les filles sont vraiment prisonnières des tableaux ?
— Oui.
— Mais qu’elles sont vivantes, quelque part, sous emprise… Séquestrées pour des rituels, des genres de messes noires ?
Charlie sauta soudain sur ses pieds, les traits tendus et la voix nette :
— S’il les a envoûtées en les peignant, on a un moyen d’agir. Un seul.
*
La cellule était entièrement peinte, sol et plafond. Deux pigeons aux ailes déployées signaient l’œuvre, l’un sur le seuil, l’autre au-dessus du soupirail.
— J’attends que ça sèche, dit Jef assis en tailleur dans le dernier mètre carré de ciment vierge.
— Je peux entrer ? demanda Delphine.
— Non. Quoique… Vous m’emporterez à la semelle de vos chaussures.
— Attention, implora le gardien. Prenez à gauche et restez le long du mur : c’est ce qu’il a peint en premier.
Elle acquiesça d’un battement de paupières, agacée par l’air ensorcelé du maton, chercha machinalement si le vieil homme était représenté sur les parois, tandis qu’il refermait la porte et s’adossait à l’extérieur.
— Que puis-je pour vous, madame la juge ?
— Avez-vous déjà détruit l’une de vos œuvres ?
— Pourquoi, j’aurais dû ?
— Que se passerait-il si l’on détruisait les portraits des deux disparues ?
Le visage de Jef se durcit. Il détourna la tête.
— Je n’ai pas bien entendu la réponse.
— Je commence à m’inquiéter un peu pour vous, Delphine Kern. Vous ne devriez pas trop fréquenter les voyantes. Vous croyez réellement que je suis une espèce de sorcier qui jette un sort à ses modèles, et qu’il suffit de broyer mes tableaux avec un signe de croix et une gousse d’ail pour faire réapparaître les filles ?
— Nous verrons.
Elle vit ses mâchoires se crisper. Charlie avait sûrement raison. Privées de mémoire et de raison, droguées, prisonnières ou cloîtrées de leur plein gré, Cécile et Rébecca étaient quelque part aux mains d’une secte. Toutes les brigades de gendarmerie étaient lancées sur cette piste depuis une heure. Mais si Jef avait servi de rabatteur à des gourous, pourquoi s’était-il livré sans dénoncer personne ? Comment le pousser dans ses retranchements, l’amener au bout de ses remords ?
Il se leva soudain, avança vers elle, laissant ses empreintes dans la fresque.
— Vous me faites de la peine, Delphine, vous savez ? Vous aviez une manière de m’aider à comprendre ce qui se passe en moi, une seule, et vous n’y avez jamais pensé.
— Laquelle ?
— Poser pour moi. C’est là, le moment où tout bascule. Le moment où le visage commence à prendre sa vraie vie, sur le tableau, sa vie propre. Où il n’appartient plus au modèle, ni à moi. C’est là qu’un déclic se produit. C’est là que je ne suis plus moi-même, que je ne sais plus ce que je fais. Et cette pulsion de meurtre, elle est réelle. Et elle ne vient pas du tableau. Elle vient du regard de la fille qui ne voit plus que son image dans la matière. Et moi je n’existe plus. Et moi je voulais exister pour elle…
Delphine soutint son regard. C’était le premier accent de vérité qu’elle captait chez lui.
— Après, il y a le noir. Le trou noir, le néant… Je reviens à moi, les heures ont passé, le tableau est fini… Les filles ont disparu.
— Rien ne prouve que ce soit vous, Jef, dit-elle doucement. Elles ont pu prendre peur et s’enfuir… Et disparaître ailleurs, autrement…
— Mais vous me croyez, vous ! lança-t-il d’un ton désespéré, à un mètre d’elle.
— Oui. Je crois que vous avez eu l’envie de les tuer. Et qu’ensuite vous avez construit tout un système mental pour expliquer cette… pulsion. Et maintenant vous êtes prisonnier de ce système.
Il baissa les yeux.
— J’étais vraiment amoureux d’elles, vous savez. Pas seulement en tant que peintre. C’est dans la vie que je les voulais.
Delphine retint son souffle. Un frisson montait le long de sa nuque. Elle connaissait ce timbre de voix, ce barrage qui se lézarde… On y était presque.
— Elles vous ont repoussé ?
Il redressa la tête. Une lueur intense brillait dans ses yeux.
— Vous croyez que je pourrais vous tuer, Delphine ? Elle réduisit sa réaction à la contraction de ses orteils.
— Pourquoi moi ?
— Pour ne pas vous perdre.
Il se dirigea vers l’armoire en fer, la déplaça d’un coup. Pétrifiée, Delphine se retrouva face à elle-même, grandeur nature.
— Oh mon Dieu, murmura le gardien.
Elle pivota vers le judas. Il se détourna aussitôt, rougissant, à cause de la nudité sur le mur. Delphine se replongea dans l’image. Sa main laissa tomber le cartable. L’air fataliste, Jef constatait une fois encore le pouvoir de sa peinture. Il remit l’armoire à sa place. Le regard de Delphine ne dévia pas. Il revint vers elle, lui demanda s’ils continuaient la reconstitution. Elle ne répondit pas. Il se jeta soudain sur elle, déchira son chemisier, serra les doigts sur sa gorge. Au cri qu’elle poussa, le gardien se précipita pour ouvrir la porte, en le suppliant d’arrêter. Le temps qu’il entre, Jef s’était reculé, serein, les bras dans le dos. Delphine, en état de choc, le fixait en croisant sur sa poitrine les revers de sa veste.
— Voilà, dit Jef, il y a quelque chose dans votre dossier, maintenant. À vous de choisir : tentative de meurtre, tentative de viol. Vous avez un témoin.
— Mais pourquoi ? balbutia Delphine. Pourquoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
— Exister pour vous. C’est tout. Vous n’aviez pas compris ? Dans votre tête, il n’y a la place que pour un monstre, avec un point d’interrogation, alors je suis ce monstre. Voilà. Et je vous laisse le choix.
Elle le gifla à toute volée. Le gardien la ceintura.
— Mais ça va pas, vous êtes folle ?
Elle se dégagea, s’adossa à la porte, hors d’haleine. Le vieux fonça sur Jef qui n’avait pas bronché.
— Elle vous a blessé ? Mais c’est une malade ! Je suis témoin, si vous voulez porter plainte, je suis témoin !
— Non, ça ira, merci, sourit Jef.
— Frapper un homme en prison ! Je vais vous faire dessaisir, moi !
— Ça va, Lucien, ça va… C’est moi qui ai commencé : nous sommes quittes. Alors, enchaîna-t-il à l’adresse de Delphine en se rasseyant, vos conclusions ? Je suis fou, coupable, innocent, amoureux de vous ? Qu’est-ce qui va vous arriver, maintenant que vous êtes peinte ? Vous allez vous diluer dans mes couleurs ? Disparaître à l’intérieur de ce mur ? On inverse les rôles, à partir d’aujourd’hui. C’est vous qui allez m’apprendre la vérité.
Elle le toisa, tout son calme retrouvé, sans animosité aucune. Seul perçait dans sa voix l’écho de sa consternation :
— Pauvre connard. Je ne suis plus qu’un témoin de l’accusation, après ce que vous venez de faire. J’ai l’obligation morale de transmettre le dossier à un autre juge. Mais ça ne sauvera pas vos tableaux. Sauf élément nouveau de votre part d’ici demain onze heures, ils seront brûlés au chalumeau par l’exorciste du diocèse, en présence du procureur. Un avocat aurait pu s’y opposer, au nom de la propriété artistique : vous n’en avez pas voulu.
Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes. Elle vit qu’il la croyait. L’élan de jubilation qu’elle éprouvait, devant la réussite de son bluff, la troubla profondément. Elle se dit qu’enfin, au bout de six mois, elle commençait à comprendre ce qui se passait en lui. Avec la menace d’un acte aussi irrationnel perpétré sous contrôle juridique, elle le rejoignait dans sa folie, prenait l’avantage et il perdait prise : la violence physique était son premier aveu sincère, sa première vraie défaite.
— Bonne continuation, dit-elle en tournant les talons.
*
Charlie passa l’après-midi au large de l’Angleterre, essayant de localiser dans sa cuisine le corps du garçon disparu lors du naufrage du ferry. Au-dessus des cartes marines, son pendule disait n’importe quoi, et le présumé noyé ne se manifestait plus. Quand la fiancée en larmes se décida à partir, Charlie alla se changer les idées au centre commercial. Après une heure dans les boutiques de mode, elle se rendit à la librairie, feuilleta des ouvrages sur la peinture. Soudain, elle se figea. C’était un livre sur Michel-Ange. Tout son corps se mit à trembler, devant Le Jugement dernier peint sur les murs de la chapelle Sixtine.
Elle appela Delphine, tomba sur la boîte vocale, lui demanda de la rappeler. Elle avala un croque-monsieur, but deux Martini et rentra chez elle. La lumière était allumée. Elle espéra un bref instant que Maxime était revenu, puis se rendit compte que c’était davantage une appréhension qu’un espoir. De toute manière, c’est elle qui avait laissé allumé en partant.
Elle s’endormit devant la télé, se réveilla au milieu d’un cri. Delphine était en sang, le visage et le corps lacérés. Elle essaya de la joindre, folle d’angoisse. Toujours la boîte vocale. Elle laissa un nouveau message, la supplia de rappeler. Minuit vingt. Elle attrapa son blouson, son casque et fonça vers Paris sur son scooter.
Arrivée boulevard Malesherbes, elle se concentra sur le boîtier électronique, essaya de trouver le code par intuition. Au vingtième échec, la porte s’ouvrit sur un couple sortant d’un dîner. Elle regarda les boîtes aux lettres, grimpa au troisième, sonna. Rien. Elle garda son doigt crispé sur la sonnette, appela, tambourina, en vain. Elle prit son élan pour enfoncer la porte, rebondit sur le battant blindé. Elle s’apprêtait à sonner chez le voisin quand Delphine ouvrit, en chemise de nuit, l’air groggy. Charlie bondit, la prit dans ses bras, vérifia qu’elle n’avait pas de blessures.
— T’arrivais pas à dormir ? bredouilla Delphine, la voix pâteuse.
Charlie la poussa à l’intérieur de son appartement, ferma la porte, tourna les verrous.
— C’est la première fois que j’ai une vision sur une vivante. On était en train de te tuer.
— Lui ?
— Évidemment, lui ! Il t’arrachait la peau avec les ongles ! Si on n’a jamais retrouvé les corps, c’est qu’il les bouffe !
— Ah, dit la juge en bâillant. Tu veux un café ?
Elle l’entraîna dans la cuisine. Charlie la suivit, désarmée par son absence de réaction.
— C’est tout ce que ça te fait ? Mais qu’est-ce qui te prend ?
— Il m’a peinte sur le mur de la cellule.
— Merde ! Tu t’es vue ? Ça t’a fait quoi ?
— C’est terminé, Charlie. Il a essayé de m’étrangler. Maintenant il y a quelque chose dans son dossier. Moi.
Atterrée, Charlie la regardait verser le café dans le cornet, oubliant de mettre le filtre.
— C’est ce qu’il voulait, tu crois ?
— J’ai pris deux Lexomil pour dormir et y voir clair demain matin. Mon intime conviction est qu’il est innocent, qu’il joue avec moi, c’est tout, mais je suis obligée de me dessaisir du dossier. N’importe quel autre juge l’enverra aux assises, et le ministère public me fera citer à la barre. Avec mon témoignage, devant les jurés, il est foutu… Je n’ai pas le droit de lui faire ça, Charlie.
Elle enclencha la cafetière électrique et tomba assise, perdue dans son dilemme.
— Delphine, j’ai essayé de t’appeler, hier soir. Le type que j’ai vu en rêve, qui peignait le mur d’une église avec des pigeons autour… c’est Michel-Ange.
Les coudes sur la table, Delphine la fixa, dans un effort d’attention. Elle bredouilla :
— Michel-Ange… Les experts ont dit que la fresque au mur du parloir… c’était une copie inversée du Jugement dernier, avec les diables au Paradis et les anges en Enfer…
Ses yeux se fermaient. Charlie lui saisit les poignets, et articula d’une voix ferme :
— Pendant que Michel-Ange peignait la chapelle Sixtine, en 1536, deux de ses apprentis ont disparu. Corps et âme. Des petits jeunes sur qui il avait flashé. Ils sont peints dans Le Jugement dernier. Tu comprends, maintenant ?
— Je ne crois pas à la réincarnation, Charlie. Jef est un peintre de talent qui s’est amusé à imiter le style d’un autre, c’est tout…
— Pas que le style. Tu as du sel ?
— Du sel ?
— Et des bougies.
Autour du lit de Delphine, elle versa du gros sel pour dessiner un cercle, à l’intérieur duquel elle alluma des bougies disposées à chaque extrémité d’une étoile de David, puis, quand le sel fit défaut, elle traça une croix en sucre glace.
— Avec ça, il t’arrivera rien.
Elle s’assit sur le lit, retira ses boots, demanda à Delphine de quel côté elle dormait.
*
Le chien bondit vers le bâton, l’attrapa au vol, courut le déposer aux pieds du gardien. Le vieux fixait, l’air sombre, le minibus qui amenait les terrassiers pour les travaux de déblaiement. Il se tourna vers l’aile effondrée. Au soleil levant, les étais de soutien lui rappelaient le chantier naval de son enfance à Brest, mais, ici, on ne construisait pas. On détruirait, dès le départ de Jef. C’était toute sa vie, cette prison. Ses parents voulaient qu’il soit prêtre. Il avait fait le séminaire, mais la chair était faible. Trop forte, plutôt. Alors il avait passé le concours de l’administration pénitentiaire. Il était gardien de quelque chose, c’était toujours ça. Se sentir responsable. « Entrez vous-même dans la structure de l’édifice, comme étant des pierres vivantes… » L’épître de saint Pierre aux Corinthiens. C’était sa devise. Jef était le seul détenu qui l’ait jamais écouté. Qui lui ait jamais répondu. Lucien savait la vérité, lui. Il avait demandé, en le regardant composer la fresque du parloir, pourquoi il avait tué ces filles.
— Pour les garder en vie. Tout le monde pense à elles, maintenant. Leur image vaudra des fortunes. Leur destin fera rêver des générations.
— Vous pourriez disparaître, vous aussi, dans votre peinture ?
Lucien Sudre ne pouvait oublier la manière dont Jef lui avait répondu ; cette douceur, cette lumière attentive :
— Pourquoi ? Vous avez besoin d’un miracle ?
Les marteaux-piqueurs le firent sursauter.
— Allez, viens, dit-il au chien.
Il rentra préparer sa gamelle, fit griller du pain de mie pour Jef. Tandis que le café finissait de passer, il relut pour la dixième fois la lettre de l’administration. Comme il n’avait pas fait valoir ses droits à la retraite, il pensait qu’on l’avait oublié, depuis le temps. Mais non : un nouveau gardien le remplacerait dans quinze jours. Il attrapa à tâtons la bouteille de blanc, avala une rasade en regardant au mur les visages de Jef qu’il avait découpés dans le journal. Il déchira la lettre. Puis il partit dans le vent glacé des coursives, lentement, poussant la roulante avec la Thermos, les toasts au chaud sous une serviette et, dans son emballage fleuri, le cadeau qu’il avait acheté la veille. Son cadeau de départ.
Il trouva Jef debout devant le petit lavabo, achevant de nettoyer le sang et la peinture autour de ses ongles cassés. Lucien Sudre se tourna vers le mur gauche, regarda la juge dont il ne restait que des lambeaux de couleur. Il pensa que c’était bien fait. C’est tout ce qu’elle méritait, cette salope. Mais Jef aurait dû faire le contraire, comme pour les deux petites jeunes : ne laisser que la peinture. Les gens meurent, de toute façon, tôt ou tard. Quand on voit ce qu’on devient avec le temps, autant disparaître au mieux de sa forme. Respect de soi, respect des autres.
Il donna à Jef le grand paquet-cadeau, tout biscornu, gentiment ringard avec son ruban rouge frisé aux ciseaux. Jef défit l’emballage. C’était un chevalet.
— Merci, Lucien.
— Je peux vous demander ? Oh, ce n’est pas pour la valeur… C’est… juste pour ne pas se quitter comme ça…
Jef le regarda dans les yeux, en s’essuyant les mains.
— Je ne suis pas encore parti, Lucien…
— Moi si. Même si vous restez, ils ne veulent plus de moi… C’est fini. Où vous voulez que j’aille, maintenant ? Je n’ai plus envie de vivre. Faites mon portrait.
Jef le dévisagea gravement, sans rien dire. Les yeux noyés, le gardien prit un plateau de la roulante, rongé par la rouille, le lui tendit. Jef le posa sur le chevalet, se retourna soudain.
— Je veux aller voir la juge. Tout de suite. J’ai des révélations à faire.
*
— Cécile, je l’ai rencontrée dans l’escalier. Elle venait visiter un studio, sous le grenier que je squatte. Le propriétaire était en retard, je lui ai proposé un café. Elle a vu mes tableaux, ça lui a plu. Elle m’a parlé de la solitude qu’ils exprimaient avec tellement de sincérité, d’expérience… J’ai commencé à la peindre. Le propriétaire est arrivé, elle a visité, ça ne lui a pas plu, elle est remontée pour que je la finisse. Elle était fascinée par son image, cette nudité que je rendais sans l’avoir vue… Lorsque j’ai voulu son corps pour de bon, elle a eu peur, elle s’est enfuie. Je l’ai suivie, pendant plusieurs jours, de la fac à la cité où elle habitait, sans savoir comment l’aborder.
C’est le deuxième pas qui coûte… J’étais si mal de la voir au milieu de ses amis, de ses petits copains… De la voir tellement normale, banale, intégrée… Si loin de mon imaginaire, où pourtant elle s’était reconnue… Enfin, je l’avais cru.
Il baissa la tête. Delphine le regarda prolonger son silence. Elle évita toute relance, tout signe d’impatience, toute forme de réaction. Quand il releva les yeux, il avait l’air de se réveiller.
— C’était deux heures du matin, à Nanterre. Elle sortait d’une fête, elle était seule, elle cherchait un taxi. Elle m’a vu. Je me suis approché, elle a pris peur, elle s’est sauvée ; je l’ai poursuivie pour la rassurer… Son talon s’est pris dans une grille, elle est tombée en avant. Tuée sur le coup. Il n’y avait personne. Absolument personne. Un cimetière de voitures, en face. J’ai porté son corps, je l’ai déposé dans une malle arrière.
— Pourquoi ?
— L’espoir. Laisser l’espoir. La garder en vie dans l’esprit des autres… Je suis resté sur place. J’étais là quand les machines ont broyé la tôle, compressé la carcasse… Ensuite je suis rentré prier devant son tableau. Son corps était là, rien qu’à moi. Son âme viendrait habiter l’univers que je lui avais construit… Mais je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu la garder pour moi seul. Je n’avais pas le droit… Il fallait que j’offre son image au monde.
— Et Rébecca Wells ?
— Elle faisait une séance photo sur la butte Montmartre. Un type lui a piqué son sac, je l’ai coursé, j’ai rapporté le sac. Elle a regardé l’esquisse que j’avais faite sur mon carnet, pendant qu’on la flashait. Elle a accepté de poser pour moi. Ensuite elle a voulu acheter la tôle. J’ai dit non. Elle est revenue la nuit avec son amant, le vieux plouc à millions, qui a sorti son chéquier. J’ai répété qu’elle n’était pas à vendre. Il a mis sur la table vingt mille euros en espèces, et elle a pris le tableau. Je lui ai sauté dessus pour le reprendre, elle s’est débattue, elle m’a frappé, j’ai répondu. Le vieux a eu peur, il a sorti un pistolet. J’ai voulu le désarmer, il a tiré, elle a pris la balle. C’était ma faute. Il était là, complètement hagard devant le cadavre. Il perdait tout, si j’appelais la police. Sa femme, ses enfants, son entreprise… J’ai descendu le corps dans sa voiture, on est allés dans son usine, on l’a brûlé dans l’incinérateur.
— Et la semaine dernière il s’est suicidé, ce qui vous permet aujourd’hui de le dénoncer sans qu’il se défende.
— C’est à cause de mes tableaux qu’elles sont mortes, Delphine. Je ne pouvais pas rester seul avec ça dans ma tête… Je voulais qu’elles existent encore, pour les gens… Et pas d’une manière banale, sordide, pas seulement dans les faits divers… Je leur ai créé une légende. Je leur ai offert une deuxième vie.
— Vous êtes conscient que cette nouvelle version des faits est parfaitement invérifiable, et que je devrai, une fois encore, me contenter de vos seules affirmations.
— Oui. Hier je vous ai donné les moyens de me faire condamner, aujourd’hui je vous offre une chance de me rendre la liberté, si vous me croyez sincère. Vous avez toutes les cartes en main : décidez.
— Vous voudriez que je fasse l’impasse sur l’agression, que je continue l’instruction.
— À vous de choisir. Le gardien n’aura rien vu, si je le lui demande. C’est une affaire entre votre conscience et vous. Moralement, vous ne supporteriez pas que mon dossier soit refilé à un autre juge au hasard, qui n’y comprendrait rien. Vous vous êtes trop impliquée. Je voudrais rester entre vos mains, Delphine. J’adore ça. Je n’ai jamais été aussi heureux que ces six derniers mois. Je travaille, je suis tranquille, je suis reconnu, je compte pour quelqu’un… Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, dans la vie normale ? Je n’ai jamais réussi à me faire aimer d’une femme, en dehors de ma peinture. Vous me croyez, là ?
— Oui.
— Je ne vous ferai plus jamais peur, Delphine, je vous le jure. Si vous pensez réellement que vous étiez envoûtée, considérez que j’ai annulé le sort.
Elle tressaillit malgré elle, le dévisagea, incrédule. Il lui montra l’état de ses mains, ses ongles cassés.
— Mon portrait, murmura-t-elle, blême, vous l’avez…
Il perdit soudain son contrôle. Cette voix, cette émotion, ce regard en disant « Mon portrait »… Elle était comme les autres.
— Bon, ça va ! Je peux en refaire un ! C’est jamais que de la couleur et de la concentration, des réflexes, une technique ! C’est tout ! Vous êtes toutes obsédées par vous-mêmes, par votre image, mais moi… Moi ! J’existe, aussi ! J’existe !
— Vous croyez ?
Il la regarda, souffle court, décontenancé par le calme, la sérénité de son sourire. Elle pressa une touche de son téléphone, demanda à son greffier de venir consigner les déclarations du prévenu.
*
Au premier étage de l’hôtel Drouot, les enchères stagnaient autour d’un Jef Hélias de la première période, une nature morte sur plaque rouillée. Le commissaire-priseur adjugea, se tourna vers le représentant des Musées nationaux, qui ne fit pas jouer son droit de préemption. Les deux œuvres suivantes restèrent en dessous du prix de réserve. Les visages s’allongeaient, chez les marchands. Tout le monde avait lu la manchette du Figaro : Affaire Hélias : la juge Kern prononce le non-lieu. Le peintre, qui s’était accusé par provocation du meurtre de ses modèles, risque à présent des poursuites pour outrage à magistrat.
À la fin de la vente, Charlie s’approcha d’Emmanuel de La Maule, qui piétinait dans l’encombrement de la sortie en parlant discrètement à une enchérisseuse :
— Rentre à la galerie et négocie avec Tokyo, avant qu’ils n’apprennent… Demain, ça ne vaudra plus rien.
— Bonjour, dit Charlie. C’est vous qui avez écrit le bouquin sur Michel-Ange ?
Le critique se retourna, surpris. Pour l’amadouer, elle lui dit qu’il faisait plus jeune que sur la photo du livre. Puis elle lui demanda des précisions sur les deux apprentis de la chapelle Sixtine : avait-on une preuve de leur mort ?
Il hésita, partagé entre ses soucis, l’urgence des dispositions à prendre, et l’intérêt que lui manifestait cette jeune admiratrice tout à fait consommable.
— J’ai mis des guillemets, mademoiselle, répondit-il, l’air avantageux, en jaugeant le volume de sa poitrine sous le blouson.
— Des guillemets ?
— C’est un simple bobard, une casserole que Bettini, un concurrent de Michel-Ange, a essayé de lui accrocher. Les deux apprentis ont été soudoyés pour disparaître, c’est tout.
— Vous êtes sûr ?
— Si vous préparez un mémoire en histoire de l’art, je ne suis pas certain que vous ayez choisi le meilleur angle, ajouta-t-il avec un sourire désolé. Croyez-moi, la peinture n’a rien à voir avec le paranormal.
Avant qu’il ait pu lui demander son téléphone, elle avait disparu dans la foule.
*
Delphine, à son bureau, écoutait Pierre lire Le Monde en arpentant la pièce :
— « … Interpellé à la Chambre sur le pouvoir exorbitant des juges d’instruction, qui ont le droit de soustraire sans preuves ni explications un prévenu à la justice, le garde des Sceaux a répondu qu’une réforme prochaine redéfinirait le devoir de réserve des magistrats instructeurs à l’égard de la presse. » Bravo !
— On a l’habitude, non ? répondit-elle, placide, en écrivant un SMS sur son portable. Une réforme qu’on promet depuis vingt ans, ce n’est plus une réforme, c’est un refrain.
— Mais, pauvre gourde, tu as tout foutu par terre ! Tu avais tous les journalistes à tes pieds, tu pouvais prolonger ton instruction pendant des mois, on jouait sur le suspense, on faisait monter le cours des tableaux à chaque indiscrétion que tu laissais filtrer, tu devenais la reine des médias, tu étais nommée procureur en moins de…
— Et mon intime conviction, tu en fais quoi ?
— Tout le monde s’en tape, ma pauvre Delphine ! Personne ne t’aurait jamais reproché un innocent en préventive. Mais si tu as relâché un meurtrier et qu’il se remet à tuer des filles, tu sais ce que tu risques.
— Je voudrais que tu sortes de mon bureau, Pierre. Je voudrais que tu sortes de ma vie, et que tu fermes la porte.
— Oh, ça, ne t’inquiète pas : tu vas être seule. Tu as gâché ta carrière, tu as coulé un artiste, tu t’es mis à dos la Chancellerie, la presse et l’opinion. Tes amis viennent d’oublier d’un coup ton numéro de téléphone, tu vois.
Elle répondit en désignant du doigt la porte, qu’il ne fit même pas l’effort de claquer. Elle envoya son SMS, puis se leva pour aérer la pièce, en attendant la réponse. Le ciel s’était chargé, la chaleur pesait sur la ville, on espérait l’orage.
*
À la lueur des éclairs, Lucien Sudre arrachait tous les articles sur Jef qui tapissaient les murs de son local. Hoquetant sous les larmes, il attrapa son litre de blanc, but au goulot, fracassa la bouteille dans les coupures de presse, arracha le crucifix au-dessus de son lit et le brisa d’un coup de pied.
Jef entendit la clé tourner, la porte grincer sur ses gonds, corrigea une ombre du bout de son pinceau et releva les yeux. La silhouette du gardien apparut dans l’encadrement.
— Vous partez demain, bredouilla-t-il, vacillant. C’était pas vrai, hein ? Vous êtes pas le diable, vous êtes pas un ange… Vous êtes rien. Et on va casser la maison.
— Votre tableau est fini, dit Jef sans bouger.
Lucien Sudre vint lentement derrière lui, traînant la jambe et les mots :
— C’est dégueulasse de m’avoir fait ça… J’avais tellement envie d’y croire… Qu’il se passe enfin quelque chose, dans ma vie… quelque chose de magique…
Il sursauta en découvrant la dernière œuvre de Jef.
— Mais… vous deviez me peindre moi, balbutia-t-il.
— C’est mieux comme ça.
Le gardien l’interrogea du regard. Le peintre acquiesça, gravement. Lucien détourna les yeux, esquissa un mouvement vers la porte.
— S’il vous plaît, insista Jef.
Le gardien regarda une dernière fois le visage sur la plaque de tôle. Puis il fit ce que désirait le peintre.
Delphine, qui versait l’eau des pâtes dans la passoire, se retourna en entendant le fracas du plat que Charlie venait de laisser tomber.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-elle, inquiète. Tu as une vision ?
— Non, j’avais du beurre sur les mains.
— Excuse-moi.
— C’est fini, les morts : je suis en vacances.
Elles se sourirent. Charlie alla prendre un autre récipient dans le placard.
— C’est quoi, alors, cette bergerie ? C’est un truc de famille ?
— Non, dit Delphine en vidant la passoire dans le saladier. C’est un coup de cœur, il y a dix ans, dans le Vercors. Quatre murs de pierres sèches et un toit qui fuit. Sans électricité, sans gaz et sans eau.
— Compte pas sur moi pour découvrir une source. J’ai jeté mon pendule.
— Il y a une rivière, la rassura Delphine en râpant du fromage.
— Et j’aime pas le poisson.
— On se tapera un pêcheur.
Charlie ramassa les morceaux de verre, les jeta à la poubelle avec un retour de tristesse. Son regard se posa sur Attirance, trouvée le matin même devant sa porte, avec un mot de Maxime scotché sur la tôle : « Personne en veut, de cette merde. En plus je me suis ouvert la main avec, faut que je me fasse vacciner : manquerait plus que ça me foute le tétanos. » Les couleurs de Cécile Mazeneau semblaient moins contrastées, la rouille plus présente. C’était la pluie de la veille, ou bien c’était le début de l’oubli.
— Qu’est-ce qu’il va devenir, si sa peinture ne marche plus ?
— Charlie… On a dit qu’on n’en parlait plus, d’accord ? C’est un homme ordinaire que j’ai rendu à la vie normale. Point. Il sera libre demain.
— Tu peux au moins aller lui parler.
— Pour lui dire quoi ?
— J’sais pas, moi… « Bonne chance. »
— J’ai fait mon métier, Charlie.
— Mais faut vraiment qu’il aille mal, pour que le gardien te demande de venir d’urgence !
— Arrête… Je pars en week-end, lundi j’ai douze mille dossiers de fausses factures qui m’attendent, et les pâtes refroidissent.
— On fait juste un crochet. Sinon, tu te le reprocheras pendant trois jours.
*
Une heure plus tard, Delphine garait sa voiture devant la prison. Charlie la retint, au moment où elle sortait.
— Dis-lui qu’il ne faut plus vivre avec les morts. Dis-lui que j’ai arrêté, moi. Qu’il ne faut plus donner de pain aux pigeons… Il comprendra.
Le gardien vint ouvrir. Delphine regarda le berger allemand tourner en rond dans la cour, fébrile, s’arrêter pour hurler à la mort, repartir le long des murs en reniflant les pierres.
— Qu’est-ce qu’il a, son chien ? demanda-t-elle.
— Il sent qu’il va partir, répondit tristement Lucien Sudre.
Elle le suivit dans les coursives, écoutant ses inquiétudes. Il était passé plusieurs fois, dans la nuit et ce matin : Jef n’avait pas fermé l’œil, il refusait de manger, ne prononçait pas un mot, semblait ne rien entendre. Il était comme dans un état second, depuis qu’il avait recommencé à peindre sur une tôle.
Delphine s’arrêta, demanda qui il était en train de peindre.
— Je ne sais pas, dit Lucien en ouvrant la grille du quartier H. Il cachait le tableau avec son corps, je n’ai pas voulu le déranger…
Ils marchèrent sans rien ajouter jusqu’à la cellule. Delphine trouvait le silence bizarre, différent de l’autre jour. Le vent coulis sifflait dans la verrière, mais quelque chose manquait. Le trottinement des rats.
— Monsieur Jef ! lança le gardien d’un ton de gaieté forcée. Allez, dernière visite avant la liberté !
Il ouvrit la porte, et se figea, stupéfait.
— Jef ?
Delphine se précipita derrière lui dans la cellule. Elle le vit courir dans le coin toilettes, ouvrir l’armoire, regarder sous les lits. Puis elle découvrit le tableau. L’autoportrait dans la rouille, sur fond d’enfer et de paradis séparés par une courbe médiane, en forme de point d’interrogation. Hors d’haleine, les yeux fous, le gardien avait exploré tous les recoins de la cellule vide. Il tomba à genoux au pied du chevalet, se signa devant le miracle.
*
Les recherches s’arrêtèrent au bout de six jours. Ni les hommes ni les chiens, ni les bulldozers ni les pendules n’avaient retrouvé le corps. Charlie se contenta de dire qu’elle sentait la présence de Jef dans son autoportrait, mais qu’elle n’entendait rien : s’il était mort, c’est qu’il était bien.
La police interrogea longuement le gardien, sans rien tirer de sa crise mystique, et le remit en liberté. Il demanda la permission d’emporter le tableau. On refusa. Delphine recueillit le chien.
Lucien Sudre partit pour la maison de retraite où l’administration pénitentiaire recyclait ses gardiens. C’était dans le Pas-de-Calais, en bord de mer. Somnolant au fond du car, il rêvait que la rivière souterraine coulant sous la prison emportait le corps du peintre jusqu’à la mer du Nord.
Le car fit un arrêt à mi-parcours. Lucien descendit acheter les journaux. Jef Hélias faisait toujours la une, et il sentit une bouffée de fierté, comme chaque matin. La légende qu’il avait offerte au peintre avait fait exploser la cote de ses tableaux. Il était content. Mêlée à la sienne, la voix de Jef résonnait en lui, de plus en plus claire, de plus en plus fidèle au souvenir – le ton de leur conversation au parloir, devant la fresque, ce moment d’échange et de confiance à jamais fixé dans son cœur, ce moment dans lequel Lucien avait commencé à s’enfermer, la nuit de l’orage, tandis qu’il traînait le corps de coursives en escaliers jusqu’aux fondations médiévales, jusqu’aux oubliettes inondées sous les caves :
— Pourquoi vous les avez tuées ?
— Pour les garder en vie.